L’Encyclopédie/1re édition/INQUISITION

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 773-776).
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INQUISITION, s. f. (Hist. ecclésiast.) jurisdiction ecclésiastique érigée par le siege de Rome en Italie, en Espagne, en Portugal, aux Indes même, pour extirper les Juifs, les Maures, les infideles, & les hérétiques.

Cette jurisdiction après avoir pris naissance vers l’an 1200, fut adoptée par le comte de Toulouse en 1229, & confiée aux dominicains par le pape Grégoire IX. en 1233. Innocent IV. étendit son empire en 1251 dans toute l’Italie, excepté à Naples. L’Espagne s’y vit entierement soumise en 1448, sous le regne de Ferdinand & d’Isabelle. Le Portugal l’adopta sous Jean III. l’an 1557, conformément au modele reçu par les Espagnols. Douze ans auparavant, en 1545, Paul III. avoit formé la congrégation de ce tribunal sous le nom du saint office ; & Sixte V. confirma cette congrégation en 1588. Ainsi l’inquisition relevant toujours immédiatement de la cour de Rome, fut plantée malgré plusieurs contradictions dans un grand nombre d’états de la chrétienté.

Parcourons tous ces faits avec M. de Voltaire, & dans un plus grand détail, mais qui certainement n’ennuyera personne. Le tableau qu’il en a tracé est de main de maître, on ne sauroit trop en multiplier les copies.

Ce fut dans les guerres contre les Albigeois, que vers l’an 1200 le pape Innocent III. érigea ce terrible tribunal qui juge les pensées des hommes ; & sans aucune considération pour les évêques, arbitres naturels dans les procès de doctrine, la cour de Rome en commit la décision à des dominicains & à des cordeliers.

Ces premiers inquisiteurs avoient le droit de citer tout hérétique, de l’excommunier, d’accorder des indulgences à tout prince qui extermineroit les condamnés, de reconcilier à l’Eglise, de taxer les pénitens, & de recevoir d’eux en argent une caution de leur repentir.

La bisarrerie des évenemens qui met tant de contradiction dans la politique humaine, fit que le plus violent ennemi des papes fut le protecteur le plus sévere de ce tribunal.

L’empereur Fréderic II. accusé par le pape tantôt d’être mahométan, tantôt d’être athée, crut se laver du reproche en prenant sous sa protection les inquisiteurs ; il donna même quatre édits à Pavie eu 1244, par lesquels il mandoit aux juges séculiers de livrer aux flammes ceux que les inquisiteurs condamneroient comme hérétiques obstinés, & de laisser dans une prison perpétuelle ceux que l’inquisition déclareroit repentans. Fréderic II. malgré cette politique n’en fut pas moins persécuté, & les papes se servirent depuis contre les droits de l’empire des armes qu’il leur avoit données.

En 1255 le pape Alexandre III. établit l’inquisition en France sous le roi S. Louis. Le gardien des Cordeliers de Paris, & le provincial des Dominicains étoient les grands inquisiteurs. Ils devoient par la bulle d’Alexandre III. consulter les évêques, mais ils n’en dépendoient pas. Cette étrange jurisdiction donnée à des hommes qui font vœu de renoncer au monde, indigna le clergé & les laïques au point que bien-tôt le soulevement de tous les esprits ne laissa à ces moines qu’un titre inutile.

En Italie les papes avoient plus de crédit, parce que tout desobéis qu’ils étoient dans Rome, tout éloignés qu’ils en furent long-tems, ils étoient toujours à la tête de la faction Guelphe, contre celle des Gibelins. Ils se servirent de cette inquisition contre les partisans de l’empire ; car en 1302 le pape Jean XXII. fit procéder par des moines inquisiteurs, contre Mathieu Viscomti, seigneur de Milan, dont le crime étoit d’être attaché à l’empereur Louis de Baviere. Le dévouement du vassal à son suzerain fut déclaré hérésie ; la maison d’Est, celle de Malatesta furent traitées de même, pour la même cause ; & si le supplice ne suivit pas la sentence, c’est qu’il étoit plus aisé aux papes d’avoir des inquisiteurs que des armées.

Plus ce tribunal prenoit de l’autorité, & plus les évêques qui se voyoient enlever un droit qui sembloit leur appartenir, le reclamoient vivement ; cependant ils n’obtinrent des papes que d’être les assesseurs des moines.

