L’Encyclopédie/1re édition/LIBATION

LIBATION, s. f. (Littér. gréq. & rom.) en grec λοιϐὴ & σπονδὴ, Hom. en latin libatio, libamen, libamentum, d’où l’on voit que le mot françois est latin ; mais nous n’avons point de terme pour le verbe libare, qui signifioit quelquefois sacrifier ; de-là vient que Virgile dit l. VII. de l’Ænéide, nunc pateras libate Jovi ; car les libations accompagnoient toujours les sacrifices. Ainsi pour lors les libations étoient une cérémonie d’usage, où le prêtre épanchoit sur l’autel quelque liqueur en l’honneur de la divinité à laquelle on sacrifioit.

Mais les Grecs & les Romains employoient aussi les libations sans sacrifices, dans plusieurs conjonctures très-fréquentes, comme dans les négociations, dans les traités, dans les mariages, dans les funérailles ; lorsqu’ils entreprenoient un voyage par terre ou par mer ; quelquefois en se couchant, en se levant ; enfin très-souvent au commencement & à la fin des repas ; alors les intimes amis ou les parens se réunissoient pour faire ensemble leurs libations. C’est pour cela qu’Eschine a cru ne pouvoir pas indiquer plus malicieusement l’union étroite de Démosthene & de Géphisodote, qu’en disant qu’ils faisoient en commun leurs libations aux dieux.

Les libations des repas étoient de deux sortes ; l’une consistoit à séparer quelque morceau des viandes, & à le brûler en l’honneur des dieux ; dans ce cas, libare n’est autre chose que excerpere ; l’autre sorte de libation, qui étoit la libation proprement dite, consistoit à répandre quelque liqueur, comme de l’eau, du vin, du lait, de l’huile, du miel, sur le foyer ou dans le feu, en l’honneur de certains dieux, par exemple, en l’honneur des Lares qui avoient un soin particulier de la maison ; en l’honneur du Génie, dieu tutélaire de chaque personne ; & en l’honneur de Mercure, qui présidoit aux heureuses avantures. Plaute appelle assez plaisamment les dieux qu’on fêtoit ainsi, les dieux des plats, dii patellarii.

En effet on leur présentoit toujours quelque chose d’exquis, soit en viandes, soit en liqueurs. Horace peint spirituellement l’avarice d’Avidienus, en disant qu’il ne faisoit des libations de son vin, que lorsqu’il commençoit à se gâter.

Ac nisi mutatum parcit defundere vinum.

On n’osoit offrir aux dieux que de l’excellent vin, & même toujours pur, excepté à quelques divinités à qui, pour des raisons particulieres, on jugeoit à propos de le couper avec de l’eau. On en usoit ainsi à l’égard de Bacchus, peut-être pour abattre ses fumées, & vis-à-vis de Mercure, parce que ce dieu étoit en commerce avec les vivans & les morts.

Toutes les autres divinités vouloient qu’on leur servît du vin pur ; aussi dans le Plutus d’Aristophane, un des dieux privilégiés se plaint amérement qu’on le triche, & que dans les coupes qu’on lui présente, il y a moitié vin & moitié eau. Les maîtres, & quelquefois les valets, faisoient ces tours de pages.

Dans les occasions solemnelles on ne se contentoit pas de remplir la coupe des libations de vin pur, on la couronnoit d’une couronne de fleurs ; c’est pour cela que Virgile en parlant d’Anchise qui se préparoit à faire une libation d’apparat, n’oublie pas de dire :

Magnum cratera coronâ
Induit, implevitque mero.

Avant que de faire les libations, on se lavoit les mains, & l’on récitoit certaines prieres. Ces prieres étoient une partie essentielle de la cérémonie des mariages & des festins des noces.

Outre l’eau & le vin, le miel s’offroit quelquefois aux dieux ; & les Grecs le mêloient avec de l’eau pour leurs libations, en l’honneur du soleil, de la lune, & des nymphes.

Mais des libations fort fréquentes, auxquelles on ne manquoit guere dans les campagnes, étoient celles des premiers fruits de l’année, d’où vient qu’Ovide dit :

Et quodcunque mihi pomum novus educat annus,
Libatum agricolæ ponitur antè deos.

Ces fruits étoient présentés dans des petits plats qu’on nommoit patellæ. Ciceron remarque qu’il y avoit des gens peu scrupuleux, qui mangeoient eux-mêmes les fruits réservés en libations pour les dieux : atque reperiemus asotos non ità religiosos, ut edant de patella, quæ diis libata sunt.

Enfin les Grecs & les Romains faisoient des libations sur les tombeaux, dans la cérémonie des funérailles. Virgile nous en fournit un exemple dans son troisieme livre de l’Ænéide.

Solemnes tùm forte dapes, & tristia dona
Libabat cineri Andromache, manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum.

Anacréon n’approuve point ces libations sépulcrales. A quoi bon, dit-il, répandre des essences sur mon tombeau ? Pourquoi y faire des sacrifices inutiles ? Parfume-moi pendant que je suis en vie ; mets des couronnes de roses sur ma tête....

Quelques empereurs romains partagerent les libations avec les dieux. Après la bataille d’Actium, le sénat ordonna des libations pour Auguste, dans les festins publics, aiusi que dans les repas particuliers ; & pour completter la flatterie, ce même sénat ordonna l’année suivante, que dans les hymnes sacrés le nom d’Auguste seroit joint à celui des dieux. Mais en vain desira-t-il cette espece de déification, pour ne se trouver tous les matins à son réveil, que le foible, tremblant, & malheureux Octave. (D. J.)