L’Encyclopédie/1re édition/JOLI

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 871-872).
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JOLI, adj. (Gram.) notre langue a plusieurs traités estimés sur le beau, tandis que l’idole à laquelle nos voisins nous accusent de sacrifier sans cesse, n’a point encore trouvé de panégyristes parmi nous. La plus jolie nation du monde n’a presque rien dit encore sur le joli.

Ce silence ressembleroit-il au saint respect qui défendoit aux premiers Romains d’oser représenter les dieux de la patrie, ni par des statues, ni par des peintures, dans la crainte de donner de ces dieux des idées trop foibles & trop humaines ? car on ne sauroit penser que nous rougissions de nos avantages ; le plaisir d’être le peuple le plus aimable, doit nous consoler un peu du ridicule qu’on trouve aux soins que nous prenons de le paroître. Eh, qu’importe aux François l’opinion fausse qu’on peut se faire de leurs charmes ? Heureux si par une légéreté trop peu limitée, ils ne détruisoient pas cette espece d’agrémens qui leur sont si propres, en croyant les multiplier ! L’affectation est à côté des graces, & la plus légere exagération fait franchir les bornes qui les séparent.

Les philosophes les plus austeres ont approuvé le culte de ces divinités ; leurs images enchanteresses étoient sorties des mains du plus sage de tous les Grecs. Il est vrai que le ciseau de Socrate les avoit enveloppées d’un voile que peut-être nous avons laissé tomber comme firent les Athéniens.

Speusippe, disciple & successeur de Platon, embellit aussi du portrait des graces la même école où son maître avoit éclairé le paganisme par les lumieres de la plus haute raison. Eh, qui ne sait le conseil que donnoit souvent Platon même à Zénocrate, dont il souffroit avec peine la triste & pédante sévérité ?

Je ne crois pourtant pas que le projet de Platon fût de rendre son disciple aussi joli que nous ; quoi qu’il en soit, c’est la nature elle-même qui nous a donné l’idée des graces, en nous offrant des spectacles qui semblent être leur ouvrage. Elle ne veut pas nous asservir toujours sous le joug de l’admiration ; cette mere tendre & caressante cherche souvent à nous plaire.

Si le beau qui nous frappe & nous transporte, est un des plus grands effets de sa magnificence, le joli n’est-il pas un de ses plus doux bienfaits ? Elle semble quelquefois s’épuiser (si le l’ose dire) en galanteries ingénieuses, pour agiter agréablement notre cœur & nos sens, & pour leur porter le sentiment délicieux & le germe des plaisirs.

La vûe de ces astres qui répandent sur nous par un cours & des regles immuables, leur brillante & féconde lumiere, la voûte immense à laquelle ils paroissent suspendus, le spectacle sublime des mers, les grands phénomenes ne portent à l’ame que des idées majestueuses ; mais qui peut peindre le secret & le doux intérêt qu’inspire le riant aspect d’un tapis émaillé par le soufle de Flore & la main du printems ? Que ne dit point aux cœurs sensibles ce bocage simple & sans art, que le ramage de mille amans aîlés, que la fraîcheur de l’ombre & l’onde agitée des ruisseaux savent rendre si touchant ? Tel est le charme des graces, tel est celui du joli qui leur doit toujours sa naissance ; nous lui cédons par un penchant dont la douceur nous séduit.

Il faut être de bonne foi. Notre goût pour le joli suppose un peu moins parmi nous de ces ames élevées & tournées aux brillantes prétentions de l’héroïsme, que de ces ames naturelles, délicates & faciles, à qui la société doit tous ses attraits. Peut-être les raisons du climat & du gouvernement, que le Platon de notre siecle, dans le plus célebre de ses ouvrages, donne souvent pour la source des actions des hommes, sont-elles les véritables causes de nos avantages sur les autres nations, par rapport au joli.

