L’Encyclopédie/1re édition/JÉSUITE

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 512-516).
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JÉSUITE, s. m. (Hist. eccles.) ordre religieux, fondé par Ignace de Loyola, & connu sous le nom de compagnie ou société de Jésus.

Nous ne dirons rien ici de nous-mêmes. Cet article ne sera qu’un extrait succinct & fidele des comptes rendus par les procureurs généraux des cours de judicature, des mémoires imprimés par ordre des parlemens, des différens arrêts, des histoires, tant anciennes que modernes, & des ouvrages qu’on a publiés en si grand nombre dans ces derniers tems.

En 1521 Ignace de Loyola, après avoir donné les vingt-neuf premieres années de sa vie au métier de la guerre & aux amusemens de la galanterie, se consacra au service de la mere de Dieu, au mont Ferrat en Catalogne, d’où il se retira dans la solitude de Manrese, où Dieu lui inspira certainement son ouvrage des exercices spirituels, car il ne savoit pas lire quand il l’écrivit. Abregé hist. de la C. D. J.

Décoré du titre de chevalier de Jésus-Christ & de la Vierge Marie, il se mit à enseigner, à prêcher, & à convertir les hommes avec zele, ignorance & succès. Même ouvrage.

Ce fut en 1538, sur la fin du carême, qu’il rassembla à Rome les dix compagnons qu’il avoit choisis selon ses vûes.

Après divers plans formés & rejettés, Ignace & ses collegues se vouerent de concert à la fonction de catéchiser les enfans, d’éclairer de leurs lumieres les infideles, & de défendre la foi contre les hérétiques.

Dans ces circonstances, Jean III. roi de Portugal, prince zéle pour la propagation du Christianisme, s’adressa à Ignace pour avoir des missionnaires, qui portassent la connoissance de l’Evangile aux Japonois & aux Indiens. Ignace lui donna Rodriguès & Xavier ; mais ce dernier partit seul pour ces contrées lointaines, où il opéra une infinité de choses merveilleuses que nous croyons, & que le jésuite Acosta ne croit pas.

L’établissement de la compagnie de Jésus souffrit d’abord quelques difficultés ; mais sur la proposition d’obéir au pape seul, en toutes choses & en tous lieux, pour le salut des ames & la propagation de la foi ; le pape Paul III. conçut le projet de former, par le moyen de ces religieux, une espece de milice répandue sur la surface de la terre, & soumise sans réserve aux ordres de la cour de Rome ; & l’an 1540 les obstacles furent levés ; on approuva l’institut d’Ignace, & la compagnie de Jésus fut fondée.

Benoît XIV. qui avoit tant de vertus, & qui a dit tant de bons mots ; ce pontife, que nous regretterons long-tems encore, regardoit cette milice comme les janissaires du saint siége ; troupe indocile & dangereuse, mais qui sert bien.

Au vœu d’obéissance fait au pape & à un général, représentant de Jésus-Christ sur la terre, les Jésuites joignirent ceux de pauvreté & de chasteté, qu’ils ont observé jusqu’à ce jour, comme on sait.

Depuis la bulle qui les établit, & qui les nomma Jésuites, ils en ont obtenu quatre-vingt-douze autres qu’on connoît, & qu’ils auroient dû cacher, & peut-être autant qu’on ne connoît pas.

Ces bulles, appellées lettres apostoliques, leur accordent depuis le moindre privilege de l’état monastique, jusqu’à l’indépendance de la cour de Rome.

Outre ces prérogatives, ils ont trouvé un moyen singulier de s’en créer tous les jours. Un pape a-t-il proféré inconsidérément un mot qui soit favorable à l’ordre, on s’en fait aussitôt un titre, & il est enregistré dans les fastes de la société à un chapitre, qu’elle appelle les oracles de vive voix, vivæ vocis oracula.

Si un pape ne dit rien, il est aisé de le faire parler. Ignace, élu général, entra en fonction le jour de pâques de l’année 1541.

Le généralat, dignité subordonnée dans son origine, devint sous Lainèz & sous Aquaviva un despotisme illimité & permanent.

