L’Encyclopédie/1re édition/JUIF

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JUIF, s. m. (Hist. anc. & mod.) sectateur de la religion judaïque.

Cette religion, dit l’auteur des lettres persannes, est un vieux tronc qui a produit deux branches, le Christianisme & le Mahométisme, qui ont couvert toute la terre ; ou plûtôt, ajoute-t-il, c’est une mere de deux filles qui l’ont accablée de mille plaies. Mais quelques mauvais traitemens qu’elle en ait reçûs, elle ne laisse pas de se glorifier de leur avoir donné la naissance. Elle se sert de l’une & de l’autre pour embrasser le monde, tandis que sa vieillesse vénérable embrasse tous les tems.

Josephe, Basnage & Prideaux ont épuisé l’histoire du peuple qui se tient si constamment dévoué à cette vieille religion, & qui marque si clairement le berceau, l’âge & les progrès de la nôtre.

Pour ne point ennuyer le lecteur de détails qu’il trouve dans tant de livres, concernant le peuple dont il s’agit ici, nous nous bornerons à quelques remarques moins communes sur son nombre, sa dispersion par tout l’univers, & son attachement inviolable à la loi mosaïque au milieu de l’opprobre & des véxations.

Quand l’on pense aux horreurs que les Juifs ont éprouvé depuis J. C. au carnage qui s’en fit sous quelques empereurs romains, & à ceux qui ont été répétés tant de fois dans tous les états chrétiens, on conçoit avec étonnement que ce peuple subsiste encore ; cependant non seulement il subsiste, mais, selon les apparences, il n’est pas moins nombreux aujourd’hui qu’il l’étoit autrefois dans le pays de Chanaan. On n’en doutera point, si après avoir calculé le nombre de Juifs qui sont répandus dans l’occident, on y joint les prodigieux essains de ceux qui pullulent en Orient, à la Chine, entre la plûpart des nations de l’Europe & l’Afrique, dans les Indes orientales & occidentales, & même dans les parties intérieures de l’Amérique.

Leur ferme attachement à la loi de Moïse n’est pas moins remarquable, sur-tout si l’on considere leurs fréquentes apostasies, lorsqu’ils vivoient sous le gouvernement de leurs rois, de leurs juges & à l’aspect de leurs temples. Le Judaïsme est maintenant, de toutes les religions du monde, celle qui est le plus rarement abjurée ; & c’est en partie le fruit des persécutions qu’elle a souffertes. Ses sectateurs, martyrs perpétuels de leur croyance, se sont regardés de plus en plus comme la source de toute sainteté, & ne nous ont envisagés que comme des Juifs rebelles qui ont changé la loi de Dieu, en suppliciant ceux qui la tenoient de sa propre main.

Leur nombre doit être naturellement attribué à leur exemption de porter les armes, à leur ardeur pour le mariage, à leur coutume de le contracter de bonne heure dans leurs familles, à leur loi de divorce, à leur genre de vie sobre & réglée, à leurs abstinences, à leur travail, & à leur exercice.

Leur dispersion ne se comprend pas moins aisément. Si, pendant que Jérusalem subsistoit avec son temple, les Juifs ont été quelquefois chassés de leur patrie par les vicissitudes des Empires, ils l’ont encore été plus souvent par un zèle aveugle de tous les pays où ils se sont habitués depuis les progrès du Christianisme & du Mahométisme. Réduits à courir de terres en terres, de mers en mers, pour gagner leur vie, par-tout déclarés incapables de posséder aucun bien-fonds, & d’avoir aucun emploi, ils se sont vûs obligés de se disperser de lieux en lieux, & de ne pouvoir s’établir fixement dans aucune contrée, faute d’appui, de puissance pour s’y maintenir, & de lumieres dans l’art militaire.

Cette dispersion n’auroit pas manqué de ruiner le culte religieux de toute autre nation ; mais celui des Juifs s’est soutenu par la nature & la force de ses lois. Elles leur prescrivent de vivre ensemble autant qu’il est possible, dans un même corps, ou du moins dans une même enceinte, de ne point s’allier aux étrangers, de se marier entr’eux, de ne manger de la chair que des bêtes dont ils ont répandu le sang, ou préparées à leur maniere. Ces ordonnances, & autres semblables, les lient plus étroitement, les fortifient dans leur croyance, les séparent des autres hommes, & ne leur laissent, pour subsister, de ressources que le commerce, profession long-tems méprisée par la plûpart des peuples de l’Europe.

De-là vient qu’on la leur abandonna dans les siécles barbares ; & comme ils s’y enrichirent nécessairement, on les traita d’infames usuriers. Les rois ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, mirent à la torture les Juifs, qu’ils ne regardoient pas comme des citoyens. Ce qui se passa en Angleterre à leur égard, peut donner une idée de ce qu’on exécuta contre eux dans les autres pays. Le roi Jean ayant besoin d’argent, fit emprisonner les riches Juifs de son royaume pour en extorquer de leurs mains ; il y en eut peu qui échapperent aux poursuites de sa chambre de justice. Un d’eux, à qui on arracha sept dents l’une après l’autre pour avoir son bien, donna mille marcs d’argent à la huitieme. Henri III. tira d’Aaron, juif d’lorck, quatorze mille marcs d’argent, & dix mille pour la reine. Il vendit les autres Juifs de son pays à Richard son frere pour un certain nombre d’années, ut quos rex excoriaverat, comes evisceraret, dit Mathieu Paris.

On n’oublia pas d’employer en France les mêmes traitemens contre les Juifs ; on les mettoit en prison, on les pilloit, on les vendoit, on les accusoit de magie, de sacrifier des enfans, d’empoisonner les fontaines ; on les chassoit du royaume, on les y laissoit rentrer pour de l’argent ; & dans le tems même qu’on les toléroit, on les distinguoit des autres habitans par des marques infamantes.

Il y a plus, la coutume s’introduisit dans ce royaume, de confisquer tous les biens des Juifs qui embrassoient le Christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi qui l’abroge ; c’est l’édit du roi donné à Basville le 4 Avril 1392. La vraie raison de cette confiscation, que l’auteur de l’esprit des lois a si bien développée, étoit une espece de droit d’amortissement pour le prince, ou pour les seigneurs, des taxes qu’ils levoient sur les Juifs, comme serfs main-mortables, auxquels ils succédoient. Or ils étoient privés de ce bénéfice, lorsque ceux-ci embrassoient le Christianisme.

En un mot, on ne peut dire combien, en tout lieu, on s’est joué de cette nation d’un siecle à l’autre. On a confisqué leurs biens, lorsqu’ils recevoient le Christianisme ; & bien-tôt après on les a fait brûler, lorsqu’ils ne voulurent pas le recevoir.

Enfin, proscrits sans cesse de chaque pays, ils trouverent ingénieusement le moyen de sauver leurs fortunes, & de rendre pour jamais leurs retraites assurées. Bannis de France sous Philippe le Long en 1318, ils se réfugierent en Lombardie, y donnerent aux négocians des lettres sur ceux a qui ils avoient confié leurs effets en partant, & ces lettres furent acquittées. L’invention admirable des lettres de change sortit du sein du desespoir ; & pour lors seulement le commerce put éluder la violence, & se maintenir par tout le monde.

Depuis ce tems-là, les princes ont ouvert les yeux sur leurs propres intérêts, & ont traité les Juifs avec plus de modération. On a senti, dans quelques endroits du nord & du midi, qu’on ne pouvoit se passer de leur secours. Mais, sans parler du Grand-Duc de Toscane, la Hollande & l’Angleterre animées de plus nobles principes, leur ont accordé toutes les douceurs possibles, sous la protection invariable de leur gouvernement. Ainsi répandus de nos jours avec plus de sûreté qu’ils n’en avoient encore eu dans tous les pays de l’Europe où regne le commerce, ils sont devenus des instrumens par le moyen desquels les nations les plus éloignées peuvent converser & correspondre ensemble. Il en est d’eux, comme des chevilles & des cloux qu’on employe dans un grand édifice, & qui sont nécessaires pour en joindre toutes les parties. On s’est fort mal trouvé en Espagne de les avoir chassés, ainsi qu’en France d’avoir persécuté des sujets dont la croyance différoit en quelques points de celle du prince. L’amour de la religion chrétienne consiste dans sa pratique ; & cette pratique ne respire que douceur, qu’humanité, que charité. (D. J.)

* Juifs, Philosophie des, (Hist. de la Philosop.) Nous ne connoissons point de nation plus ancienne que la juive. Outre son antiquité, elle a sur les autres une seconde prérogative qui n’est pas moins importante ; c’est de n’avoir point passé par le polithéisme, & la suite des superstitions naturelles & générales pour arriver à l’unité de Dieu. La révélation & la prophétie ont été les deux premieres sources de la connoissance de ses sages. Dieu se plut à s’entrenir avec Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse & ses successeurs. La longue vie qui fut accordée à la plupart d’entre eux, ajoûta beaucoup à leur expérience. Le loisir de l’état de pâtres qu’ils avoient embrassé, étoit très-favorable à la méditation & à l’observation de la nature. Chefs de familles nombreuses, ils étoient très-versés dans tout ce qui tient à l’économie rustique & domestique, & au gouvernement paternel. A l’extinction du patriarchat, on voit paroître parmi eux un Moïse, un David, un Salomon, un Daniel, hommes d’une intelligence peu commune, & à qui l’on ne refusera pas le titre de grands législateurs. Qu’ont sçu les philosophes de la Grece, les Hiérophantes de l’Egypte, & les Gymnosophistes de l’Inde qui les éleve au-dessus des prophêtes ?

Noé construit l’arche, sépare les animaux purs des animaux impurs, se pourvoit des substances propres à la nourriture d’une infinité d’especes différentes, plante la vigne, en exprime le vin, & prédit à ses enfans leur destinée.

Sans ajoûter foi aux rêveries que les payens & les Juifs ont débitées sur le compte de Sem & de Cham, ce que l’Histoire nous en apprend suffit pour nous les rendre respectables ; mais quels hommes nous offre-t-elle qui soient comparables en autorité, en dignité, en jugement, en piété, en innocence, à Abraham, à Isaac & à Jacob. Joseph se fit admirer par sa sagesse chez le peuple le plus instruit de la terre, & le gouverna pendant quarante ans.

Mais nous voilà parvenus au tems de Moïse ; quel historien ! quel législateur ! quel philosophe ! quel poëte ! quel homme !

La sagesse de Salomon a passé en proverbe. Il écrivit une multitude incroyable de paraboles ; il connut depuis le cedre qui croît sur le Liban, jusqu’à l’hyssope ; il connut & les oiseaux, & les poissons, & les quadrupedes, & les reptiles ; & l’on accouroit de toutes les contrées de la terre pour le voir, l’entendre & l’admirer.

Abraham, Moïse, Salomon, Job, Daniel, & tous les sages qui se sont montrés chez la nation juive avant la captivité de Babylone, nous fourniroient une ample matiere, si leur histoire n’appartenoit plutôt à la révélation qu’à la philosophie.

Passons maintenant à l’histoire des Juifs, au sortir de la captivité de Babylone, à ces tems où ils ont quitté le nom d’Israélites & d’Hébreux, pour prendre celui de Juifs.

De la philosophie des Juifs depuis le retour de la captivité de Babylone, jusqu’à la ruine de Jérusalem. Personne n’ignore que les Juifs n’ont jamais passé pour un peuple savant. Il est certain qu’ils n’avoient aucune teinture des sciences exactes, & qu’ils se trompoient grossierement sur tous les articles qui en dépendent. Pour ce qui regarde la Physique, & le détail immense qui lui appartient, il n’est pas moins constant qu’ils n’en avoient aucune connoissance, non plus que des diverses parties de l’Histoire naturelle. Il faut donc donner ici au mot philosophie une signification plus étendue que celle qu’il a ordinairement : En effet il manqueroit quelque chose à l’histoire de cette science, si elle étoit privée du détail des opinions & de la doctrine de ce peuple, détail qui jette un grand jour sur la philosophie des peuples avec lesquels ils ont été liés.

Pour traiter cette matiere avec toute la clarté possible, il faut distinguer exactement les lieux ou les Juifs ont fixé leur demeure, & les tems où se sont faites ces transmigrations : ces deux choses ont entraîné un grand changement dans leurs opinions. Il y a sur-tout deux époques remarquables ; la premiere est le schisme des Samaritains qui commença long-tems avant Esdras, & qui éclata avec fureur après sa mort ; la seconde remonte jusqu’au tems où Alexandre transporta en Egypte une nombreuse colonie de Juifs qui y jouirent d’une grande considération. Nous ne parlerons ici de ces deux époques qu’autant qu’il sera nécessaire pour expliquer les nouveaux dogmes qu’elles introduisirent chez les Hébreux.

Histoire des Samaritains. L’Ecriture-sainte nous apprend (ii. Reg. 15.) qu’environ deux cens ans avant qu’Esdras vît le jour, Salmanazar roi des Assyriens, ayant emmené en captivité les dix tribus d’Israël, avoit fait passer dans le pays de Samarie de nouveaux habitans, tirés partie des campagnes voisines de Babylone, partie d’Avach, d’Emath, de Sepharvaïm & de Cutha ; ce qui leur fit donner le nom de Cuthéens si odieux aux Juifs. Ces différens peuples emporterent avec eux leurs anciennes divinités, & établirent chacun leur superstition particuliere dans les villes de Samarie qui leur échurent en partage. Ici l’on adoroit Sochotbenoth ; c’étoit le dieu des habitans de la campagne de Babylone ; là on rendoit les honneurs divins à Nergel ; c’étoit celui des Cuthéens. La colonie d’Emach honoroit Asima ; les Hevéens, Nebahaz & Tharthac. Pour les dieux des habitans de Sepharvaïm, nommés Advamelech & Anamelech, ils ressembloient assez au dieu Moloch, adoré par les anciens Chananéens ; ils en avoient du moins la cruauté, & ils exigeoient aussi les enfans pour victimes. On voyoit aussi les peres insensés les jetter au milieu des flammes en l’honneur de leur idole. Le vrai Dieu étoit le seul qu’on ne connût point dans un pays consacré par tant de marques éclatantes de son pouvoir. Il déchaîna les lions du pays contre les idolâtres qui le profanoient. Ce fléau si violent & si subit portoit tant de marques d’un chatiment du ciel, que l’infidélité même fut obligée d’en convenir. On en fit avertir le roi d’Assyrie : on lui représenta que les nations qu’il avoit transférées en Israël, n’avoient aucune connoissance du dieu de Samarie, & de la maniere dont il vouloit être honoré. Que ce Dieu irrité les persécutoit sans ménagement ; qu’il rassembloit les lions de toutes les forêts, qu’il les envoyoit dans les campagnes & jusques dans les villes ; & que s’ils n’apprenoient à appaiser ce Dieu vengeur qui les poursuivoit, ils seroient obligés de déserter, ou qu’ils périroient tous. Salmanazar touché de ces remontrances, fit chercher parmi les captifs un des anciens prêtres de Samarie, & il le renvoya en Israël parmi les nouveaux habitans, pour leur apprendre à honorer le dieu du pays. Les leçons furent écoutées par les idolâtres, mais ils ne renoncerent pas pour cela à leurs dieux ; au contraire chaque colonie se mit à forger sa divinité. Toutes les villes eurent leurs idoles ; les temples & les hauts lieux bâtis par les Israélites recouvrerent leur ancienne & sacrilege célébrité. On y plaça des prêtres tirés de la plus vile populace, qui furent chargés des cérémonies & du soin des sacrifices. Au milieu de ce bisarre appareil de superstition & d’idolatrie, on donna aussi sa place au véritable Dieu. On connut par les instructions du lévite d’Israël, que ce Dieu souverain méritoit un culte supérieur à celui qu’on rendoit aux autres divinités ; mais soit la faute du maître, soit celle des disciples, on n’alla pas jusqu’à comprendre que le Dieu du ciel & de la terre, ne pouvoit souffrir ce monstrueux assemblage ; & que pour l’adorer véritablement, il falloit l’adorer seul. Ces impiétés rendirent les Samaritains extrémement odieux aux Juifs ; mais la haine des derniers augmenta, lorqu’au retour de la captivité, ils s’apperçurent qu’ils n’avoient point de plus cruels ennemis que ces faux freres. Jaloux de voir rebâtir le temple qui leur reprochoit leur ancienne séparation, ils mirent tout en œuvre pour l’empêcher. Ils se cacherent à l’ombre de la religion, & assurant les Juifs qu’ils invoquoient le même Dieu qu’eux, ils leur offrirent leurs services pour l’accomplissement d’un ouvrage qu’ils vouloient ruiner. Les Juifs ajoûtent à l’Histoire sainte, qu’Esdras & Jérémie assemblerent trois cens prêtres, qui les excommunierent de la grande excommunication : ils maudirent celui qui mangeroit du pain avec eux, comme s’il avoit mangé de la chair de pourceau. Cependant les Samaritains ne cessoient de cabaler à la cour de Darius pour empêcher les Juifs de rebâtir le temple ; & les gouverneurs de Syrie & de Phénicie ne cessoient de les seconder dans ce dessein. Le senat & le peuple de Jérusalem les voyant si animés contre eux, députerent vers Darius, Zorobabel & quatre autres des plus distingués, pour se plaindre des Samaritains. Le roi ayant entendu ces députés, leur fit donner des lettres par lesquelles il ordonnoit aux principaux officiers de Samarie, de seconder les Juifs dans leur pieux dessein, & de prendre pour cet effet sur son trésor provenant des tributs de Samarie, tout ce dont les sacrificateurs de Jérusalem auroient besoin pour leurs sacrifices. (Josèphe, Antiq. jud. lib. XI. cap. iv.)

La division se forma encore d’une maniere plus éclatante sous l’empire d’Alexandre le Grand. L’auteur de la chronique des Samaritains (voyez Banage, Hist. des Juifs, liv. III. chap. iij.) rapporte que ce prince passa par Samarie, où il fut reçu par le grand prêtre Ezéchias qui lui promit la victoire sur les Perses : Alexandre lui fit des présens, & les Samaritains profiterent de ce commencement de faveur pour obtenir de grands privileges. Ce fait est contredit par Josephe qui l’attribue aux Juifs, de sorte qu’il est fort difficile de décider lequel des deux partis a raison ; & il n’est pas surprenant que les sçavans soient partagés sur ce sujet. Ce qu’il y a de certain c’est que les Samaritains jouirent de la faveur du roi, & qu’ils reformerent leur doctrine, pour se délivrer du reproche d’hérésie que leur faisoient les Juifs. Cependant la haine de ces derniers, loin de diminuer se tourna en rage : Hircan assiégea Samarie, & la rasa de fond en comble aussi-bien que son temple. Elle sortit de ses ruines par les soins d’Aulus Gabinius, gouverneur de la province, Herode l’embellit par des ouvrages publics ; & elle fut nommée Sébaste, en l’honneur d’Auguste.

Doctrine des Samaritains. Il y a beaucoup d’apparence que les auteurs qui ont écrit sur la religion des Samaritains, ont épousé un peu trop la haine violente que les Juifs avoient pour ce peuple : ce que les anciens rapportent du culte qu’ils rendoient à la divinité, prouve évidemment que leur doctrine a été peinte sous des couleurs trop noires : sur-tout on ne peut guere justifier saint Epiphane qui s’est trompé souvent sur leur chapitre. Il reproche (lib. XI. cap. 8.) aux Samaritains d’adorer les séraphins que Rachel avoit emportés à Laban, & que Jacob enterra. Il soutient aussi qu’ils regardoient vers le Garizim en priant, comme Daniel à Babylone regardoit vers le temple de Jérusalem. Mais soit que saint Epiphane ait emprunté cette histoire des Thalmudistes ou de quelques autres auteurs Juifs, elle est d’autant plus fausse dans son ouvrage, qu’il s’imaginoit que le Garizim étoit éloigné de Samarie, & qu’on étoit obligé de tourner ses regards vers cette montagne, parce que la distance étoit trop grande pour y aller faire ses dévotions. On soutient encore que les Samaritains avoient l’image d’un pigeon, qu’ils adoroient comme un symbole des dieux, & qu’ils avoient emprunté ce culte des Assyriens, qui mettoient dans leurs étendarts une colombe en mémoire de Sémiramis, qui avoit été nourrie par cet oiseau & changée en colombe, & à qui ils rendoient des honneurs divins. Les Cuthéens qui étoient de ce pays, purent retenir le culte de leur pays, & en conserver la mémoire pendant quelque tems ; car on ne déracine pas si facilement l’amour des objets sensibles dans la religion, & le peuple se les laisse rarement arracher.

Mais les Juifs sont outrés sur cette matiere, comme sur tout ce qui regarde les Samaritains. Ils soutiennent qu’ils avoient élevé une statue avec la figure d’une colombe qu’ils adoroient ; mais ils n’en donnent point d’autres preuves que leur persuasion. J’en suis très-persuadé, dit un rabin, & cette persuasion ne suffit pas sans raisons. D’ailleurs il faut remarquer, 1°. qu’aucun des anciens écrivains, ni profanes ni sacrés, ni payens, ni ecclésiastiques, n’ont parlé de ce culte que les Samaritains rendoient à un oiseau : ce silence général est une preuve de la calomnie des Juifs. 2°. Il faut remarquer encore que les Juifs n’ont osé l’insérer dans le Thalmud ; cette fable n’est point dans le texte, mais dans la glose. Il faut donc reconnoître que c’est un auteur beaucoup plus moderne qui a imaginé ce conte ; car le Thalmud ne fut composé que plusieurs siecles après la ruine de Jérusalem & de Samarie. 3°. On cite le rabin Meir, & on lui attribue cette découverte de l’idolatrie des Samaritains ; mais le culte public rendu sur le Garizim par un peuple entier, n’est pas une de ces choses qu’on puisse cacher long-tems, ni découvrir par subtilité ou par hasard. D’ailleurs le rabin Meir est un nom qu’on produit : il n’est resté de lui, ni témoignage, ni écrit, sur lequel on puisse appuyer cette conjecture.

S. Epiphane les accuse encore de nier la résurrection des corps ; & c’est pour leur prouver cette vérité importante, qu’il leur allegue l’exemple de Sara, laquelle conçut dans un âge avancé, & celui de la verge d’Aaron qui reverdit ; mais il y a une si grande distance d’une verge qui fleurit, & d’une vieille qui a des enfans, à la réunion de nos cendres dispersées, & au rétablissement du corps humain pourri depuis plusieurs siecles, qu’on ne conçoit pas comment il pouvoit lier ces idées, & en tirer une conséquence. Quoi qu’il en soit, l’accusation est fausse, car les Samaritains croyoient la resurrection. En effet on trouve dans leur chronique deux choses qui le prouvent évidemment ; car ils parlent d’un jour de récompense & de peine, ce qui, dans le style des Arabes, marque le jour de la resurrection générale, & du déluge de feu. D’ailleurs ils ont inséré dans leur chronique l’éloge de Moïse, que Josué composa après la mort de ce législateur ; & entre les louanges qu’il lui donne, il s’écrie qu’il est le seul qui ait ressuscité les morts. On ne sait comment l’auteur pouvoit attribuer à Moise la résurrection miraculeuse de quelques morts, puisque l’Ecriture ne le dit pas, & que les Juifs même sont en peine de prouver qu’il étoit le plus grand des prophêtes, parce qu’il n’a pas arrêté le soleil comme Josué, ni ressuscité les morts comme Elisée. Mais ce qui acheve de constater que les Samaritains croyoient la résurrection, c’est que Menandre qui avoit été samaritain, fondoit toute sa philosophie sur ce dogme. On sait d’ailleurs, & saint Epiphane ne l’a point nié, que les Dosithéens qui formoient une secte de samaritains, en faisoient hautement profession. Il est vraissemblable que ce qui a donné occasion à cette erreur, c’est que les Saducéens qui nioient véritablement la résurrection, furent appellés par les Pharisiens Cuthim, c’est-à-dire hérétiques, ce qui les fit confondre avec les Samaritains.

Enfin Léontius (de sectis, cap. 8.) leur reproche de ne point reconnoître l’existence des anges. Il sembleroit qu’il a confondu les Samaritains avec les Saducéens ; & on pourroit l’en convaincre par l’autorité de saint Epiphane, qui distinguoit les Samaritains & les Saducéens par ce caractere, que les derniers ne croyoient ni les anges, ni les esprits ; mais on sait que ce saint a souvent confondu les sentimens des anciennes sectes. Le savant Reland (Diss. misc. part. II. p. 25.) pensoit que les Samaritains entendoient par un ange, une vertu, un instrument dont la divinité se sert pour agir, ou quelqu’organe sensible qu’il employe pour l’exécution de ses ordres : ou bien ils croyoient que les anges sont des vertus naturellement unies à la divinité, & qu’il fait sortir quand il lui plaît : cela paroît par le Pentateuque samaritain, dans lequel on substitue souvent Dieu aux anges, & les anges à Dieu.

On ne doit point oublier Simon le magicien dans l’histoire des Samaritains, puisqu’il étoit Samaritain lui-même, & qu’il dogmatisa chez eux pendant quelque tems : voici ce que nous avons trouvé de plus vraisemblable à son sujet.

