L’Encyclopédie/1re édition/INSENSIBILITÉ

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 787-788).
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INSENSIBILITÉ, (Phil. mor.) L’indifférence est à l’ame ce que la tranquillité est au corps, & la léthargie est au corps ce que l’insensibilité est à l’ame. Ces dernieres modifications sont l’une & l’autre l’excès des deux premieres, & par conséquent également vicieuses.

L’indifférence chasse du cœur les mouvemens impétueux, les desirs fantasques, les inclinations aveugles : l’insensibilité en ferme l’entrée à la tendre amitié, à la noble reconnoissance, à tous les sentimens les plus justes & les plus légitimes. Celle là détruisant les passions de l’homme, ou plûtôt naissant de leur non-existence, fait que la raison sans rivales exerce plus librement son empire ; celle-ci détruisant l’homme lui-même, en fait un être sauvage & isolé qui a rompu la plûpart des liens qui l’attachoient au reste de l’univers. Par la premiere enfin l’ame tranquille & calme ressemble à un lac dont les eaux sans pente, sans courant, à l’abri de l’action des vents, & n’ayant d’elles-mêmes aucun mouvement particulier, ne prennent que celui que la rame du batelier leur imprime ; & rendue léthargique par la seconde, elle est semblable à ces mers glaciales qu’un froid excessif engourdit jusques dans le fond de leurs abîmes, & dont il a tellement durci la surface, que les impressions de tous les objets qui la frappent y meurent sans pouvoir passer plus avant, & même sans y avoir causé le moindre ébranlement ni l’altération la plus légere.

L’indifférence fait des sages, & l’insensibilité fait des monstres ; elle ne peut point occuper tout entier le cœur de l’homme, puisqu’il est essentiel a un être animé d’avoir du sentiment ; mais elle peut en saisir quelques endroits ; & ce sont ordinairement ceux qui regardent la société : car pour ce qui nous touche personnellement, nous conservons toujours notre sensibilité ; & même elle s’augmente de tout ce que perd celle que nous devrions avoir pour les autres. C’est une vérité dont les grands se chargent souvent de nous instruire. Quelque vent contraire s’éleve-t-il dans la région des tempêtes où les place leur élévation, alors nous voyons communément couler avec abondance les larmes de ces demi-dieux qui semblent avoir des yeux d’airain quand ils regardent les malheurs de ceux que la fortune fit leurs inférieurs, la nature leurs égaux, & la vertu peut-être leurs supérieurs.

L’on croit assez généralement que Zénon & les Stoïciens ses disciples faisoient profession de l’insensibilité ; & j’avoue que c’est ce qu’on doit penser, en supposant qu’ils raisonnoient conséquemment : mais ce seroit leur faire trop d’honneur, sur-tout en ce point-là. Ils disoient que la douleur n’est point un mal ; ce qui semble annoncer qu’ils avoient trouvé quelques moyens pour y être insensibles, ou du moins qu’il s’en vantoient ; mais point du tout : jouant sur l’équivoque des termes, comme le leur reproche Ciceron dans sa deuxieme tusculane, & recourant à ces vaines subtilités qui ne sont pas encore bannies aujourd’hui des écoles, voici comment ils prouvoient leur principe : rien n’est un mal que ce qui deshonore, que ce qui est un crime ; or la douleur n’est pas un crime ; ergo la douleur n’est pas un mal. Cependant, ajoutoient-ils, elle est à rejetter, parce que c’est une chose triste, dure, facheuse, contre nature, difficile à supporter. Amas de paroles qui signifie précisément la même chose que ce que nous entendons par mal, lorsqu’il est appliqué à douleur. L’on voit clairement par-là que rejettant le nom ils convenoient du sens que l’on y attache, & ne se vantoient point d’être insensibles. Lorsque Possidonius entretenant Pompée s’écrioit dans les momens où la douleur s’élançoit avec plus de force : Non, douleur, tu as beau faire ; quelque importune que tu sois, jamais je n’avouerai que tu sois un mal. Sans doute qu’il ne prétendoit pas dire qu’il ne souffroit point, mais que ce qu’il souffroit n’étoit pas un mal. Misérable puérilité qui étoit un foible lénitif à sa douleur, quoiqu’elle servît d’aliment à son orgueil. Voyez Stoïcisme.

L’excès de la douleur produit quelquefois l’insensibilité, sur-tout dans les premiers momens. Le cœur trop vivement frappé est étourdi de la grandeur de ses blessures ; il demeure d’abord sans mouvement, & s’il est permis de s’exprimer ainsi, le sentiment se trouve noyé pendant quelque tems dans le déluge de maux dont l’ame est inondée. Mais le plus souvent l’espece d’insensibilité que quelques personnes font paroître au milieu des souffrances les plus grandes, n’est simplement qu’extérieure. Le préjugé, la coutume, l’orgueil ou la crainte de la honte empêchent la douleur d’éclater au dehors, & la renferment toute entiere dans le cœur. Nous voyons par l’histoire qu’à Lacédémone les enfans fouettés aux piés des autels jusqu’à effusion de sang, & même quelquefois jusqu’à la mort, ne laissoient pas échapper le moindre gémissement. Il ne faut pas croire que ces efforts fussent réservés à la constance des Spartiates. Les Barbares & les Sauvages avec lesquels ce peuple si vanté avoit plus d’un trait de ressemblance, ont souvent montré une pareille force, ou pour mieux dire, une semblable insensibilité apparente. Aujourd’hui dans le pays des Iroquois la gloire des femmes est d’accoucher sans se plaindre ; & c’est une très grosse injure parmi elles que de dire, tu as crié quand tu étois en travail d’enfant ; tant ont de force le préjugé & la coutume ! Je crois que cet usage ne sera pas aisément transplanté en Europe ; & quelque passion que les femmes en France aient pour les modes nouvelles, je doute que celle de mettre au monde les enfans sans crier ait jamais cours parmi elles.