Sur la fin du treizieme siecle en 1289, Venise avoit dejà reçu l’inquisition, avec cette différence, que tandis qu’ailleurs elle étoit toute dépendante du pape, elle fut dans l’état de Venise toute soumise au sénat. Il prit la sage précaution d’empêcher que les amendes & les confiscations n’appartinssent pas aux inquisiteurs. Il espéroit par ce moyen modérer leur zele, en leur ôtant la tentation de s’enrichir par leurs jugemens : mais comme l’envie de faire valoir les droits de son ministere, est chez les hommes une passion aussi forte que l’avarice, les entreprises des inquisiteurs obligerent le sénat long-tems après, savoir au seizieme siecle, d’ordonner que l’inquisition ne pourroit jamais faire de procédure sans l’assistance de trois sénateurs. Par ce réglement, & par plusieurs autres aussi politiques, l’autorité de ce tribunal fut anéantie à Venise, à force d’être éludée. Voyez Fra Paolo sur cet article.

Un royaume où il sembloit que l’inquisition dût s’établir avec le plus de facilité & de pouvoir, est précisément celui où elle n’a jamais eu d’entrée, l’entends le royaume de Naples. Les souverains de cet état & ceux de Sicile se croyoient en droit, par les concessions des papes, d’y jouir de la jurisdiction ecclésiastique. Le pontife romain & le roi se disputant toujours à qui nommeroit les inquisiteurs, on n’en nomma point ; & les peuples profiterent pour la premiere fois des querelles de leurs maîtres. Si finalement l’inquisition fut autorisée en Sicile, après l’avoir été en Espagne par Ferdinand & Isabelle en 1478, elle fut en Sicile, plus encore qu’en Castille, un privilege de la couronne, & non un tribunal romain ; car en Sicile c’est le roi qui est pape.

Il y avoit déjà long-tems qu’elle étoit reçue dans l’Arragon ; elle y languissoit ainsi qu’en France, sans fonction, sans ordre, & presque oubliée.

Mais après la conquête de Grenade, ce tribunal déploya dans toute l’Espagne cette force & cette rigueur que jamais n’avoient eu les tribunaux ordinaires. Il faut que le génie des Espagnols eût alors quelque chose de plus impitoyable que celui des autres nations. On le voit par les cruautés réfléchies qu’ils commirent dans le nouveau monde : on le voit sur-tout ici par l’excès d’atrocité qu’ils porterent dans l’exercice d’une jurisdiction où les Italiens ses inventeurs mettroient beaucoup de douceur. Les papes avoient érigé ces tribunaux par politique, & les inquisiteurs espagnols y ajouterent la barbarie la plus atroce.

Lorsque Mahomet II. eut subjugué la Grece, lui & ses successeurs laisserent les vaincus vivre en paix dans leur religion : & les Arabes maîtres de l’Espagne n’avoient jamais forcé les chrétiens regnicoles à recevoir le mahométisme. Mais après la prise de Grenade, le cardinal Ximènès voulut que tous les Maures fussent chrétiens, soit qu’il y fût porté par zele, soit qu’il écoutât l’ambition de compter un nouveau peuple soumis à sa primatie.

C’étoit une entreprise directement contraire au traité par lequel les Maures s’étoient soumis, & il falloit du tems pour la faire réussir. Ximènès néanmoins voulut convertir les Maures aussi vîte qu’on avoit pris Grenade ; on les prêcha, on les persécuta, ils se souleverent ; on les soumit, & on les força de recevoir le baptême. Ximènès fit donner à cinquante mille d’entr’eux ce signe de religion à laquelle ils ne croyoient pas.

Les Juifs compris dans le traité fait avec les rois de Grenade, n’éprouverent pas plus d’indulgence que les Maures. Il y en avoit beaucoup en Espagne. Ils étoient ce qu’ils sont par-tout ailleurs, les courtiers du commerce. Cette profession bien loin d’être turbulente, ne peut subsister que par un esprit pacifique. Il y a plus de vingt huit mille Juifs autorisés par le pape en Italie : il y a près de 280 synagogues en Pologne. La seule ville d’Amsterdam possede environ quinze mille Hébreux, quoiqu’elle puisse assurément faire le commerce sans leur secours. Les Juifs ne paroissoient pas plus dangereux en Espagne, & les taxes qu’on pouvoit leur imposer étoient des ressources assurées pour le gouvernement. Il est donc bien difficile de pouvoir attribuer à une sage politique la persécution qu’ils essuyerent.

L’inquisition procéda contr’eux, & contre les Musulmans. Combien de familles mahométanes & juives aimerent mieux alors quitter l’Espagne que de soutenir la rigueur de ce tribunal ? Et combien Ferdinand & Isabelle perdirent ils de sujets ? C’étoient certainement ceux de leur secte les moins à craindre, puisqu’ils préféroient la fuite à la révolte. Ce qui restoit feignit d’être chrétien ; mais le grand inquisiteur Torquemada fit regarder à la reine Isabelle tous ces chrétiens déguisés comme des hommes dont il falloit confisquer les biens & proscrire la vie.