Simon étoit natif de Gitthon dans la province de Samarie : il y a apparence qu’il suivit la coutume des asiatiques qui voyageoient souvent en Egypte pour y apprendre la philosophie. Ce fut là sans doute qu’il s’instruisit dans la magie qu’on enseignoit dans les écoles. Depuis étant revenu dans sa patrie, il se donna pour un grand personnage, abusa longtems le peuple de ses prestiges, & tâcha de leur faire croire qu’il étoit le libérateur du genre humain. S.Luc act. viij. ix. rapporte que les Samaritains se laisserent effectivement enchanter par ses artifices, & qu’ils le nommerent la grande vertu de Dieu ; mais on suppose sans fondement qu’ils regardoient Simon le magicien comme le messie. Saint Epiphane assure (éphiph. hæres. pag. 154.) que cet imposteur prêchoit aux Samaritains qu’il étoit le pere, & aux Juifs qu’il étoit le fils. Il en fait par-là un extravagant qui n’auroit trompé personne par la contradiction qui ne pouvoit être ignorée dans une si petite distance de lieu. En effet Simon adoré des Samaritains, ne pouvoit être le docteur des Juifs : enfin prêcher aux Juifs qu’il étoit le fils, c’étoit les soulever contre lui, comme ils s’étoient soulevés contre J. C. lorsqu’il avoit pris le titre de fils de Dieu. Il n’est pas même vraissemblable qu’il se regardât comme le messie, 1°. parce que l’historien sacré ne l’accuse que de magie, & c’étoit par-là qu’il avoit séduit les Samaritains : 2°. parce que les Samaritains l’appelloient seulement la vertu de Dieu, la grande. Simon abusa dans la suite de ce titre qui lui avoit été donné, & il y attacha des idées qu’on n’avoit pas eues au commencement ; mais il ne prennoit pas lui-même ce nom, c’étoient les Samaritains étonnés de ses prodiges, qui l’appelloient la vertu de Dieu. Cela convenoit aux miracles apparens qu’il avoit faits, mais on ne pouvoit pas en conclure qu’il se regardât comme le messie. D’ailleurs il ne se mettoit pas à la tête des armées, & ne soulevoit pas les peuples ; il ne pouvoit donc pas convaincre les Juifs mieux que J. C. qui avoit fait des miracles plus réels & plus grands sous leurs yeux. Enfin ce seroit le dernier de tous les prodiges, que Simon se fût converti, s’il s’étoit fait le messie ; son imposture auroit paru trop grossiere pour en soutenir la honte ; Saint Luc ne lui impute rien de semblable : il fit ce qui étoit assez naturel : convaincu de la fausseté de son art, dont les plus habiles magiciens se défient toûjours, & reconnoissant la vérité des miracles de Saint Philippes, il donna les mains à cette vérité, & se fit chrétien dans l’espérance de se rendre plus redoutable, & d’être admiré par des prodiges réels & plus éclatans que ceux qu’il avoit faits. Ce fut là tellement le but de sa conversion, qu’il offrit aussitôt de l’argent pour acheter le don des miracles.

Simon le magicien alla aussi à Rome, & y séduisoit comme ailleurs par divers prestiges. L’empereur Neron étoit si passionné pour la magie, qu’il ne l’étoit pas plus pour la musique. Il prétendoit par cet art, commander aux dieux mêmes ; il n’épargna pour l’apprendre ni la dépense ni l’application, & toutefois il ne trouva jamais de vérité dans les promesses des magiciens ; en sorte que son exemple est une preuve illustre de la fausseté de cet art. D’ailleurs personne n’osoit lui rien contester, ni dire que ce qu’il ordonnoit fût impossible. Jusques-là qu’il commanda de voler à un homme qui le promit, & fut long-tems nourri dans le palais sous cette espérance. Il fit même représenter dans le théatre un Icare volant ; mais au premier effort Icare tomba, près de sa loge, & l’ensanglanta lui-même. Simon, dit-on, promit aussi de voler, & de monter au ciel. Il s’éleva en effet, mais Saint Pierre & Saint Paul se mirent à genoux, & prierent ensemble. Simon tomba & demeura étendu, les jambes brisées ; on l’emporta en un autre lieu, où ne pouvant souffrir les douleurs & la honte, il se précipita d’un comble très-élevé.

Plusieurs savans regardent cette histoire comme une fable, parce que selon eux, les auteurs qu’on cite pour la prouver, ne méritent point assez de créance, & qu’on ne trouve aucun vestige de cette fin tragique dans les auteurs antérieurs au troisieme siecle, qui n’auroient pas manqué d’en parler si une avanture si étonnante étoit réellement arrivée.

Dosithée étoit Juif de naissance ; mais il se jetta dans le parti des Samaritains, parce qu’il ne put être le premier dans les deutéroses, (apud Nicetam, lib. I. cap. xxxv.). Ce terme de Nicetas est obscur ; il faut même le corriger, & remettre dans le texte celui de Deuterotes. Eusebe (prap. lib. XI. cap. iij. lib. XII. cap. j.) a parlé de ces deuterotes des Juifs qui se servoient d’énigmes pour expliquer la loi. C’étoit alors l’étude des beaux esprits, & le moyen de parvenir aux charges & aux honneurs. Peu de gens s’y appliquoient, parce qu’on la trouvoit difficile. Dosithée s’étoit voulu distinguer en expliquant allégoriquement la loi, & il prétendoit le premier rang entre ces interpretes.

On prétend (épiph. pag. 30.) que Dosithée fonda une secte chez les Samaritains, & que cette secte observa 1°. la circoncision & le sabbat, comme les Juifs : 2°. ils croyoient la résurrection des morts ; mais cet article est contesté, car ceux qui font Dosithée le pere des Saducéens, l’accusent d’avoir combattu une vérité si consolante. 3°. Il étoit grand jeûneur ; & afin de rendre son jeûne plus mortifiant, il condamnoit l’usage de tout ce qui est animé. Enfin s’étant enfermé dans une caverne, il y mourut par une privation entiere d’alimens, & ses disciples trouverent quelque tems après son cadavre rongé des vers & plein de mouches. 4°. Les Dosithéens faisoient grand cas de la virginité que la plûpart gardoient ; & les autres, dit Saint Epiphane, s’abstenoient de leurs femmes après la mort. On ne sait ce que cela veut dire, si ce n’est qu’ils ne défendissent les secondes nôces qui ont paru illicites & honteuses à beaucoup de Chrétiens ; mais un critique a trouvé par le changement d’une lettre, un sens plus net & plus facile à la loi des Dosithéens, qui s’abstenoient de leurs femmes lorsqu’elles étoient grosses, ou lorsqu’elles avoient enfanté. Nicetas fortifie cette conjecture, car il dit que les Dosithéens se séparoient de leurs femmes lorsqu’elles avoient eu un enfant ; cependant la premiere opinion paroît plus raisonnable, parce que les Dosithéens rejettoient les femmes comme inutiles, lorsqu’ils avoient satisfait à la premiere vûe du mariage, qui est la génération des enfans. 5°. Cette secte entêtée de ses austérités rigoureuses, regardoit le reste du genre humain avec mépris ; elle ne vouloit ni approcher ni toucher personne. On compte entre les observations dont ils se chargeoient, celle de demeurer vingt-quatre heures dans la même posture où ils étoient lorsque le sabat commençoit.

A-peu-près dans le même tems vivoit Menandre le principal disciple de Simon le magicien : il étoit Samaritain comme lui, d’un bourg nommé Cappareatia ; il étoit aussi magicien ; en sorte qu’il séduisit plusieurs personnes à Antioche par les prestiges. Il disoit, comme Simon, que la vertu inconnue l’avoit envoyé pour le salut des hommes, & que personne ne pouvoit être sauvé s’il n’étoit baptisé en son nom ; mais que son baptême étoit la vraie résurrection, en sorte que ses disciples seroient immortels, même en ce monde : toutefois il y avoit peu de gens qui reçussent son baptême.

Colonie des Juifs en Egypte. La haine ancienne que les Juifs avoient eue contre les Egyptiens, s’étoit amortie par la nécessité, & on a vû souvent ces deux peuples unis se prêter leurs forces pour résister au roi d’Assyrie qui vouloit les opprimer. Aristée conte même qu’avant que cette nécessité les eût réunis, un grand nombre de Juifs avoit dejà passé en Egypte, pour aider à Psammétichus à dompter les Ethyopiens qui lui faisoient la guerre ; mais cette premiere transmigration est fort suspecte. 1°. Parce qu’on ne voit pas quelle relation les Juifs pouvoient avoir alors avec les Egyptiens, pour y envoyer des troupes auxiliaires. 2°. Ce furent quelques soldats d’Ionie & de Carie, qui, conformément à l’oracle, parurent sur les bords de l’Egypte, comme des hommes d’airain, parce qu’ils avoient des cuirasses, & qui prêterent leur secours à Psammetichus pour vaincre les autres rois d’Egypte, & ce furent là, dit Herodote (lib. II. pag. 152.) les premiers qui commencerent à introduire une langue étrangere en Egypte ; car les peres leur envoyoient leurs enfans pour apprendre à parler grec. Diodore (lib. I. pag. 48.) joint quelques soldats arabes aux Grecs ; mais Aristée est le seul qui parle des Juifs.

Après la premiere ruine de Jérusalem & le meurtre de Gedalia qu’on avoit laissé en Judée pour la gouverner, Jochanan alla chercher en Egypte un asile contre la cruauté d’Ismael ; il enleva jusqu’au prophete Jérémie qui reclamoit contre cette violence, & qui avoit prédit les malheurs qui suivroient les réfugiés en Egypte. Nabuchodonosor profitant de la division qui s’étoit formée entre Apries & Amasis, lequel s’étoit mis à la tête des rebelles, au lieu de les combattre, entra en Egypte, & la conquit par la défaite d’Apries. Il suivit la coutume de ces tems-là, d’enlever les habitans des pays conquis, afin d’empêcher qu’ils ne remuassent. Les Juifs refugiés en Egypte, eurent le même sort que les habitans naturels. Nabuchodonosor leur fit changer une seconde fois de domicile ; cependant il en demeura quelques-uns dans ce pays-là, dont les familles se multiplierent considérablement.

Alexandre le Grand voulant remplir Alexandrie, y fit une seconde peuplade de Juifs auxquels il accorda les mêmes privileges qu’aux Macédoniens. Ptolomée Lagus, l’un de ses généraux, s’étant emparé de l’Egypte après sa mort, augmenta cette colonie par le droit de la guerre ; car voulant joindre la Syrie & la Judée à son nouveau royaume, il entra dans la Judée, s’empara de Jérusalem pendant le repos du sabbat, & enleva de tout le pays cent mille Juifs qu’il transporta en Egypte. Depuis ce tems-là, ce prince remarquant dans les Juifs beaucoup de fidélité & de bravoure, leur témoigna sa confiance en leur donnant la garde de ses places ; il y en avoit d’autres établis à Alexandrie qui y faisoient fortune, & qui se louant de la douceur du gouvernement, purent y attirer leurs fréres dejà ébranlés par la douceur & les promesses que Ptolomée leur avoit faites dans son second voyage.

Philadelphe fit plus que son pere ; car il rendit la liberté à ceux que son pere avoit faits esclaves. Plusieurs reprirent la route de la Judée qu’ils aimoient comme leur patrie ; mais il y en eut beaucoup qui demeurerent dans un lieu où ils avoient eu le tems de prendre racine ; & Scaliger a raison de dire que ce furent ces gens-là qui composerent en partie les synagogues nombreuses des Juifs Hellenistes : enfin ce qui prouve que les Juifs jouissoient alors d’une grande liberté, c’est qu’ils composerent cette fameuse version des septante & peut-être la premiere version greque qui se soit faite des livres de Moïse.

On dispute fort sur la maniere dont cette version fut faite, & les Juifs ni les Chrétiens ne peuvent s’accorder sur cet évenement. Nous n’entreprendrons point ici de les concilier ; nous nous contenterons de dire que l’autorité des peres qui ont soutenu le récit d’Aristée, ne doit plus ébranler personne, après les preuves démonstratives qu’on a produites contre lui.

Voilà l’origine des Juifs en Egypte ; il ne faut point douter que ce peuple n’ait commencé dans ce tems-là à connoître la doctrine des Egyptiens, & qu’il n’ait pris d’eux la méthode d’expliquer l’écriture par des allégories. Eusebe (cap. X.) soutient que du tems d’Aristobule qui vivoit en Egypte sous le regne de Ptolomée Philometor, il y eut dans ce pays-là deux factions entre les Juifs, dont l’une se tenoit attachée scrupuleusement au sens littéral de la loi, & l’autre perçant au-travers de l’écorce, pénétroit dans une philosophie plus sublime.

Philon qui vivoit en Egypte au tems de J. C. donna tête baissée dans les allégorie, & dans le sens mystique ; il trouvoit tout ce qu’il vouloit dans l’écriture par cette méthode.

C’étoit encore en Egypte que les Esseniens parurent avec plus de réputation & d’éclat ; & les sectaires enseignoient que les mots étoient autant d’images des choses cachées ; ils changeoient les volumes sacrés & les préceptes de la sagesse en allégories. Enfin la conformité étonnante qui se trouve entre la cabale des Egyptiens & celle des Juifs, ne nous permet pas de douter que les Juifs n’ayent puisé cette science en Egypte, à moins qu’on ne veuille soutenir que les Egyptiens l’ont apprise des Juifs. Ce dernier sentiment a été très-bien refuté par de savans auteurs. Nous nous contenterons de dire ici que les Egyptiens jaloux de leur antiquité, de leur savoir, & de la beauté de leur esprit, regardoient avec mépris les autres nations, & les Juifs comme des esclaves qui avoient plié long-tems sous leur joug avant que de le secouer. On prend souvent les dieux de ses maîtres ; mais on ne les mandie presque jamais chez ses esclaves. On remarque comme une chose singuliere. à cette nation, que Sérapis fut porté d’un pays étranger en Egypte ; c’est la seule divinité qu’ils ayent adoptée des étrangers ; & même le fait est contesté, parce que le culte de Sérapis paroît beaucoup plus ancien en Egypte que le tems de Ptolomée Lagus, sous lequel cette translation se fit de Sinope à Alexandrie. Le culte d’Isis avoit passé jusqu’à Rome, mais les dieux des Romains ne passoient point en Egypte, quoiqu’ils en fussent les conquérans & les maîtres. D’ailleurs les Chrétiens ont demeuré plus long-tems en Egypte que les Juifs ; ils avoient là des évêques & des maîtres très-savans. Non seulement la religion y florissoit, mais elle fut souvent appuyée par l’autorité souveraine. Cependant les Egyptiens, témoins de nos rits & de nos cérémonies, demeurerent religieusement attachés à celles qu’ils avoient reçues de leurs ancêtres. Ils ne grossissoient point leur religion de nos observances, & ne les faisoient point entrer dans leur culte. Comment peut-on s’imaginer qu’Abraham, Joseph & Moïse ayent eu l’art d’obliger les Egyptiens à abolir d’anciennes superstitions, pour recevoir la religion de leur main, pendant que l’église chrétienne qui avoit tant de lignes de communication avec les Egyptiens idolâtres, & qui étoit dans un si grand voisinage, n’a pu rien lui prêter par le ministere d’un prodigieux nombre d’évêques & de savans, & pendant la durée d’un grand nombre de siecles ? Socrate rapporte l’attachement que les Egyptiens de son tems avoient pour leurs temples, leurs cérémonies, & leurs mysteres ; on ne voit dans leur religion aucune trace de christianisme. Comment donc y pourroit-on remarquer des caracteres évidens de judaïsme ?

Origine des différentes sectes chez les Juifs. Lorsque le don de prophétie eut cessé chez les Juifs, l’inquiétude générale de la nation n’étant plus réprimée par l’autorité de quelques hommes inspirés, ils ne purent se contenter du style simple & clair de l’écriture ; ils y ajouterent des allégories qui dans la suite produisirent de nouveaux dogmes, & par conséquent des sectes différentes. Comme c’est du sein de ces sectes que sont sortis les différens ordres d’écrivains, & les opinions dont nous devons donner l’idée, il est important d’en pénétrer le fond, & de voir s’il est possible quel a été leur sort depuis leur origine. Nous avertissons seulement que nous ne parlerons ici que des sectes principales.

La secte des Saducéens. Lightfoot (Hor. héb. ad Mat. III. 7. opp. tom. II.) a donné aux Saducéens une fausse origine, en soutenant que leur opinion commençoit à se répandre du tems d’Esdras. Il assure qu’il y eut alors des impies qui commencerent à nier la résurrection des morts & l’immortalité des ames. Il ajoute que Malachie les introduit disant : c’est envain que nous servons Dieu ; & Esdras qui voulut donner un préservatif à l’église contre cette erreur, ordonna qu’on finiroit toutes les prieres par ces mots, de siecle en siecle, afin qu’on fût qu’il y avoit un siecle ou une autre vie après celle-ci. C’est ainsi que Lightfoot avoit rapporté l’origine de cette secte ; mais il tomba depuis dans une autre extrémité ; il résolut de ne faire naître les Saducéens qu’après que la version des septante eut été faite par l’ordre de Ptolomée Philadelphe, & pour cet effet, au lieu de remonter jusqu’à. Esdras, il a laissé couler deux ou trois générations depuis Zadoc ; il a abandonné les Rabbins & son propre sentiment, parce que les Saducéens rejettant les prophetes, & ne recevant que les Penthateuques, ils n’ont pu paroître qu’après les septante interpretes qui ne traduisirent en grec que les cinq livres de Moïse, & qui défendirent de rien ajouter a leur version : mais sans examiner si les 70 interpretes ne traduisirent pas toute la bible, cette version n’étoit point à l’usage des Juifs, où se forma la secte des Saducéens. On y lisoit la bible en hébreu, & les Saducéens recevoient les prophetes, aussi bien que les autres livres, ce qui renverse pleinement cette conjecture.

On trouve dans les docteurs hébreux une origine plus vraissemblable des Saducéens dans la personne d’Antigone surnommé Sochaus, parce qu’il étoit né à Socho. Cet homme vivoit environ deux cens quarante ans avant J. C. & crioit à ses disciples : Ne soyez point comme des esclaves qui obéissent a leur maitre par la vue de la récompense, obéissez sans espérer aucun fruit de vos travaux ; que la crainte du Seigneur soit sur vous. Cette maxime d’un théologien, qui vivoit sous l’ancienne économie, surprend ; car la loi promettoit non seulement des récompenses, mais elle parloit souvent d’une félicité temporelle qui devoit toujours suivre la vertu. Il étoit difficile de devenir contemplatif dans une religion si charnelle, cependant Antigonus le devint. On eut de la peine à voler après lui, & à le suivre dans une si grande élévation. Zadoc, l’un de ses disciples, qui ne put, ni abandonner tout-à-fait son maitre, ni goûter sa théologie mystique, donna un autre sens à sa maxime, & conclut de-là qu’il n’y avoit ni peines ni récompenses après la mort. Il devint le pere des Sadducéens, qui tirerent de lui le nom de leur secte & le dogme.

Le Sadducéens commencerent à paroître pendant qu’Onias étoit le souverain sacrificateur à Jérusalem ; que Ptolomée Evergete régnoit en Egypte, & Séleucus Callinicus en Syrie. Ceux qui placent cet événement sous Alexandre le Grand, & qui assurent avec S. Epiphane, que ce fut dans le temple du Garizim, où Zadoc & Baythos s’étoient retirés, que cette secte prit naissance, ont fait une double faute : car Antigonus n’étoit point sacrificateur sous Alexandre, & on n’a imaginé la retraite de Zadoc à Samarie que pour rendre ses disciples plus odieux. Non seulement Josephe, qui haïssoit les Sadducéens, ne reproche jamais ce crime au chef de leur parti ; mais on les voit dans l’Evangile adorant & servant dans le temple de Jérusalem ; on choisissoit même parmi eux le grand-prêtre. Ce qui prouve que non seulement ils étoient tolérés chez les Juifs, mais qu’ils y avoient même assez d’autorité. Hircan, le souverain sacrificateur, se déclara pour eux contre les Pharisiens. Ces derniers soupçonnerent la mere de ce prince d’avoir commis quelque impureté avec les payens. D’ailleurs ils vouloient l’obliger à opter entre le sceptre & la thiare ; mais le prince voulant être le maître de l’église & de l’état, n’eut aucune déférence pour leurs reproches. Il s’irrita contre eux, il en fit mourir quelques uns ; les autres se retirerent dans les deserts. Hircan se jetta en même tems du côté des Saducéens : il ordonna qu’on reçût les coutumes de Zadoc sous peine de la vie. Les Juifs assurent qu’il fit publier dans ses états un édit par lequel tous ceux qui ne recevroient pas les rits de Zadoc & de Batythos, ou qui suivroient la coutume des sages, perdroient la tête. Ces sages étoient les Pharisiens, à qui on a donné ce titre dans la suite, parce que leur parti prévalut. Cela arriva sur-tout après la ruine de Jérusalem & de son temple. Les Pharisiens, qui n’avoient pas sujet d’aimer les Saducéens, s’étant emparés de toute l’autorité, les firent passer pour des hérétiques, & même pour des Epicuriens. Ce qui a donné sans doute occasion à saint Epiphane & à Tertullien de les confondre avec les Dosithéens. La haine que les Juifs avoient conçue contre eux, passa dans le cœur même des Chrétiens : l’empereur Justinien les bannit de tous les lieux de sa domination, & ordonna qu’on envoyât au dernier supplice des gens qui défendoient certains dogmes d’impiété & d’athéisme, car ils nioient la résurrection & le dernier jugement. Ainsi cette secte subsistoit encore alors, mais elle continuoit d’être malheureuse.

L’édit de Justinien donna une nouvelle atteinte à cette secte, déja fort affoiblie : car tous les Chrétiens s’accoutumant à regarder les Saducéens comme des impies dignes du dernier supplice, ils étoient obligés de fuir & de quitter l’Empire romain, qui étoit d’une vaste étendue. Ils trouvoient de nouveaux ennemis dans les autres lieux où les Pharisiens étoient établis : ainsi cette secte étoit errante & fugitive, lorsqu’Ananus lui rendit quelque éclat au milieu du huitieme siecle. Mais cet évement est contesté par les Caraïtes, qui se plaignent qu’on leur ravit par jalousie un de leurs principaux défenseurs, afin d’avoir ensuite le plaisir de les confondre avec les Saducéens.

Doctrine des Saducéens. Les Saducéens, uniquement attachés à l’Ecriture sainte, rejettoient la loi orale, & toutes les traditions, dont on commença sous les Machabées à faire une partie essentielle de la religion. Parmi le grand nombre des témoignages que nous pourrions apporter ici, nous nous contenterons d’un seul tiré de Josephe, qui prouvera bien clairement que c’étoit le sentiment des Saducéens : Les Pharisiens, dit-il, qui ont reçu ces constitutions par tradition de leurs ancêtres, les ont enseignées au peuple ; mais les Saducéens les rejettent, parce qu’elles ne sont pas comprises entre les lois données par Moïse, qu’ils soutiennent être les seules que l’on est obligé de suivre, &c. Antiq. jud. lib. XIII. cap. xviij.

S. Jérôme & la plûpart des peres ont crû qu’ils retranchoient du canon les prophetes & tous les écrits divins, excepté le Pentateuque de Moïse. Les critiques modernes (Simon, hist. critiq. du vieux Testament, liv. I. chap. xvj.) ont suivi les peres ; & ils ont remarqué que J. C. voulant prouver la résurrection aux Saducéens, leur cita uniquement Moise, parce qu’un texte tiré des prophetes, dont lis rejettoient l’autorité, n’auroit pas fait une preuve contre eux. J. Drusius a été le premier qui a osé douter d’un sentiment appuyé sur des autorités si respectables ; & Scaliger (Elenchet rihæres. cap. xvj.) l’a absolument rejetté, fondé sur des raisons qui paroissent fort solides. 1°. Il est certain que les Saducéens n’avoient commencé de paroître qu’après que le canon de l’Ecriture fut fermé, & que le don de prophétie étant éteint, il n’y avoit plus de nouveaux livres à recevoir. Il est difficile de croire qu’ils se soient soulevés contre le canon ordinaire, puisqu’il étoit reçu à Jérusalem. 2°. Les Saducéens enseignoient & prioient dans le temple. Cependant on y lisoit les prophetes, comme cela paroît par l’exemple de J. C. qui expliqua quelque passage d’Isaïe. 3°. Josephe, qui devoit connoître parfaitement cette secte, rapporte qu’ils recevoient ce qui est écrit. Il oppose ce qui est écrit à la doctrine orale des Pharisiens ; & il insinué que la controverse ne rouloit que sur les traditions : ce qui fait conclure que les Pharisiens recevoient toute l’Ecriture, & les autres prophetes, aussi-bien que Moïse. 4°. Cela paroît encore plus évidemment par les disputes que les Pharisiens ou les docteurs ordinaires des Juifs ont soutenues contre ces sectaires. R. Gamaliel leur prouve la résurrection des morts par des passages tirés de Moïse, des Prophetes & des Agiographes ; & les Saducéens, au lieu de rejetter l’autorité des livres qu’on citoit contre eux, tâcherent d’éluder ces passages par de vaines subtilités. 5°. Enfin les Saducéens reprochoient aux Pharisiens qu’ils croyoient que les livres saints souilloient. Quels étoient ces livres saints qui souilloient, au jugement des Pharisiens ? c’étoit l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, & les Proverbes. Les Saducéens regardoient donc tous les livres comme des écrits divins, & avoient même plus de respect pour eux que les Pharisiens.

2°. La seconde & la principale erreur des Saducéens rouloit sur l’existence des anges, & sur la spiritualité de l’ame. En effet, les Evangélistes leur reprochent qu’ils soutenoient qu’il n’y avoit ni résurrection, ni esprit, ni ange. Le P. Simon donne une raison de ce sentiment. Il assure que, de l’aveu des Thalmudistes, le nom d’anges n’avoit été en usage chez les Juifs que depuis le retour de la captivité ; & les Saducéens conclurent de-là que l’invention des anges étoit nouvelle ; que tout ce que l’Ecriture disoit d’eux avoit été ajouté par ceux de la grande synagogue, & qu’on devoit regarder ce qu’ils en rapportoient comme autant d’allégories. Mais c’est disculper les Saducéens que l’Evangile condamne sur cet article : car si l’existence des anges n’étoit fondée que sur une tradition assez nouvelle, ce n’étoit pas un grand crime que de les combattre, ou de tourner en allégories ce que les Thalmudistes en disoient. D’ailleurs, tout le monde sait que le dogme des anges étoit très-ancien chez les Juifs.