Paul III. avoit borné le nombre des profès à soixante ; trois ans après il annulla cette restriction, & l’ordre fut abandonné à tous les accroissemens qu’il pouvoit prendre & qu’il a pris.

Ceux qui prétendent en connoître l’économie & le régime, le distribuent en six classes, qu’ils appellent des profès, des coadjuteurs spirituels, des écoliers approuvés, des freres lais ou coadjuteurs temporels, des novices, des affiliés ou adjoints, ou Jésuites de robe-courte. Ils disent que cette derniere classe est nombreuse, qu’elle est incorporée dans tous les états de la société, & qu’elle se déguise sous toutes sortes de vêtemens.

Outre les trois vœux solemnels de religion, les profès qui forment le corps de la société font encore un vœu d’obéissance spéciale au chef de l’église, mais seulement pour ce qui concerne les missions étrangeres.

Ceux qui n’ont pas encore prononcé ce dernier vœu d’obéissance, s’appellent coadjuteurs spirituels.

Les écoliers approuvés sont ceux qu’on a conservés dans l’ordre après deux ans de noviciat, & qui se sont liés en particulier par trois vœux non solemnels, mais toutefois déclarés vœux de religion, & portant empêchement dirimant.

C’est le tems & la volonté du général qui conduiront un jour les écoliers aux grades de profès ou de coadjuteurs spirituels.

Ces grades, sur-tout celui de profès, supposent deux ans de noviciat, sept ans d’études, qu’il n’est pas toûjours nécessaire d’avoir faites dans la société ; sept ans de régence, une troisieme année de noviciat, & l’âge de trente-trois ans, celui ou notre Seigneur Jésus-Christ fut attaché à la croix.

Il n’y a nulle réciprocité d’engagemens entre la compagnie & ses écoliers, dans les vœux qu’elle en exige ; l’écolier ne peut sortir, & il peut être chassé par le général.

Le général seul, même à l’exclusion du pape, peut admettre ou rejetter un sujet.

L’administration de l’ordre est divisée en assistances, les assistances en provinces, & les provinces en maisons.

Il y a cinq assistans ; chacun porte le nom de son département, & s’appelle l’assistant ou d’Italie, ou d’Espagne, ou d’Allemagne, ou de France, ou de Portugal.

Le devoir d’un assistant est de préparer les affaires, & d’y mettre un ordre qui en facilite l’expédition au général.

Celui qui veille sur une province porte le titre de provincial ; le chef d’une maison, celui de recteur.

Chaque province contient quatre sortes de maisons ; des maisons professes qui n’ont point de fonds, des colleges où l’on enseigne, des résidences où vont sé ourner un petit nombre d’apostolizans, & des noviciats.

Les profès ont renoncé à toute dignité ecclésiastique ; ils ne peuvent accepter la crosse, la mitre, ou le rochet, que du consentement du général.

Qu’est-ce qu’un jésuite ? est-ce un prêtre séculier ? est-ce un prêtre régulier ? est-ce un laic ? est-ce un religieux ? est-ce un homme de communauté ? est-ce un moine ? c’est quelque chose de tout cela, mais ce n’est point cela.

Lorsque ces hommes se sont présentés dans les contrées où ils sollicitoient des établissemens, & qu’on leur a demandé ce qu’ils étoient, ils ont répondu, tels quels, tales quales.

Ils ont dans tous les tems fait mystere de leurs constitutions, & jamais ils n’en ont donné entiere & libre communication aux magistrats.

Leur régime est monarchique ; toute l’autorité réside dans la volonté d’un seul.

Soumis au despotisme le plus excessif dans leurs maisons, les Jésuites en sont les fauteurs les plus abjects dans l’état. Ils prêchent aux sujets une obéissance sans réserve pour leurs souverains ; aux rois, l’indépendance des loix & l’obéissance aveugle au pape ; ils accordent au pape l’infaillibilité & la domination universelle, afin que maîtres d’un seul, ils soient maîtres de tous.