Ce Torquemada dominicain, devenu cardinal, donna au tribunal de l’inquisition espagnole, cette forme juridique qu’elle conserve encore aujourd’hui, & qui est opposée à toutes les loix humaines. Il fit pendant quatorze ans le procès à plus de 80 mille hommes, & en fit brûler cinq ou six mille avec l’appareil des plus augustes fêtes.

Tout ce qu’on nous rapporte des peuples qui ont sacrifié des hommes à la divinité, n’approche pas de ces exécutions accompagnées de cérémonies religieuses. Les Espagnols n’en conçurent pas d’abord assez d’horreur, parce que c’étoient leurs anciens ennemis, & des Juifs qu’on sacrifioit ; mais bien-tôt eux-mêmes devinrent victimes : car lorsque les dogmes de Luther éclaterent, le peu de citoyens qui fut soupçonné de les admettre, fut immolé ; la forme des procédures devint un moyen infaillible de perdre qui on vouloit.

Voici quelle est cette forme : on ne confronte point les accusés aux délateurs, & il n’y a point de délateur qui ne soit écouté : un criminel flétri par la justice, un enfant, une courtisane, sont des accusateurs graves. Le fils peut déposer contre son pere, la femme contre son époux, le frere contre son frere : enfin l’accusé est obligé d’être lui-même son propre délateur, de deviner, & d’avouer le délit qu’on lui suppose & que souvent il ignore. Cette procédure inouie jusqu’alors, & maintenue jusqu’à ce jour, fit trembler l’Espagne. La défiance s’empara de tous les esprits ; il n’y eut plus d’amis, plus de société ; le frere craignit son frere, le pere son fils, l’épouse son époux : c’est de-là que le silence est devenu le caractere d’une nation née avec toute la vivacité que donne un climat chaud & fertile ; les plus adroits s’empresserent d’être les archers de l’inquisition, sous le nom de ses familiers, aimant mieux être satellites que de s’exposer aux supplices.

Il faut encore attribuer à l’établissement de ce tribunal cette profonde ignorance de la saine philosophie, où l’Espagne demeure toujours plongée, tandis que l’Allemagne, le Nord, l’Angleterre, la France, la Hollande, & l’Italie même ont découvert tant de vérités, & ont élargi la sphere de nos connoissances. Descartes philosophoit librement dans sa retraite en Hollande, dans le tems que le grand Galilée à l’âge de 80 ans, gémissoit dans les prisons de l’inquisition, pour avoir découvert le mouvement de la terre. Jamais la nature humaine n’est si avilie que quand l’ignorance est armée du pouvoir ; mais ces tristes effets de l’inquisition sont peu de chose en comparaison de ces sacrifices publics qu’on nomme auto-da fé, actes de foi, & des horreurs qui les précedent.

C’est un prêtre en surplis ; c’est un moine voué à la charité & à la douceur, qui fait dans de vastes & profonds cachots appliquer des hommes aux tortures les plus cruelles. C’est en suite un théâtre dressé dans une place publique, où l’on conduit au bucher tous les condamnés, à la suite d’une procession de moines & de confrairies. On chante, on dit la messe, & on tue des hommes. Un asiatique qui arriveroit à Madrid le jour d’une telle exécution, ne sauroit si c’est une réjouissance, une fête religieuse, un sacrifice, ou une boucherie ; & c’est tout cela ensemble. Les rois, dont ailleurs la seule présence suffit pour donner grace à un criminel, assistent à ce spectacle, sur un siege moins élevé que celui de l’inquisiteur, & voyent expirer leurs sujets dans les flammes. On reprochoit à Montézuma d’immoler des captifs à ses dieux ; qu’auroit-il dit s’il avoit vû un auto-da fé ?

Ces exécutions sont aujourd’hui plus rares qu’autrefois ; mais la raison qui perce avec tant de peine quand le fanatisme est sur le trone, n’a pu les abolir encore.

L’inquisition ne fut introduite dans le Portugal que vers l’an 1557, & même quand ce pays n’étoit point soumis aux Espagnols, elle essuya d’abord toutes les contradictions que son seul nom devroit produire : mais enfin elle s’établit, & sa jurisprudence fut la même à Lisbonne qu’à Madrid. Le grand inquisiteur est nommé par le roi, & confirmé par le pape. Les tribunaux particuliers de cet office qu’il nomme saint, sont soumis en Espagne & en Portugal, au tribunal de la capitale. L’inquisition eut dans ces deux états la même sévérité & la même attention à signaler sa puissance.