Théophilacte leur reproche d’avoir combattu la divinité du S. Esprit : il doute même s’ils ont connu Dieu, parce qu’ils étoient épais, grossiers, attachés à la matiere ; & Arnobe, s’imaginant qu’on ne pouvoit nier l’existence des esprits, sans faire Dieu corporel, leur a attribué ce sentiment, & le savant Petau a donné dans le même piége. Si les Saducéens eussent admis de telles erreurs, il est vraissemblable que les Evangélistes en auroient parlé. Les Saducéens, qui nioient l’existence des esprits, parce qu’ils n’avoient d’idée claire & distincte que des objets sensibles & matériels, mettoient Dieu au-dessus de leur conception, & regardoient cet être infini comme une essence incompréhensible, parce qu’elle étoit parfaitement dégagée de la matiere. Enfin, les Saducéens combattoient l’existence des esprits, sans attaquer la personne du S. Esprit, qui leur étoit aussi inconnue qu’aux disciples de Jean-Baptiste. Mais comment les Saducéens pouvoient-ils nier l’existence des anges, eux qui admettoient le Pentateuque, où il en est assez souvent parlé ? Sans examiner ici les sentimens peu vraissemblables du P. Hardouin & de Grotius, nous nous contenterons d’imiter la modestie de Scaliger, qui s’étant fait la même question, avouoit ingenument qu’il en ignoroit la raison.

3°. Une troisieme erreur des Saducéens étoit que l’ame ne survit point au corps, mais qu’elle meurt avec lui. Josephe la leur attribue expressément.

4°. La quatrieme erreur des Saducéens rouloit sur la résurrection des corps, qu’ils combattoient comme impossible. Ils vouloient que l’homme entier pérît par la mort ; & de-là naissoit cette conséquence nécessaire & dangereuse, qu’il n’y avoit ni récompense ni peine dans l’autre vie ; ils bornoient la justice vengeresse de Dieu à la vie présente.

5°. Il semble aussi que les Saducéens nioient la Providence, & c’est pourquoi on les met au rang des Epicuriens. Josephe dit qu’ils rejettoient le destin ; qu’ils ôtoient à Dieu toute inspection sur le mal, & toute influence sur le bien, parce qu’il avoit placé le bien & le mai devant l’homme, en lui laissant une entiere liberté de faire l’un & de fuir l’autre. Grotius, qui n’a pu concevoir que les Saducéens eussent ce sentiment, a cru qu’on devoit corriger Josephe, & lire que Dieu n’a aucune part dans les actions des hommes, soit qu’ils fassent le mal, ou qu’ils ne le fassent pas. En un mot, il a dit que les Saducéens, entêtés d’une fausse idée de liberté, se donnoient un pouvoir entier de fuir le mal & de faire le bien. Il a raison dans le fond, mais il n’est pas nécessaire de changer le texte de Josephe pour attribuer ce sentiment aux Saducéens ; car le terme dont il s’est servi, rejette seulement une Providence qui influe sur les actions des hommes. Les Saducéens ôtoient à Dieu une direction agissante sur la volonté, & ne lui laissoient que le droit de récompenser ou de punir ceux qui faisoient volontairement le bien ou le mal. On voit par là que les Saducéens étoient à peu-près Pélagiens.

Enfin, les Saducéens prétendoient que la pluralité des femmes est condamnée dans ces paroles du Lévitique : Vous ne prendrez point une femme avec sa sœur, pour l’affliger en son vivant. Chap. xviij. Les Thalmudistes, défenseurs zélés de la polygamie, se croyoient autorisés à soutenir leur sentiment par les exemples de David & de Salomon, & concluoient que les Saducéens étoient hérétiques sur le mariage.

Mœurs des Saducéens. Quelques Chrétiens se sont imaginés que comme les Saducéens nioient les peines & les récompenses de l’autre vie & l’immortalité des ames, leur doctrine les conduisoit à un affreux libertinage. Mais il ne faut par tirer des conséquences de cette nature, car elles sont souvent fausses. Il y a deux barrieres à la corruption humaine, les châtimens de la vie présente & les peines de l’enfer. Les Saducéens avoient abattu la derniere barriere, mais ils laissoient subsister l’autre. Ils ne croyoient ni peine ni récompense pour l’avenir ; mais ils admettoient une Providence qui punissoit le vice, & qui récompensoit la vertu pendant cette vie. Le desir d’être heureux sur la terre, suffisoit pour les retenir dans le devoir. Il y a bien des gens qui se mettroient peu en peine de l’éternité, s’ils pouvoient être heureux dans cette vie. C’est-là le but de leurs travaux & de leurs soins. Josephe assure que les Saducéens étoient fort séveres pour la punition des crimes, & cela devoit être ainsi : en effet, les hommes ne pouvant être retenus par la crainte des châtimens éternels que ces sectaires rejettoient, il falloit les épouvanter par la sévérité des peines temporelles. Le même Josephe les représente comme des gens farouches, dont les mœurs étoient barbares, & avec lesquels les étrangers ne pouvoient avoir de commerce. Ils étoient souvent divisés les uns contre les autres. N’est ce point trop adoucir ce trait hideux, que de l’expliquer de la liberté qu’ils se donnoient de disputer sur les matieres de religion ? car Josephe qui rapporte ces deux choses, blâme l’une & loue l’autre ; ou du moins il ne dit jamais que ce fut la différence des sentimens & la chaleur de la dispute qui causa ces divisions ordinaires dans la secte. Quoi qu’il en soit, Josephe qui étoit Pharisien, peut être soupçonné d’avoir trop écouté les sentimens de haine que sa secte avoit pour les Saducéens.

Des Caraïtes. Origine des Caraïtes. Le nom de Caraïte signifie un homme qui lit, un scriptuaire, c’est-à-dire un homme qui s’attache scrupuleusement au texte de la loi, & qui rejette toutes les traditions orales.

Si on en croit les Caraïtes qu’on trouve aujourd’hui en Pologne & dans la Lithuanie, ils descendent des dix tribus que Salmanazar avoit transportées, & qui ont passé de-là dans la Tartarie : mais on rejettera bien-tôt cette opinion, pour peu qu’on fasse attention au sort de ces dix tribus, & on sait qu’elles n’ont jamais passé dans ce pays-là.

Il est encore mal-à-propos de faire descendre les Caraïtes d’Esdras ; & il suffit de connoître les fondemens de cette secte, pour en être convaincu. En effet, ces sectaires ne se sont élevés contre les autres docteurs, qu’à cause des traditions qu’on égaloit à l’écriture, & de cette loi orale qu’on disoit que Moïse avoit donnée. Mais on n’a commencé à vanter les traditions chez les Juifs, que long-tems après Esdras, qui se contenta de leur donner la loi pour regle de leur conduite. On ne se souleve contre une erreur, qu’après sa naissance ; & on ne combat un dogme que lorsqu’il est enseigné publiquement. Les Caraïtes n’ont donc pû faire de secte particuliere que quand ils ont vû le cours & le nombre des traditions se grossir assez, pour faire craindre que la religion n’en souffrît.

Les rabbins donnent une autre origine aux Caraïtes : ils les font paroître dès le tems d’Alexandre le Grand ; car, quand le prince entra à Jérusalem, Jaddus, le souverain sacrificateur, étoit déja le chef des Rabbinistes ou Traditionnaires, & Ananus & Cascanatus, soutenoient avec éclat le parti des Caraïtes. Dieu se déclara en faveur des premiers ; car Jaddus fit un miracle en présence d’Alexandre ; mais Ananus & Cascanatus montrerent leur impuissance. L’erreur est sensible ; car Ananus, chef des Caraïtes, qu’on fait contemporain d’Alexandre le Grand, n’a vécu que dans le viij. siecle de l’Eglise chrétienne.

Enfin, on les regarde comme une branche des Sadducéens, & on leur impute d’avoir suivi toute la doctrine de Zadoc & de ses disciples. On ajoute qu’ils ont varié dans la suite, parce que s’appercevant que ce système les rendoit odieux, ils en rejetterent une partie, & se contenterent de combattre les traditions & la loi orale qu’on a ajoutée à l’Ecriture. Cependant les Caraïtes n’ont jamais nié l’immortalité des ames ; au contraire le caraïte que le pere Simon a cité, croyoit que l’ame vient du ciel, qu’elle subsiste comme les anges, & que le siecle à venir a été fait pour elle. Non-seulement les Caraïtes ont repoussé cette accusation, mais en recriminant ils soutiennent, que leurs ennemis doivent être plutôt soupçonnés de sadducéïsme qu’eux, puisqu’ils croyent que les ames seront anéanties, après quelques années de souffrances & de tourmens dans les enfers. Enfin, ils ne comptent ni Zadoc ni Batithos au rang de leurs ancêtres & des fondateurs de leur secte. Les défenseurs de Caïn, de Judas, de Simon le Magicien, n’ont point rougi de prendre les noms de leurs chefs ; les Sadducéens ont adopté celui de Zadoc : mais les Caraïtes le rejettent & le maudissent, parce qu’ils en condamnent les opinions pernicieuses.

Eusebe (Prap. evang. lib. VIII. cap. x.) nous fournit une conjecture qui nous aidera à découvrir la véritable origine de cette secte ; car en faisant un extrait d’Aristobule, qui parut avec éclat à la cour de Ptolomée Philometor, il remarque qu’il y avoit en ce tems-là deux partis différens chez les Juifs, dont l’un prenoit toutes les lois de Moïse à la lettre, & l’autre leur donnoit un sens allégorique. Nous trouvons-là la véritable origine des Caraïtes, qui commencerent à paroître sous ce prince ; parce que ce fut alors que les interpretations allégoriques & les traditions furent reçues avec plus d’avidité & de respect. La religion judaïque commença de s’alterer par le commerce qu’on eut avec des étrangers. Ce commerce fut beaucoup plus fréquent depuis les conquêtes d’Alexandre, qu’il n’étoit auparavant ; & ce fut particulierement avec les Egyptiens qu’on se lia, sur-tout pendant que les rois d’Egypte furent maîtres de la Judée, qu’ils y firent des voyages & des expéditions, & qu’ils en transporterent les habitans. On n’emprunta pas des Egyptiens leurs idoles, mais leur méthode de traiter la Théologie & la Religion. Les docteurs juifs transportés ou nés dans ce pays-là, se jetterent dans les interprétations allégoriques ; & c’est ce qui donna occasion aux deux partis dont parle Eusebe, de se former & de diviser la nation.

Doctrine des Caraïtes. 1°. Le fondement de la doctrine des Caraïtes consiste à dire qu’il faut s’attacher scrupuleusement à l’Ecriture sainte, & n’avoir d’autre regle que la loi & les conséquences qu’on en peut tirer. Ils rejettent donc toute tradition orale, & ils confirment leur sentiment par les citations des autres docteurs qui les ont précédés, lesquels ont enseigné que tout est écrit dans la loi ; qu’il n’y a point de loi orale donnée à Moïse sur le mont Sinaï. Ils demandent la raison qui auroit obligé Dieu à écrire une partie de ses lois, & à cacher l’autre, ou à la confier à la memoire des hommes. Il faut pourtant remarquer qu’ils recevoient les interprétations que les Docteurs avoient données de la loi ; & par là ils admettoient une espece de tradition, mais qui étoit bien différente de celle des rabbins. Ceux ci ajoutoient à l’Ecriture les constitutions & les nouveaux dogmes de leurs prédécesseurs ; les Caraïtes au contraire n’ajoutoient rien à la loi, mais ils se croyoient permis d’en interprêter les endroits obscurs, & de recevoir les éclaircissemens que les anciens docteurs en avoient donnés.

2°. C’est se jouer du terme de tradition, que de croire avec M. Simon qu’ils s’en servent, parce qu’ils ont adopté les points des Massorethes. Il est bien vrai que les Caraïtes reçoivent ces points ; mais il ne s’ensuit pas de-là qu’ils admettent la tradition, car cela n’a aucune influence sur les dogmes de la Religion. Les Caraïtes font donc deux choses : 1°. ils rejettent les dogmes importans qu’on a ajoutés à la loi qui est suffisante pour le salut ; 2°. ils ne veulent pas qu’on égale les traditions indifférentes à la loi.

3°. Parmi les interprétations de l’Ecriture, ils ne reçoivent que celles qui sont littérales, & par conséquent ils rejettent les interprétations cabbalistiques, mystiques, & allégoriques, comme n’ayant aucun fondement dans la loi.

4°. Les Caraïtes ont une idée fort simple & fort pure de la Divinité ; car ils lui donnent des attributs essentiels & inséparables ; & ces attributs ne sont autre chose que Dieu même. Ils le considerent ensuite comme une cause opérante qui produit des effets différens : ils expliquent la création suivant le texte de Moïse ; selon eux Adam ne seroit point mort, s’il n’avoit mangé de l’arbre de science. La providence de Dieu s’étend aussi-loin que sa connoissance, qui est infinie, & qui découvre généralement toutes choses. Bien que Dieu influe dans les actions des hommes, & qu’il leur prête son secours, cependant il dépend d’eux de se déterminer au bien & au mal, de craindre Dieu ou de violer ses commandemens. Il y a, selon les docteurs qui suivent en cela les Rabbinistes, une grace commune, qui se répand sur tous les hommes, & que chacun reçoit selon sa disposition ; & cette disposition vient de la nature du tempérament ou des étoiles. Ils distinguent quatre dispositions différentes dans l’ame : l’une de mort & de vie ; l’autre de santé, & de maladie. Elle est morte, lorsqu’elle croupit dans le péché ; elle est vivante, lorsqu’elle s’attache au bien ; elle est malade, quand elle ne comprend pas les vérités célestes ; mais elle est saine, lorsqu’elle connoît l’enchaînure des évenemens & la nature des objets qui tombent sous sa connoissance. Enfin, ils croyent que les ames, en sortant du monde, seront récompensées ou punies ; les bonnes ames iront dans le siecle à venir & dans l’Eden. C’est ainsi qu’ils appellent le paradis, où l’ame est nourrie par la vûe & la connoissance des objets spirituels. Un de leurs docteurs avoue que quelques-uns s’imaginoient que l’ame des méchans passoit par la voie de la métempsicose dans le corps des bêtes : mais il refute cette opinion, étant persuadé que ceux qui sont chassés du domicile de Dieu, vont dans un lieu qu’il appelle la géhenne, où ils souffrent à cause de leurs péchés, & vivent dans la douleur & la honte, où il y a un ver qui ne meurt point, & un feu qui brûlera toûjours.

5°. Il faut observer rigoureusement les jeûnes.

6°. Il n’est point permis d’épouser la sœur de sa femme, même après la mort de celle-ci.

7°. Il faut observer exactement dans les mariages les degrés de parenté & d’affinité.

8°. C’est une idolâtrie que d’adorer les anges, le ciel, & les astres ; & il n’en faut point tolérer les représentations.

Enfin, leur morale est fort pure ; ils font sur-tout profession d’une grande tempérance ; ils craignent de manger trop, ou de se rendre trop délicats sur les mets qu’on leur présente ; ils ont un respect excessif pour leurs maîtres ; les Docteurs de leur côté sont charitables, & enseignent gratuitement ; ils prétendent se distinguer par-là de ceux qui se font dieux d’argent, en tirant de grandes sommes de leurs leçons.

De la secte des Pharisiens. Origine des Pharisiens. On ne connoît point l’origine des Pharisiens, ni le tems auquel ils ont commencé de paroître. Josephe qui devoit bien connoître une secte dont il étoit membre & partisan zelé, semble en fixer l’origine sous Jonathan, l’un des Machabées, environ cent trente ans avant Jesus-Christ.

On a crû jusqu’à présent qu’ils avoient pris le nom de séparés, ou de Pharisiens, parce qu’ils se séparoient du reste des hommes, au-dessus desquels ils s’elevoient par leurs austérités. Cependant il y a une nouvelle conjecture sur ce nom : les Pharisiens étoient opposés aux Sadducéens qui nioient les récompenses de l’autre vie ; car ils soutenoient qu’il y avoit un paras, ou une remunération après la mort. Cette récompense faisant le point de la controverse avec les Sadducéens, & s’appellant Paras, les Pharisiens purent tirer de-là leur nom, plutôt que de la séparation qui leur étoit commune avec les Pharisiens.

Doctrine des Pharisiens. 1°. Le zele pour les traditions fait le premier crime des Pharisiens. Ils soutenoient qu’outre la loi donnée sur le Sinaï, & gravée dans les écrits de Moïse, Dieu avoit confié verbalement à ce législateur un grand nombre de rits & de dogmes, qu’il avoit fait passer à la postérité sans les écrire. Ils nomment les personnes par la bouche desquels ces traditions s’étoient conservées : ils leur donnoient la même autorité qu’à la Loi, & ils avoient raison, puisqu’ils supposoient que leur origine étoit également divine. J. C. censura ces traditions qui affoiblissoient le texte, au lieu de l’éclaircir, & qui ne tendoient qu’à flatter les passions au lieu de les corriger. Mais sa censure, bien loin de ramener les Pharisiens, les effaroucha, & ils en furent choqués comme d’un attentat commis par une personne qui n’avoit aucune mission.

2°. Non-seulement on peut accomplir la Loi écrite, & la Loi orale, mais encore les hommes ont assez de forces pour accomplir les œuvres de surérogation, comme les jeûnes, les abstinences, & autres dévotions très-mortifiantes, auxquelles ils donnoient un grand prix.

3°. Josephe dit que les Pharisiens admettoient non-seulement un Dieu créateur du ciel & de la terre, mais encore une providence ou un destin. La difficulté consiste à savoir ce qu’il entend par destin : il ne faut pas entendre par-là les étoiles, puisque les Juifs n’avoient aucune dévotion pour elles. Le destin chez les Payens, étoit l’enchaînement des causes secondes, liées par la vérité éternelle. C’est ainsi qu’en parle Ciceron : mais chez les Pharisiens, le destin signifioit la providence & les decrets qu’elle a formés sur les évenemens humains. Josephe explique si nettement leur opinion, qu’il est difficile de concevoir comment on a pû l’obscurcir. « Ils croyent, dit-il, (antiq. jud. lib. XVIII. cap. ij.) que tout se fait par le destin ; cependant ils n’ôtent pas à la volonté la liberté de se déterminer, parce que, selon eux, Dieu use de ce tempérament ; que quoique toutes choses arrivent par son decret, ou par son conseil, l’homme conserve pourtant le pouvoir de choisit entre le vice & la vertu ». Il n’y a rien de plus clair que le témoignage de cet historien, qui étoit engagé dans la secte des Pharisiens, & qui devoit en connoître les sentimens. Comment s’imaginer après cela, que les Pharisiens se crussent soumis aveuglément aux influences des astres, & à l’enchaînement des causes secondes ?

4°. En suivant cette signification naturelle, il est aisé de développer le véritable sentiment des Pharisiens, lesquels soutenoient trois choses différentes. 1°. Ils croioient que les évenemens ordinaires & naturels arrivoient nécessairement, parce que la providence les avoit prévus & déterminés ; c’est-là ce qu’ils appelloient le destin. 2°. Ils laissoient à l’homme sa liberté pour le bien & pour le mal. Josephe l’assure positivement, en disant qu’il dépendoit de l’homme de faire le bien & le mal. La Providence regloit donc tous les évenemens humains ; mais elle n’imposoit aucune nécessité pour les vices ni pour les vertus. Afin de mieux soutenir l’empire qu’ils se donnoient sur les mouvemens du cœur, & sur les actions qu’il produisoit, ils alléguoient ces paroles du Deutéronome, où Dieu déclare, qu’il a mis la mort & la vie devant son peuple, & les exhorte à choisir la vie. Cela s’accorde parfaitement avec l’orgueil des Pharisiens, qui se vantoient d’accomplir la Loi, & demandoient la récompense dûe à leurs bonnes œuvres, comme s’ils l’avoient méritée. 3°. Enfin, quoiqu’ils laissassent la liberté de choisir entre le bien & le mal, ils admettoient quelques secours de la part de Dieu ; car ils étoient aidés par le destin. Ce dernier principe leve toute la difficulté : car si le destin avoit été chez eux une cause aveugle, un enchaînement des causes secondes, ou l’influence des astres, il seroit ridicule de dire que le destin les aidoit.

5°. Les bonnes & les mauvaises actions sont récompensées ou punies non-seulement dans cette vie, mais encore dans l’autre ; d’où il s’ensuit que les Pharisiens croyoient la résurrection.

6°. On accuse les Pharisiens d’enseigner la transmigration des ames, qu’ils avoient empruntée des Orientaux, chez lesquels ce sentiment étoit commun : mais cette accusation est contestée, parce que J. C. ne leur reproche jamais cette erreur, & qu’elle paroît détruire la résurrection des morts : puisque si une ame a animé plusieurs corps sur la terre, on aura de la peine à choisit celui qu’elle doit préférer aux autres.

Je ne sais si cela suffit pour justifier cette secte : J. C. n’a pas eû dessein de combattre toutes les erreurs du Pharisaïsnie ; & si S. Paul n’en avoit parlé, nous ne connoîtrions pas aujourd’hui leurs sentimens sur la justification. Il ne faut donc pas conclure du silence de l’Evangile, qu’ils n’ont point cru la transmigration des ames.

Il ne faut point non plus justifier les Pharisiens, parce qu’ils auroient renversé la résurrection par la métempsicose ; car les Juifs modernes admettent également la révolution des ames, & la résurrection des corps, & les Pharisiens ont pu faire la même chose.

L’autorité de Josephe, qui parle nettement sur cette matiere, doit prévaloir. Il assure (Antiq. jud. lib. XVIII. cap. ij.) que les Pharisiens croyoient que les ames des méchans étoient renfermées dans des prisons, & souffroient-là des supplices éternels, pendant que celles des bons trouvoient un retour facile à la vie, & rentroient dans un autre corps. On ne peut expliquer ce retour des ames à la vie par la résurrection : car, selon les Pharisiens, l’ame étant immortelle, elle ne mourra point, & ne ressuscitera jamais. On ne peut pas dire aussi qu’elle rentrera dans un autre corps au dernier jour : car outre que l’ame reprendra par la résurrection le même corps qu’elle a animé pendant la vie, & qu’il y aura seulement quelque changement dans ses qualités ; les Pharisiens représentoient par-là la différente condition des bons & des méchans, immédiatement après la mort ; & c’est attribuer une pensée trop subtile à Josephe, que d’étendre sa vûe jusqu’à la résurrection. Un historien qui rapporte les opinions d’une secte, parle plus naturellement, & s’explique avec plus de netteté.

Mœurs des Pharisiens. Il est tems de parler des austérités des Pharisiens ; car ce fut par là qu’ils séduisirent le peuple, & qu’ils s’attirerent une autorité qui les rendoit redoutables aux rois. Ils faisoient de longues veilles, & se refusoient jusqu’au sommeil nécessaire. Les uns se couchoient sur une planche très-étroite, afin qu’ils ne pussent se garantir d’une chûte dangereuse, lorsqu’ils s’endormiroient profondement ; & les autres encore plus austeres semoient sur cette planche des cailloux & des épines, qui troublassent leur repos en les déchirant. Ils faisoient à Dieu de longues oraisons, qu’ils répétoient sans remuer les yeux, les bras, ni les mains. Ils achevoient de mortifier leur chair par des jeûnes qu’ils observoient deux fois la semaine ; ils y ajoûtoient les flagellations ; & c’étoit peut-être une des raisons qui les faisoit appeller des Tire-sang, parce qu’ils se déchiroient impitoyablement la peau, & se fouettoient jusqu’à ce que le sang coulât abondamment. Mais il y en avoit d’autres à qui ce titre avoit été donné, parce que marchant dans les rues les yeux baissés ou fermés, ils se frappoient la tête contre les murailles. Ils chargeoient leurs habits de phylacteres, qui contenoient certaines sentences de la loi. Les épines étoient attachées aux pans de leur robe, afin de faire couler le sang de leurs piés lorsqu’ils marchoient ; ils se séparoient des hommes, parce qu’ils étoient beaucoup plus saints qu’eux, & qu’ils craignoient d’être souillés par leur attouchement. Ils se lavoient plus souvent que les autres, afin de montrer par là qu’ils avoient un soin extrème de se purifier. Cependant à la faveur de ce zele apparent, ils se rendoient vénérables au peuple. On leur donnoit le titre de sages par excellence ; & leurs disciples s’entrecrioient, le sage explique aujourd’hui. On enfle les titres à proportion qu’on les mérite moins ; on tâche d’imposer aux peuples par de grands noms, lorsque les grandes vertus manquent. La jeunesse avoit pour eux une si profonde vénération, qu’elle n’osoit ni parler ni répondre, lors même qu’on lui faisoit des censures ; en effet ils tenoient leurs disciples dans une espece d’esclavage, & ils régloient avec un pouvoir absolu tout ce qui regardoit la religion.

On distingue dans le Thalmud sept ordres de Pharisiens. L’un mesuroit l’obéissance à l’aune du profit & de la gloire ; l’autre ne levoit point les piés en marchant, & on l’appelloit à cause de cela le pharisien tronqué ; le troisieme frappoit sa tête contre les murailles, afin d’en tirer le sang ; un quatrieme cachoit sa tête dans un capuchon, & regardoit de cet enfoncement comme du fond d’un mortier ; le cinquieme demandoit fiérement, que faut-il que je fasse ? je le ferai. Qu’y a-t-il à faire que je n’aye fait ? le sixieme obéissoit par amour pour la vertu & pour la récompense ; & le dernier n’exécutoit les ordres de Dieu que par la crainte de la peine.

Origine des Esseniens. Les Esséniens qui devroient être si célebres par leurs austérités & par la sainteté exemplaire dont ils faisoient profession, ne le sont presque point. Serrarius soutenoit qu’ils étoient connus chez les Juifs depuis la sortie de l’Egypte, parce qu’il a supposé que c’étoient les Cinéens descendus de Jethro, lesquels suivirent Moïse, & de ces gens-là sortirent les Réchabites. Mais il est évident qu’il se trompoit, car les Esséniens & les Réchabites étoient deux ordres différens de dévots, & les premiers ne paroissent point dans toute l’histoire de l’ancien-Testament comme les Réchabites. Gale sçavant anglois, leur donne la même antiquité ; mais de plus il en fait les peres & les prédécesseurs de Pythagore & de ses disciples. On n’en trouve aucune trace dans l’histoire des Machabées sous lesquels ils doivent être nés ; l’Evangile n’en parle jamais, parce qu’ils ne sortirent point de leur retraite pour aller disputer avec J. C. D’ailleurs ils ne vouloient point se confondre avec les Pharisiens, ni avec le reste des Juifs, parce qu’ils se croyoient plus saints qu’eux ; enfin ils étoient peu nombreux dans la Judée, & c’étoit principalement en Egypte qu’ils avoient leur retraite, & où Philon les avoit vûs.