Nous ne finirions point si nous entrions dans le détail de toutes les prérogatives du général. Il a le droit de faire des constitutions nouvelles, ou d’en renouveller d’anciennes, & sous telle date qu’il lui plaît ; d’admettre ou d’exclure, d’édifier ou d’anéantir, d’approuver ou d’improuver, de consulter ou d’ordonner seul, d’assembler ou de dissoudre, d’enrichir ou d’appauvrir, d’absoudre, de lier ou de délier, d’envoyer ou de retenir, de rendre innocent ou coupable, coupable d’une faute légere ou d’un crime, d’annuller ou de confirmer un contrat, de ratifier ou de commuer un legs, d’approuver ou de supprimer un ouvrage, de distribuer des indulgences ou des anathèmes, d’associer ou de retrancher ; en un mot, il possede toute la plénitude de puissance qu’on peut imaginer dans un chef sur ses sujets ; il en est la lumiere, l’ame, la volonté, le guide, & la conscience.

Si ce chef despote & machiavéliste étoit par hasard un homme violent, vindicatif, ambitieux, méchant, & que dans la multitude de ceux auxquels il commande il se trouvât un seul fanatique, où est le prince, où est le particulier qui fût en sûreté, sur son trône ou dans son foyer ?

Les provinciaux de toutes les provinces sont tenus d’écrire au général une fois chaque mois ; les recteurs, supérieurs des maisons, & les maîtres des novices, de trois mois en trois mois

Il est enjoint à chacun des provinciaux d’entrer dans le détail le plus étendu sur les maisons, les colleges, tout ce qui peut concerner la province ; à chaque recteur d’envoyer deux catalogues, l’un de l’âge, de la patrie, du grade, des études, & de la conduite des sujets ; l’autre, de leur esprit, de leurs talens, de leurs caracteres, de leurs mœurs : en un mot, de leurs vices & de leurs vertus.

En conséquence, le général reçoit chaque année environ deux cens états circonstanciés de chaque royaume, & de chaque province d’un royaume, tant pour les choses temporelles, que pour les choses spirituelles.

Si ce général étoit par hasard un homme vendu à quelque puissance étrangere ; s’il étoit malheureusement disposé par caractere, ou entraîné par interêt à se mêler de choses politiques, quel mal ne pourroit-il pas faire ?

Centre où vont aboutir tous les secrets de l’état & des familles, & même des familles royales ; aussi instruit qu’impénétrable ; dictant des volontés absolues, & n’obéissant à personne ; prévenu d’opinions les plus dangereuses sur l’aggrandissement & la conservation de sa compagnie, & les prérogatives de la puissance spirituelle ; capable d’armer à nos côtés des mains dont on ne peut se défier, quel est l’homme sous le ciel à qui ce général ne pût susciter des embarras fâcheux, si encouragé par le silence & l’impunité il osoit oublier une fois la sainteté de son état ?

Dans les cas importans, on écrit en chiffres au général.

Mais un article bisarre du régime de la compagnie de Jésus, c’est que les hommes qui la composent sont tous rendus par serment espions & délateurs les uns des autres.

A peine fut-elle formée qu’on la vit riche, nombreuse & puissante. En un moment elle exista en Espagne, en Portugal, en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, au nord, au midi, en Afrique, en Amérique, à la Chine, aux Indes, au Japon, par-tout également ambitieuse, redoutable & turbulente ; par-tout s’affranchissant des loix, portant son caractere d’indépendance & le conservant, marchant comme si elle se sentoit destinée à commander à l’univers.

Depuis sa fondation jusqu’à ce jour, il ne s’est presque écoulé aucune année sans qu’elle se soit signalée par quelque action d’éclat. Voici l’abrégé chronologique de son histoire, tel à-peu-près qu’il a paru dans l’arrêt du parlement de Paris, 6 Août 1762, qui supprime cet ordre, comme une secte d’impies, de fanatiques, de corrupteurs, de régicides, &c… commandés par un chef étranger & machiavéliste par institut.

En 1547, Bobadilla, un des compagnons d’Ignace, est chassé des états d’Allemagne, pour avoir écrit contre l’Interim d’Ausbourg.

En 1560, Gonzalès Silveria est supplicié au Mono motapa, comme espion du Portugal & de sa société.

En 1578, ce qu’il y a de Jésuites dans Anvers en est banni, pour s’être refusés à la pacification de Gand.

En 1581, Campian, Skerwin & Briant sont mis à mort pour avoir conspiré contre Elisabeth d’Angleterre.