Cet empire du nord, enlevé de notre tems à son ancienne barbarie par les soins & le génie du plus grand de ses rois, pourroit-il arracher de nos mains & la couronne des graces & la ceinture du Vénus ? Le physique y mettroit trop d’obstacles ; cependant il peut naître dans cet empire quelque homme inspiré fortement, qui nous dispute un jour la palme du génie, parce que le sublime & le beau sont plus indépendans des causes locales.

Ce phantôme sanglant de la liberté, qui avoit causé tant de troubles chez les Romains, & qui partout subsiste si difficilement par d’autres voies, avoit disparu sous l’héritier & le neveu de César. La paix ramena l’abondance, & l’abondance ne permit de songer au nouveau joug, que pour en recueillir les fruits ; l’intérêt de la chose publique ne regardoit plus qu’un seul homme, & dès-lors tous les autres purent ne s’occuper que de leur bonheur & de leurs plaisirs. Otez les grands intérêts, les vastes passions aux hommes, vous les ramenez au personnel. L’art de jouir devient de tous les arts le plus précieux ; de-là naquirent bientôt le goût & la délicatesse : il falloit cette révolution aux vers que soupira Tibule.

Tel est à peu près le tableau de ce qui se passa sous le siecle de Louis le Grand. Tandis que Corneille étonne & ravit, les graces & le dieu du goût attendent pour naître des jours plus sereins. Voiture paroît les annoncer ; ses contemporains croyent les voir autour de lui ; cet écrivain en obtient même quelquefois un sourire : mais les jours heureux des plaisirs délicats, les jours de l’urbanité françoise, n’étoient qu’à leur crépuscule. Le rétablissement de l’autorité, d’où dépend la tranquillité publique, les vit enfin dans tout leur éclat.

Les François acquirent alors un sixieme sens, ou plutôt ils perfectionnerent les leurs ; ils virent ce qui jusques-là n’avoit point encore fixé leurs yeux ; une sensibilité plus fine, sans être moins profonde, remplit leurs ames : leurs talens de plaire & d’être heureux, une douce aisance dans la vie, une aménité dans les mœurs, une attention secrete à varier leurs amusemens, & à distinguer les nuances diverses de tous les objets, leur firent adorer les graces. La beauté ne fut plus que leur égale ; ils sentirent même que les premieres les entraînoient avec plus de douceur, ils se livrerent à leurs chaînes : Bachaumont & Chapelle les firent asseoir à côté des muses les plus fieres, tandis que la bonne compagnie de ce tems faisoit de tout Paris le temple que ces divinités devoient préférer au reste de la terre.

C’est à de certaines ames privilégiées que la nature confie le soin de polir celles des autres. Tous les sentimens, tous les goûts de ces premieres se répandent insensiblement, & donnent bientôt le ton général. Telle étoit l’ame de cette Ninon si vantée ; telles étoient celles de plusieurs autres personnes qui vêcurent avec elle, & qui l’aiderent à dépouiller les passions, les plaisirs, les arts, le génie, les vertus mêmes de ce reste de gothique qui nuisoit encore à leurs charmes. L’intêrêt le plus léger, & sur-tout l’intérêt du plaisir viennent-ils se joindre au besoin d’imiter qu’apportent tous les hommes en naissant, tout leur devient facile & naturel, tout s’imprime facilement chez eux ; il ne leur faut que des modeles.

Peut-on être surpris que les françois qui vivoient sous Henri II. ayent été si différens de nous ? Les graces pouvoient-elles habiter une cour qui, pendant l’hiver, s’amusoit (comme dit Brantome) à faire des bastions & combats, à pelotter de neige, & à glisser sur l’étang de Fontainebleau ? Le joli se bornoit alors tout au plus à la figure.

Le germe de cette qualité distinctive étoit sans doute dans le sein de cette nation toujours portée naturellement vers le plaisir ; il s’étoit annoncé quelquefois dans une fête brillante, ou sous la plume de quelques-uns de ses poëtes, mais le feu d’un éclair n’est pas plus prompt à disparoître ; ce germe étoit enfoui sous les obstacles que lui opposoient sans cesse l’ignorance, la barbarie ou le souffle corrupteur des guerres intestines : l’influence du climat cédoit à cet égard aux circonstances.

