L’Encyclopédie/1re édition/INTERJECTION

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 827-829).
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INTERJECTION, s. f. (Gram. Eloq.) L’interjection étant considérée par rapport à la nature, dit l’abbé Regnier (p. 534.) est peut-être la premiere voix articulée dont les hommes se soient servis. Ce qui n’est que conjecture chez ce grammairien, est affirmé positivement par M. le Président de Brosses, dans ses observations sur les langues primitives, qu’il a communiquées à l’académie royale des Inscriptions & Belles-lettres.

« Les premieres causes, dit-il, qui excitent la voix humaine à faire usage de ses facultés, sont les sentimens ou les sensations intérieures, & non les objets du dehors, qui ne sont, pour ainsi dire, ni apperçus, ni connus. Entre les huit parties d’oraison, les noms ne sont donc pas la premiere, comme on le croit d’ordinaire ; mais ce sont les interjections, qui expriment la sensation du dedans, & qui sont le cri de la nature. L’enfant commence par elles à montrer qu’il est tout à la fois capable de sentir & de parler.

» Les interjections, mêmes telles qu’elles sont dans nos langues formées & articulées, ne s’apprennent pas par la simple audition & par l’intonation d’autrui ; mais tout homme les tient de soi-même & de son propre sentiment ; au moins dans ce qu’elles ont de radical & de significatif, qui est le même partout, quoiqu’il puisse y avoir quelque variété dans la terminaison. Elles sont courtes ; elles partent du mouvement machinal & tiennent partout à la langue primitive. Ce ne sont pas de simples mots, mais quelque chose de plus, puisqu’elles expriment le sentiment qu’on a d’une chose, & que par une simple voix promte, par un seul coup d’organe, elles peignent la maniere dont on s’en trouve intérieurement affecté.

» Toutes sont primitives, en quelque langue que ce soit, parce que toutes tiennent immédiatement à la fabrique générale de la machine organique, & au sentiment de la nature humaine, qui est partout le même dans les grands & premiers mouvemens corporels. Mais les interjections, quoique primitives, n’ont que peu de dérivés ».

[La raison en est simple. Elles ne sont pas du langage de l’esprit, mais de celui du cœur ; elles n’expriment pas les idées des objets extérieurs, mais les sentimens intérieurs.

Essentiellement bornés, l’acquisition de nos connoissances est nécessairement discursive ; c’est-à-dire, que nous sommes forcés de nous étayer d’une premiere perception pour parvenir à une seconde, & de passer ainsi par des degrés successifs, en courant, pour ainsi dire, d’idée en idée (discurrendo). Cette marche progressive & trainante fait obstacle à la curiosité naturelle de l’esprit humain, il cherche à tirer de son propre fonds même des ressources contre sa propre foiblesse ; il lie volontiers les idées qui lui viennent des objets extérieurs :] « il les tire les unes après les autres, comme avec un cordon, les combine & les mêle ensemble.

» Mais les mouvemens intérieurs de notre ame, qui appartiennent à notre existence, y sont fort distincts, y restent isolés, chacun dans leur classe, selon le genre d’affection qu’ils ont produit tout d’un coup, & dont l’effet, quoique permanent, a été subit. La douleur, la surprise, le dégoût, n’ont rien de commun ; chacun de ces sentimens est un, & son effet a d’abord été ce qu’il devoit être : il n’y a ici ni dérivation dans les sentimens, ni progression successive, ni combinaison factice, comme il y en a dans les idées.

» C’est une chose curieuse sans doute que d’observer sur quelles cordes de la parole se frappe l’intonation des divers sentimens de l’ame, & de voir que ces rapports se trouvant les mêmes partout où il y a des machines humaines, établissent ici, non plus une relation purement conventionnelle, telle qu’elle est d’ordinaire entre les choses & les mots, mais une relation vraiment physique & de conformité entre certains sentimens de l’ame & certaines parties de l’instrument vocal.

» La voix de la douleur frappe sur les basses cordes : elle est traînée, aspirée & profondément gutturale : eheu, hélas. Si la douleur est tristesse & gémissement, ce qui est la douleur douce, ou, à proprement parler, l’affliction ; la voix, quoique toujours profonde, devient nasale.

» La voix de la surprise touche la corde sur une division plus haute : elle est franche & rapide ; ah ah, eh, oh oh : celle de la joie en differe en ce qu’étant aussi rapide, elle est fréquentative & moins breve ; ha ha ha ha, hi hi hi hi.

» La voix du dégoût & de l’aversion est labiale ; elle frappe au-dessus de l’instrument sur le bout de la corde, sur les levres allongées ; fi, væ, pouah. Au lieu que les autres interjections n’emploient que la voyelle, celle-ci se sert de la lettre labiale la plus extérieure de toutes, parce qu’il y a ici tout à la fois sentiment & action ; sentiment qui répugne, & mouvement qui repousse : ainsi il y a dans l’interjection voix & figure [son & articulation] ; voix qui exprime, & figure qui rejette par le mouvement extérieur des levres allongées.