Dans le cours du regne de cette grande Reine, cinq conspirations sont tramées contre sa vie, par des Jésuites.

En 1588, on les voit animer la ligue formée en France contre Henry III.

La même année, Molina publie ses pernicieuses rêveries sur la concorde de la grace & du libre arbitre.

En 1593, Barriere est armé d’un poignard contre le meilleur des rois, par le jésuite Varade.

En 1594, les Jésuites sont chassés de France, comme complices du parricide de Jean Chatel.

En 1595, leur pere Guignard, saisi d’écrits apologétiques de l’assassinat d’Henry IV. est conduit à la greve.

En 1597, les congrégations de auxiliis se tiennent, à l’occasion de la nouveauté de leur doctrine sur la grace, & Clément VIII. leur dit : brouillons, c’est vous qui troublez toute l’Eglise.

En 1598, ils corrompent un scélérat, lui administrent son Dieu d’une main, lui présentent un poignard de l’autre, lui montrent la couronne éternelle descendant du ciel sur sa tête, l’envoyent assassiner Maurice de Nassau, & se font chasser des états de Hollande.

En 1604, la clémence du cardinal Frédéric Borromée les chasse du college de Braida, pour des crimes qui auroient dû les conduire au bucher.

En 1605, Oldecorn & Garnet, auteurs de la conspiration des poudres, sont abandonnés au supplice.

En 1606, rebelles aux decrets du sénat de Venise, on est obligé de les chasser de cette ville & de cet état.

En 1610, Ravaillac assassine Henry IV. Les Jésuites restent sous le soupçon d’avoir dirigé sa main ; & comme s’ils en étoient jaloux, & que leur dessein fût de porter la terreur dans le sein des monarques, la même année Mariana publie avec son institution du prince l’apologie du meurtre des rois.

En 1618, les Jésuites sont chassés de Boheme, comme perturbateurs du repos public, gens soulevant les sujets contre leurs magistrats, infectant les esprits de la doctrine pernicieuse de l’infaillibilité & de la puissance universelle du pape, & semant par toutes sortes de voies le feu de la discorde entre les membres de l’état.

En 1619, ils sont bannis de Moravie, pour les mêmes causes.

En 1631, leurs cabales soulevent le Japon, & la terre est trempée dans toute l’étendue de l’empire de sang idolâtre & chrétien.

En 1641, ils allument en Europe la querelle absurde du jansénisme, qui a coûté le repos & la fortune à tant d’honnêtes fanatiques.

En 1643, Malte indignée de leur dépravation & de leur rapacité, les rejette loin d’elle.

En 1646, ils font à Séville une banqueroute, qui précipite dans la misere plusieurs familles. Celle de nos jours n’est pas la premiere, comme on voit.

En 1709, leur basse jalousie détruit Port-Royal, ouvre les tombeaux des morts, disperse leurs os, & renverse les murs sacrés dont les pierres leur retombent aujourd’hui si lourdement sur la tête.

En 1713, ils appellent de Rome cette bulle Unigenitus, qui leur a servi de prétexte pour causer tant de maux, au nombre desquels on peut compter quatre-vingt mille lettres de cachets décernées contre les plus honnêtes gens de l’état, sous le plus doux des ministeres.

La même année le jésuite Jouvency, dans une histoire de la société, ose installer parmi les martyrs les assassins de nos rois ; & nos magistrats attentifs font brûler son ouvrage.

En 1723, Pierre le Grand ne trouve de sûreté pour sa personne, & de moyen de tranquilliser ses états, que dans le bannissement des Jésuites.

En 1728, Berruyer travestit en roman l’histoire de Moïse, & fait parler aux patriarches la langue de la galanterie & du libertinage.

En 1730, le scandaleux Tournemine prêche à Caën dans un temple, & devant un auditoire chrétien, qu’il est incertain que l’évangile soit Ecriture-sainte.

C’est dans ce même tems qu’Hardouin commence à infecter son ordre d’un scepticisme aussi ridicule qu’impie.

En 1731, l’autorité & l’argent dérobent aux flammes le corrupteur & sacrilege Girard.

En 1743, l’impudique Benzi suscite en Italie la secte des Mamillaires.