Drusius fait descendre les Esséniens de ceux qu’Hircan persécuta, qui se retirerent dans les deserts, & qui s’accoutumerent par nécessité à un genre de vie très-dur, dans lequel ils persévererent volontairement ; mais il faut avouer qu’on ne connoît pas l’origine de ces sectaires. Ils paroissent dans l’histoire de Josephe, sous Antigonus ; car ce fut alors qu’on vit ce prophète essénien, nommé Judas, lequel avoit prédit qu’Antigonus seroit tué un tel jour dans une tour.

Histoire des Esséniens. Voici comme Josephe (bello Jud. lib. II. cap xij.) nous dépeint ces sectaires. « Ils sont Juifs de nation, dit-il, ils vivent dans une union très étroite, & regardent les voluptés comme des vices que l’on doit fuir, & la continence & la victoire de ses passions, comme des vertus que l’on ne sauroit trop estimer. Ils rejettent le mariage, non qu’ils croyent qu’il faille détruire la race des hommes, mais pour éviter l’intempérance des femmes, qu’ils sont persuadés ne garder pas la foi à leurs maris. Mais ils ne laissent pas néanmoins de recevoir les jeunes enfans qu’on leur donne pour les instruire, & de les élever dans la vertu avec autant de soin & de charité que s’ils en étoient les peres, & ils les habillent & les nourrissent tous d’une même sorte.

» Ils méprisent les richesses ; toutes choses sont communes entre eux avec une égalité si admirable, que lorsque quelqu’un embrasse leur secte, il se dépouille de la propriété de ce qu’il possede, pour éviter par ce moyen la vanité des richesses, épargner aux autres la honte de la pauvreté, & par un si heureux mélange, vivre tous ensemble comme freres.

» Ils ne peuvent souffrir de s’oindre le corps avec de l’huile ; mais si cela arrive à quelqu’un contre son gré, ils essuyent cette huile comme si c’étoient des taches & des souillures ; & se croyent assez propres & assez parés, pourvû que leurs habits soient toujours bien blancs.

» Ils choisissent pour économes des gens de bien qui reçoivent tout leur revenu, & le distribuent selon le besoin que chacun en a. Ils n’ont point de ville certaine dans laquelle ils demeurent, mais ils sont répandus en diverses villes, où ils reçoivent ceux qui desirent entrer dans leur société ; & quoiqu’ils ne les ayent jamais vus auparavant, ils partagent avec eux ce qu’ils ont, comme s’ils les connoissoient depuis long-tems. Lorsqu’ils font quelque voyage, ils ne portent autre chose que des armes pour se défendre des voleurs. Ils ont dans chaque ville quelqu’un d’eux pour recevoir & loger ceux de leur secte qui y viennent, & leur donner des habits, & les autres choses dont ils peuvent avoir besoin. Ils ne changent point d’habits que quand les leurs sont déchirés ou usés. Ils ne vendent & n’achetent rien entre eux, mais ils se communiquent les uns aux autres sans aucun échange, tout ce qu’ils ont. Ils sont très-religieux envers Dieu, ne parlent que des choses saintes avant que le soleil soit levé, & font alors des prieres qu’ils ont reçûes par tradition ; pour demander à Dieu qu’il lui plaise de le faire luire sur la terre. Ils vont après travailler chacun à son ouvrage, selon qu’il leur est ordonné. A onze heures ils se rassemblent, & couverts d’un linge, se lavent le corps dans l’eau froide ; ils se retirent ensuite dans leurs cellules, dont l’entrée n’est permise à nuls de ceux qui ne sont pas de leur secte, & étant purifiés de la sorte, ils vont au réfectoire comme en un saint temple, où lorsqu’ils sont assis en grand silence, on met devant chacun d’eux du pain & une portion dans un petit plat. Un sacrificateur benit les viandes, & on n’oseroit y toucher jusqu’à ce qu’il ait achevé sa priere : il en fait encore une autre après le repas. Ils quittent alors leurs habits qu’ils regardent comme sacrés, & retournent à leurs ouvrages.

» On n’entend jamais du bruit dans leurs maisons ; chacun n’y parle qu’à son tour, & leur silence donne du respect aux étrangers. Il ne leur est permis de rien faire que par l’avis de leurs supérieurs, si ce n’est d’assister les pauvres… Car quant à leurs parens, ils n’oseroient leur rien donner si on ne le leur permet. Ils prennent un extrème soin de reprimer leur colere ; ils aiment la paix, & gardent si inviolablement ce qu’ils promettent, que l’on peut ajoûter plus de foi à leurs simples paroles, qu’aux sermens des autres. Ils considerent même les sermens comme des parjures, parce qu’ils ne peuvent se persuader qu’un homme ne soit pas un menteur, lorsqu’il a besoin pour être cru de prendre Dieu à témoin…. Ils ne reçoivent pas sur le champ dans leur société ceux qui veulent embrasser leur maniere de vivre, mais ils le font demeurer durant un an au-dehors, où ils ont chacun avec une portion, une pioche & un habit blanc. Ils leur donnent ensuite une nourriture plus conforme à la leur, & leur permettent de se laver comme eux dans de l’eau froide, afin de se purifier ; mais ils ne les font pas manger au refectoire, jusqu’à ce qu’ils ayent encore durant deux ans éprouvé leurs mœurs, comme ils avoient auparavant éprouvé leur continence. Alors on les reçoit parce qu’on les en juge dignes, mais avant que de s’asseoir à table avec les autres, ils protestent solemnellement d’honorer & de servir Dieu de tout leur cœur, d’observer la justice envers les hommes ; de ne faire jamais volontairement de mal à personne, d’assister de tout leur pouvoir les gens de bien ; de garder la foi à tout le monde, & particulierement aux souverains.

» Ceux de cette secte sont très-justes & très-exacts dans leurs jugemens : leur nombre n’est pas moindre que de cent lorsqu’il les prononcent, & ce qu’ils ont une fois arrêté demeure immuable.

» Ils observent plus religieusement le sabath que nuls autres de tous les Juifs. Aux autres jours, ils font dans un lieu à l’écart, un trou dans la terre d’un pié de profondeur, où après s’être déchargés, en se couvrant de leurs habits, comme s’ils avoient peur de souiller les rayons du soleil, ils remplissent cette fosse de la terre qu’ils en ont tirée.

» Ils vivent si long-tems, que plusieurs vont jusqu’à cent ans ; ce que j’attribue à la simplicité de leur vie.

» Ils méprisent les maux de la terre, triomphent des tourmens par leur constance, & préferent la mort à la vie lorsque le sujet en est honorable. La guerre que nous avons eue contre les Romains a fait voir en mille manieres que leur courage est invincible ; ils ont souffert le fer & le feu plutôt que de vouloir dire la moindre parole contre leur législateur, ni manger des viandes qui leur sont défendues, sans qu’au milieu de tant de tourmens ils ayent jetté une seule larme, ni dit la moindre parole, pour tâcher d’adoucir la cruauté de leurs bourreaux. Au contraire ils se moquoient d’eux, & rendoient l’esprit avec joye, parce qu’ils espéroient de passer de cette vie à une meilleure ; & qu’ils croyoient fermement que, comme nos corps sont mortels & corruptibles, nos ames sont immortelles & incorruptibles ; qu’elles sont d’une substance aërienne très-subtile, & qu’étant enfermées dans nos corps comme dans une prison, où une certaine inclination les attire & les arrête, elles ne sont pas plutôt affranchies de ces liens charnels qui les retiennent comme dans une longue servitude, qu’elles s’élevent dans l’air & s’envolent avec joye. En quoi ils conviennent avec les Grecs, qui croyent que ces ames heureuses ont leur séjour au delà de l’Océan, dans une région ou il n’y a ni pluie, ni neige, ni une chaleur excessive, mais qu’un doux zéphir rend toujours très-agréable : & qu’au contraire les ames des méchans n’ont pour demeure que des lieux glacés & agités par de continuelles tempêtes, où elles gémissent éternellement dans des peines infinies. Car, c’est ainsi qu’il me paroît que les Grecs veulent que leurs héros, à qui ils donnent le nom de demi-dieux, habitent des îles qu’ils appellent fortunées, & que les ames des impies soient à jamais tourmentées dans les enfers, ainsi qu’ils disent que le sont celles de Sisyphe, de Tantale, d’Ixion & de Tytie.

» Ces mêmes Esséniens croyent que les ames sont créées immortelles pour se porter à la vertu & se détourner du vice ; que les bons sont rendus meilleurs en cette vie par l’espérance d’être heureux après leur mort, & que les méchans qui s’imaginent pouvoir cacher en ce monde leurs mauvaises actions, en sont punis en l’autre par des tourmens éternels. Tels sont leurs sentimens sur l’excellence de l’ame. Il y en a parmi eux qui se vantent de connoître les choses à venir, tant par l’étude qu’ils font des livres saints & des anciennes prophéties, que par le soin qu’ils prennent de se sanctifier ; & il arrive rarement qu’ils se trompent dans leurs prédictions.

» Il y a une autre sorte d’Esséniens qui conviennent avec les premiers dans l’usage des mêmes viandes, des mêmes mœurs & des mêmes lois, & n’en sont différens qu’en ce qui regarde le mariage. Car ceux-ci croyent que c’est vouloir abolir la race des hommes que d’y renoncer, puisque si chacun embrassoit ce sentiment, on la verroit bientôt éteinte. Ils s’y conduisent néanmoins avec tant de modération, qu’avant que de se marier ils observent durant trois ans si la personne qu’ils veulent épouser paroît assez saine pour bien porter des enfans, & lorsqu’après être mariés elle devient grosse, ils ne couchent plus avec elle durant sa grossesse, pour témoigner que ce n’est pas la volupté, mais le desir de donner des hommes à la république, qui les engage dans le mariage ».

Josephe dit dans un autre endroit qu’ils abandonnoient tout à Dieu. Ces paroles font assez entendre le sentiment des Esséniens sur le concours de Dieu. Cet historien dit encore ailleurs que tout dépendoit du destin, & qu’il ne nous arrivoit rien que ce qu’il ordonnoit. On voit par là que les Esséniens s’opposoient aux Saducéens, & qu’ils faisoient dépendre toutes choses des decrets de la providence : mais en même tems il est évident qu’ils donnoient à la providence des decrets qui rendoient les événemens nécessaires, & ne laissoient à l’homme aucun reste de liberté. Josephe les opposant aux Pharisiens qui donnoient une partie des actions au destin, & l’autre à la volonté de l’homme, fait connoître qu’ils étendoient à toutes les actions l’influence du destin & la nécessité qu’il impose. Cependant, au rapport de Philon, les Esséniens ne faisoient point Dieu auteur du péché, ce qui est assez difficile à concevoir ; car il est évident que si l’homme n’est pas libre, la religion périt, les actions cessent d’être bonnes & mauvaises, il n’y a plus de peine ni de récompense ; & on a raison de soutenir qu’il n’y a plus d’équité dans le jugement de Dieu.

Philon parle des Esséniens à-peu-près comme Josephe. Ils conviennent tous les deux sur leurs austérités, leurs mortifications, & sur le soin qu’ils prenoient de cacher aux étrangers leur doctrine. Mais Philon assure qu’ils préféroient la campagne à la ville, parce qu’elle est plus propre à la méditation ; & qu’ils évitoient autant qu’il étoit possible le commerce des hommes corrompus, parce qu’ils croyoient que l’impureté des mœurs se communique aussi aisément qu’une mauvaise influence de l’air. Ce sentiment nous paroît plus vraissemblable que celui de Josephe qui les fait demeurer dans les villes ; en effet on ne lit nulle part qu’il y ait eu dans aucune ville de la Palestine des communautés d’Esséniens, au contraire tous les auteurs qui ont parlé de ces sectaires, nous les représentent comme fuyant les grandes villes, & s’appliquant à l’agriculture. D’ailleurs s’ils eussent habité les villes, il est probable qu’on les connoîtroit un peu mieux qu’on ne le fait, & l’Evangile ne garderoit pas sur eux un si profond silence ; mais leur éloignement des villes où J. C. prêchoit, les a sans doute soustraits aux censures qu’il auroit faites de leur erreur.

Des Thérapeutes. Philon (Philo de vitæ contemp.) a distingué deux ordres d’Esséniens ; les uns s’attachoient à la pratique, & les autres qu’on nomme Thérapeutes, à la contemplation. Ces derniers étoient aussi de la secte des Esséniens ; Philon leur en donne le nom : il ne les distingue de la premiere branche de cette secte, que par quelque degré de perfection.

Philon nous les représente comme des gens qui faisoient de la contemplation de Dieu leur unique occupation, & leur principale félicité. C’étoit pour cela qu’ils se tenoient enfermés seul à seul dans leur cellule, sans parler, sans oser sortir, ni même regarder par les fenêtres. Ils demandoient à Dieu que leur ame fût toujours remplie d’une lumiere céleste, & qu’élevés au-dessus de tout ce qu’il y a de sensible, ils pussent chercher & connoître la vérité plus parfaitement dans leur solitude, s’élevant au-dessus du soleil, de la nature, & de toutes les créatures. Ils perçoient directement à Dieu, le soleil de justice. Les idées de la divinité, des beautés, & des tresors du ciel, dont ils s’étoient nourris pendant le jour les suivoient jusques dans la nuit, jusques dans leurs songes, & pendant le sommeil même. Ils débitoient des préceptes excellens ; ils laissoient à leurs parens tous leurs biens, pour lesquels ils avoient un profond mépris, depuis qu’ils s’étoient enrichis de la philosophie céleste : ils sentoient une émotion violente, & une fureur divine, qui les entraînoit dans l’étude de cette divine philosophie, & ils y trouvoient un souverain plaisir ; c’est pourquoi ils ne quittoient jamais leur étude, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus à ce degré de perfection qui les rendoit heureux. On voit-là, si je ne me trompe, la contemplation des mystiques, leurs transports, leur union avec la divinité qui les rend souverainement heureux & parfaits sur la terre.

Cette secte que Philon a peinte dans un traité qu’il a fait exprès, afin d’en faire honneur à sa religion, contre les Grecs qui vantoient la morale & la pureté de leurs philosophes, a paru si sainte, que les Chrétiens leur ont envié la gloire de leurs austérités. Les plus modérés ne pouvant ôter absolument à la synagogue l’honneur de les avoir formés & nourris dans son sein, ont au moins soutenu qu’ils avoient embrassé le christianisme, dès le moment que S. Marc le prêcha en Egypte, & que changeant de religion sans changer de vie, ils devinrent les peres & les premiers instituteurs de la vie monastique.

Ce dernier sentiment a été soutenu avec chaleur par Eusebe, par saint Jérôme, & sur-tout par le pere Montfaucon, homme distingué par son savoir, non-seulement dans un ordre savant, mais dans la république des lettres. Ce savant religieux a été réfuté par M. Bouhier premier président du parlement de Dijon, dont on peut consulter l’ouvrage ; nous nous bornerons ici à quelques remarques.

1°. On ne connoît les Thérapeutes que par Philon. Il faut donc s’en tenir à son témoignage ; mais peut-on croire qu’un ennemi de la religion chrétienne, & qui a persévéré jusqu’à la mort dans la profession du judaïsme, quoique l’Evangile fût connu, ait pris la peine de peindre d’une maniere si édifiante les ennemis de sa religion & de ses cérémonies ? Le judaïsme & le christianisme sont deux religions ennemies ; l’une travaille à s’établir sur les ruines de l’autre : il est impossible qu’on fasse un éloge magnifique d’une religion qui travaille à l’anéantissement de celle qu’on croit & qu’on professe.

2°. Philon de qui on tire les preuves en faveur du christianisme des Thérapeutes, étoit né l’an 723 de Rome. Il dit qu’il étoit fort jeune lorsqu’il composa ses ouvrages ; & que dans la suite ses études furent interrompues par les grands emplois qu’on lui confia. En suivant ce calcul, il faut nécessairement que Philon ait écrit avant J. C. & à plus forte raison avant que le Christianisme eût pénétré jusqu’à Alexandrie. Si on donne à Philon trente-cinq ou quarante ans lorsqu’il composoit ses livres, il n’étoit plus jeune. Cependant J. C. n’avoit alors que huit ou dix ans ; il n’avoit point encore enseigné ; l’Evangile n’étoit point encore connu : les Thérapeutes ne pouvoient par conséquent être chrétiens : d’où il est aisé de conclure que c’est une secte de Juifs réformés, dont Philon nous a laissé le portrait.

3°. Philon remarque que les Thérapeutes étoient une branche des Esséniens ; comment donc a-t-on pu en faire des chrétiens, & laisser les autres dans le judaïsme ?

Philon remarque encore que c’étoient des disciples de Moïse ; & c’est-là un caractere de judaïsme qui ne peut être contesté, sur-tout par des chrétiens. L’occupation de ces gens-là consistoit à feuilleter les sacrés volumes, à étudier la philosophie qu’ils avoient reçûe de leurs ancêtres, à y chercher des allégories, s’imaginant que les secrets de la nature étoient cachés sous les termes les plus clairs ; & pour s’aider dans cette recherche, ils avoient les commentaires des anciens ; car les premiers auteurs de cette secte avoient laissé divers volumes d’allégories, & leurs disciples suivoient cette méthode. Peut-on connoître là des chrétiens ? qui étoient ces ancêtres qui avoient laissé tant d’écrits, lorsqu’il y avoit à peine un seul évangile publié ? Peut-on dire que les écrivains sacrés nous ayent laissé des volumes pleins d’allégories ? quelle religion seroit la nôtre, si on ne trouvoit que cela dans les livres divins ? Peut-on dire que l’occupation des premiers saints du Christianisme fut de chercher les secrets de la nature cachés sous les termes les plus clairs de la parole de Dieu ? Cela convenoit à des mystiques & à des dévots contemplatifs, qui se mêloient de medecine : cela convenoit à des Juifs, dont les docteurs aimoient les allégories jusqu’à la fureur : mais ni les ancêtres, ni la philosophie, ni les volumes pleins d’allégories, ne conviennent point aux auteurs de la religion chrétienne, ni aux chrétiens.

4°. Les Thérapeutes s’enfermoient toute la semaine sans sortir de leurs cellules, & même sans oser regarder par les fenêtres, & ne sortoient de-là que le jour du sabbat, portant leurs mains sous le manteau : l’une entre la poitrine & la barbe, & l’autre sur le côté. Reconnoit-on les Chrétiens à cette posture ? & le jour de leur assemblée qui étoit le samedi, ne marque-t-il pas que c’étoient là des Juifs, rigoureux observateurs du jour du repos que Moïse avoit indiqué ? Accoutumés comme la cigale à vivre de rosée, ils jeûnoient toute la semaine, mais ils mangeoient & se reposoient le jour du sabbat. Dans leurs têtes ils avoient une table sur laquelle on mettoit du pain, pour imiter la table des pains de proposition que Moïse avoit placée dans le temple. On chantoit des hymnes nouveaux, & qui étoient l’ouvrage du plus ancien de l’assemblée ; mais lorsqu’il n’en composoit pas, on prenoit ceux de quelque ancien poëte. On ne peut pas dire qu’il y eût alors d’anciens poëtes chez les Chrétiens ; & ce terme ne convient guere au prophête David. On dansoit aussi dans cette fête ; les hommes & les femmes le faisoient en mémoire de la mer Rouge, parce qu’ils s’imaginoient que Moïse avoit donné cet exemple aux hommes, & que sa sœur s’étoit mise à la tête des femmes pour les faire danser & chanter. Cette fête duroit jusqu’au lever du soleil ; & des le moment que l’aurore paroissoit, chacun se tournoit du côté de l’orient, se souhaitoit le bon jour, & se retiroit dans sa cellule pour méditer & contempler Dieu : on voit là la même superstition pour le soleil qu’on a déja remarquée dans les Esséniens du premier ordre.

5°. Enfin, on n’adopte les Thérapeutes qu’à cause de leurs austérités, & du rapport qu’ils ont avec la vie monastique.

Mais ne voit-on pas de semblables exemples de tempérance & de chasteté chez les payens, & particulierement dans la secte de Pythagore, à laquelle Josephe la comparoit de son tems ? La communauté des biens avoit ébloui Eusebe, & l’avoit obligé de comparer les Esséniens aux fideles dont il est parlé dans l’histoire des Actes, qui mettoient tout en commun. Cependant les disciples de Pythagore faisoient la même chose ; car c’étoit une de leurs maximes, qu’il n’étoit pas permis d’avoir rien en propre. Chacun apportoit à la communauté ce qu’il possédoit : on en assistoit les pauvres, lors même qu’ils étoient absens ou éloignés ; & ils poussoient si loin la charité, que l’un d’eux condamné au supplice par Denys le tyran, trouva un pleige qui prit sa place dans la prison ; c’est le souverain degré de l’amour que de mourir les uns pour les autres. L’abstinence des viandes étoit sévérement observée par les disciples de Pythagore, aussi-bien que par les Thérapeutes. On ne mangeoit que des herbes crues ou bouillies. Il y avoit une certaine portion de pain réglée, qui ne pouvoit ni charger ni remplir l’estomac : on le frottoit quelquefois d’un peu de miel. Le vin étoit défendu, & on n’avoit point d’autre breuvage que l’eau pure. Pythagore vouloit qu’on négligeât les plaisirs & les voluptés de cette vie, & ne les trouvoit pas dignes d’arrêter l’homme sur la terre. Il rejettoit les onctions d’huile comme les Thérapeutes : ses disciples portoient des habits blancs ; ceux de lin paroissoient trop superbes, ils n’en avoient que de laine. Ils n’osoient ni railler, ni rire, & ils ne devoient point jurer par le nom de Dieu, parce que chacun devoit faire connoître sa bonne foi, & n’avoir pas besoin de ratifier sa parole par un serment. Ils avoient un profond respect pour les vieillards, devant lesquels ils gardoient long-tems le silence. Il n’osoient faire de l’eau en présence du soleil, superstition que les Thérapeutes avoient encore empruntée d’eux. Enfin ils étoient fort entêtés de la spéculation & du repos qui l’accompagne ; c’est pourquoi ils en faisoient un de leurs préceptes les plus importans.

O juvenes ! tacitâ colite hac pia sacra quiete ;


disoit Pythagore à ses disciples, à la tête d’un de ses ouvrages. En comparant les sectes des Thérapeutes & des Pythagoriciens, on les trouve si semblables dans tous les chefs qui ont ébloui les Chrétiens, qu’il semble que l’une soit sortie de l’autre. Cependant si on trouve de semblables austérités chez les payens, on ne doit plus être étonné de les voir chez les Juifs éclairés par la loi de Moïse ; & on ne doit pas leur ravir cette gloire pour la transporter au Christianisme.

Histoire de la philosophie juive depuis la ruine de Jérusalem. La ruine de Jérusalem causa chez les Juifs des révolutions qui furent fatales aux Sciences. Ceux qui avoient échappé à l’epée des Romains, aux flammes qui réduisirent en cendres Jérusalem & son temple, ou qui après la désolation de cette grande ville, ne furent pas vendus au marché comme des esclaves & des bêtes de charge, tâcherent de chercher une retraite & un asile. Ils en trouverent un en Orient & à Babylone, où il y avoit encore un grand nombre de ceux qu’on y avoit transportés dans les anciennes guerres : il étoit naturel d’aller implorer là la charité de leurs freres, qui s’y étoient fait des établissemens considérables. Les autres se refugierent en Egypte, où il y avoit aussi depuis long-tems beaucoup de Juifs puissans & assez riches pour recevoir ces malheureux, mais ils porterent là leur esprit de sédition & de révolte, ce qui y causa un nouveau massacre. Les rabins assurent que les familles considérables furent transportées dès ce tems-là en Espagne, qu’ils appelloient sépharad ; & que c’est dans ce lieu où sont encore les restes des tribus de Benjamin & de Judas les descendans de la maison de David : c’est pourquoi les juifs de ce pays-là ont toujours regardé avec mépris ceux des autres nations, comme si le sang royal & la distinction des tribus s’étoient mieux conservées chez eux, que par-tout ailleurs. Mais il y eut un quatrieme ordre de juifs qui pourroient à plus juste titre se faire honneur de leur origine. Ce furent ceux qui demeurerent dans leur patrie, ou dans les masures de Jérusalem, ou dans les lieux voisins, dans lesquels ils se distinguerent en rassemblant un petit corps de la nation, & par les charges qu’ils y exercerent. Les rabbins assurent même que Tite fit transporter le sanhédrim à Japhné ou Jamnia, & qu’on érigea deux académies, l’une à Tibérias, & l’autre à Lydde. Enfin ils soutiennent qu’il y eut aussi dès ce tems-là un patriarche qui après avoir travaillé à rétablir la religion & son église dispersée, étendit son autorité sur toutes les synagogues de l’Occident.

On prétend que les académies furent érigées l’an 220 ou l’an 230 ; la plus ancienne étoit celle de Nahardea, ville située sur les bords de l’Euphrate. Un rabbin nommé Samuel prit la conduite de cette école : ce Samuel est un homme fameux dans sa nation. Elle le distingue par les titres de vigilant, d’arioch, de sapor boi, & de lunatique, parce qu’on prétend qu’il gouvernoit le peuple aussi absolument que les rois font leurs sujets, & que le chemin du ciel lui étoit aussi connu que celui de son académie. Il mourut l’an 270 de J. C. & la ville de Nahardea ayant été prise l’an 278, l’académie fut ruinée.

On dit encore qu’on érigea d’abord l’académie à Sora, qui avoit emprunté son nom de la Syrie ; car les Juifs le donnent à toutes les terres qui s’étendent depuis Damas & l’Euphrate, jusqu’à Babylone, & Sora étoit située sur l’Euphrate.

