L’Encyclopédie/1re édition/LICENCE
LICENCE, s. f. (Gramm. Littérat. & Morale.) relâchement que l’on se permet contre les lois des mœurs ou des Arts. Il y a donc deux sortes de licence, & chacune des deux peut être plus ou moins vicieuse, ou même ne l’être point du tout.
Les grands principes de la Morale sont universels ; ils sont écrits dans les cœurs, on doit les regarder comme inviolables, & ne se permettre à leur égard aucune licence, mais on ne doit pas s’attacher trop minutieusement aux dernieres conséquences que l’on en peut tirer, ce seroit s’exposer à perdre de vûe les principes mêmes.
Un homme qui veut, pour ainsi dire, chicaner la vertu & marquer précisément les limites du juste & de l’injuste, examine, consulte, cherche des autorités, & voudroit trouver des raisons pour s’assurer, s’il est permis, par exemple, de prendre cinq pour cent d’intérêt pour de l’argent prêté à six mois ; & quand il a ou qu’il croit avoir là dessus toutes les lumieres nécessaires, il prête à cinq pour cent tant que l’on veut, mais ni à moins, ni sans intérêt, ni à personne qui n’ait de bonnes hypotheques à lui donner.
Un autre moins scrupuleux sur les petits détails, sait seulement que si tout ne doit plus être commun entre les hommes parce qu’il y a entr’eux un partage fait & accepté, qu’au moins il faut, quand on aime ses freres, tâcher de rétablir l’égalité primitive. En partant de ce principe, il prête quelquefois à plus de cinq pour cent, quelquefois sans intérêt, & souvent il donne. Il s’accorde une licence par rapport à la loi de l’usure, mais cette licence ainsi rachetée n’est-elle pas louable ?
On appelle licences dans les Arts, des fautes heureuses, des fautes que l’on n’a pas faites sans les sentir, mais qui étoient préférables à une froide régularité : ces licences, quand elles ne sont pas outrées, sont pour les grands génies, comme celles dont je viens de parler sont pour les grandes ames.
Dans les licences morales il faut éviter l’éclat, il faut éviter les yeux des foibles, il faut faire au dehors à-peu-près ce qu’ils font ; mais pour leur propre bonheur, penser & se conduire autrement qu’eux.
La licence en Théologie, en Droit, en Medecine, est le pouvoir que l’on acquiert de professer ces sciences & de les enseigner : ce pouvoir s’accorde à l’argent & au mérite, quelquefois à l’un des deux seulement. De licence on a fait le mot licencieux, produit par la licence. La signification de ce mot est plus étendue que celle du substantif d’où il dérive ; il exprime un assemblage de licences condamnables. Ainsi des discours licencieux, une conduite licencieuse sont des discours & une conduite où l’on se permet tout, où l’on n’observe aucune bienséance, & que par conséquent l’on ne sauroit trop soigneusement éviter.
Licence, (Jurisprud. & Théolog.) signifie congé ou permission accordée par un supérieur dans les universités. Le terme de licence signifie quelquefois le cours d’étude au bout duquel on parvient au degré de licencié ; quelquefois par ce terme on entend le degré même de licence. L’empereur Justinien avoit ordonné que l’on passeroit quatre ans dans l’étude des lois. Ceux qui avoient satisfait à cette obligation étoient dits avoir licence & permission de se retirer des études : c’est de là que ce terme est usité en ce sens.
Le degré de licence est aussi appellé de cette maniere, parce qu’on donne à celui qui l’obtient la licence de lire & enseigner publiquement, ce que n’a pas un simple bachelier. Voyez ci-après Licencié. (A)
Licence poëtique, (Belles-lettres.) liberté que s’arrogent les Poëtes de s’affranchir des regles de la Grammaire.
Les principales licences de la poésie latine, consistent dans le diastole ou l’allongement des syllabes breves, dans le systole ou l’abrégement des syllabes longues, dans l’addition ou pléonasme, dans le retranchement ou apherese, dans les transpositions ou métathese : de sorte que les poëtes latins manient les mots à leur gré, & sont en état de former des sons qui peignent les choses qu’ils veulent exprimer. Horace se plaignoit que les poëtes de son tems abusoient de ces licences, & data romanis venia est indigna poetis. Aussi a-t-on dépouillé peu-à-peu les Poëtes de leurs anciens privileges.
Les poëtes grecs avoient encore beaucoup plus de liberté que les latins : cette liberté consiste en ce que, 1°. ils ne mangent jamais la voyelle devant une autre voyelle du mot suivant, que quand ils mettent l’apostrophe ; 2°. ils ne mangent point l’m devant une voyelle ; 3°. ils usent souvent de synalephe, c’est-à-dire qu’ils joignent souvent deux mots ensemble ; 4°. leurs vers sont souvent sans césure ; 5°. ils emploient souvent & sans nécessité le vers spondaïque ; 6°. ils ont des particules explétives qui remplissent les vuides ; 7°. enfin ils emploient les différens dialectes qui étendent & resserrent les mots, font les syllabes longues ou breves, selon le besoin du versificateur. Voyez Dialecte.
Dans la versification françoise on appelle licence certains mots qui ne seroient pas reçus dans la prose commune, & qu’il est permis aux Poëtes d’employer. La plûpart même de ces mots, sur-tout dans la haute poésie, ont beaucoup plus de grace & de noblesse que ceux dont on se sert ordinairement ; le nombre n’en est pas grand, voici les principaux : les humains ou les mortels pour les hommes ; forfait pour crime ; glaive pour épée ; les ondes pour les eaux ; l’Eternel au lieu de Dieu, ainsi des autres qu’on rencontre dans nos meilleurs poëtes. (G)
Licences en Peinture, ce sont les libertés que les Peintres prennent quelquefois de s’affranchir des regles de la perspective & des autres lois de leur art. Ces licences sont toujours des fautes, mais il y a des licenses permises, comme de faire des femmes plus jeunes qu’elles n’étoient lorsque s’est passé la scene qu’on représente ; de mettre dans un appartement ou dans un vestibule celles qui se sont passées en campagne, lors cependant que le lieu n’est pas expressément décidé ; de rendre Dieu, les saints, les anges ou les divinités payennes témoins de certains faits, quoique les histoires sacrées ou prophanes ne nous disent point qu’ils y aient assisté, &c. Ces licences sont toujours louables, à proportion qu’elles produisent de beaux effets.