» La voix du doute & du dissentement est volontiers nasale, à la différence que le doute est allongé, étant un sentiment incertain, hum, hom, & que le pur dissentement est bref, étant un mouvement tout déterminé, in, non.

» Cependant il seroit absurde de se figurer que ces formules, si différentes en apparence, & les mêmes au fonds, se fussent introduites dans les langues ensuite d’une observation réflechie telle que je la viens de faire. Si la chose est arrivée ainsi, c’est tout naturellement, sans y songer ; c’est qu’elle tient au physique même de la machine, & qu’elle résulte de la conformation, du moins chez une partie considérable du genre humain. …… Le langage d’un enfant, avant qu’il puisse articuler aucun mot, est tout d’interjections. La peinture d’aucun objet n’est encore entrée en lui par les portes des sens extérieurs, si ce n’est peut-être la sensation d’un toucher fort indistinct : il n’y a que la volonté, ce sens intérieur qui naît avec l’animal, qui lui donne des idées ou plûtôt des sensations, des affections ; ces affections, il les désigne par la voix, non volontairement, mais par une suite nécessaire de sa conformation méchanique & de la faculté que la nature lui a donnée de proférer des sons. Cette faculté lui est commune avec quantité d’autres animaux [mais dans un moindre dégré d’intensité] ; aussi ne peut-on pas douter que ceux-ci n’ayent reçu de la nature le don de la parole, à quelque petit degré plus ou moins grand », [proportionné sans doute aux besoins de leur œconomie animale, & à la nature des sensations dont elle les rend susceptibles ; d’où il doit résulter que le langage des animaux est vraissemblablement tout interjectif, & semblable en cela à celui des enfans nouveau nés, qui n’ont encore à exprimer que leurs affections & leurs besoins.]

Si on entend par oraison, la manifestation orale de tout ce qui peut appartenir à l’état de l’ame, toute la doctrine précédente est une preuve incontestable que l’interjection est véritablement partie de l’oraison, puisqu’elle est l’expression des situations même les plus intéressantes de l’ame ; & le raisonnement contraire de Sanctius est en pure perte. C’est, dit-il, (Minerv. I. ij.) la même chose partout ; donc les interjections sont naturelles. Mais si elles sont naturelles, elles ne sont point parties de l’oraison, parce que les parties de l’oraison, selon Aristote, ne doivent point être naturelles, mais d’institution arbitraire. Eh, qu’importe qu’Aristote l’ait ainsi pensé, si la raison en juge autrement ? Le témoignage de ce philosophe peut être d’un grand poids dans les choses de fait, parce qu’il étoit bon observateur, comme il paroît même en ce qu’il a bien vû que les interjections étoient des signes naturels & non d’institution ; mais dans les matieres de pur raisonnement, c’est à la raison seule à prononcer définitivement.

Il y a donc en effet des parties d’oraison de deux especes ; les premieres sont les signes naturels des sentimens, les autres sont les signes arbitraires des idées : celles là constituent le langage du cœur, elles sont affectives : celles ci appartiennent au langage de l’esprit, elles sont discursives. Je mets au premier rang les expressions du sentiment, parce qu’elles sont de premiere nécessité, les besoins du cœur étant antérieurs & supérieurs à ceux de l’esprit : d’ailleurs elles sont l’ouvrage de la nature, & les signes des idées sont de l’institution de l’art ; ce qui est un second titre de prééminence, fondé sur celle de la nature même à l’égard de l’art.

M. l’abbé Girard a cru devoir abandonner le mot interjection, par deux motifs : « l’un de goût, dit-il, parce que ce mot me paroissoit n’avoir pas l’air assez françois ; l’autre fondé en raison, parce que le sens en est trop restraint pour comprendre tous les mots qui appartiennent à cette espece : voilà pourquoi j’ai préféré celui de particule, qui est également en usage ». (Vrais princ. tom. I, disc. ij. pag. 80.) Il explique ailleurs (tom. II, disc. xiij. pag. 313.) ce que c’est que les particules. « Ce sont tous les mots, dit-il, par le moyen desquels on ajoute à la peinture de la pensée celle de la situation, soit de l’ame qui sent, soit de l’esprit qui peint. Ces deux situations ont produit deux ordres de particules ; les unes de sensibilité, à qui l’on donne le nom d’interjectives ; les autres de tournure de discours, que par cette raison je nomme discursives ».