Pumdebita étoit une ville située dans la Mésopotamie, agréable par la beauté de ses édifices. Elle étoit fort décriée par les mœurs de ses habitans, qui étoient presque tous autant de voleurs : personne ne vouloit avoir commerce avec eux ; & les Juifs ont encore ce proverbe : qu’il faut changer de domicile lorsqu’on a un pumdébitain pour voisin. Rabbin Chasda ne laissa pas de la choisir l’an 290 pour y enseigner. Comme il avoit été collegue de Huna qui régentoit à Sora, il y a lieu de soupçonner que quelque jalousie ou quelque chagrin personnel l’engagea à faire cette erection. Il ne put pourtant donner à sa nouvelle académie le lustre & la réputation qu’avoit déja celle de Sora, laquelle tint toujours le dessus sur celle de Pumdebita.

On érigea deux autres académies l’an 373, l’une à Naresch proche de Sora, & l’autre à Machusia ; enfin il s’en éleva une cinquieme à la fin du dixieme siecle, dans un lieu nommé Peruts Sciabbur, où l’on dit qu’il y avoit neuf mille Juifs.

Les chefs des académies ont donné beaucoup de lustre à la nation juive par leurs écrits, & ils avoient un grand pouvoir sur le peuple ; car comme le gouvernement des Juifs dépend d’une infinité de cas de conscience, & que Moïse a donné des lois politiques qui sont aussi sacrées que les cérémonielles, ces docteurs qu’on consultoit souvent étoient aussi les maître des peuples. Quelques-uns croient même que depuis la ruine du temple, les conseils étant ruinés ou confondus avec les académies, le pouvoir appartenoit entierement aux chefs de ces académies.

Parmi tous ces docteurs juifs, il n’y en a eu aucun qui se soit rendu plus illustre, soit par l’intégrité de ses mœurs, soit par l’étendue de ses connoissances, que Juda le Saint. Après la ruine de Jérusalem, les chefs des écoles ou des académies qui s’étoient élévées dans la Judée, ayant pris quelque autorité sur le peuple par les leçons & les conseils qu’ils lui donnoient, furent appellés princes de la captivité. Le premier de ces princes fut Gamaliel, qui eut pour successeur Simeon III. son fils, après lequel parut Juda le Saint dont nous parlons ici. Celui-ci vint au monde le même jour qu’Attibas mourut ; & on s’imagine que cet événement avoit été prédit par Salomon, qui a dit qu’un soleil se leve, & qu’un soleil se couche. Attibas mourut sous Adrien, qui lui fit porter la peine de son imposture. Ghédalia place la mort violente de ce fourbe l’an 37, après la ruine du temple, qui seroit la cent quarante-troisieme année de l’ére chrétienne ; mais alors il seroit évidemment faux que cet événement fût arrivé sous l’empire d’Adrien qui étoit déja mort ; & si Juda le Saint naissoit alors, il faut nécessairement fixer sa naissance à l’an 135 de J. C. On peut remarquer, en passant, qu’il ne faut pas s’arrêter aux calculs des Juifs, peu jaloux d’une exacte chronologie.

Le lieu de sa naissance étoit Tsippuri. Ce terme signifie un petit oiseau, & la ville étoit située sur une des montagnes de la Galilée. Les Juifs, jaloux de la gloire de Juda, lui donnent le titre de saint, ou même de saint des saints, à cause de la pureté de sa vie. Cependant je n’ose dire en quoi consistoit cette pureté ; elle paroîtroit badine & ridicule. Il devint le chef de la nation, & eut une si grande autorité, que quelques-uns de ses disciples ayant osé le quitter pour aller faire une intercalation à Lydde, ils eurent tous un mauvais regard ; c’est-à dire, qu’ils moururent tous d’un châtiment exemplaire : mais ce miracle est fabuleux.

Juda devint plus recommandable par la répétition de la loi qu’il publia. Ce livre est un code du droit civil & canonique des Juifs, qu’on appelle Misnah. Il crut qu’il étoit souverainement nécessaire d’y travailler, parce que la nation dispersée en tant de lieux, avoit oublié les rites, & se seroit éloignée de la religion & de la jurisprudence de ses ancêtres, si on les confioit uniquement à leur mémoire. Au lieu qu’on expliquoit auparavant la tradition selon la volonté des professeurs, ou par rapport à la capacité des étudians, ou bien enfin selon les circonstances qui le demandoient, Juda fit une espece de système & de cours qu’on suivit depuis exactement dans les académies. Il divisa ce rituel en six parties. La premiere roule sur la distinction des semences dans un champ, les arbres, les fruits, les décimes, &c. La seconde regle, l’observance des fêtes. Dans la troisieme qui traite des femmes, on décide toutes les causes matrimoniales. La quatrieme qui regarde les pertes, roule sur les procès qui naissent dans le commerce, & les procédures qu’on y doit tenir : on y ajoute un traité d’idolatrie, parce que c’est un des articles importans sur lesquels roulent les jugemens. La cinquieme partie regarde les oblations, & on examine dans la derniere tout ce qui est nécessaire à la purification.

Il est difficile de fixer le tems auquel Juda le Saint commença & finit cet ouvrage, qui lui a donné une si grande réputation. Il faut seulement remarquer, 1°. qu’on ne doit pas le confondre avec le thalmud, dont nous parlerons bien-tôt, & qui ne fut achevé que long-tems après. 2°. On a mal placé cet ouvrage dans les tables chronologiques des synagogues, lorsqu’on compte aujourd’hui 1614 ans depuis sa publication ; car cette année tomberoit sur l’année 140 de J. C. où Juda le Saint ne pouvoit avoir que quatre ans. 3°. Au contraire, on le retarde trop, lorsqu’on assure qu’il fut publié cent cinquante ans après la ruine de Jérusalem ; car cette année tomberoit sur l’an 220 ou 218 de J. C. & Juda étoit mort auparavant. 4°. En suivant le calcul qui est le plus ordinaire, Juda doit être né l’an 135 de J. C. Il peut avoir travaillé à ce recueil depuis qu’il fut prince de la captivité, & après avoir jugé souvent les différends qui naissoient dans sa nation. Ainsi on peut dire qu’il le fit environ l’an 180, lorsqu’il avoit quarante-quatre ans, à la fleur de son âge, & qu’une assez longue expérience lui avoit appris à décider les questions de la loi.

Juda s’acquit une si grande autorité par cet ouvrage, qu’il se mit au-dessus des lois ; car au lieu que pendant que Jérusalem subsistoit, les chefs du Sanhédrim étoient soumis à ce conseil, & sujets à la peine, Juda, si l’on en croit les historiens de sa nation, s’éleva au-dessus des anciennes lois, & Siméon, fils de Lachis, ayant osé soutenir que le prince devoit être foüetté lorsqu’il péchoit, Juda envoya ses officiers pour l’arrêter, & l’auroit puni sévérement, s’il ne lui étoit échappé par une prompte fuite. Juda conserva son orgueil jusqu’à la mort ; car il voulut qu’on portât son corps avec pompe, & qu’on pleurât dans toutes les grandes villes où l’enterrement passeroit, défendant de le faire dans les petites. Toutes les villes coururent à cet enterrement ; le jour fut prolongé, & la nuit retardée jusqu’à ce que chacun fût de retour dans sa maison, & eût le tems d’allumer une chandelle pour le sabbat. La fille de la voix se fit entendre, & prononça que tous ceux qui avoient suivi la pompe funebre seroient sauvés, à l’exception d’un seul qui tomba dans le desespoir, & se précipita.

Origine du Thalmud & de la Gémare. Quoique le recueil des traditions, composé par Juda le Saint, sous le titre de Misnah, parût un ouvrage parfait, on ne laissoit pas d’y remarquer encore deux défauts considérables : l’un, que ce recueil étoit confus, parce que l’auteur y avoit rapporté le sentiment de différens docteurs, sans les nommer, & sans décider lequel de ces sentimens méritoit d’être préféré ; l’autre défaut rendoit ce corps de Droit canon presque inutile, parce qu’il étoit trop court, & ne résolvoit qu’une petite partie des cas douteux, & des questions qui commencoient à s’agiter chez les Juifs.

Afin de remédier à ces défauts, Jochanan aidé de Rab & de Samuel, deux disciples de Juda le Saint, firent un commentaire sur l’ouvrage de leur maitre, & c’est ce qu’on appelle le thalmud (thalmud signifie doctrine) de Jérusalem. Soit qu’il eût été composé en Judée pour les Juifs qui étoient restés en ce pays-là ; soit qu’il fût écrit dans la langue qu’on y parloit, les Juifs ne s’accordent pas sur le tems auquel cette partie de la gémare, qui signifie perfection, fut composée. Les uns croient que ce fut deux cens ans après la ruine de Jérusalem. Enfin, il y a quelques docteurs qui ne comptent que cent cinquante ans, & qui soutiennent que Rab & Samuel, quittant la Judée, allerent à Babylonne l’an 219 de l’ére chrétienne. Cependant ce sont-là les chefs du second ordre des théologiens qui sont appellés Gémaristes, parce qu’ils ont composé la gémare. Leur ouvrage ne peut être placé qu’après le regne de Dioclétien ; puisqu’il y est parlé de ce prince. Le P. Morin soutient même qu’il y a des termes barbares, comme celui de borgheni, pour marquer un bourg, dont nous sommes redevables aux Vandales ou aux Goths ; d’où il conclut que cet ouvrage ne peut avoir paru que dans le cinquieme siecle.

Il y avoit encore un défaut dans la gémare ou le thalmud de Jérusalem ; car on n’y rapportoit que les sentimens d’un petit nombre de docteurs. D’ailleurs il étoit écrit dans une langue très-barbare, qui étoit celle qu’on parloit en Judée, & qui s’étoit corrompue par le mélange des nations étrangeres. C’est pourquoi les Amoréens, c’est-à-dire les commentateurs, commencerent une nouvelle explication des traditions. R. Ase se chargea de ce travail. Il tenoit son école à Sora, proche de Babylone ; & ce fut-là qu’il produisit son commentaire sur la misnah de Jada. Il ne l’acheva pas ; mais ses enfans & ses disciples y mirent la derniere main. C’est-là ce qu’on appelle la gémare ou le thalmud de Babylone, qu’on préfere à celui de Jérusalem. C’est un grand & vaste corps qui renferme les traditions, le droit canon des Juifs, & toutes les questions qui regardent la loi. La misnah est le texte ; la gémare en est le commentaire, & ces deux parties font le thalmud de Babylone.

La foule des docteurs juifs & chrétiens convient que le thalmud fut achevé l’an 500 ou 505 de l’ére chrétienne : mais le P. Morin, s’écartant de la route ordinaire, soutient qu’on auroit tort de croire tout ce que les Juifs disent sur l’antiquité de leurs livres, dont ils ne connoissent pas eux-mêmes l’origine. Il assure que la misnah ne put être composée que l’an 500, & le thalmud de Babylone l’an 700 ou environ. Nous ne prenons aucun intérêt à l’antiquité de ces livres remplis de traditions. Il faut même avouer qu’on ne peut fixer qu’avec beaucoup de peine & d’incertitude le tems auquel le thalmud peut avoir été formé, parce que c’est une compilation composée de décisions d’un grand nombre de docteurs qui ont étudié les cas de conscience, & à laquelle on a pu ajouter de tems en tems de nouvelles décisions. On ne peut se confier sur cette matiere, ni au témoignage des auteurs juifs, ni au silence des chrétiens : les premiers ont intérêt à vanter l’antiquité de leurs livres, & ils ne sont pas exacts en matiere de Chronologie : les seconds ont examiné rarement ce qui se passoit chez les Juifs, parce qu’ils ne faisoient qu’une petite figure dans l’Empire. D’ailleurs leur conversion étoit rare & difficile ; & pour y travailler, il falloit apprendre une langue qui leur paroissoit barbare. On ne peut voir sans étonnement que dans ce grand nombre de prêtres & d’évêques qui ont composé le clergé pendant la durée de tant de siecles, il y en ait eu si peu qui ayent sû l’hébreu, & qui ayent pû lire ou l’ancien Testament, ou les commentaires des Juifs dans l’original. On passoit le tems à chicaner sur des faits ou des questions subtiles, pendant qu’on négligeoit une étude utile ou nécessaire. Les témoins manquent de toutes parts ; & comment s’assûrer de la tradition, lorsqu’on est privé de ce secours ?

Jugemens sur le Thalmud. On a porté quatre jugemens différens sur le thalmud ; c’est-à-dire, sur ce corps de droit canon & de tradition. Les Juifs l’égalent à la loi de Dieu. Quelques Chrétiens l’estiment avec excès. Les troisiemes le condamnent au feu, & les derniers gardent un juste milieu entre tous ces sentimens. Il faut en donner une idée générale.

Les Juifs sont convaincus que les Thalmudistes n’ont jamais été inspirés, & ils n’attribuent l’inspiration qu’aux Prophetes. Cependant ils ne laissent pas de préférer le thalmud à l’Ecriture sainte ; car ils comparent l’Ecriture à l’eau, & la tradition à du vin excellent : la loi est le sel ; la misnah du poivre, & les thalmuds sont des aromates précieux. Ils soutiennent hardiment que celui qui péche contre Moïse peut être absous ; mais qu’on mérite la mort, lorsqu’on contredit les docteurs ; & qu’on commet un péché plus criant, en violant les préceptes des sages que ceux de la loi. C’est pourquoi ils infligent une peine sale & puante à ceux qui ne les observent pas : damnantur in stercore bullienti. Ils décident les questions & les cas de conscience par le thalmud comme par une loi souveraine.

Comme il pourroit paroître étrange qu’on puisse préférer les traditions à une loi que Dieu a dictée, & qui a été écrite par ses ordres, il ne sera pas inutile de prouver ce que nous venons d’avancer par l’autorité des rabbins.

R. Isaac nous assure qu’il ne faut pas s’imaginer que la loi écrite soit le fondement de la religion ; au contraire, c’est la loi orale. C’est à cause de cette derniere loi que Dieu a traité alliance avec le peuple d’Israel. En effet, il savoit que son peuple seroit transporté chez les nations étrangeres, & que les Payens transcriroient ses livres sacrés. C’est pourquoi il n’a pas voulu que la loi orale fût écrite, de de peur qu’elle ne fût connue des idolatres ; & c’est ici un des préceptes généraux des rabbins : Apprens, mon fils, a avoir plus d’attention aux paroles des Scribes qu’aux paroles de la loi.

Les rabbins nous fournissent une autre preuve de l’attachement qu’ils ont pour les traditions, & de leur vénération pour les sages, en soutenant dans leur corps de Droit, que ceux qui s’attachent à la lecture de la Bible ont quelque degré de vertu ; mais il est médiocre, & il ne peut être mis en ligne de compte. Etudier la seconde loi ou la tradition, c’est une vertu qui mérite sa récompense, parce qu’il n’y a rien de plus parfait que l’étude de la gémare. C’est pourquoi Eléazar, étant au lit de la mort, répondit à ses écoliers, qui lui demandoient le chemin de la vie & du siecle à venir : Détournez vos enfans de l’étude de la Bible, & les mettez aux piés des sages. Cette maxime est confirmée dans un livre qu’on appelle l’autel d’or ; car on y assure qu’il n’y a point d’étude au-dessus de celle du très-saint thalmud, & le R. Jacob donne ce précepte dans le thalmud de Jérusalem : Apprens, mon fils, que les paroles des Scribes sont plus aimables que celles de Prophetes.

Enfin, tout cela est prouvé par une historiette du roi Pirgandicus. Ce prince n’est pas connu, mais cela n’est point nécessaire pour découvrir le sentiment des rabbins. C’étoit un infidele, qui pria onze docteurs fameux à souper. Il les reçut magnifiquement, & leur proposa de manger de la chair de pourceau, d’avoir commerce avec des femmes payennes, ou de boire du vin consacré aux idoles. Il falloit opter entre ces trois partis. On délibéra & on résolut de prendre le dernier, parce que les deux premiers articles avoient été défendus par la loi, & que c’étoient uniquement les rabbins qui défendoient de boire le vin consacré aux faux dieux. Le roi se conforma au choix des docteurs. On leur donna du vin impur, dont ils burent largement. On fit ensuite tourner la table, qui étoit sur un pivot. Les docteurs échauffés par le vin, ne prirent point garde à ce qu’ils mangeoient ; c’étoit de la chair de pourceau. En sortant de table, on les mit au lit, où ils trouverent des femmes. La concupiscence échauffée par le vin, joua son jeu. Le remords ne se fit sentir que le lendemain matin, qu’on apprit aux docteurs qu’ils avoient violé la loi par degrés. Ils en furent punis : car ils moururent tous la même année de mort subite ; & ce malheur leur arriva, parce qu’ils avoient méprisé les préceptes des sages, & qu’ils avoient cru pouvoir le faire plus impunément que ceux de la loi écrite : & en effet on lit dans la misnah, que ceux qui péchent contre les paroles des sages sont plus coupables que ceux qui violent les paroles de la loi.

Les Juifs demeurent d’accord que cette loi ne suffit pas ; c’est pourquoi on y ajoute souvent de nouveaux commentaires dans lesquels on entre dans un détail plus précis, & on fait souvent de nouvelles décisions. Il est même impossible qu’on fasse autrement, parce que les définitions thalmudiques, qui sont courtes, ne pourvoient pas à tout, & sont très-souvent obscures ; mais lorsque le thalmud est clair, on le suit exactement.

Cependant on y trouve une infinité de choses qui pourroient diminuer la profonde vénération qu’on a depuis tant de siecles pour cet ouvrage, si on le lisoit avec attention & sans préjugé. Le malheur des Juifs est d’aborder ce livre avec une obéissance aveugle pour tout ce qu’il contient. On forme son goût sur cet ouvrage, & on s’accoutume à ne trouver rien de beau que ce qui est conforme au thalmud ; mais si on l’examinoit comme une compilation de différens auteurs qui ont pu se tromper, qui ont eu quelquefois un très-mauvais goût dans le choix des matieres qu’ils ont traitées, & qui ont pu être ignorans, on y remarqueroit cent choses qui avilissent la religion, au lieu d’en relever l’éclat.

On y conte que Dieu, afin de tuer le tems avant la création de l’univers, où il étoit seul, s’occupoit à bâtir divers mondes qu’il détruisoit aussi-tôt, jusqu’à ce que, par différens essais, il eut appris à en faire un aussi parfait que le nôtre. Ils rapportent la finesse d’un rabbin, qui trompa Dieu & le diable ; car il pria le démon de le porter jusqu’à la porte des cieux, afin qu’après avoir vû de-là le bonheur des saints, il mourût plus tranquillement. Le diable fit ce que le rabbin demandoit, lequel voyant la porte du ciel ouverte, se jetta dedans avec violence, en jurant son grand Dieu qu’il n’en sortiroit jamais ; & Dieu, qui ne vouloit pas laisser commettre un parjure, fut obligé de le laisser-là, pendant que le démon trompé s’en alloit fort honteux. Non seulement on y fait Adam hermaphrodite ; mais on soutient qu’ayant voulu assouvir sa passion avec tous les animaux de la terre, il ne trouva qu’Eve qui pût le contenter. Ils introduisent deux femmes qui vont disputer dans les synagoges sur l’usage qu’un mari peut faire d’elles ; & les rabbins décident nettement qu’un mari peut faire sans crime tout ce qu’il veut, parce qu’un homme qui achete un poisson, peut manger le devant ou le derriere, selon son bon plaisir. On y trouve des contradictions sensibles, & au lieu de se donner la peine de les lever, ils font intervenir une voix miraculeuse du ciel, qui crie que l’une & l’autre, quoique directement opposées, vient du ciel. La maniere dont ils veulent qu’on traite les Chrétiens est dure : car ils permettent qu’on vole leur bien, qu’on les regarde comme des bêtes brutes, qu’on les pousse dans le précipice si on les voit sur le bord, qu’on les tue impunément, & qu’on fasse tous les matins de terribles imprécations contre eux. Quoique la haine & le desir de la vengeance ait dicté ces leçons, il ne laisse pas d’être étonnant qu’on seme dans un sommaire de la religion des lois & des préceptes si évidemment opposés à la charité.

Les docteurs qui ont travaillé à ces recueils de traditions, profitant de l’ignorance de leur nation, ont écrit tout ce qui leur venoit dans l’esprit, sans se mettre en peine d’accorder leurs conjectures avec l’histoire étrangere qu’ils ignoroient parfaitement.

L’historiette de César se plaignant à Gamaliel de ce que Dieu est un voleur, est badine. Mais devoit-elle avoir sa place dans ce recueil ? César demande à Gamaliel pourquoi Dieu a dérobé une côte à Adam. La fille répond, au lieu de son pere, que les voleurs étoient venus la nuit passée chez elle, & qu’ils avoient laissé un vase d’or dans sa maison, au lieu de celui de terre qu’ils avoient emporté, & qu’elle ne s’en plaignoit pas. L’application du conte étoit aisée. Dieu avoit donné une servante à Adam, au lieu d’une côte : le changement est bon : César l’approuva ; mais il ne laissa pas de censurer Dieu de l’avoir fait en secret & pendant qu’Adam dormoit. La fille toujours habile, se fit apporter un morceau de viande cuite sous la cendre, & ensuite elle le présente à l’Empereur, lequel refuse d’en manger : cela me fait mal au cœur, dit César ; hé bien, répliqua la jeune fille, Eve auroit fait mal au cœur au premier homme, si Dieu la lui avoit donnée grossierement & sans art, après l’avoir formée sous ses yeux. Que de bagatelles !

Cependant il y a des Chrétiens qui, à l’imitation des Juifs, regardent le Thalmud comme une mine abondante, d’où l’on peut tirer des trésors infinis. Ils s’imaginent qu’il n’y a que le travail qui dégoute les hommes de chercher ces trésors, & de s’en enrichir : ils se plaignent (Sixtus Senensis. Galatin. Morin.) amerement du mépris qu’on a pour les rabbins. Ils se tournent de tous les côtés, non-seulement pour les justifier, mais pour faire valoir ce qu’ils ont dit. On admire leurs sentences ; on trouve dans leurs rites mille choses qui ont du rapport avec la religion chrétienne, & qui en développent les mysteres. Il semble que J. C. & ses apôtres n’ayent pu avoir de l’esprit qu’en copiant les Rabbins qui sont venus après eux. Du moins c’est à l’imitation des Juifs que ce divin redempteur a fait un si grand usage du style métaphorique : c’est d’eux aussi qu’il a emprunté les paraboles du Lazare, des vierges folles, & celle des ouvriers envoyés à la vigne, car on les trouve encore aujourd’hui dans le Thalmud.

On peut raisonner ainsi par deux motifs différens. L’amour-propre fait souvent parler les docteurs. On aime à se faire valoir par quelqu’endroit ; & lorsqu’on s’est jetté dans une étude, sans peser l’usage qu’on en peut faire, on en releve l’utilité par intérêt ; on estime beaucoup un peu d’or chargé de beaucoup de crasse, parce qu’on a employé beaucoup de tems à le déterrer. On crie à la négligence ; & on accuse de paresse ceux qui ne veulent pas se donner la même peine, & suivre la route qu’on a prise. D’ailleurs on peut s’entêter des livres qu’on lit : combien de gens ont été fous de la théologie scolastique, qui n’apprenoit que des mots barbares, au lieu des vérités solides qu’on doit chercher. On s’imagine que ce qu’on étudie avec tant de travail & de peine, ne peut être mauvais ; ainsi, soit par intérêt ou par préjugé, on loue avec excès ce qui n’est pas fort digne de louange.

N’est-il pas ridicule de vouloir que J. C. ait emprunté ses paraboles & ses leçons des Thalmudistes, qui n’ont vécu que trois ou quatre cens ans après lui ? Pourquoi veut-on que les Thalmudistes n’ayent pas été ses copistes ? La plûpart des paraboles qu’on trouve dans le Thalmud, sont différentes de celles de l’évangile, & on y a presque toujours un autre but. Celle des ouvriers qui vont tard à la vigne, n’est-elle pas revêtue de circonstances ridicules, & appliquée au R. Bon qui avoit plus travaillé sur la loi en vingt-huit ans, qu’un autre n’avoit fait en cent ? On a recueilli quantité d’expressions & de pensées des Grecs, qui ont rapport avec celles de l’évangile. Dira-t-on pour cela que J. C. ait copié les écrits des Grecs ? On dit que ces paraboles étoient dejà inventées, & avoient cours chez les Juifs avant que J. C. enseignât : mais d’où le sait-on ? Il faut deviner, afin d’avoir le plaisir de faire des Pharisiens autant de docteurs originaux, & de J. C. un copiste qui empruntoit ce que les autres avoient de plus fin & de plus délicat. J. C. suivoit ses idées, & débitoit ses propres pensées ; mais il faut avouer qu’il y en a de communes à toutes les nations, & que plusieurs hommes disent la même chose, sans s’être jamais connus, ni avoir lu les ouvrages des autres. Tout ce qu’on peut dire de plus avantageux pour les Thalmudistes, c’est d’avoir fait des comparaisons semblables à celles de J. C. mais l’application que le fils de Dieu en faisoit, & les leçons qu’il en a tirées, sont toûjours belles & sanctifiantes, au lieu que l’application des autres est presque toûjours puérile & badine.

L’étude de la Philosophie cabalistique fut en usage chez les Juifs, peu de tems après la ruine de Jérusalem. Parmi les docteurs qui s’appliquerent à cette prétendue science, R. Atriba, & R. Simeon Ben Jochaï furent ceux qui se distinguerent le plus. Le premier est auteur du livre Jezivah, ou de la création ; le second, du Sohar, ou du livre de la splendeur. Nous allons donner l’abregé de la vie de ces deux hommes si célebres dans leur nation.