En 1745, Pichon prostitue les sacremens de Pénitence & d’Eucharistie, & abandonne le pain des saints à tous les chiens qui le demanderont.

En 1755, les Jésuites du Paraguay conduisent en bataille rangée les habitans de ce pays contre leurs légitimes souverains.

En 1757, un attentat parricide est commis contre Louis XV. notre monarque, & c’est par un homme qui a vécu dans les foyers de la société de Jésus, que ces peres ont protégé, qu’ils ont placé en plusieurs maisons ; & dans la même année ils publient une édition d’un de leurs auteurs classiques, où la doctrine du meurtre des rois est enseignée. C’est comme ils firent en 1610, immédiatement après l’assassinat de Henry IV. mêmes circonstances, même conduite.

En 1758, le roi de Portugal est assassiné, à la suite d’un complot formé & conduit par les Jésuites Malagrida, Mathos & Alexandre.

En 1759, toute cette troupe de religieux assassins est chassée de la domination portugaise.

En 1761, un de cette compagnie, après s’être emparé du commerce de la Martinique, menace d’une ruine totale ses correspondans. On réclame en France la justice des tribunaux contre le jésuite banqueroutier, & la société est déclarée solidaire du pere la Valette.

Elle traîne maladroitement cette affaire d’une jurisdiction à une autre. On y prend connoissance de ses constitutions ; on en reconnoît l’abus, & les suites de cet évenement amenent son extinction parmi nous.

Voilà les principales époques du Jésuitisme. Il n’y en a aucune entre lesquelles on n’en pût intercaller d’autres semblables.

Combien cette multitude de crimes connus n’en fait-elle pas présumer d’ignorés ?

Mais ce qui précede suffit pour montrer que dans un intervalle de deux cens ans, il n’y a sortes de forfaits que cette race d’hommes n’ait commis.

J’ajoute qu’il n’y a sortes de doctrines perverses qu’elle n’ait enseignées. L’Elucidarium de Posa en contient lui seul plus que n’en fourniroient cent volumes des plus distingués fanatiques. C’est-là qu’on lit entr’autre chose de la mere de Dieu, qu’elle est Dei-pater & Dei-mater, & que, quoiqu’elle n’ait été sujette à aucune excrétion naturelle, cependant elle a concouru comme homme & comme femme, secundum generalem naturæ tenorem ex parte maris & ex parte feminæ, à la production du corps de Jésus-Christ, & mille autres folies.

La doctrine du probabilisme est d’invention jésuitique.

La doctrine du péché philosophique est d’invention jésuitique.

Lisez l’ouvrage intitulé les Assertions, & publié cette année 1762, par arrêt du parlement de Paris, & frémissez des horreurs que les théologiens de cette société ont débitées depuis son origine, sur la simonie, le blasphème, le sacrilege, la magie, l’irreligion, l’astrologie, l’impudicité, la fornication, la pédérastie, le parjure, la fausseté, le mensonge, la direction d’intention, le faux témoignage, la prévarication des juges, le vol, la compensation occulte, l’homicide, le suicide, la prostitution, & le régicide ; ramas d’opinions, qui, comme le dit M. le procureur général du roi au parlement de Bretagne, dans son second compte rendu page 73, attaque ouvertement les principes les plus sacrés, tend à détruire la loi naturelle, à rendre la foi humaine douteuse, à rompre tous les liens de la société civile, en autorisant l’infraction de ses lois ; à étouffer tout sentiment d’humanité parmi les hommes, à anéantir l’autorité royale, à porter le trouble & la désolation dans les empires, par l’enseignement du régicide ; à renverser les fondemens de la révélation, & à substituer au christianisme des superstitions de toute espece.

Lisez dans l’arrêt du parlement de Paris, publié le 6 Août 1762, la liste infamante des condamnations qu’ils ont subies à tous les tribunaux du monde chrétien, & la liste plus infamante encore des qualifications qu’on leur a données.

On s’arrêtera sans doute ici pour se demander comment cette société s’est affermie, malgré tout ce qu’elle a fait pour se perdre ; illustrée, malgré tout ce qu’elle a fait pour s’avilir ; comment elle a obtenu la confiance des souverains en les assassinant, la protection du clergé en le dégradant, une si grande autorité dans l’Eglise en la remplissant de troubles, & en pervertissant sa morale & ses dogmes.

