L’Encyclopédie/1re édition/JORDANUS BRUNUS, Philosophie de

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 881-883).
◄  JOQUES
JORGIANE  ►

JORDANUS BRUNUS, Philosophie de, (Hist. de la Philos.) cet homme singulier naquit à Nole, au royaume de Naples ; il est antérieur à Cardan, à Gassendi, à Bacon, à Léibnitz, à Descartes, à Hobbes ; & quel que soit le jugement que l’on portera de sa philosophie & de son esprit, on ne pourra lui refuser la gloire d’avoir osé le premier attaquer l’idole de l’école, s’affranchir du despotisme d’Aristote, & encourager par son exemple & par ses écrits les hommes à penser d’après eux-mêmes ; heureux s’il eût eu moins d’imagination & plus de raison ! Il vécut d’une vie fort agitée & fort diverse ; il voyagea en Angleterre, en France & en Allemagne ; il reparut en Italie ; il y fut arrêté & conduit dans les prisons de l’inquisition, d’où il ne sortit que pour aller mourir sur un bucher. Ce qu’il répondit aux juges qui lui prononcerent sa sentence de mort, marque du courage : majori forsan cum timore sententiam in me dicetis quam ego accipiam.

Les écrits de cet auteur sont très-rares, & le mélange perpétuel de Géométrie, de Théologie, de Physique, de Mathématique & de Poésie en rend la lecture pénible. Voici les principaux axiomes de sa Philosophie.

Ces astres que nous voyons briller au-dessus de nos têtes sont autant de mondes.

Les trois êtres par excellence sont Dieu, la nature & l’homme. Dieu ordonne, la nature exécute, l’homme conçoit.

Dieu est une monade, la nature une mesure.

Entre les biens que l’homme puisse posséder, connoître est un des plus doux.

Dieu qui a donné la raison à l’homme, & qui n’a rien fait en vain, n’a prescrit aucun terme à son usage.

Que celui qui veut savoir commence par douter ; qu’il sache que les mots servent également l’ignorant & le sage, le bon & le méchant. La langue de la vérité est simple ; celle de la duplicité, équivoque ; & celle de la vanité, recherchée.

La substance ne change point ; elle est immortelle, sans augmentation, sans décroissement, sans corruption. Tout en émane & s’y résout.

Le minimum est l’élément de tout, le principe de la quantité.

Ce n’est pas assez que du mouvement, de l’espace & des atomes ; il faut encore un moyen d’union.

La monade est l’essence du nombre, & le nombre un accident de la monade.

La matiere est dans un flux perpétuel, & ce qui est un corps aujourd’hui, ne l’est pas demain.

Puisque la substance est impérissable, on ne meurt point ; on passe, on circule, ainsi que Pythagore l’a conçu.

Le composé n’est point, à parler exactement, la substance.

L’ame est un point autour duquel les atomes s’assemblent dans la naissance, s’accumulent pendant un certain tems de la vie, & se séparent ensuite jusqu’à la mort, où l’atome central devient libre.

Le passage de l’ame dans un autre corps n’est point fortuit ; elle y est prédisposée par son état précédent. Ce qui n’est pas un n’est rien.

La monade réunit toutes les qualités possibles ; il y a pair & impair, fini & infini, étendue & non étendue, témoin Dieu.

Le mouvement le plus grand possible, le mouvement retardé, & le repos, ne sont qu’un. Tout se transfere ou tend au transport.

De l’idée de la monade on passe à l’idée du fini ; de l’idée du fini à celle de l’infini, & l’on descend par les mêmes degrés.

Toute la durée n’est qu’un instant infini.

La résolution du contenu en ses parties est la source d’une infinité d’erreurs.

La terre n’est pas plus au milieu du tout qu’aucun autre point de l’univers. Si l’espace est infini, le centre est par-tout & nulle part, de même que l’atome est tout & n’est rien.

Le minimum est indéfini. Il ne faut pas confondre le minimum de la nature & celui de l’art ; le minimum de la nature & le minimum sensible.

Il n’y a ni bonté ni méchanceté, ni beauté ni laideur, ni peine ni plaisir absolus.

Il y a bien de la différence entre une qualité quelconque comparée à nous, & la même qualité considérée dans le tout : de-là les notions vraies & fausses du bien & du mal, du nuisible & de l’utile.

Il n’y a rien de vrai ni de faux pour ceux qui ne s’élevent point au-delà du sensible.

La mesure des sensibles est variable.

Il est impossible que tout soit le même dans deux individus différens, & dans un même individu dans deux instans. Comptez les causes, mais sur-tout ayez égard à l’influ & à l’influence.

Il n’y a de plein absolu que dans la solidité de l’atome, & de vuide absolu que dans l’intervalle des atomes qui se touchent.

