L’Encyclopédie/1re édition/JONGLEURS

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 874-876).
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JONGLEURS, s. m. pl. (Littérat.) joueurs d’instrumens qui, dans la naissance de notre poésie, se joignoient aux troubadours ou poëtes provençaux, & couroient avec eux les provinces.

L’histoire du théatre françois nous apprend qu’on nommoit ainsi des especes de bâteleurs, qui accompagnoient les trouveurs ou poëtes provençaux, fameux dès le xj. siecle. Le terme de jongleur paroît être une corruption du mot latin joculator, en françois joueur. Il est fait mention des jongleurs dès le tems de l’empereur Henri II. qui mourut en 1056. Comme ils jouoient de différens instrumens, ils s’associerent avec les trouveurs & les chanteurs, pour exécuter les ouvrages des premiers, & ainsi de compagnie ils s’introduisirent dans les palais des rois & des princes, & en tirerent de magnifiques présens. Quelque tems après la mort de Jeanne premiere du nom, reine de Naples & de Sicile & comtesse de Provence, arrivée en 1382, tous ceux de la profession des trouveurs & des jongleurs se séparerent en deux différentes especes d’acteurs. Les uns, sous l’ancien nom de jongleurs, joignirent aux instrumens le chant ou le récit des vers ; les autres prirent simplement le nom de joueurs, en latin joculatores, ainsi qu’ils sont nommés par les ordonnances. Tous les jeux de ceux ci consistoient en gesticulations, tours de passe-passe, &c. ou par eux mêmes, ou par des singes qu’ils portoient, ou en quelques mauvais récits du plus bas burlesque. Mais leurs excès ridicules & extravagans les firent tellement mépriser, que pour signifier alors une chose mauvaise, folle, vaine & fausse, on l’appelloit jonglerie ; & Philippe-Auguste dès la premiere année de son regne les chassa de sa cour & les bannit de ses états. Quelques-uns néanmoins qui se réformerent s’y établirent & y furent tolérés dans la suite du regne de ce prince & des rois ses successeurs, comme on le voit par un tarif fait par S. Louis pour régler les droits de péage dûs à l’entrée de Paris sous le petit-châtelet. L’un de ces articles porte, que les jongleurs seroient quittes de tout péage en faisant le récit d’un couplet de chanson devant le péager. Un autre porte « que le marchand qui apporteroit un singe pour le vendre, payeroit quatre deniers ; que si le singe appartenoit à un homme qui l’eût acheté pour son plaisir, il ne donneroit rien, & que s’il étoit à un joueur, il joueroit devant le péager ; & que par ce jeu il seroit quitte du péage tant du singe que de tout ce qu’il auroit acheté pour son usage ». C’est de-là que vient cet ancien proverbe, payer en monnoie de singe, en gambades. Tous prirent dans la suite le nom de jongleurs comme le plus ancien, & les femmes qui se mêloient de ce métier celui de jongleresses. Ils se retiroient à Paris dans une seule rue qui en avoit pris le nom de rue des jongleurs, & qui est aujourd’hui celle de saint Julien des Menétriers. On y alloit louer ceux que l’on jugeoit à propos pour s’en servir dans les fêtes ou assemblées de plaisir. Par une ordonnance de Guillaume de Clermont, prévôt de Paris, du 14 Septembre 1395, il fut défendu aux jongleurs de rien dire, représenter, ou chanter, soit dans les places publiques, soit ailleurs, qui pût causer quelque scandale, à peine d’amende & de deux mois de prison au pain & à l’eau. Depuis ce tems il n’en est plus parlé ; c’est que dans la suite les acteurs s’étant adonnés à faire des tours surprenans avec des épées ou autres armes, &c. on les appella batalores, en françois bateleurs ; & qu’enfin ces jeux devinrent le partage des danseurs de corde & des sauteurs. De la Marre, Traité de la police. Hist. du théat. franç. Moréri.

Jongleur, (Divination) magiciens ou enchanteurs fort renommés parmi les nations sauvages d’Amérique, & qui font aussi parmi elles profession de la Médecine.