On peut remarquer sur cela, 1°. que M. Girard s’est trompé quand il n’a pas trouvé au mot interjection un air assez françois : un terme technique n’a aucun besoin d’être usité dans la conversation ordinaire pour être admis ; il suffit qu’il soit usité parmi les gens de l’art, & celui-ci l’est autant en grammaire que les mots préposition, conjonction, &c. lesquels ne le sont pas plus que le premier dans le langage familier. 2°. Que le mot interjective, adopté ensuite par cet académicien, devoit lui paroître du moins aussi voisin du barbarisme que le mot interjection, & qu’il est même moins ordinaire que ce dernier dans les livres de Grammaire. 3°. Que le terme de particule n’est pas plus connu dans le langage du monde avec le sens que les Grammairiens y ont attaché, & beaucoup moins encore avec celui que lui donne l’auteur des vrais principes. 4°. Que ce terme est employé abusivement par ce subtil métaphysicien, puisqu’il prétend réunir sous la dénomination de particule, & les expressions du cœur & des termes qui n’appartiennent qu’au langage de l’esprit ; ce qui est confondre absolument les especes les plus différentes & les moins rapprochées.

Ce n’est pas que je ne sois persuadé qu’il peut être utile, & qu’il est permis de donner un sens fixe & précis à un terme technique, aussi peu déterminé que l’est parmi les Grammairiens celui de particule : mais il ne faut, ni lui donner une place déja prise, ni lui assigner des fonctions inalliables. Voyez Particule.

Prétendre faire un corps systématique des diverses especes d’interjections, & chercher entr’elles des différences spécifiques bien caractérisées, c’est me semble, s’imposer une tâche où il est très-aisé de se méprendre, & dont l’exécution ne seroit pour le Grammairien d’aucune utilité.

Je dis d’abord qu’il est très-aisé de s’y méprendre,

« parce que comme un même mot, selon qu’il est différemment prononcé, peut avoir différentes significations, aussi une même interjection, selon qu’elle est proférée, sert à exprimer divers sentimens de douleur, de joie ou d’admiration ». C’est une remarque de l’abbé Régnier, Gramm. franç. pag. 535.

J’ajoute que le succès de cette division ne seroit d’aucune utilité pour le grammairien : en voici les raisons. Les interjections sont des expressions du sentiment dictées par la nature, & qui tiennent à la constitution physique de l’organe de la parole : la même espece de sentiment doit donc toujours opérer dans la même machine le même mouvement organique, & produire constamment le même mot sous la même forme. De là l’indéclinabilité essentielle des interjections, & l’inutilité de vouloir en préparer l’usage par aucun art, lorsqu’on est sûr d’être bien dirigé par la nature. D’ailleurs l’énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole, & le seul que puisse & doive envisager la Grammaire, parce qu’elle ne doit être chargée de diriger que le langage de l’esprit ; le langage du cœur est sans art, parce qu’il est naturel : or il n’est utile au grammairien de distinguer les especes de mots, que pour en spécifier ensuite plus nettement les usages ; ainsi n’ayant rien à remarquer sur les usages des interjections, la distinction de leurs différences spécifiques est absolument inutile au but de la Grammaire.

Encore un mot avant que de finir cet article. Les deux mots latins en & ecce sont des interjections, disent les rudimens ; elles gouvernent le nominatif ou l’accusatif, ecce homo ou hominem, & elles signifient en françois voici ou voila, qui sont aussi des interjections dans notre langue.

Ces deux mots latins seront, si l’on veut, des interjections ; mais on auroit dû en distinguer l’usage : en indique les objets les plus éloignés, ecce des objets plus prochains ; ensorte que Pilate montrant aux Juifs Jésus flagellé, dut leur dire ecce homo ; mais un Juif qui auroit voulu fixer sur ce spectacle l’attention de son voisin, auroit dû lui dire en homo, ou même en hominem. Cette distinction artificielle porte sur les vûes diverses de l’esprit ; en & ecce sont donc du langage de l’esprit, & ne sont pas des interjections : ce sont des adverbes, comme hic & illic.

C’est une autre erreur que de croire que ces mots gouvernent le nominatif ou l’accusatif ; la destination de ces cas est toute différente. Ecce homo, c’est-à-dire ecce adest homo ; ecce hominem, c’est à-dire ecce vide ou videte hominem. Le nominatif doit être le sujet d’un verbe personnel, & l’accusatif, le complément ou d’un verbe ou d’une préposition : quand les apparences sont contraires, il y a ellipse.

Enfin, c’est une troisieme erreur que de croire que voici & voilà soient en françois les correspondans des mots latins en & ecce, & que ce soit des interjections. Nous n’avons pas en françois la valeur numérique de ces mots latins, ici & sont les mots qui en approchent le plus. Voici & voilà sont des mots composés qui renferment ces mêmes adverbes, & le verbe voi, dont il y a souvent ellipse en latin, voici, voi ici ; voilà, voi là. C’est pour cela que ces mots se construisent comme les verbes avec leurs complémens : voilà l’homme, voici des livres ; l’homme que voilà, les livres que voici ; nous voilà, me voici. Ainsi voici & voilà ne sont d’aucune espece, puisqu’ils comprennent des mots de plusieurs especes, comme du, qui signifie de le, des, qui veut dire de les, &c. (B. E. R. M.)