La nature de l’ame est atomique ; c’est l’énergie de notre corps, dans notre durée & dans notre espace.

Pourquoi l’ame ne conserveroit-elle pas quelqu’affinité avec les parties qu’elle a animées ? Suivez cette idée, & vous vous reconcilierez avec une infinité d’effets que vous jugez impossibles pendant son union avec le corps & après qu’elle en est séparée.

L’atome ne se corrompt point, ne naît point, ne meurt point.

Il n’y a rien de si petit dans le tout qui ne tende à diminuer ou à s’accroître ; rien de bien qui ne tende à empirer ou à se perfectionner ; mais c’est relativement à un point de la matiere, de l’espace & du tems. Dans le tout il n’y a ni petit ni grand, ni bien ni mal.

Le tout est le mieux qu’il est possible ; c’est une conséquence de l’harmonie nécessaire & de l’existence & des propriétés.

Si l’on réfléchit attentivement sur ces propositions, on y trouvera le germe de la raison suffisante, du systême des monades, de l’optimisme, de l’harmonie préétablie, en un mot, de toute la philosophie léibnitienne.

A comparer le philosophe de Nole & celui de Leipsick, l’un me semble un fou qui jette son argent dans la rue, & l’autre un sage qui le suit & qui le ramasse. Il ne faut pas oublier que Jordan-Brun a séjourné & professé la Philosophie en Allemagne.

Si l’on rassemble ce qu’il a répandu dans ses ouvrages sur la nature de Dieu, il restera peu de chose à Spinosa qui lui appartienne en propre.

Selon Jordan Brun, l’essence divine est infinie. La volonté de Dieu, c’est la nécessité même. La nécessité & la liberté ne sont qu’un. Suivre en agissant la nécessité de la nature, non-seulement c’est être libre, mais ce seroit cesser de l’être que d’agir autrement. Il est mieux d’être que de ne pas être, d’agir que de ne pas faire : le monde est donc éternel ; il est un ; il n’y a qu’une substance ; il n’y a qu’un agent ; la nature, c’est Dieu.

Notre philosophe croyoit la quadrature du cercle impossible, & la transmutation des métaux possible.

Il avoit imaginé que les cometes étoient des corps qui se mouvoient dans l’espace, comme la terre & les autres planetes.

A dire ce que je pense de cet homme, il y auroit peu de philosophes qu’on pût lui comparer, si l’impétuosité de son imagination lui avoit permis d’ordonner ses idées, & de les ranger dans un ordre systêmatique ; mais il étoit né Poëte.

Voici les titres de ses ouvrages. 1. La cene de la cineri. 2. De umbris idearum. 3. Ars memoriæ. 4. Il candelago, comedia. 5. Cantus circœus ad memoriæ praxin ordinatus. 6. De la causa, principio, ed uno. 7. De l’infinito, universo e mondi. 8. Spaccio dela bestia triomfante. 9. Cabala del cavallo pegaseo con l’aggiunte dell’asino cillenico. 10. De gli heroïci furori. 11. De progressu & lampade venatoriâ logicorum. 12. Acratismus, sive rationes articulorum Physicorum adversus Aristotelicos. 13. Oratio valedictoria ad professores & auditores in academia Witebergensi. 14. De specierum scrutinio & lampade combinatoriâ Raimondi lulli. 15. Oratio consolatoria habita in academia Julia in fine exequiarum principis Julii, ducis Brunsvicensium. 16. De triplici minimo & mensurâ. 17. De monade, numero & figurâ, consequens quinque de minimo, magno & mensurâ, item de innumerabilibus, immenso & infigurabili, seu de universo & mundis. 18. De imaginum, signorum & idearum compositione. 19. Summa terminorum Metaphysicorum ad capessendum Logicæ & Metaphysicæ studium. 20. Artificium perorandi.

Il cite lui-même quelques autres ouvrages qu’on n’a point, comme le Sigillum sigillorum, & les livres de imaginibus, de principiis rerum, de sphoera, de Physicâ, magiâ, &c…

Ses juges firent tout ce qu’il étoit possible pour le sauver. On n’exigeoit de lui qu’une rétractation ; mais on ne parvint jamais à vaincre l’opiniâtreté de cette ame aigrie par le malheur & la persécution, & il fallut enfin le livrer à son mauvais sort. Je suis indigné de la maniere indécente dont Scioppius s’est exprimé sur un évenement qui ne devoit exciter que la terreur ou la pitié. Sicque ustulatus miserè periit, dit cet auteur, renuntiaturus, credo, in reliquis illis quos finxit mundis, quonam pacto homines blasphemi & impii à romanis tractari solent. Ce Scioppius avoit sans doute l’ame atroce ; & il étoit bien loin de deviner que cette idée des mondes, qu’il tourne en ridicule, illustreroit un jour deux grands hommes.