C’est ce qu’on a vû en même tems dans le même corps, la raison assise à côté du fanatisme, la vertu à côté du vice, la religion à côté de l’impiété, le rigorisme à côté du relâchement, la science à côté de l’ignorance, l’esprit de retraite à côté de l’esprit de cabale & d’intrigue, tous les contrastes réunis. Il n’y a que l’humilité qui n’a jamais pû trouver un asile parmi ces hommes.

Ils ont eu des poëtes, des historiens, des orateurs, des philosophes, des géometres, & des érudits.

Je ne sais si ce sont les talens & la sainteté de quelques particuliers qui ont conduit la société au haut degré de considération dont elle jouissoit il n’y a qu’un moment ; mais j’assurerai sans crainte d’être contredit, que ces moyens étoient les seuls qu’elle eût de s’y conserver ; & c’est ce que ces hommes ont ignoré.

Livrés au commerce, à l’intrigue, à la politique, & à des occupations étrangeres à leur état, & indignes de leur profession, il a fallu qu’ils tombassent dans le mépris qui a suivi, & qui suivra dans tous les tems, & dans toutes les maisons religieuses, la décadence des études & la corruption des mœurs.

Ce n’étoit pas l’or, ô mes peres, ni la puissance qui pouvoient empêcher une petite société comme la vôtre, enclavée dans la grande, d’en être étouffée. C’étoit au respect qu’on doit & qu’on rend toûjours à la science & à la vertu, à vous soutenir & à écarter les efforts de vos ennemis, comme on voit au milieu des flots tumultueux d’une populace assemblée, un homme vénérable demeurer immobile & tranquille au centre d’un espace libre & vuide que la considération forme & réserve autour de lui. Vous avez perdu ces notions si communes, & la malédiction de S. François de Borgia, le troisieme de vos généraux, s’est accomplie sur vous. Il vous disoit, ce saint & bon-homme : « Il viendra un tems où vous ne mettrez plus de bornes à votre orgueil & à votre ambition, où vous ne vous occuperez plus qu’à accumuler des richesses & à vous faire du crédit, où vous négligerez la pratique des vertus ; alors il n’y aura puissance sur la terre qui puisse vous ramener à votre premiere perfection, & s’il est possible de vous détruire, on vous détruira ».

Il falloit que ceux qui avoient fondé leur durée sur la même base qui soutient l’existence & la fortune des grands, passassent comme eux ; la prospérité des Jésuites n’a été qu’un songe un peu plus long.

Mais en quel tems le colosse s’est-il évanoui ? au moment même où il paroissoit le plus grand & le mieux affermi. Il n’y a qu’un moment que les Jésuites remplissoient les palais de nos rois ; il n’y a qu’un moment que la jeunesse, qui fait l’esperance des premieres familles de l’état, remplissoit leurs écoles ; il n’y a qu’un moment que la religion les avoit portés à la confiance la plus intime du monarque, de sa femme & de ses enfans ; moins protégés que protecteurs de notre clergé, ils étoient l’ame de ce grand corps. Que ne se croyoient-ils pas ? J’ai vû ces chênes orgueilleux toucher le ciel de leur cime ; j’ai tourné la tête, & ils n’étoient plus.

Mais tout évenement a ses causes. Quelles ont été celles de la chûte inopinée & rapide de cette société ? en voici quelques-unes, telles qu’elles se présentent à mon esprit.

L’esprit philosophique a décrié le célibat, & les Jésuites se sont ressentis, ainsi que tous les autres ordres religieux, du peu de goût qu’on a aujourd’hui pour le cloître.

Les Jésuites se sont brouillés avec les gens de lettres, au moment où ceux-ci alloient prendre parti pour eux contre leurs implacables & tristes ennemis. Qu’en est-il arrivé ? c’est qu’au lieu de couvrir leur côté foible, on l’a exposé, & qu’on a marqué du doigt aux sombres enthousiastes qui les menaçoient, l’endroit où ils devoient frapper.