Atriba fleurit peu après que Tite eut ruiné la ville de Jérusalem. Il n’étoit juif que du côté de sa mere, & l’on prétend que son pere descendoit de Lisera, général d’armée de Jabin, roi de Tyr. Atriba vécut à la campagne jusqu’à l’âge de quarante ans, & n’y eut pas un emploi fort honorable, puisqu’il y gardoit les troupeaux de Calba Schuva, riche bourgeois de Jérusalem. Enfin il entreprit d’étudier, à l’instigation de la fille de son maître, laquelle lui promit de l’épouser, s’il faisoit de grands progrès dans les sciences. Il s’appliqua si fortement à l’étude pendant les vingt-quatre ans qu’il passa aux académies, qu’après cela il se vit environné d’une foule de disciples, comme un des plus grands maîtres qui eussent été en Israël. Il avoit, dit-on, jusqu’à vingt-quatre mille écoliers. Il se déclara pour l’imposteur Barcho-chebas, & soutint que c’étoit de lui qu’il falloit entendre ces paroles de Balaam, une étoile sortira de Jacob, & qu’on avoit en sa personne le véritable messie. Les troupes que l’empereur Hadrien envoya contre les Juifs, qui sous la conduite de ce faux messie, avoient commis des massacres épouvantables, exterminerent cette faction. Atriba fut pris & puni du dernier supplice avec beaucoup de cruauté. On lui déchira la chair avec des peignes de fer, mais de telle sorte qu’on faisoit durer la peine, & qu’on ne le fit mourir qu’à petit feu. Il vécut six vingt ans, & fut enterré avec sa femme dans une caverne, sur une montagne qui n’est pas loin de Tibériade. Ses 24 mille disciples furent enterrés au-dessous de lui sur la même montagne. Je rapporte ces choses, sans prétendre qu’on les croye toutes. On l’accuse d’avoir altéré le texte de la bible, afin de pouvoir répondre à une objection des Chrétiens. En effet jamais ces derniers ne disputerent contre les Juifs plus fortement que dans ce tems-là, & jamais aussi ils ne les combattirent plus efficacement. Car ils ne faisoient que leur montrer d’un côté les évangiles, & de l’autre les ruines de Jérusalem, qui étoient devant leurs yeux, pour les convaincre que J. C. qui avoit si clairement prédit sa désolation, étoit le prophete que Moïse avoit promis. Ils les pressoient vivement par leurs propres traditions, qui portoient que le Christ se manifesteroit après le cours d’environ six mille ans, en leur montrant que ce nombre d’années étoit accompli.

Les Juifs donnent de grands éloges à Atriba ; ils l’appelloient Sethumtaah, c’est-à-dire, l’authentique. Il faudroit un volume tout entier, dit l’un d’eux (Zautus), si l’on vouloit parler dignement de lui. Son nom, dit un autre (Kionig) a parcouru tout l’univers, & nous avons reçu de sa bouche toute la loi orale.

Nous avons dejà dit que Simeon Jochaïdes est l’auteur du fameux livre de Zohar, auquel on a fait depuis un grand nombre d’additions. Il est important de savoir ce qu’on dit de cet auteur & de son livre, puisque c’est-là où sont renfermés les mysteres de la cabale, & qu’on lui donne la gloire de les avoir transmis à la postérité.

On croit que Siméon vivoit quelques années avant la ruine de Jérusalem. Tite le condamna à la mort, mais son fils & lui se déroberent à la persécution, en se cachant dans une caverne, où ils eurent le loisir de composer le livre dont nous parlons. Cependant comme il ignoroit encore diverses choses, le prophete Elie descendoit de tems en tems du ciel dans la caverne pour l’instruire, & Dieu l’aidoit miraculeusement, en ordonnant aux mots de se ranger les uns auprès des autres, dans l’ordre qu’ils devoient avoir pour former de grands mysteres.

Ces apparitions d’Elie & le secours miraculeux de Dieu embarrassent quelques auteurs chrétiens : ils estiment trop la cabale, pour avouer que celui qui en a révélé les mysteres, soit un imposteur qui se vante mal-à-propos d’une inspiration divine. Soutenir que le démon qui animoit au commencement de l’église chrétienne Apollonius de Thyane, afin d’ébranler la foi des miracles apostoliques, répandit aussi chez les Juifs le bruit de ces apparitions fréquentes d’Elie, afin d’empêcher qu’on ne crût celle qui s’étoit faite pour J. C. lorsqu’il fut transfiguré sur le Thabor ; c’est se faire illusion, car Dieu n’exauce point la priere des démons lorsqu’ils travaillent à perdre l’Eglise, & ne fait point dépendre d’eux l’apparition des prophetes. On pourroit tourner ces apparitions en allégories ; mais on aime mieux dire que Siméon Jochaïdes dictoit ces mysteres avec le secours du ciel : c’est le témoignage que lui rend un chrétien (Knorrius) qui a publié son ouvrage.

La premiere partie de cet ouvrage a pour titre Zeniutha, ou mystere, parce qu’en effet on y révéle une infinité de choses. On prétend les tirer de l’Ecriture-sainte, & en effet on ne propose presque rien sans citer quelqu’endroit des écrivains sacrés, que l’auteur explique à sa maniere. Il seroit difficile d’en donner un extrait suivi ; mais on y découvre particulierement le microprosopon, c’est-à-dire le petit visage ; le macroprosopon, c’est-à-dire le long visage ; sa femme, les neuf & les treize conformations de sa barbe.

On entre dans un plus grand détail dans le livre suivant, qu’on appelle le grand sinode. Siméon avoit beaucoup de peine à révéler ces mysteres à ses disciples ; mais comme ils lui représenterent que le secret de l’éternel est pour ceux qui le craignent, & qu’ils l’assurerent tous qu’ils craignoient Dieu, il entra plus hardiment dans l’explication des grandes vérités. Il explique la rosée du cerveau du vieillard ou du grand visage. Il examine ensuite son crâne, ses cheveux, car il porte sur sa tête mille millions de milliers, & sept mille cinq cens boucles de cheveux blancs comme la laine. A chaque boucle il y a quatre cent dix cheveux, selon le nombre du mot Kadosch. Des cheveux on passe au front, aux yeux, au nez, & toutes ces parties du grand visage renferment des choses admirables ; mais sur-tout sa barbe est une barbe qui mérite des éloges infinis : « cette barbe est au-dessus de toute louange ; jamais ni prophete ni saint n’approcha d’elle ; elle est blanche comme la neige ; elle descend jusqu’au nombril ; c’est l’ornement des ornemens, & la vérité des vérités ; malheur à celui qui la touche : il y a treize parties dans cette barbe, qui renferment toutes de grands mysteres ; mais il n’y a que les initiés qui les comprennent ».

Enfin le petit synode est le dernier adieu que Siméon fit à ses disciples. Il fut chagrin de voir sa maison remplie de monde, parce que le miracle d’un feu surnaturel qui en écartoit la foule des disciples pendant la tenue du grand synode, avoit cessé ; mais quelques-uns s’étant retirés, il ordonna à R. Abba d’écrire ses dernieres paroles : il expliqua encore une fois le vieillard : « sa tête est cachée dans un lieu supérieur, où on ne la voit pas ; mais elle répand son front qui est beau, agréable ; c’est le bon plaisir des plaisirs ». On parle avec la même obscurité de toutes les parties du petit visage, sans oublier celle qui adoucit la femme.

Si on demande à quoi tendent tous les mysteres, il faut avouer qu’il est très-difficile de les découvrir, parce que toutes les expressions allégoriques étant susceptibles de plusieurs sens, & faisant naître des idées très différentes, on ne peut se fixer qu’après beaucoup de peine & de travail ; & qui veut prendre cette peine, s’il n’espere en tirer de grands usages ?

Remarquons plûtôt que cette méthode de peindre les opérations de la divinité sous des figures humaines, étoit fort en usage chez les Egyptiens ; car ils peignoient un homme avec un visage de feu, & des cornes, une crosse à la main droite, sept cercles à la gauche, & des aîles attachées à ses épaules. Ils représentoient par là Jupiter ou le Soleil, & les effets qu’il produit dans le monde. Le feu du visage signifioit la chaleur qui vivifie toutes choses ; les cornes, les rayons de lumiere. Sa barbe étoit mystérieuse, aussi bien que celle du long visage des cabalistes ; car elle indiquoit les élémens. Sa crosse étoit le symbole du pouvoir qu’il avoit sur tous les corps sublunaires. Ses cuisses étoient la terre chargée d’arbres & de moissons ; les eaux sortoient de son nombril ; ses genoux indiquoient les montagnes, & les parties raboteuses de la terre ; les aîles, les vents & la promptitude avec laquelle ils marchent : enfin les cercles étoient le symbole des planetes.

Siméon finit sa vie en débitant toutes ces visions. Lorsqu’il parloit à ses disciples, une lumiere éclatante se répandit dans toute la maison, tellement qu’on n’osoit jetter les yeux sur lui. Un feu étoit au-dehors, qui empêchoit les voisins d’entrer ; mais le feu & la lumiere ayant disparu, on s’apperçut que la lampe d’Israël étoit éteinte. Les disciples de Zippori vinrent en foule pour honorer ses funérailles, & lui rendre les derniers devoirs ; mais on les renvoya, parce que Eleazar son fils & R. Abba qui avoit été le secrétaire du petit synode, vouloient agir seuls. En l’enterrant on entendit une voix qui crioit : Venez aux nôces de Siméon ; il entrera en paix & reposera dans sa chambre. Une flamme marchoit devant le cercueil, & sembloit l’embraser ; & lorsqu’on le mit dans le tombeau, on entendit crier : C’est ici celui qui a fait trembler la terre, & qui a ébranlé les royaumes. C’est ainsi que les Juifs font de l’auteur du Zohar un homme miraculeux jusqu’après sa mort, parce qu’ils le regardent comme le premier de tous les cabalistes.

Des grands hommes qui ont fleuri chez les Juifs dans le douzieme siecle. Le douzieme siecle fut très-fécond en docteurs habiles. On ne se souciera peut-être pas d’en voir le catalogue, parce que ceux qui passent pour des oracles dans les synagogues, paroissent souvent de très-petits génies à ceux qui lisent leurs ouvrages sans préjugé. Les Chrétiens demandent trop aux rabbins, & les rabbins donnent trop peu aux Chrétiens. Ceux-ci ne lisent presque jamais les livres composés par un juif, sans un préjugé avantageux pour lui. Ils s’imaginent qu’ils doivent y trouver une connoissance exacte des anciennes cérémonies, des évenemens obscurs ; en un mot qu’on doit y lire la solution de toutes les difficultés de l’Ecriture. Pourquoi cela ? Parce qu’un homme est juif, s’ensuit-il qu’il connoisse mieux l’histoire de sa nation que les Chrétiens, puisqu’il n’a point d’autres secours que la bible & l’histoire de Josephe, que le juif ne lit presque jamais ? S’imagine t-on qu’il y a dans cette nation certains livres que nous ne connoissons pas, & que ces Messieurs ont lûs ? c’est vouloir se tromper, car ils ne citent aucun monument qui soit plus ancien que le christianisme. Vouloir que la tradition se soit conservée plus fidelement chez eux, c’est se repaître d’une chimere ; car comment cette tradition auroit elle pu passer de lieu en lieu, & de bouche en bouche pendant un si grand nombre de siecles & de dispersions fréquentes ? Il suffit de lire un rabbin pour connoître l’attachement violent qu’il a pour sa nation, & comment il déguise les faits, afin de les accommoder à ses préjugés. D’un autre côté les Rabbins nous donnent beaucoup moins qu’ils ne peuvent. Ils ont deux grands avantages sur nous ; car possédant la langue sainte dès leur naissance, ils pourroient fournir des lumieres pour l’explication des termes obscurs de l’Ecriture ; & comme ils sont obligés de pratiquer certaines cérémonies de la loi, ils pourroient par-là nous donner l’intelligence des anciennes. Ils le font quelquefois ; mais souvent au lieu de chercher le sens littéral des Ecritures, ils courent après des sens mystiques qui font perdre de vûe le but de l’écrivain, & l’intention du saint-Esprit. D’ailleurs ils descendent dans un détail excessif des cérémonies sous lesquelles ils ont enseveli l’esprit de la loi.

Si on veut faire un choix de ces docteurs, ceux du douzieme siecle doivent être préférés à tous les autres : car non-seulement ils étoient habiles, mais ils ont fourni de grands secours pour l’intelligence de l’ancien Testament. Nous ne parlerons ici que d’Aben-Ezra, & de Maïmonides, comme les plus fameux.

Aben-Ezra est appellé le sage par excellence ; il naquit l’an 1099, & il mourut en 1174, âgé de 75 ans. Il l’insinue lui-même, lorsque prévoyant sa mort, il disoit que comme Abraham sortit de Charan âgé de 75 ans, il sortiroit aussi dans le même tems de Charon ou du feu de la colere du siecle. Il voyagea, parce qu’il crut que cela étoit nécessaire pour faire de grands progrès dans les sciences. Il mourut à Rhodes, & fit porter de-là ses os dans la Terre-sainte.

Ce fut un des plus grands hommes de sa nation & de son siecle. Comme il étoit bon astronome, il fit de si heureuses découvertes dans cette science, que les plus habiles mathématiciens ne se sont pas fait un scrupule de les adopter. Il excella dans la medecine, mais ce fut principalement par ses explications de l’écriture, qu’il se fit connoître. Au lieu de suivre la méthode ordinaire de ceux qui l’avoient précédé, il s’attacha à la grammaire & au sens littéral des écrits sacrés, qu’il développe avec tant de pénétration & de jugement, que les Chrétiens même le préferent à la plûpart de leurs interpretes. Il a montré le chemin aux critiques qui soutiennent aujourd’hui que le peuple d’Israël ne passa point au-travers de la mer Rouge, mais qu’il y fit un cercle pendant que l’eau étoit basse, afin que Pharaon les suivît, & fût submergé ; mais ce n’est pas là une de ses meilleures conjectures. Il n’osa rejetter absolument la cabale, quoiqu’il en connût le foible, parce qu’il eut peur de se faire des affaires avec les auteurs de son tems qui y étoient fort attachés, & même avec le peuple qui regardoit le livre de Zohar rempli de ces sortes d’explications, comme un ouvrage excellent : il déclara seulement que cette méthode d’interpréter l’Ecriture n’étoit pas sûre, & que si on respectoit la cabale des anciens, on ne devoit pas ajouter de nouvelles explications à celles qu’ils avoient produites, ni abandonner l’écriture au caprice de l’esprit humain.

Maïmonides (il s’appelloit Moïse, & étoit fils de Maïmon ; mais il est plus connu par le nom de son pere : on l’appelle Maïmonides ; quelques-uns le font naître l’an 1133). Il parut dans le même siecle. Scaliger soutenoit que c’étoit-là le premier des docteurs qui eût cessé de badiner chez les Juifs, comme Diodore chez les Grecs. En effet il avoit trouvé beaucoup de vuide dans l’étude de la gémare ; il regrettoit le tems qu’il y avoit perdu, & s’appliquant à des études plus solides, il avoit beaucoup médité sur l’Ecriture. Il savoit le grec ; il avoit lû les philosophes, & particulierement Aristote, qu’il cite souvent. Il causa de si violentes émotions dans les synagogues, que celles de France & d’Espagne s’excommunierent à cause de lui. Il étoit né à Cordoue l’an 1131. Il se vantoit d’être descendu de la maison de David, comme font la plûpart des Juifs d’Espagne. Maïmon son pere, & juge de sa nation en Espagne, comptoit entre ses ancêtres une longue suite de personnes qui avoient possédé successivement cette charge. On dit qu’il fut averti en songe de rompre la résolution qu’il avoit prise de garder le célibat, & de se marier à une fille de boucher qui étoit sa voisine. Maïmon feignit peut-être un songe pour cacher une amourette qui lui faisoit honte, & fit intervenir le miracle pour colorer sa foiblesse. La mere mourut en mettant Moïse au monde, & Maïmon se remaria. Je ne sais si la seconde femme qui eût plusieurs enfans, haïssoit le petit Moïse, ou s’il avoit dans sa jeunesse un esprit morne & pesant, comme on le dit. Mais son pere lui reprochoit sa naissance, le battit plusieurs fois, & enfin le chassa de sa maison. On dit que ne trouvant point d’autre gîte que le couvert d’une synagogue, il y passa la nuit, & à son reveil il se trouva un homme d’esprit tout différent de ce qu’il étoit auparavant. Il se mit sous la discipline de Joseph le Lévite, fils de Mégas, sous lequel il fit en peu de tems de grands progrès. L’envie de revoir le lieu de sa naissance le prit ; mais en retournant à Cordoue, au lieu d’entrer dans la maison de son pere, il enseigna publiquement dans la synagogue avec un grand étonnement des assistans : son pere qui le reconnut alla l’embrasser, & le reçut chez lui. Quelques historiens s’inscrivent en faux contre cet évenement, parce que Joseph fils de Mégas, n’étoit âgé que de dix ans plus que Moïse. Cette raison est puérile ; car un maître de trente ans peut instruire un disciple qui n’en a que vingt. Mais il est plus vraisemblable que Maïmon instruisit lui-même son fils, & ensuite l’envoya étudier sous Averroës, qui étoit alors dans une haute réputation, chez les Arabes. Ce disciple eut un attachement & une fidélité exemplaire pour son maître. Averroës étoit déchu de sa faveur par une nouvelle révolution arrivée chez les Maures ce Espagne. Abdi Amoumen, capitaine d’une troupe de bandits, qui se disoit descendu en ligne droite d’Houssain fils d’Aly, avoit détroné les Marabouts en Afrique, & ensuite il étoit entré l’an 1144 en Espagne, & se rendit en peu de tems maître de ce royaume : il fit chercher Averroës qui avoit eu beaucoup de crédit à la cour des Marabouts, & qui lui étoit suspect. Ce docteur se refugia chez les Juifs, & confia le secret de sa retraite à Maïmonides, qui aima mieux souffrir tout, que de découvert le lieu où son maître étoit caché, Abulpharage dit même que Maïmonides changea de religion, & qu’il se fit Musulman, jusqu’à ce que ayant donné ordre à ses affaires, il passa en Egypte pour vivre en liberté. Ses amis ont nié la chose, mais Averroës qui vouloit que son ame fût avec celle des Philosophes, parce que le Mahométisme étoit la religion des pourceaux, le Judaïsme celle des enfans, & le Christianisme impossible à observer, n’avoit pas inspiré un grand attachement à son disciple pour la loi. D’ailleurs un Espagnol qui alla persécuter ce docteur en Egypte, jusqu’à la fin de sa vie, lui reprocha cette foiblesse avec tant de hauteur, que l’affaire fut portée devant le sultan, lequel jugea que tout ce qu’on fait involontairement & par violence en matiere de religion, doit être compté pour rien ; d’où il concluoit que Maïmonides n’avoit jamais été musulman. Cependant c’étoit le condamner & décider contre lui, en même tems qu’il sembloit l’absoudre ; car il déclaroit que l’abjuration étoit véritable, mais exempte de crime, puisque la volonté n’y avoit pas eu de part. Enfin on a lieu de soupçonner Maïmonides d’avoir abandonné sa religion par sa morale relâchée sur cet article ; car non seulement il permet aux Noachides de retomber dans l’idolatrie si la nécessité le demande, parce qu’ils n’ont reçu aucun ordre de sanctifier le nom de Dieu ; mais il soutient qu’on ne peche point en sacrifiant avec les idolâtres, & en renonçant à la religion, pourvû qu’on ne le fasse point en présence de dix personnes ; car alors il faut mourir plûtôt que de renoncer à la loi ; mais Maïmonides croyoit que ce péché cesse lorsqu’on le commet en secret (Maïmon. fundam. leg. cap. v.). La maxime est singuliere, car ce n’est plus la religion qu’il faut aimer & défendre au péril de sa vie : c’est la présence de dix Israëlites qu’il faut craindre, & qui seule fait le crime. On a lieu de soupçonner que l’intérêt avoit dicté à Maïmonides une maxime si bisarre, & qu’ayant abjuré le Judaïsme en secret, il croyoit calmer sa conscience, & se défendre à la faveur de cette distinction. Quoi qu’il en soit, Maïmonides demeura en Egypte le reste de ses jours, ce qui l’a fait appeller Moïse l’Egyptien. Il y fut long-tems sans emploi, tellement qu’il fut réduit au métier de Jouailler. Cependant il ne laissoit pas d’étudier, & il acheva alors son commentaire sur la misnah, qu’il avoit commencé en Espagne dès l’âge de vingt-trois ans. Alphadel, fils de Saladin, étant revenu en Egypte, après en avoir été chassé par son frere, connut le mérite de Maïmonides, & le choisit pour son medecin : il lui donna pension. Maïmonides assure que cet emploi l’occupoit absolument, car il étoit obligé d’aller tous les jours à la cour, & d’y demeurer long-tems s’il y avoit quelque malade. En revenant chez lui il trouvoit quantité de personnes qui venoient le consulter. Cependant il ne laissa pas de travailler pour son bienfaiteur ; car il traduisit Avicene, & on voit encore à Bologne cet ouvrage qui fut fait par ordre d’Alphadel, l’an 1194.

Les Egyptiens furent jaloux de voir Maïmonides si puissant à la cour : pour l’en arracher, les medecins lui demanderent un essai de son art. Pour cet effet, ils lui présenterent un verre de poison, qu’il avala sans en craindre l’effet, parce qu’il avoit le contre-poison ; mais ayant obligé dix medecins à avaler son poison, ils moururent tous, parce qu’ils n’avoient pas d’antidote spécifique. On dit aussi que d’autres medecins mirent un verre de poison auprès du lit du sultan, pour lui persuader que Maïmonides en vouloit à sa vie, & qu’on l’obligea de se couper les veines. Mais il avoit appris qu’il y avoit dans le corps humain une veine que les Medecins ne connoissoient pas, & qui n’étant pas encore coupée, l’effusion entiere du sang ne pouvoit se faire ; il se sauva par cette veine inconnue. Cette circonstance ne s’accorde point avec l’histoire de sa vie.

En effet, non-seulement il protégea sa nation à la cour des nouveaux sultans qui s’établissoient sur la ruine des Aliades, mais il fonda une académie à Alexandrie, où un grand nombre de disciples vinrent du fonds de l’Egypte, de la Syrie, & de la Judée, pour étudier sous lui. Il en auroit eu beaucoup davantage, si une nouvelle persécution arrivée en orient, n’avoit empêché les étrangers de s’y tendre. Elle fut si violente, qu’une partie des Juifs fut obligée de se faire mahométans pour se garantir de la misere : & Maïmonides qui ne pouvoit leur inspirer de la fermeté, se trouva réduit comme un grand nombre d’autres, à faire le faux prophete, & à promettre à ses religionaires une délivrance qui n’arriva pas. Il mourut au commencement du xiij. siecle, & ordonna qu’on l’enterrât à Tibérias, où ses ancêtres avoient leur sépulture.

Le docteur composa un grand nombre d’ouvrages ; il commenta la misnah ; il fit une main forte, & le docteur des questions douteuses. On prétend qu’il écrivit en Medecine, aussi-bien qu’en Théologie & en grec comme en arabe ; mais que ces livres sont très-rares ou perdus. On l’accuse d’avoir méprisé la cabale jusqu’à sa vieillesse ; mais on dit que trouvant alors à Jérusalem un homme très-habile dans cette science, il s’étoit appliqué fortement à cette étude. Rabbi Chaiim assure avoir vû une lettre de Maïmonides, qui témoignoit son chagrin de n’avoir pas percé plutôt dans les mysteres de la Loi : mais on croit que les Cabalistes ont supposé cette lettre, afin de n’avoir pas été méprisés par un homme qu’on appelle la lumiere de l’orient & de l’occident.

Ses ouvrages furent reçus avec beaucoup d’applaudissement ; cependant il faut avouer qu’il avoit souvent des idées fort abstraites, & qu’ayant étudié la Métaphysique, il en faisoit un trop grand usage. Il soutenoit que toutes les facultés étoient des anges ; il s’imaginoit qu’il expliquoit par-là beaucoup plus nettement les opérations de la Divinité, & les expressions de l’Ecriture. N’est-il pas étrange, disoit-il, qu’on admette ce que disent quelques docteurs, qu’un ange entre dans le sein de la femme pour y former un embryon ; quoique ces mêmes docteurs assurent qu’un ange est un feu consumant, au lieu de reconnoître plutôt que la faculté générante est un ange ? C’est pour cette raison que Dieu parle souvent dans l’Ecriture, & qu’il dit, faisons l’homme à notre image, parce que quelques rabbins avoient conclu de ce passage, que Dieu avoit un corps, quoiqu’infiniment plus parfait que les nôtres ; il soutint que l’image signifie la forme essentielle qui constitue une chose dans son être. Tout cela est fort subtil, ne leve point la difficulté, & ne découvre point le véritable sens des paroles de Dieu. Il croyoit que les astres sont animés, & que les spheres célestes vivent. Il disoit que Dieu ne s’étoit repenti que d’une chose, d’avoir confondu les bons avec les méchans dans la ruine du premier temple. Il étoit persuadé que les promesses de la Loi, qui subsistera toûjours, ne regardent qu’une félicité temporelle, & qu’elles seront accomplies sous le regne du Messie. Il soutient que le royaume de Juda fut rendu à la postérité de Jéchonias, dans la personne de Salatiel, quoique S. Luc assure positivement que Salatiel n’étoit pas fils de Jéchonias, mais de Néri.

De la Philosophie exotérique des Juifs. Les Juifs avoient deux especes de philosophie : l’une exotérique, dont les dogmes étoient enseignés publiquement, soit dans les livres, soit dans les écoles ; l’autre esotérique, dont les principes n’étoient révelés qu’à un petit nombre de personnes choisies, & étoient soigneusement cachés à la multitude. Cette derniere science s’appelle cabale. Voyez l’article Cabale.

Avant de parler des principaux dogmes de la philosophie exotérique, il ne sera pas inutile d’avertir le lecteur, qu’on ne doit pas s’attendre à trouver chez les Juifs de la justesse dans les idées, de l’exactitude dans le raisonnement, de la précision dans le style ; en un mot, tout ce qui doit caractériser une saine philosophie. On n’y trouve au contraire qu’un mélange confus des principes de la raison & de la révélation, une obscurité affectée, & souvent impénétrable, des principes qui conduisent au fanatisme, un respect aveugle pour l’autorité des Docteurs, & pour l’antiquité ; en un mot, tous les défauts qui annoncent une nation ignorante & superstitieuse : voici les principaux dogmes de cette espece de philosophie.