Les jongleurs, dit le P. de Charlevoix, font profession de n’avoir commerce qu’avec ce qu’ils appellent génies bienfaisans, & ils se vantent de connoître par leur moyen ce qui se passe dans les pays les plus éloignés, ou ce qui doit arriver dans les tems les plus reculés ; de découvrir la source & la nature des maladies les plus cachées, & d’avoir le secret de les guérir ; de discerner dans les affaires les plus embrouillées le parti qu’il faut prendre ; de faire réussir les négociations les plus difficiles ; de rendre les dieux propices aux guerriers & aux chasseurs ; d’entendre le langage des oiseaux, &c.

Quoiqu’on ait vu naître ces imposteurs, s’il leur prend envie de se donner une naissance surnaturelle, ils trouvent des gens qui les en croyent sur leur parole, comme s’ils les avoient vu descendre du ciel, & qui prennent pour une espece d’enchantement & d’illusion de les avoir cru nés comme les autres hommes.

Une de leurs plus ordinaires préparations pour faire leurs prestiges, c’est de s’enfermer dans des étuves pour se faire suer. Ils ne different alors en rien des Pythies telles que les Poëtes nous les ont représentées sur le trépié. On les y voit entrer dans des convulsions & des enthousiasmes ; prendre des tons de voix, & faire des actions qui paroissent au-dessus des forces humaines. Le langage qu’ils parlent dans leurs invocations n’a rien de commun avec aucune langue sauvage ; & il est vraissemblable qu’il ne consiste qu’en des sons informes, produits sur le champ par une imagination échauffée, & que ces charlatans ont trouvé le moyen de faire passer pour un langage divin ; ils prennent différens tons, quelquefois ils grossissent leurs voix, puis ils contrefont une petite voix grêle, assez semblable à celle de nos marionnettes, & on croit que c’est l’esprit qui leur parle. On assure qu’ils souffrent beaucoup dans ces occasions, & qu’il s’en trouve qu’on n’engage pas aisément, même en les payant bien, à se livrer ainsi à l’esprit qui les agite. On a vu les pieux dont ces étuves étoient fermées, se courber jusqu’à terre, tandis que le jongleur se tenoit tranquille, sans remuer, sans y toucher, qu’il chantoit & qu’il prédisoit l’avenir. Cette circonstance & quelques prédictions singulieres & circonstanciées qu’on leur a entendues faire assez long-tems avant l’événement, & pleinement justifiées par l’événement, font penser qu’il entre quelquefois du surnaturel dans leurs opérations, & qu’ils ne devinent pas toujours par hasard.

Les jongleurs de profession ne sont jamais revêtus de ce caractere qui leur fait contracter une espece de pacte avec les génies, & qui rend leurs personnes respectables au peuple, qu’après s’y être disposés par des jeûnes qu’ils poussent très-loin, & pendant lesquels ils ne font autre chose que battre le tambour, crier, heurler, chanter & fumer. L’installation se fait ensuite dans une espece de bacchanale, avec des cérémonies si extravagantes, & accompagnées de tant de fureurs, qu’on diroit que le démon y prend dès-lors possession de leurs personnes. Ils ne sont point à proprement parler les prêtres de la nation, car ce sont les chefs de famille qui exercent cet emploi, mais ils se donnent pour les interpretes des dieux. Ils se servent pour leurs prestiges d’os & de peaux de serpens, dont ils se font aussi des bandeaux & des ceintures. Il est certain qu’ils ont le secret de les enchanter, ou pour parler plus juste, de les engourdir ; qu’ils les prennent tout vivans, les manient, les mettent dans leur sein, sans qu’il leur en arrive aucun mal. C’est encore aux jongleurs qu’il appartient d’expliquer les songes, les présages, & de presser ou de retarder la marche de l’armée dans les expéditions militaires, car on y en mene toujours quelqu’un. Ils persuadent à la multitude qu’ils ont des transports extatiques, dans lesquels les génies leur découvrent l’avenir & les choses cachées, & par ce moyen ils lui persuadent tout ce qu’ils veulent.

Mais la principale occupation des jongleurs, ou du moins celle dont ils retirent le plus de profit, c’est la Médecine. Quoiqu’en général ils exercent cet art avec des principes fondés sur la connoissance des simples, sur l’expérience & sur la conjecture, comme on fait par-tout, ils y mêlent ordinairement de la superstition & de la charlatanerie.