Il ne s’est plus trouvé parmi eux d’homme qui se distinguât par quelque grand talent ; plus de poëtes, plus de philosophes, plus d’orateurs, plus d’érudits, aucun écrivain de marque, & on a méprisé le corps.

Une anarchie interne les divisoit depuis quelques années ; & si par hasard ils avoient un bon sujet, ils ne pouvoient le garder.

On les a reconnus pour les auteurs de tous nos troubles intérieurs, & on s’est lassé d’eux.

Leur journaliste de Trévoux, bon-homme, à ce qu’on dit, mais auteur médiocre & pauvre politique, leur a fait avec son livret bleu mille ennemis redoutables, & ne leur a pas fait un ami.

Il a bêtement irrité contre sa société notre de Voltaire, qui a fait pleuvoir sur elle & sur lui le mépris & le ridicule, le peignant lui comme un imbécille, & ses confreres, tantôt comme des gens dangereux & méchans, tantôt comme des ignorans, donnant l’exemple & le ton à tous nos plaisans subalternes, & nous apprenant qu’on pouvoit impunément se moquer d’un jésuite, & aux gens du monde qu’ils en pouvoient rire sans conséquence.

Les Jésuites étoient mal depuis très-long-tems avec les dépositaires des lois, & ils ne songeoient pas que les magistrats, aussi durables qu’eux, seroient à la longue les plus forts.

Ils ont ignoré la différence qu’il y a entre des hommes nécessaires & des moines turbulens, & que si l’état étoit jamais dans le cas de prendre un parti, il tourneroit le dos avec dédain à des gens que rien ne recommandoit plus.

Ajoutez qu’au moment où l’orage a fondu sur eux, dans cet instant où le ver de terre qu’on foule du pié montre quelque énergie, ils étoient si pauvres de talens & de ressources, que dans tout l’ordre il ne s’est pas trouvé un homme qui sût dire un mot qui fît ouvrir les oreilles. Ils n’avoient plus de voix, & ils avoient fermé d’avance toutes les bouches qui auroient pû s’ouvrir en leur faveur.

Ils étoient haïs ou enviés.

Pendant que les études se relevoient dans l’université, elles achevoient de tomber dans leur college, & cela lorsqu’on étoit à demi convaincu que pour le meilleur emploi du tems, la bonne culture de l’esprit, & la conservation des mœurs & de la santé, il n’y avoit guere de comparaison à faire entre l’institution publique & l’éducation domestique.

Ces hommes se sont mêlés de trop d’affaires diverses ; ils ont eu trop de confiance en leur crédit.

Leur général s’étoit ridiculement persuadé que son bonnet à trois cornes couvroit la tête d’un potentat, & il a insulté lorsqu’il falloit demander grace.

Le procès avec les créanciers du pere la Valette les a couverts d’opprobre.

Ils furent bien imprudens, lorsqu’ils publierent leurs constitutions ; ils le furent bien davantage, lorsqu’oubliant combien leur existence étoit précaire, ils mirent des magistrats qui les haïssoient à portée de connoître de leur régime, & de comparer ce système de fanatisme, d’indépendance & de machiavélisme, avec les lois de l’état.

Et puis, cette révolte des habitans du Paraguay, ne dut-elle pas attirer l’attention des souverains, & leur donner à penser ? & ces deux parricides exécutés dans l’intervalle d’une année ?

Enfin, le moment fatal étoit venu ; le fanatisme l’a connu, & en a profité.

Qu’est-ce qui auroit pû sauver l’ordre, contre tant de circonstances réunies qui l’avoient amené au bord du précipice ? un seul homme, comme Bourdaloue peut-être, s’il eût existé parmi les Jésuites ; mais il falloit en connoître le prix, laisser aux mondains le soin d’accumuler des richesses, & songer à ressusciter Cheminais de sa cendre.

Ce n’est ni par haine, ni par ressentiment contre les Jésuites, que j’ai écrit ces choses ; mon but a été de justifier le gouvernement qui les a abandonnés, les magistrats qui en ont fait justice, & d’apprendre aux religieux de cet ordre qui tenteront un jour de se rétablir dans ce royaume, s’ils y réussissent, comme je le crois, à quelles conditions ils peuvent espérer de s’y maintenir.