Idée que les Juifs ont de la Divinité. I. L’unité d’un Dieu fait un des dogmes fondamentaux de la synagogue moderne, aussi-bien que des anciens Juifs : ils s’éloignent également du païen, qui croit la pluralité des dieux, & des Chrétiens qui admettent trois personnes divines dans une seule essence.

Les rabbins avouent que Dieu seroit fini s’il avoit un corps : ainsi, quoiqu’ils parlent souvent de Dieu, comme d’un homme, ils ne laissent pas de le regarder comme un être purement spirituel. Ils donnent à cette essence infinie toutes les perfections qu’on peut imaginer, & en écartent tous les défauts qui sont attachés à la nature humaine, ou à la créature ; sur-tout ils lui donnent une puissance absolue & sans bornes, par laquelle il gouverne l’univers.

II. Le juif qui convertit le roi de Cozar, expliquoit à ce prince les attributs de la Divinité d’une maniere orthodoxe. Il dit que, quoiqu’on appelle Dieu miséricordieux, cependant il ne sent jamais le frémissement de la nature, ni l’émotion du cœur, puisque c’est une foiblesse dans l’homme : mais on entend par-là que l’Etre souverain fait du bien à quelqu’un. On le compare à un juge qui condamne & qui absout ceux qu’on lui présente, sans que son esprit ni son cœur soient altérés par les différentes sentences qu’il prononce ; quoique de-là dépendent la vie ou la mort des coupables. Il assure qu’on doit appeller Dieu lumiere : (Corri. part. II.) mais il ne faut pas s’imaginer que ce soit une lumiere réelle, ou semblable à celle qui nous éclaire ; car on feroit Dieu corporel, s’il étoit véritablement lumiere : mais on lui donne ce nom, parce qu’on craint qu’on ne le conçoive comme ténébreux. Comme cette idée seroit trop basse, il faut l’écarter, & concevoir Dieu sous celle d’une lumiere éclatante & inaccessible. Quoiqu’il n’y ait que les créatures qui soient susceptibles de vie & de mort, on ne laisse pas de dire que Dieu vit, & qu’il est la vie ; mais on entend par-là qu’il existe éternellement, & on ne veut pas le réduire à la condition des êtres mortels. Toutes ces explications sont pures, & conformes aux idées que l’Ecriture nous donne de Dieu.

III. Il est vrai qu’on trouve souvent dans les écrits des Docteurs certaines expressions fortes, & quelques actions attribuées à la Divinité, qui scandalisent ceux qui n’en pénetrent pas le sens ; & delà vient que ces gens-là chargent les rabbins de blasphêmes & d’impiétés, dont ils ne sont pas coupables. En effet, on peut ramener ces expressions à un bon sens ; quoiqu’elles paroissent profanes aux uns, & risibles aux autres. Ils veulent dire que Dieu n’a châtié qu’avec douleur son peuple, lorsqu’ils l’introduisent pleurant pendant les trois veilles de la nuit, & criant, malheur à moi qui ai détruit ma maison, & dispersé mon peuple parmi les nations de la terre. Quelque forte que soit l’expression, on ne laisse pas d’en trouver de semblables dans les Prophetes. Il faut pourtant avouer qu’ils outrent les choses, en ajoutant qu’ils ont entendu souvent cette voix lamentable de la Divinité, lorsqu’ils passent sur les ruines du temple ; car la fausseté du fait est évidente. Ils badinent dans une chose sérieuse, quand ils ajoutent que deux des larmes de la Divinité, qui pleure la ruine de sa maison, tombent dans la mer, & y causent de violens mouvemens ; ou lorsqu’entêtés de leurs téphilims, ils en mettent autour de la tête de Dieu, pendant qu’ils prient que sa justice cede enfin à sa miséricorde. S’ils veulent vanter par-là la nécessité des téphilims, il ne faut pas le faire aux dépens de la Divinité qu’on habille ridiculement aux yeux des peuples.

IV. Ils ont seulement dessein d’étaler les effets de la puissance infinie de Dieu, en disant que c’est un lion, dont le rugissement fait un bruit horrible ; & en contant que César ayant eu dessein de voir Dieu, R. Josué le pria de faire sentir les effets de sa présence. A cette priere, la Divinité se retira à quatre cens lieues de Rome ; il rugit, & le bruit de ce rugissement fut si terrible, que la muraille de la ville tomba, & toutes les femmes enceintes avorterent. Dieu s’approchant plus près de cent lieues, & rugissant de la même maniere, César effrayé du bruit, tomba de dessus son trône, & tous les Romains qui vivoient alors, perdirent leurs dents molaires.

V. Ils veulent marquer sa présence dans le paradis terrestre, lorsqu’ils le font promener dans ce lieu délicieux comme un homme. Ils insinuent que les ames apportent leur ignorance de la terre, & ont peine à s’instruire des merveilles du paradis, lorsqu’ils représentent ce même Dieu comme un maître d’école qui enseigne les nouveaux venus dans le ciel. Ils veulent relever l’excellence de la synagogue, en disant qu’elle est la mere, la femme, & la fille de Dieu. Enfin, ils disent (Maïmon. more Nevochim, cap. xxvij.) deux choses importantes à leur justification : l’une, qu’ils sont obligés de parler de Dieu comme ayant un corps, afin de faire comprendre au vulgaire que c’est un être réel ; car, le peuple ne conçoit d’éxistence réelle que dans les objets matériels & sensibles : l’autre, qu’ils ne donnent à Dieu que des actions nobles, & qui marquent quelque perfection, comme de se mouvoir & d’agir : c’est pourquoi on ne dit jamais que Dieu mange & qu’il boit.

VI. Cependant, il faut avouer que ces théologiens ne parlent pas avec assez d’exactitude ni de sincérité. Pourquoi obliger les hommes à se donner la torture pour pénétrer leurs pensées ? Explique-t-on mieux la nature ineffable d’un Dieu, en ajoutant de nouvelles ombres à celles que sa grandeur répand déja sur nos esprits ? Il faut tâcher d’éclaircir ce qui est impénétrable, au lieu de former un nouveau voile qui le cache plus profondément. C’est le penchant de tous les peuples, & presque de tous les hommes, que de se former l’idée d’un Dieu corporel. Si les rabbins n’ont pas pensé comme le peuple, ils ont pris plaisir à parler comme lui ; & par-là ils affoiblissent le respect qu’on doit à la Divinité. Il faut toûjours avoir des idées grandes & nobles de Dieu : il faut inspirer les mêmes idées au peuple, qui n’a que trop d’inclination à les avilir. Pourquoi donc répéter si souvent des choses qui tendent à faire regarder un Dieu comme un être matériel ? On ne peut même justifier parfaitement ces docteurs. Que veulent-ils dire, lorsqu’ils assurent que Dieu ne put révéler à Jacob la vente de son fils Joseph, parce que ses freres avoient obligé Dieu de jurer avec eux qu’on garderoit le secret sous peine d’excommunication ? Qu’entend-on, lorsqu’on assure que Dieu, affligé d’avoir créé l’homme, s’en consola, parce qu’il n’étoit pas d’une matiere céleste, puisqu’alors il auroit entraîné dans sa révolte tous les habitans du paradis ? Que veut-on dire, quand on rapporte que Dieu joue avec le léviathan, & qu’il a tué la femelle de ce monstre, parce qu’il n’étoit pas de la bienséance que Dieu jouât avec une femelle ? Les mysteres qu’on tirera de-là à force de machines, seront grossiers ; ils aviliront toûjours la Divinité ; & si ceux qui les étudient, se trouvent embarrassés à chercher le sens mystique, sans pouvoir le développer, que pensera le peuple à qui on débite ces imaginations ?

Sentiment des Juifs sur la Providence & sur la liberté. I. Les Juifs soutiennent que la Providence gouverne toutes les créatures depuis la licorne, jusqu’aux œufs de poux. Les Chrétiens ont accusé Maïmonides d’avoir renversé ce dogme capital de la Religion ; mais ce docteur attribue ce sentiment à Epicure, & a quelques hérétiques en Israël, & traite d’athées ceux qui nient que tout dépend de Dieu. Il croit que cette Providence spéciale, qui veille sur chaque action de l’homme, n’agit pas pour remuer une feuille, ni pour produire un vermisseau : car tout ce qui regarde les animaux & les créatures, se fait par accident, comme l’a dit Aristote.

II. Cependant, on explique différemment la chose : comme les Docteurs se sont fort attachés à la lecture d’Aristote & des autres philosophes, ils ont examiné avec soin si Dieu savoit tous les évenemens, & cette question les a fort embarrassés. Quelques-uns ont dit que Dieu ne pouvoit connoître que lui-même, parce que la science se multipliant à proportion des objets qu’on connoît, il faudroit admettre en Dieu plusieurs degrés, ou même plusieurs sciences. D’ailleurs, Dieu ne peut savoir que ce qui est immuable ; cependant la plûpart des évenemens dépendent de la volonté de l’homme, qui est libre. Maïmonides, (Maïmon. more Nevochim. cap. xx.) avoue que comme nous ne pouvons connoître l’essence de Dieu, il est aussi impossible d’approfondir la nature de sa connoissance. « Il faut donc se contenter de dire que Dieu sait tout & n’ignore rien ; que sa connoissance ne s’acquiert point par degrés, & qu’elle n’est chargée d’aucune imperfection. Enfin, si nous y trouvons quelquefois des contradictions & des difficultés, elles naissent de notre ignorance, & de la disproportion qui est entre Dieu & nous ». Ce raisonnement est judicieux & sage : d’ailleurs, il croyoit qu’on devoit tolérer les opinions différentes que les sages & les Philosophes avoient formées sur la science de Dieu & sur sa providence, puisqu’ils ne péchoient pas par ignorance, mais parce que la chose est incompréhensible.

III. Le sentiment commun des rabbins est que la volonté de l’homme est parfaitement libre. Cette liberté est tellement un des apanages de l’homme, qu’il cesseroit, disent-ils, d’être-homme, s’il perdoit ce pouvoir. Il cesseroit en même tems d’être raisonnable, s’il aimoit le bien, & fuyoit le mal sans connoissance, ou par un instinct de la nature, à-peu-près comme la pierre qui tombe d’en-haut, & la brebis qui fuit le loup. Que deviendroient les peines & les récompenses, les menaces & les promesses ; en un mot, tous les préceptes de la Loi, s’il ne dépendoit pas de l’homme de les accomplir ou de les violer ? Enfin, les Juifs sont si jaloux de cette liberté d’indifférence, qu’ils s’imaginent qu’il est impossible de penser sur cette matiere autrement qu’eux. Ils sont persuadés qu’on dissimule son sentiment toutes les fois qu’on ôte au franc-arbitre quelque partie de sa liberté, & qu’on est obligé d’y revenir tôt ou tard, parce que s’il y avoit une prédestination, en vertu de laquelle tous les évenemens deviendroient nécessaires, l’homme cesseroit de prévenir les maux, & de chercher ce qui peut contribuer à la défense, ou à la conservation de sa vie ; & si on dit avec quelques chrétiens, que Dieu qui a déterminé la fin, a déterminé en même tems les moyens par lesquels on l’obtient, on rétablit par-là le franc-arbitre après l’avoir ruiné, puisque le choix de ces moyens dépend de la volonté de celui qui les néglige ou qui les employe.

IV. Mais, au-moins ne reconnoissoient-ils point la grace ? Philon, qui vivoit au tems de J. C. disoit, que comme les ténebres s’écartent lorsque le soleil remonte sur l’horison, de même lorsque le soleil divin éclaire une ame, son ignorance se dissipe, & la connoissance y entre. Mais ce sont-là des termes généraux, qui décident d’autant moins la question, qu’il ne paroît pas par l’Evangile, que la grace régénérante fût connue en ces tems-là des docteurs Juifs ; puisque Nicodème n’en avoit aucune idée, & que les autres ne savoient pas même qu’il y eût un Saint-Esprit, dont les opérations sont si nécessaires pour la conversion.

V. Les Juifs ont dit que la grace prévient les mérites du juste. Voilà une grace prévenante reconnue par les rabbins ; mais il ne faut pas s’imaginer que ce soit-là un sentiment généralement reçu. Menasse, (Menasse, de fragilit. humanâ) a réfuté ces docteurs qui s’éloignoient de la tradition, parce que, si la grace prévenoit la volonté, elle cesseroit d’être libre, & il n’établit que deux sortes de secours de la part de Dieu ; l’un, par lequel il ménage les occasions favorables pour exécuter un bon dessein qu’on a formé ; & l’autre, par lequel il aide l’homme, lorsqu’il a commencé de bien vivre.

VI. Il semble qu’en rejettant la grace prévenante, on reconnoît un secours de la Divinité qui suit la volonté de l’homme, & qui influe dans ses actions. Menasse dit qu’on a besoin du concours de la Providence pour toutes les actions honnêtes : il se sert de la comparaison d’un homme, qui voulant charger sur ses épaules un fardeau, appelle quelqu’un à son secours. La Divinité est ce bras étranger qui vient aider le juste, lorsqu’il a fait ses premiers efforts pour accomplir la Loi. On cite des docteurs encore plus anciens que Menasse, lesquels ont prouvé qu’il étoit impossible que la chose se fît autrement, sans détruire tout le mérite des œuvres. « Ils demandent si Dieu, qui préviendroit l’homme, donneroit une grace commune à tous, ou particuliere à quelques-uns. Si cette grace efficace étoit commune, comment tous les hommes ne sont-ils pas justes & sauvés ? Et si elle est particuliere, comment Dieu peut-il sans injustice sauver les uns, & laisser périr les autres ? Il est beaucoup plus vrai que Dieu imite les hommes qui prêtent leurs secours à ceux qu’ils voyent avoir formé de bons desseins, & faire quelques efforts pour se rendre vertueux. Si l’homme étoit assez méchant, pour ne pouvoir faire le bien sans la grace, Dieu seroit l’auteur du péché, &c ».

VII. On ne s’explique pas nettement sur la nature de ce secours qui soulage la volonté dans ses besoins ; mais je suis persuadé qu’on se borne aux influences de la Providence, & qu’on ne distingue point entre cette Providence qui dirige les évenemens humains & la grace salutaire qui convertit les pécheurs. R. Eliezer confirme cette pensée ; car il introduit Dieu qui ouvre à l’homme le chemin de la vie & de la mort, & qui lui en donne le choix. Il place sept anges dans le chemin de la mort, dont quatre pleins de miséricorde, se tiennent dehors à chaque porte, pour empêcher les pécheurs d’y entrer. Que fais-tu ? crie le premier ange au pécheur qui veut entrer ; il n’y a point ici de vie : vas-tu te jetter dans le feu ? repens-toi. S’il passe la premiere porte, le second Ange l’arrête, & lui crie, que Dieu le haïra & s’éloignera de lui. Le troisieme lui apprend qu’il sera effacé du livre de vie : le quatrieme le conjure d’attendre-là que Dieu vienne chercher les pénitens ; & s’il persévere dans le crime, il n’y a plus de retour. Les anges cruels se saisissent de lui : on ne donne donc point d’autre secours à l’homme, que l’avertissement des anges, qui sont les ministres de la Providence.

Sentiment des Juifs sur la création du monde. I. Le plus grand nombre des docteurs juifs croient que le monde a été créé par Dieu, comme le dit Moïse ; & on met au rang des hérétiques chassés du sein d’Israël, ou excommuniés, ceux qui disent que la matiere étoit co-éternelle à l’Etre souverain.

Cependant il s’éleva du tems de Maïmonides, au douzieme siecle, une controverse sur l’antiquité du monde. Les uns entêtés de la philosophie d’Aristote, suivoient son sentiment sur l’éternité du monde ; c’est pourquoi Maïmonides fut obligé de le réfuter fortement ; les autres prétendoient que la matiere étoit éternelle. Dieu étoit bien le principe & la cause de son existence ; il en a même tiré les formes différentes, comme le potier les tire de l’argille, & le forgeron du fer qu’il manie ; mais Dieu n’a jamais existé sans cette matiere, comme la matiere n’a jamais existé sans Dieu. Tout ce qu’il a fait dans la création, étoit de régler son mouvement, & de mettre toutes ses parties dans le bel ordre où nous les voyons. Enfin, il y a eu des gens, qui ne pouvant concevoir que Dieu, semblable aux ouvriers ordinaires, eût existé avant son ouvrage, ou qu’il fût demeuré dans le ciel sans agir, soutenoient qu’il avoit créé le monde de tout tems, ou plutôt de toute éternité.

Ceux qui dans les synagogues veulent soutenir l’éternité du monde, tâchent de se mettre à couvert de la censure par l’autorité de Maïmonides, parce qu’ils prétendent que ce grand docteur n’a point mis la création entre les articles fondamentaux de la foi. Mais il est aisé de justifier ce docteur ; car on lit ces paroles dans la confession de foi qu’il a dressée : Si le monde est créé, il y a un créateur ; car personne ne peut se créer soi-même : il y a donc un Dieu. Il ajoute, que Dieu seul est éternel, & que toutes choses ont eu un commencement. Enfin il déclare ailleurs que la création est un des fondemens de la foi, sur lesquels on ne doit se laisser ébranler que par une démonstration qu’on ne trouvera jamais.

3o. Il est vrai que ce docteur raisonne quelquefois foiblement sur cette matiere. S’il combat l’opinion d’Aristote qui soutenoit aussi l’éternité du monde, la génération & la corruption dans le ciel, il trouva la méthode de Platon assez commode, parce qu’elle ne renverse pas les miracles, & qu’on peut l’accommoder avec l’Ecriture ; enfin elle lui paroissoit appuyée sur de bonnes raisons, quoiqu’elles ne fussent pas démonstratives. Il ajoûtoit qu’il seroit aussi facile à ceux qui soutenoient l’éternité du monde, d’expliquer tous les endroits de l’Ecriture où il est parlé de la création, que de donner un bon sens à ceux où cette même Ecriture donne des bras & des mains à Dieu. Il semble aussi qu’il ne se soit déterminé que par intérêt du côté de la création préférablement à l’éternité du monde, parce que si le monde étoit éternel, & que les hommes se fussent créés indépendamment de Dieu, la glorieuse préférence que la nation juive a eue sur toutes les autres nations, deviendroit chimérique. Mais de quelque maniere que Maïmonides ait raisonné, un lecteur équitable ne peut l’accuser d’avoir cru l’éternité du monde, puisqu’il l’a rejetté formellement, & qu’il a fait l’apologie de Salomon, que les hérétiques citoient comme un de leurs témoins.

4. Mais si les docteurs sont ordinairement orthodoxes sur l’article de la création, il faut avouer qu’ils s’écartent presque aussi-tôt de Moïse. On toléroit dans la synagogue les théologiens qui soutenoient qu’il y avoit un monde avant celui que nous habitons, parce que Moïse a commencé l’histoire de la Genèse par un B, qui marque deux. Il étoit indifférent à ce législateur de commencer son livre par une autre lettre ; mais il a renversé sa construction, & commencé son ouvrage par un B, afin d’apprendre aux initiés que c’étoit ici le second monde, & que le premier avoit fini dans le système millénaire, selon l’ordre que Dieu a établi dans les révolutions qui se feront. Voyez l’article Cabale.

5. C’est encore un sentiment assez commun chez les Juifs que le ciel & les astres sont animés. Cette croyance est même très-ancienne chez eux ; car Philon l’avoit empruntée de Platon, dont il faisoit sa principale étude. Il disoit nettement que les astres étoient des créatures intelligentes qui n’avoient jamais fait de mal, & qui étoient incapables d’en faire. Il ajoûtoit, qu’ils ont un mouvement circulaire, parce que c’est le plus parfait, & celui qui convient le mieux aux ames & aux substances intelligentes.

Sentimens des Juifs sur les anges & sur les démons, sur l’ame & sur le premier homme. 1. Les hommes se plaisent à raisonner beaucoup sur ce qu’ils connoissent le moins. On connoît peu la nature de l’ame ; on connoît encore moins celle des anges : on ne peut savoir que par la révélation leur création & leur existence. Les écrivains sacrés que Dieu conduisoit ont été timides & sobres sur cette matiere. Que de raisons pour imposer silence à l’homme, & donner des bornes à sa témérité ! Cependant il y a peu de sujets sur lesquels on ait autant raisonné que sur les anges ; le peuple curieux consulte ses docteurs : ces derniers ne veulent pas laisser soupçonner qu’ils ignorent ce qui se passe dans le ciel, ni se borner aux lumieres que Moïse a laissées. Ce seroit se dégrader du doctorat que d’ignorer quelque chose, & se remettre au rang du simple peuple qui peut lire Moïse ; & qui n’interroge les théologiens que sur ce que l’Ecriture ne dit pas. Avouer son ignorance dans une matiere obscure, ce seroit un acte de modestie, qui n’est pas permis à ceux qui se mêlent d’enseigner. On ne pense pas qu’on s’égare volontairement, puisqu’on veut donner aux anges des attributs & des perfections sans les connoître, & sans consulter Dieu qui les a formés.

Comme Moïse ne s’explique point sur le tems auquel les anges furent créés, on supplée à son silence par des conjectures. Quelques-uns croient que Dieu forma les anges le second jour de la création. Il y a des docteurs qui assurent qu’ayant été appellés au conseil de Dieu sur la production de l’homme, ils se partagerent en opinions differentes. L’un approuvoit sa création, & l’autre la rejettoit, parce qu’il prévoyoit qu’Adam pécheroit par complaisance pour sa femme ; mais Dieu fit taire ces anges ennemis des l’homme, & le créa avant qu’ils s’en fussent apperçus : ce qui rendit leurs murmures inutiles ; & il les avertit qu’ils pécheroient aussi en devenant amoureux des filles des hommes. Les autres soutiennent que les anges ne furent créés que le cinquieme jour. Un troisieme parti veut que Dieu les produise tous les jours, & qu’ils sortent d’un fleuve qu’on appelle Dinor ; enfin quelques-uns donnent aux anges le pouvoir de s’entre-créer les uns les autres, & c’est ainsi que l’ange Gabriel a été créé par Michel qui est au-dessus de lui.

2. Il ne faut pas faire une herésie aux Juifs de ce qu’ils enseignent sur la nature des anges. Les docteurs éclairés reconnoissent que ce sont des substances purement spirituelles, entierement dégagées de la matiere ; & ils admettent une figure dans tous les passages de l’Ecriture qui les représentent sous des idées corporelles, parce que les anges revêtent souvent la figure du feu, d’un homme ou d’une femme.

Il y a pourtant quelque rabbins plus grossiers, lesquels ne pouvant digérer ce que l’Ecriture dit des anges, qui les représente sous la figure d’un bœuf, d’un chariot de feu ou avec des aîles, enseignent qu’il y a un second ordre d’anges, qu’on appelle les anges du ministere, lesquels ont des corps subtils comme le feu. Ils font plus, ils croient qu’il y a différence de sexe entre les anges, dont les uns donnent & les autres reçoivent.

Philon juif avoit commencé à donner trop aux anges, en les regardant comme les colomnes sur lesquelles cet univers est appuyé. On l’a suivi, & on a cru non-seulement que chaque nation avoit son ange particulier, qui s’intéressoit fortement pour elle, mais qu’il y en avoit qui présidoient sur chaque chose. Azariel préside sur l’eau ; Gazardia, sur l’Orient, afin d’avoir soin que le soleil se leve ; & Nékid, sur le pain & les alimens. Ils ont des anges qui président sur chaque planete, sur chaque mois de l’année & sur les heures du jour. Les Juifs croient aussi que chaque homme a deux anges, l’un bon, qui le garde, l’autre mauvais qui examine ses actions. Si le jour du sabbat, au retour de la synagogue, les deux anges trouvent le lit fait, la table dressée, les chandelles allumées, le bon ange s’en réjouit, & dit, Dieu veuille qu’au prochain sabbat les choses soient en aussi bon ordre ! & le mauvais ange est obligé de répondre amen. S’il y a du désordre dans la maison, le mauvais ange à son tour souhaite que la même chose arrive au prochain sabbat, & le bon ange répond amen.

La théologie des Juifs ne s’arrête pas là. Maïmonides qui avoit fort étudié Aristote, soutenoit que ce philosophe n’avoit rien dit qui fût contraire à la loi, excepté qu’il croyoit que les intelligences étoient éternelles, & que Dieu ne les avoit point produites. En suivant les principes des anciens philosophes, il disoit qu’il y a une sphere supérieure à toutes les autres qui leur communique le mouvement. Il remarque que plusieurs docteurs de sa nation croyoient avec Pythagore, que les cieux & les étoiles formoient en se mouvant un son harmonieux, qu’on ne pouvoit entendre à cause de l’éloignement ; mais qu’on ne pouvoit pas en douter, puisque nos corps ne peuvent se mouvoir sans faire du bruit, quoiqu’ils soient beaucoup plus petits que les orbes célestes. Il paroît rejetter cette opinion ; je ne sais même s’il n’a pas tort de l’attribuer aux docteurs : en effet les rabbins disent qu’il y a trois choses dont le son passe d’un bout du monde à l’autre ; la voix du peuple romain, celle de la sphere du soleil, & de l’ame qui quitte le monde.

Quoi qu’il en soit, Maïmonides dit non-seulement que toutes ces spheres sont mues & gouvernées par des anges ; mais il prétend que ce sont véritablement des anges. Il leur donne la connoissance & la volonté par laquelle ils exercent leurs opérations : il remarque que le titre d’ange & de messager signifie la même chose. On peut donc dire que les intelligences, les spheres, & les élémens qui exécutent la volonté de Dieu, sont des anges, & doivent porter ce nom.