Par exemple, ils déclarent en certaines occasions qu’ils vont communiquer aux racines & aux plantes la vertu de guérir toutes sortes de playes, & même de rendre la vie aux morts. Aussi-tôt ils se mettent à chanter, & l’on suppose que pendant ce concert, qu’ils accompagnent de beaucoup de grimaces, la vertu médicinale se répand sur les drogues. Le principal jongleur les éprouve ensuite ; il commence par se faire saigner les levres. Le sang que l’imposteur a soin de sucer adroitement cesse de couler, & on crie miracle. Après cela il prend un animal mort, il laisse aux assistans tout le loisir de se bien assurer qu’il est sans vie, puis au moyen d’une canule qu’il lui a insérée sous la queue, il la fait remuer, en lui souflant des herbes dans la gueule. Quelquefois ils font semblant d’ensorceler divers sauvages qui paroissent expirer ; puis en leur mettant d’une certaine poudre sur les levres, ils les font revivre. Souvent quand il y a des blessures le jongleur déchire la playe avec ses dents, & montrant ensuite un morceau de bois ou quelque chose semblable, qu’il avoit eu la précaution de mettre dans sa bouche, il fait croire au malade qu’il l’a tiré de sa playe, & que c’étoit le charme qui causoit le danger de sa maladie.

Si le malade se met en tête que son mal est l’effet d’un maléfice, alors toute l’attention se porte à le découvrir, & c’est le devoir du jongleur. Il commence lui-même par se faire suer ; & quand il s’est bien fatigué à crier, à se débattre & à invoquer son génie, la premiere chose extraordinaire qui lui vient en pensée, il lui attribue la cause de la maladie. Plusieurs avant que d’entrer dans l’étuve prennent un breuvage composé, fort propre, disent-ils, à leur faire recevoir l’impression céleste, & l’on prétend que la présence de l’esprit se manifeste par un vent impétueux qui se leve tout à coup, ou par un mugissement que l’on entend sous terre, ou par l’agitation & l’ébranlement de l’étuve. Alors, plein de sa prétendue divinité, & plus semblable à un énergumene qu’à un homme inspiré du ciel, il prononce d’un ton affirmatif sur l’état du malade, & rencontre quelquefois assez juste.

Dans l’Acadie les jongleurs s’appelloient autmoins. Quand ils étoient appellés pour voir un malade, ils commençoient par le considérer assez long-tems, puis ils souffloient sur lui. Si cela ne produisoit rien, ils entroient dans une espece de fureur, s’agitoient, crioient, menaçoient le démon en lui parlant & lui poussant des estocades, comme s’ils l’eussent vu devant leurs yeux, & finissoient par arracher de terre un bâton auquel étoit attaché un petit os, qu’ils avoient eu la précaution de planter en entrant dans la cabanne, & ils prononçoient qu’ils avoient extirpé la cause du mal.

Chez les Natchez, autre nation d’Amérique, les jongleurs sont bien payés quand le malade guérit ; mais s’il meurt, il leur en coûte souvent la vie à eux-mêmes. D’autres jongleurs entreprennent de procurer la pluie & le beau tems. Vers le printems on se cottise pour acheter de ces prétendus magiciens un tems favorable aux biens de la terre. Si c’est de la pluie qu’on demande, ils se remplissent la bouche d’eau, & avec un chalumeau dont un bout est percé de plusieurs trous comme un entonnoir, ils soufflent en l’air du côté où ils apperçoivent quelque nuage. S’il est question d’avoir du beau tems, ils montent sur le toit de leurs cabanes, & font signe aux nuages de passer outre. Si cela arrive, ils dansent & chantent autour de leurs idoles, avalent de la fumée de tabac, & présentent au ciel leurs calumets. Si on obtient ce qu’ils ont promis, ils sont bien récompensés ; s’ils ne réussissent pas, ils sont mis à mort sans miséricorde. Hist. de la nouv. Franc. tom. I. Journal d’un voyage d’Amérique, pag. 214, 235, 347, 360 & suiv. 368, 428 & 427.