Tout concouroit au contraire, sous Louis le Grand, à répandre sur ses sujets cette sérénité, cette fleur d’agrémens qui en firent la plus jolie nation de l’univers. Quelle rage aux Messinois (dit Madame de Sévigné) d’avoir tant d’aversion pour les François qui sont si aimables & si jolis !

Ils auroient payé trop cher cet avantage, s’il les eût conduits à lui sacrifier entierement leur goût essentiel pour le beau ; il triomphe encore parmi eux, peut-être n’y fait-il pas un effet si général que le joli, parce qu’il n’est pas toujours aisé de s’élever jusqu’à lui. Eh le moyen (dit-on) de ne pas rassembler toute sa sensibilité sur les objets qui l’avoisinent & qui la sollicitent !

C’est à l’ame que le beau s’adresse, c’est aux sens que parle le joli ; & s’il est vrai que le plus grand nombre se laisse un peu conduire par eux ; c’est delà qu’on verra des regards attachés avec yvresse sur les graces de Trianon, & froidement surpris des beautés courageuses du Louvre. C’est de-là que la musique altiere de Zoroastre entraînera moins de cœurs que la douce mélodie du ballet du Sylphe, ou les concerts charmans de l’acte d’Æglé dans les talens lyriques. C’est par-là qu’un chansonnier aimable, un rimeur plaisant & facile trouveront dans nos sociétés mille fois plus d’agrément, que les auteurs des chef-d’œuvres qu’on admire. C’est enfin par-là que le je-ne-sais-quoi dans les femmes effacera la beauté, & qu’on sera tenté de croire qu’elle n’est bonne qu’à aller exciter des jalousies & des scènes tragiques dans un sérail.

Un auteur, dont on vantoit le goût dans le dernier siecle, prétend qu’on doit entendre par jolie femme, de l’agrément, de l’esprit, de la raison, de la vertu, enfin du vrai mérite. Ces deux dernieres qualités ne sont-elles pas ici hors de place ? est-on joli par la raison & la vertu ?

M. l’Abbé Girard dit de son côté que juger d’un tel qu’il est joli homme, c’est juger de son humeur & de ses manieres. Cependant il se trouve à cet égard en contradiction absolue avec le P. Bouhours, qui dit qu’on n’entend au plus par joli homme qu’un petit homme propre & assez bien fait dans sa taille. C’est que ces deux écrivans se sont arrêtés à de petites nuances de mode, qui n’ont rien de réel qu’un usage momentané.

Quelqu’un a dit de l’agrément, que c’est comme un vent léger & à fleur de surface, qui donne aux facultés intérieures une certaine mobilité, de la souplesse & de la vivacité ; foible idée du joli en général : c’est le secret de la nature riante ; il ne se définit pas plus que le goût, à qui peut-être il doit la naissance & dans les arts & dans les manieres.

Les oracles de notre langue ont dit que c’étoit un diminutif du beau ; mais où est le rapport du terme primitif avec son dérivé, comme de table à tablette ? L’un & l’autre ne sont-ils pas au contraire physiquement distincts ? Leur espece, leurs lois & leurs effets ne sont-ils pas entierement différens ? On me présente une tempête sortie des mains d’un peintre médiocre, à quel degré de diminution ce sujet pourroit-il descendre au joli ? est-il de son essence de pouvoir l’être ? Qu’on se rappelle le sot qui trouvoit la mer jolie, ou le fat qui traitoit M. de Turenne de joli homme.

Le joli a son empire séparé de celui du beau ; l’un étonne, éblouit, persuade, entraîne ; l’autre séduit, amuse & se borne à plaire : ils n’ont qu’une regle commune, c’est celle du vrai. Si le joli s’en écarte, il se détruit & devient maniéré, petit ou grotesque ; nos arts, nos usages & nos modes surtout sont aujourd’hui pleins de sa fausse image. (M. B.)