4. On donne trois origines différentes aux démons. 1°. On soutient quelquefois que Dieu les a créés le même jour qu’il créa les enfers pour leur servir de domicile. Il les forma spirituels, parce qu’il n’eut pas le loisir de leur donner des corps. La fête du sabbat commençoit au moment de leur création, & Dieu fut obligé d’interrompre son ouvrage, afin de de ne pas violer le repos de la fête. Les autres disent qu’Adam ayant été long-tems sans connoître sa femme, l’ange Samaël touché de sa beauté, s’unit avec elle, & elle conçut & enfanta les démons. Ils soutiennent aussi qu’Adam, dont ils font une espece de scélérat, fut le pere des esprits malins.

On compte ailleurs, car il y a là-dessus une grande diversité d’opinions, quatre meres des diables, dont l’une est Nahama, sœur de Tubalin, belle comme les anges, auxquels elle s’abandonna ; elle vit encore, & elle entre subtilement dans le lit des hommes endormis, & les oblige de se souiller avec elle ; l’autre est Lilith, dont l’histoire est fameuse chez les Juifs. Enfin il y a des docteurs qui croyent que les anges créés dans un état d’innocence, en sont déchus par jalousie pour l’homme, & par leur révolte contre Dieu : ce qui s’accorde mieux avec le récit de Moïse.

5. Les Juifs croient que les démons ont été créés mâles & femelles, & que de leur conjonction il en a pu naître d’autres. Ils disent encore que les ames des damnés se changent pour quelques tems en démons, pour aller tourmenter les hommes, visiter leur tombeau, voir les vers qui rongent leur cadavres, ce qui les afflige, & ensuite s’en retournent aux enfers.

Ces démons ont trois avantages qui leur sont communs avec les anges. Ils ont des aîles comme eux ; ils volent comme eux d’un bout du monde à l’autre ; enfin ils savent l’avenir. Ils ont trois imperfections qui leur sont communes avec les hommes ; car il sont obligés de manger & de boire ; ils engendrent & multiplient, & enfin ils meurent comme nous.

6. Dieu s’entretenant avec les anges vit naître une dispute entre eux à cause de l’homme. La jalousie les avoit saisis ; ils soutinrent à Dieu que l’homme n’étoit que vanité, & qu’il avoit tort de lui donner un si grand empire. Dieu soutint l’excellence de son ouvrage par deux raisons ; l’une que l’homme le loueroit sur la terre, comme les anges le louoient dans le ciel. Secondement il demanda à ces anges si fiers, s’ils savoient les noms de toutes les créatures ; ils avouerent leur ignorance, qui fut d’autant plus honteuse, qu’Adam ayant paru aussi-tôt, il les récita sans y manquer. Schamaël qui étoit le chef de cette assemblée céleste, perdit patience. Il descendit sur la terre, & ayant remarqué que le serpent étoit le plus subtil de tous les animaux, il s’en servit pour séduire Eve.

C’est ainsi que les Juifs rapportent la chute des anges ; & de leur récit, il paroît qu’il y avoit un chef des anges avant leur apostasie, & que le chef s’appelloit Schamael. En cela ils ne s’éloignent pas beaucoup des chrétiens ; car une partie des saints peres ont regardé le diable avant sa chute comme le prince de tous les anges.

7. Moise dit que les fils de Dieu voyant que les filles des hommes étoient belles, se souillerent avec elles. Philon juif a substitué les anges aux fils de Dieu ; & il remarque que Moïse a donné le titre d’anges à ceux que les philosophes appellent génies. Enoch a rapporté non-seulement la chute des anges avec les femmes, mais il en developpe toutes les circonstances ; il nomme les vingt anges qui firent complot de se marier ; ils prirent des femmes l’an 1170 du monde, & de ce mariage nâquirent les géants. Ces démons enseignerent ensuite aux hommes les Arts & les Sciences. Azael apprit aux garçons à faire des armes, & aux filles à se farder ; Semireas leur apprit la colere & la violence ; Pharmarus fut le docteur de la magie : ces leçons reçues avec avidité des hommes & des femmes, causerent un désordre affreux. Quatre anges persévérans se présenterent devant le trône de Dieu, & lui remontrerent le désordre que les géans causoient : Les esprits des ames des hommes morts crient, & leurs soupirs montent jusqu’à la porte du ciel, sans pouvoir parvenir jusqu’à toi, à cause des injustices qui se font sur la terre. Tu vois cela, & tu ne nous apprens point ce qu’il faut faire.

La remontrance eut pourtant son effet. Dieu ordonna à Uriel « d’aller avertir le fils de Lamech qui étoit Noé, qu’il seroit garanti de la mort éternellement. Il commanda à Raphaël de saisir Exaël l’un des anges rébelles, de le jetter lié pieds & mains dans les ténebres ; d’ouvrir le desert qui est dans un autre desert, & de le jetter là ; de mettre sur lui des pierres aiguës, & d’empêcher qu’il ne vît la lumiere, jusqu’à ce qu’on le jette dans l’embrasement de feu au jour du jugement. L’ange Gabriel fut chargé de mettre aux mains les géans afin qu’ils s’entretuassent ; & Michaël devoit prendre Sémireas & tous les anges mariés, afin que quand ils auroient vû périr les géans & tous leurs enfans, on les liât pendant soixante & dix générations, dans les cachots de la terre jusqu’au jour de l’accomplissement de toutes choses, & du jugement où ils devoient être jettés dans un abîme de feu & de tourmens éternels ».

Un rabbin moderne (Menasse), qui avoit fort étudié les anciens, assure que la préexistence des ames est un sentiment généralement reçu chez les docteurs juifs. Ils soutiennent qu’elles furent toutes formées dès le premier jour de la création, & qu’elles se trouverent toutes dans le jardin d’Eden. Dieu leur parloit quand il dit, faisons l’homme ; il les unit aux corps à proportion qu’il s’en forme quelqu’un. Ils appuient cette pensée sur ce que Dieu dit dans Isaïe, j’ai fait les ames. Il ne se serviroit pas d’un tems passé, s’il en créoit encore tous les jours un grand nombre : l’ouvrage doit être achevé depuis long-tems, puisque Dieu dit, j’ai fait.

9. Ces ames jouissent d’un grand bonheur dans le ciel, en attendant qu’elles puissent être unies aux corps. Cependant elles peuvent mériter quelque chose par leur conduite ; & c’est-là une des raisons qui fait la grande différence des mariages, dont les uns sont heureux, & les autres mauvais, parce que Dieu envoie les ames selon leurs mérites. Elles ont été créées doubles, afin qu’il y eût une ame pour le mari, & une autre pour la femme. Lorsque ces ames qui ont été faites l’une pour l’autre, se trouvent unies sur la terre, leur condition est infailliblement heureuse, & le mariage tranquille. Mais Dieu, pour punir les ames qui n’ont pas répondu à l’excellence de leur origine, sépare celles qui avoient été faites l’une pour l’autre, & alors il est impossible qu’il n’arrive de la division & du désordre. Origene n’avoit pas adopté ce dernier article de la théologie judaïque, mais il suivoit les deux premiers ; car il croyoit que les ames avoient préexisté, & que Dieu les unissoit aux corps célestes ou terrestres, grossiers ou subtils, à proportion de ce qu’elles avoient fait dans le ciel, & personne n’ignore qu’Origene a eu beaucoup de disciples & d’approbateurs chez les Chrétiens.

10. Ces ames sortirent pures de la main de Dieu. On récite encore aujourd’hui une priere qu’on attribue aux docteurs de la grande synagogue, dans laquelle on lit : O Dieu ! l’ame que tu m’as donnée est pure ; tu l’as créée, tu l’as formée, tu l’as inspirée ; tu la conserves au-dedans de moi, tu la reprendras, lorsqu’elle s’envolera, & tu me la rendras au tems que tu as marqué.

On trouve dans cette priere tout ce qui regarde l’ame ; car voici comment rabbin Menasse l’a commentée : l’ame que tu m’as donnée est pure, pour apprendre que c’est une substance spirituelle, subtile, qui a été formée d’une matiere pure & nette. Tu l’as créée, c’est-à-dire au commencement du monde avec les autres ames. Tu l’as formée, parce que notre ame est un corps spirituel, composé d’une matiere céleste & insensible ; & les cabalistes ajoûtent qu’elle s’unit au corps pour recevoir la peine ou la récompense de ce qu’elle a fait. Tu l’as inspirée, c’est-à-dire tu l’as unie à mon corps sans l’intervention des corps célestes, qui influent ordinairement dans les ames végétatives & sensitives. Tu la conserves, parce que Dieu est la garde des hommes. Tu la reprendras, ce qui prouve qu’elle est immortelle. Tu me la rendras, ce qui nous assure de la vérité de la résurrection.

11. Les Thalmudistes débitent une infinité de fables sur le chapitre d’Adam & de sa création. Ils comptent les douze heures, du jour auquel il fut créé, & ils n’en laissent aucune qui soit vuide. A la premiere heure, Dieu assembla la poudre dont il devoit le composer, & il devint un embrion. A la seconde, il se tint sur ses piés. A la quatrieme, il donna les noms aux animaux. La septieme fut employée au mariage d’Eve, que Dieu lui amena comme un paranymphe, après l’avoir frisée. A dix heures Adam pécha ; on le jugea aussi-tôt, & à douze heures il sentoit déja la peine & les sueurs du travail.

12. Dieu l’avoit fait si grand qu’il remplissoit le monde, ou du moins il touchoit le ciel. Les anges étonnés en murmurerent, & dirent à Dieu qu’il y avoit deux êtres souverains, l’un au ciel & l’autre sur la terre. Dieu averti de la faute qu’il avoit faite, appuya la main sur la tête d’Adam, & le réduisit à une nature de mille coudées ; mais en donnant au premier homme cette grandeur immense, ils ont voulu seulement dire qu’il connoissoit tous les secrets de la nature, & que cette science diminua considérablement par le péché ; ce qui est orthodoxe. Ils ajoutent que Dieu l’avoit fait d’abord double, comme les payens nous représentent janus à deux fronts ; c’est pourquoi on n’eut besoin que de donner un coup de hache pour partager ces deux corps ; & cela est clairement expliqué par le prophete, qui assure que Dieu l’a formé par devant & par derriere : & comme Moïse dit aussi que Dieu le forma mâle & femelle ; on conclut que le premier homme étoit hermaphrodite.

13. Sans nous arrêter à toutes ces visions qu’on multiplieroit à l’infini, les docteurs soutiennent, 1o. qu’Adam fut créé dans un état de perfection ; car s’il étoit venu au monde comme un enfant, il auroit eu besoin de nourrice & de précepteur. 2o. C’étoit une créature subtile : la matiere de son corps étoit si délicate & si fine, qu’il approchoit de la nature des anges, & son entendement étoit aussi parfait que celui d’un homme le peut être. Il avoit une connoissance de Dieu & de tous les objets spirituels, sans l’avoir jamais apprise, il lui suffisoit d’y penser ; c’est pourquoi on l’appelloit fils de Dieu. Il n’ignoroit pas même le nom de Dieu ; car Adam ayant donné le nom à tous les animaux, Dieu lui demanda quel est mon nom ? & Adam répondit, Jéhovah. C’est toi qui es ; & c’est à cela que Dieu fait allusion dans le prophete Isaïe, lorsqu’il dit : je suis celui qui suis, c’est là mon nom ; c’est-à-dire, le nom qu’Adam m’a donné & que j’ai pris.

14. Ils ne conviennent pas que la femme fut aussi parfaite que l’homme, parce que Dieu ne l’avoit formée que pour lui être une aide. Ils ne sont pas même persuadés que Dieu l’eût faite à son image. Un théologien chretien (Lambert Danæus, in Antiquitatibus, pag. 42) a adopté ce sentiment en l’adoucissant ; car il enseigne que l’image de Dieu étoit beaucoup plus vive dans l’homme que dans la femme ; c’est pourquoi elle eut besoin que son mari lui servît de précepteur, & lui apprît l’ordre de Dieu, au lieu qu’Adam l’avoit reçu immédiatement de sa bouche.

15. Les docteurs croient aussi que l’homme fait à l’image de Dieu étoit circoncis ; mais ils ne prennent pas garde que, pour relever l’excellence d’une cérémonie, ils font un Dieu corporel. Adam se plongea d’abord dans une débauche affreuse, en s’accouplant avec les bêtes, sans pouvoir assouvir sa convoitise, jusqu’à ce qu’il s’unit à Eve. D’autres disent au contraire qu’Eve étoit le fruit défendu auquel il ne pouvoit toucher sans crime ; mais emporté par la tentation que causoit la beauté extraordinaire de cette femme, il pécha. Ils ne veulent point que Caïn soit sorti d’Adam, parce qu’il étoit né du serpent qui avoit tenté Eve. Il fut si affligé de la mort d’Abel, qu’il demeura cent trente ans sans connoître sa femme, & ce fut alors qu’il commença à faire des enfans à son image & ressemblance. On lui reproche son apostasie, qui alla jusqu’à faire revenir la peau du prépuce, afin d’effacer l’image de Dieu. Adam, après avoir rompu cette alliance, se repentit ; il maltraita son corps l’espace de sept semaines dans le fleuve Géhon, & le pauvre corps fut tellement sacrifié, qu’il devint percé comme un crible. On dit qu’il y a des mysteres renfermés dans toutes ces histoires ; comme en effet il faut nécessairement qu’il y en ait quelques-uns ; mais il faudroit avoir beaucoup de tems & d’esprit pour les développer tous. Remarquons seulement que ceux qui donnent des regles sur l’usage des métaphores, & qui prétendent qu’on ne s’en sert jamais que lorsqu’on y a préparé ses lecteurs, & qu’on est assuré qu’ils lisent dans l’esprit ce qu’on pense, connoissent peu le génie des Orientaux, & que leurs regles se trouveroient ici beaucoup trop courtes.

16. On accuse les Juifs d’appuyer les systèmes des Préadamistes qu’on a développés dans ces derniers siecles avec beaucoup de subtilité ; mais il est certain qu’ils croient qu’Adam est le premier de tous les hommes. Sangarius donne Jambuscar pour précepteur à Adam ; mais il ne rapporte ni son sentiment, ni celui de sa nation. Il a suivi plutôt les imaginations des Indiens & de quelques barbares, qui contoient que trois hommes nommés Jambuscha, Zagtith & Boan ont vêcu avant Adam, & que le premier avoit été son précepteur. C’est en vain qu’on se sert de l’autorité de Maïmonides un des plus sages docteurs des Juifs ; car il rapporte qu’Adam est le premier de tous les hommes qui soit né par une génération ordinaire ; il attribue cette pensée aux Zabiens, & bien loin de l’approuver, il la regarde comme une fausse idée qu’on doit rejetter ; & qu’on n’a imaginé cela que pour défendre l’éternité du monde que ces peuples qui habitoient la Perse soutenoient.

Les Juifs disent ordinairement qu’Adam étoit né jeune dans une stature d’homme fait, parce que toutes choses doivent avoir été créées dans un état de perfection ; & comme il sortoit immédiatement des mains de Dieu, il étoit souverainement sage & prophete créé à l’image de Dieu. On ne finiroit pas, si on rapportoit tout ce que cette image de la divinité dans l’homme leur a fait dire. Il suffit de remarquer qu’au milieu des docteurs qui s’égarent, il y en a plusieurs, comme Maïmonides & Kimki, qui, sans avoir aucun égard au corps du premier homme, la placent dans son ame & dans ses facultés intellectuelles. Le premier avoue qu’il y avoit des docteurs qui croyoient que c’étoit nier l’existence de Dieu, que de soutenir qu’il n’avoit point de corps, puisque l’homme est matériel, & que Dieu l’avoit fait à son image. Mais il remarque que l’image est la vertu spécifique qui nous fait exister, & que par conséquent l’ame est cette image. Il outre même la chose ; car il veut que les Idolâtres, qui se prosternent devant les images, ne leur ayent pas donné ce nom, à cause de quelque trait de ressemblance avec les originaux ; mais parce qu’ils attribuent à ces figures sensibles quelque vertu.

Cependant il y en a d’autres qui prétendent que cette image consistoit dans la liberté dont l’homme jouissoit. Les anges aiment le bien par nécessité ; l’homme seul pouvoit aimer la vertu ou le vice. Comme Dieu, il peut agir & n’agir pas. Ils ne prennent pas garde que Dieu aime le bien encore plus nécessairement que les anges qui pouvoient pécher, comme il paroît par l’exemple des démons ; & que si cette liberté d’indifférence pour le bien est un degré d’excellence, on éleve le premier homme au-dessus de Dieu.

18. Les Antitrinitaires ont tort de s’appuyer sur le témoignage des Juifs, pour prouver qu’Adam étoit né mortel, & que le péché n’a fait à cet égard aucun changement à sa condition ; car ils disent nettement que si nos premiers peres eussent persévéré dans l’innocence, toutes leurs générations futures n’auroient pas senti les émotions de la concupiscence, & qu’ils eussent toujours vêcu. R. Béchaî, disputant contre les philosophes qui défendoient la mortalité du premier homme, soutient qu’il ne leur est point permis d’abandonner la théologie que leurs ancêtres ont puisée dans les écrits des prophetes, lesquels ont enseigné que l’homme eût vêcu éternellement, s’il n’eût point péché. Manasse, qui vivoit au milieu du siecle passé, dans un lieu où il ne pouvoit ignorer la prétention des Sociniens, prouve trois choses qui leur sont directement opposées : 1. que l’immortalité du premier homme, persévérant dans l’innocence, est fondée sur l’Ecriture ; 2. que Hana, fils de Hanina, R. Jéhuda, & un grand nombre de rabbins, dont il cite les témoignages, ont été de ce sentiment ; 3. enfin, il montre que cette immortalité de l’homme s’accorde avec la raison, puisqu’Adam n’avoit aucune cause intérieure qui pût le faire mourir, & qu’il ne craignoit rien du dehors, puisqu’il vivoit dans un lieu très-agréable, & que le fruit de l’arbre de vie, dont il devoit se nourrir, augmentoit sa vigueur.

19. Nous dirons peu de chose sur la création de la femme : peut-être prendra-t-on ce que nous en dirons pour autant de plaisanteries ; mais il ne faut pas oublier une si noble partie du genre humain. On dit donc que Dieu ne voulut point la créer d’abord, parce qu’il prévit que l’homme se plaindroit bientôt de sa malice. Il attendit qu’Adam la lui demandât ; & il ne manqua pas de le faire, dès qu’il eut remarqué que tous les animaux paroissoient devant lui deux à deux. Dieu prit toutes les précautions nécessaires pour la rendre bonne ; mais ce fut inutilement. Il ne voulut point la tirer de la tête, de peur qu’elle n’eût l’esprit & l’ame coquette ; cependant on a eu beau faire, ce malheur n’a pas laissé d’arriver ; & le prophete Isaïe se plaignoit, il y a déja long-tems, que les filles d’Israël alloient la tête levée & la gorge nue. Dieu ne voulut pas la tirer des yeux, de peur qu’elle ne jouât de la prunelle ; cependant Isaïe se plaint encore que les filles avoient l’œil tourné à la galanterie. Il ne voulut point la tirer de la bouche, de peur qu’elle ne parlât trop ; mais on ne sauroit arrêter sa langue, ni le flux de sa bouche. Il ne la prit point de l’oreille, de peur que ce ne fût une écouteuse ; cependant il est dit de Sara, qu’elle écoutoit à la porte du tabernacle, afin de savoir le secret des anges. Dieu ne la forma point du cœur, de peur qu’elle ne fût jalouse ; cependant combien de jalousies & d’envies déchirent le cœur des filles & des femmes ! Il n’y a point de passion, après celle de l’amour, à laquelle elles succombent plus aisément. Une sœur, qui a plus de bonheur, & sur-tout plus de galans, est l’objet de la haine de sa sœur ; & le mérite ou la beauté sont des crimes qui ne se pardonnent jamais. Dieu ne voulut point former la femme ni des prés ni de la main, de peur qu’elle ne fût coureuse, & que l’envie de dérober ne la prît ; cependant Dina courut & se perdit ; & avant elle, Rachel avoit dérobé les dieux de son pere. On a eu donc beau choisir une partie honnête & dure de l’homme, d’où il semble qu’il ne pouvoit sortir aucun défaut, la femme n’a pas laissé de les avoir tous. C’est la description que les auteurs juifs nous en donnent. Il y a peut-être des gens qui la trouveront si juste, qu’ils ne voudront pas la mettre au rang de leurs visions, & qui s’imagineront qu’ils ont voulu renfermer une vérité connue sous des termes figurés.

Dogmes des Péripatéticiens, adoptés par les Juifs. 1. Dieu est le premier & le suprème moteur des cieux.

2. Toutes les choses créées se divisent en trois classes. Les unes sont composées de matiere & de forme, & elles sont perpétuellement sujettes à la génération & à la corruption ; les autres sont aussi composées de matiere & de forme, comme les premieres ; mais leur forme est perpétuellement attachée à la matiere ; & leur matiere & leur forme ne sont point semblables à celles des autres êtres créés : tels sont les cieux & les étoiles. Il y en a enfin qui ont une forme sans matiere, comme les anges.

3. Il y a neuf cieux, celui de la Lune, celui de Mercure, celui de Venus, celui du Soleil, celui de Mars, celui de Jupiter, celui de Saturne & des autres étoiles, sans compter le plus élevé de tous, qui les enveloppe, & qui fait tous les jours une révolution d’orient en occident.

4. Les cieux sont purs comme du crystal ; c’est pour cela que les étoiles du huitieme ciel paroissent au-dessous du premier.

5. Chacun de ces huit cieux se divise en d’autres cieux particuliers, dont les uns tournent d’orient en occident, les autres d’occident en orient ; & il n’y a point de vuide parmi eux.

6. Les cieux n’ont ni légéreté, ni pesanteur, ni couleur ; car la couleur bleue que nous leur attribuons, ne vient que d’une erreur de nos yeux, occasionnée par la hauteur de l’atmosphere.

7. La terre est au milieu de toutes les spheres qui environnent le monde. Il y a des étoiles attachées aux petits cieux : or ces petits cieux ne tournent point autour de la terre, mais ils sont attachés aux grands cieux, au centre desquels la terre se trouve.

8. La terre est presque quarante fois plus grande que la lune ; & le soleil est cent soixante & dix fois plus grand que la terre. Il n’y a point d’étoile plus grande que le soleil, ni plus petite que Mercure.

9. Tous les cieux & toutes les étoiles ont une ame, & sont doués de connoissance & de sagesse. Ils vivent & ils connoissent celui qui d’une seule parole fit sortir l’univers du néant.

10. Au-dessous du ciel de la lune, Dieu créa une certaine matiere différente de la matiere des cieux ; & il mit dans cette matiere des formes qui ne sont point semblables aux formes des cieux. Ces élemens constituent le feu, l’air, l’eau & la terre.

11. Le feu est le plus proche de la lune : au-dessous de lui suivent l’air, l’eau & la terre ; & chacun de ces élémens enveloppe de toutes parts celui qui est au-dessous.

12. Ces quatre élémens n’ont ni ame ni connoissance ; ce sont comme des corps morts qui cependant conservent leur rang.

13. Le mouvement du feu & de l’air est de monter du centre de la terre vers le ciel ; celui de l’eau & de la terre est d’aller vers le centre.

14. La nature du feu qui est le plus léger de tous les élémens, est chaude & seche ; l’air est chaud & humide ; l’eau froide & humide ; la terre, qui est le plus pesant de tous les élémens, est froide & seche.

15. Comme tous les corps sont composés de ces quatre élémens, il n’y en a point qui ne renferme en même tems le froid & le chaud, le sec & l’humide ; mais il y en a dans lesquels une de ces qualités domine sur les autres.

Principe de morale des Juifs. 1. Ne soyez point comme des mercenaires qui ne servent leur maître qu’à condition d’en être payés ; mais servez votre maître sans aucune espérance d’en être récompensés, & que la crainte de Dieu soit toujours devant vos yeux.

2. Faites toujours attention à ces trois choses, & vous ne pécherez jamais. Il y a au-dessus de vous un œil qui voit tout, une oreille qui entend tout, & toutes vos actions sont écrites dans le livre de vie.

3. Faites toujours attention à ces trois choses, & vous ne pécherez jamais. D’où venez-vous ? où allez-vous ? à qui rendrez-vous compte de votre vie ? Vous venez de la terre, vous retournerez à la terre, & vous rendrez compte de vos actions au roi des rois.

4. La sagesse ne va jamais sans la crainte de Dieu, ni la prudence sans la science.

5. Celui là est coupable, qui, lorsqu’il s’éveille la nuit, ou qu’il se promene seul, s’occupe de pensées frivoles.

6. Celui-là est sage qui apprend quelque chose de tous-les hommes.

7. Il y a cinq choses qui caractérisent le sage. 1. Il ne parle point devant celui qui le surpasse en sagesse & en autorité. 2. Il ne répond point avec précipitation. 3. Il interroge à propos, & il répond à propos. 4. Il ne contrarie point son ami. 5. Il dit toujours la vérité.

8. Un homme timide n’apprend jamais bien, & un homme colere enseigne toujours mal.

9. Faites-vous une loi de parler peu & d’agir beaucoup, & soyez affable envers tout le monde.

10. Ne parlez pas long-tems avec une femme, pas même avec la vôtre, beaucoup moins avec celle d’un autre ; cela irrite les passions, & nous détourne de l’étude de la loi.

11. Défiez-vous des grands, & en général de ceux qui sont élevés en dignité ; ils ne se lient avec leurs inférieurs que pour leurs propres intérêts. Ils vous témoigneront de l’amitié, tant que vous leur serez utile ; mais n’attendez d’eux ni secours ni compassion dans vos malheurs.

12. Avant de juger quelqu’un, mettez-vous à sa place, & commencez toujours par le supposer innocent.

13. Que la gloire de votre ami vous soit aussi chere que la vôtre.

14. Celui qui augmente ses richesses, multiplie ses inquiétudes. Celui qui multiplie ses femmes, remplit sa maison de poisons. Celui qui augmente le nombre de ses servantes, augmente le nombre des femmes débauchées. Enfin, celui qui augmente le nombre de ses domestiques, augmente le nombre des voleurs.