L’Encyclopédie/1re édition/INTRIGUE

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 845-846).

INTRIGUE, s. f. (Morale.) conduite détournée de gens qui cherchent à parvenir, à s’avancer, à obtenir des emplois, des graces, des honneurs, par la cabale & le manege. C’est la ressource des ames foibles & vitieuses, comme l’escrime est le métier des lâches.

Intrigue, (Belles-Lettres.) assemblage de plusieurs évenemens ou circonstances qui se rencontrent dans une affaire, & qui embarrassent ceux qui y sont intéressés.

Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave qui vient du grec τρίχες, cheveux : quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec ἐν, Θρίξ, cheveux.

Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une piece dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événemens fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller. Voyez Nœud.

Il y a toujours deux desseins dans la tragédie, la comédie ou le poëme épique. Le premier & le principal est celui du héros ; le second comprend tous les desseins de ceux qui s’opposent à ses prétentions. Ces causes opposées produisent aussi des effets opposés, savoir, les efforts du héros pour l’exécution de son dessein, & les efforts de ceux qui lui sont contraires.

Comme ces causes & ces desseins sont le commencement de l’action, de même ces efforts contraires en sont le milieu, & forment une difficulté & un nœud qui fait la plus grande partie du poëme ; elle dure autant de tems que l’esprit du lecteur est suspendu sur l’événement de ces efforts contraires. La solution ou dénouement commence, lorsque l’on commence à voir cette difficulté levée & les doutes éclaircis. Voyez Action, Fable, &c.

Homere & Virgile ont divisé en deux chacun de leurs trois poëmes, & ils ont mis un nœud & un dénouement particulier en chaque partie.

La premiere partie de l’iliade est la colere d’Achille, qui veut se venger d’Agamemnon par le moyen d’Hector & des Troïens. Le nœud comprend le combat de trois jours qui se donne en l’absence d’Achille, & consiste d’une part dans la résistance d’Agamemnon & des Grecs ; & de l’autre, dans l’humeur vindicative & inexorable d’Achille, qui ne lui permet pas de se reconcilier. Les pertes des Grecs & le desespoir d’Agamemnon disposent au dénouement, par la satisfaction qui en revient au héros irrité. La mort de Patrocle, jointe aux offres d’Agamemnon, qui seules avoient été sans effet, levent cette difficulté, & font le dénouement de la premiere partie. Cette même mort est aussi le commencement de la seconde partie, puisqu’elle fait prendre à Achille le dessein de se venger d’Hector ; mais ce héros s’oppose à ce dessein, & cela forme la seconde intrigue, qui comprend le combat du dernier jour.

Virgile a fait dans son poëme le même partage qu’Homere. La premiere partie est le voyage & l’arrivée d’Enée en Italie ; la seconde est son établissement. L’opposition qu’il essuie de la part de Junon dans ces deux entreprises, est le nœud général de l’action entiere.

Quant au choix du nœud & à la maniere d’en faire le dénouement, il est certain qu’ils doivent naître naturellement du fond & du sujet du poëme. Le P. le Bossu donne trois manieres de former le nœud d’un poëme ; la premiere est celle dont nous venons de parler ; la seconde est prise de la fable & du dessein du poëte ; la troisieme consiste à former le nœud, de telle sorte que le dénouement en soit une suite naturelle. Voyez Catastrophe & Dénouement.

Dans le poëme dramatique, l’intrigue consiste à jetter les spectateurs dans l’incertitude sur le sort qu’auront les principaux personnages introduits dans la scene ; mais pour cela elle doit être naturelle, vraissemblable & prise, autant qu’il se peut, dans le fond même du sujet. 1°. Elle doit être naturelle & vraissemblable ; car une intrigue forcée ou trop compliquée, au lieu de produire dans l’esprit ce trouble qu’exige l’action théatrale, n’y porte au contraire que la confusion & l’obscurité, & c’est ce qui arrive immanquablement, lorsque le poëte multiplie trop les incidens ; car ce n’est pas tant le surprenant & le merveilleux qu’on doit chercher en ces occasions, que le vraissemblable ; or rien n’est plus éloigné de la vraissemblance que d’accumuler dans une action, dont la durée n’est tout au plus supposée que de 24 heures, une foule d’actions qui pourroient à peine se passer en une semaine, ou en un mois. Dans la chaleur de la représentation ces surprises multipliées plaisent pour un moment, mais à la discussion on sent qu’elles accablent l’esprit, & qu’au fond le poëte ne les a imaginées que faute de trouver dans son génie les ressources propres à soutenir l’action de sa piece par le fond même de sa fable. De-là tant de reconnoissances, de déguisemens, de suppositions d’état dans les tragédies de quelques modernes dont on ne suit les pieces qu’avec une extrème contention d’esprit ; le poëte dramatique doit à la vérité conduire son spectateur à la pitié par la terreur, & réciproquement à la terreur par la pitié. Il est encore également vrai que c’est par les larmes, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises & par l’horreur, qu’il doit le mener jusqu’à la catastrophe ; mais tout cela n’exige pas une intrigue pénible & compliquée. Corneille & Racine, par exemple, prodiguent-ils à tout propos les incidens, les reconnoissances & les autres machines de cette nature, pour former leur intrigue ? L’action de Phedre marche sans interruption, & roule sur le même intérêt, mais infiniment simple, jusqu’au troisieme acte où l’on apprend le retour de Thesée. La présence de ce prince, & la priere qu’il fait à Neptune, forment tout le nœud, & tiennent les esprits en suspens. Il n’en faut pas davantage pour exciter l’horreur pour Phedre, la crainte pour Hyppolite, & ce trouble inquiétant dont tous les cœurs sont agités dans l’impatience de découvrir ce qui doit arriver. Dans Athalie, le secret du grand-prêtre sur le dessein qu’il a formé de proclamer Joas roi de Juda, l’empressement d’Athalie à demander qu’on lui livre cet enfant inconnu, conduisent & arrêtent comme par degré l’action principale, sans qu’il soit besoin de recourir à l’extraordinaire & au merveilleux. On verra de même dans Cinna, dans Rodogune, & dans toutes les meilleures pieces de Corneille, que l’intrigue est aussi simple dans son principe, que féconde dans ses suites. 2°. Elle doit naître du fond du sujet autant qu’il se peut ; car lorsque la fable ou le morceau d’histoire que l’on traite, fournit naturellement les incidens & les obstacles qui doivent contraster avec l’action principale, qu’est-il besoin de recourir à des épisodes qui ne font que la compliquer, ou partager & refroidir l’intérêt ? Princip. pour la lect. des Poëtes. tom. II.