En Espagne, après le décès de Charles-quint, elle osa faire le procès à l’ancien confesseur de cet empereur, à Constantin Ponce, qui périt dans un cachot, & dont l’effigie fut ensuite brûlée dans un auto-da fé.

En Portugal Jean de Bragance ayant arraché son pays à la domination espagnole, voulut aussi le délivrer de l’inquisition : mais il ne put réussir qu’à priver les inquisiteurs des confiscations ; ils le déclarerent excommunié après sa mort ; il fallut que la reine sa veuve les engageât à donner au cadavre une absolution aussi ridicule qu’elle étoit honteuse : par cette absolution on le déclaroit coupable.

Quand les Espagnols passerent en Amérique, ils porterent l’inquisition avec eux. Les Portugais l’introduisirent aux Indes occidentales, immédiatement après qu’elle fut autorisée à Lisbonne.

On sait l’histoire de l’inquisition de Goa. Si cette jurisdiction opprime ailleurs le droit naturel, elle étoit dans Goa contraire à la politique. Les Portugais n’alloient aux Indes que pour y négocier. Le commerce & l’inquisition sont incompatibles. Si elle étoit reçue dans Londres & dans Amsterdam, ces villes seroient desertes & misérables : en effet quand Philippe II. la voulut introduire dans les provinces de Flandres, l’interruption du commerce fut une des principales causes de la révolution.

La France & l’Allemagne ont été heureusement préservées de ce fléau ; elles ont essuyé des guerres horribles de religion, mais enfin les guerres finissent, & l’inquisition une fois établie semble devoir être éternelle.

Cependant le roi de Portugal a finalement secoué son joug en suivant l’exemple de Venise ; il a sagement ordonné, pour anéantir toute puissance de l’inquisition dans ses états, 1°. que le procureur général accusateur communiqueroit à l’accusé les articles de l’accusation, & le nom des témoins : 2°. que l’accusé auroit la liberté de choisir un avocat, & de conférer avec lui : 3°. il a de plus défendu d’exécuter aucune sentence de l’inquisition qu’elle n’eût été confirmée par son conseil. Ainsi les projets de Jean de Bragance ont été exécutés un siecle après par un de ses successeurs.

Sans doute qu’on a imputé à un tribunal, si justement détesté, des excès d’horreurs qu’il n’a pas toujours commis : mais c’est être mal-adroit que de s’élever contre l’inquisition par des faits douteux, & plus encore, de chercher dans le mensonge de quoi la rendre odieuse ; il suffit d’en connoître l’esprit.

Bénissons le jour où l’on a eu le bonheur d’abolir dans ce royaume une jurisdiction si contraire à l’indépendance de nos rois, au bien de leurs sujets, aux libertés de l’église gallicane, en un mot à toute sage police. L’inquisition est un tribunal qu’il faut rejetter dans tous les gouvernemens. Dans la monarchie, il ne peut faire que des hypocrites, des délateurs & des traitres. Dans les républiques, il ne peut former que de malhonnêtes gens. Dans l’état despotique, il est destructeur comme lui. Il n’a servi qu’à faire perdre au pape un des plus beaux fleurons de sa couronne, les Provinces-unies ; & à brûler ailleurs, aussi cruellement qu’inutilement, un grand nombre de malheureux.

Ce tribunal inique, inventé pour extirper l’hérésie, est précisément ce qui éloigne le plus tous les protestans de l’Eglise romaine ; il est pour eux un objet d’horreur. Ils aimeroient mieux mourir mille fois que de s’y soumettre, & les chemises ensoufrées du saint office sont l’étendard contre lequel on les verra toujours réunis. De-là vient que leurs habiles écrivains proposent cette question : « Si les puissances protestantes ne pourroient pas se liguer avec justice pour détruire à jamais une jurisdiction cruelle sous laquelle gémit le Christianisme depuis si long-tems ».

Sans prétendre résoudre ce problème, il est permis d’avancer, avec l’auteur de l’esprit des lois, que si quelqu’un dans la postérité ose dire qu’au dix-huitieme siecle tous les peuples de l’Europe étoient policés, on citera l’inquisition pour prouver qu’ils étoient en grande partie des barbares ; & l’idée que l’on en prendra sera telle qu’elle flétrira ce siecle, & portera la haine sur les nations qui adoptoient encore cet établissement odieux. (D. J.)