L’Encyclopédie/1re édition/INDÉPENDANCE

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 671).
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INDÉPENDANCE, s. f. (Philosoph. Morale.) la pierre philosophale de l’orgueil humain ; la chimere après laquelle l’amour-propre court en aveugle ; le terme que les hommes se proposent toujours, & qui empêche leurs entreprises & leurs desirs d’en avoir jamais, c’est l’indépendance.

Cette perfection est sans doute bien digne des efforts que nous faisons pour l’atteindre, puisqu’elle renferme nécessairement toutes les autres ; mais par-là même elle ne peut point se rencontrer dans l’homme essentiellement limité par sa propre existence. Il n’est qu’un seul être indépendant dans la nature ; c’est son auteur. Le reste est une chaîne dont les anneaux se lient mutuellement, & dépendent les uns des autres, excepté le premier, qui est dans la main même du créateur. Tout se tient dans l’univers : les corps célestes agissent les uns sur les autres ; notre globe en est attiré, & les attire à son tour ; le flux & reflux de la mer a sa cause dans la lune ; la fertilité des campagnes dépend de la chaleur du soleil, de l’humidité de la terre, de l’abondance de ses sels, &c. Pour qu’un brin d’herbe croisse, il faut pour ainsi dire, que la nature entiere y concoure ; enfin il y a dans l’ordre physique un enchaînement dont l’étrange complication fait un cahos que l’on a eu tant de peine à débrouiller.

Il en est de même dans l’ordre moral & politique. L’ame dépend du corps ; le corps dépend de l’ame, & de tous les objets extérieurs : comment l’homme, c’est-à-dire l’assemblage de deux parties si subordonnées, seroit-il lui-même indépendant ? La société pour laquelle nous sommes nés nous donne des lois à suivre, des devoirs à remplir ; quel que soit le rang que nous y tenions, la dépendance est toujours notre apanage, & celui qui commande à tous les autres, le souverain lui-même voit au-dessus de sa tête les lois dont il n’est que le premier sujet.

Cependant les hommes se consument en des efforts continuels pour arriver à cette indépendance, qui n’existe nulle part. Ils croient toujours l’appercevoir dans le rang qui est au-dessus de celui qu’ils occupent ; & lorsqu’ils y sont parvenus, honteux de ne l’y point trouver, & non guéris de leur folle envie, ils continuent à l’aller chercher plus haut. Je les comparerois volontiers à des gens grossiers & ignorans qui auroient résolu de ne se reposer qu’à l’endroit où l’œil borné est forcé de s’arrêter, & où le ciel semble toucher à la terre. A mesure qu’ils avancent l’horison se recule ; mais comme ils l’ont toujours en perspective devant eux, ils ne se rebutent point, ils se flatent sans cesse de l’atteindre dans peu, & après avoir marché toute leur vie, après avoir parcouru des espaces immenses, ils tombent enfin accablés de fatigue & d’ennui, & meurent avec la douleur de ne se voir pas plus près du terme auquel ils s’efforçoient d’arriver, que le jour qu’ils avoient commencé à y tendre.

Il est pourtant une espece d’indépendance à laquelle il est permis d’aspirer : c’est celle que donne la Philosophie. Elle n’ôte point à l’homme tous ses liens, mais elle ne lui laisse que ceux qu’il a reçus de la main même de la raison. Elle ne le rend pas absolument indépendant, mais elle ne le fait dépendre que de ses devoirs.

Une pareille indépendance ne peut pas être dangereuse. Elle ne touche point à l’autorité du gouvernement, à l’obéissance qui est dûe aux lois, au respect que mérite la religion : elle ne tend pas à détruire toute subordination, & à bouleverser l’état, comme le publient certaines gens qui crient à l’anarchie, dès qu’on refuse de reconnoître le tribunal orgueilleux qu’ils se sont eux-mêmes élevé. Non, si le philosophe est plus indépendant que le reste des hommes, c’est qu’il se forge moins de chaînes nouvelles. La médiocrité des desirs le délivre d’une foule de besoins auxquels la cupidité assujettit les autres. Renfermé tout entier en lui-même, il se détache par raison de ce que la malignité des hommes pourroit lui enlever. Content de son obscurité, il ne va point pour en sortir ramper à la porte des grands, & chercher des mépris qu’il ne veut rendre à personne. Plus il est dégagé des préjugés, & plus il est attaché aux vérités de la religion, ferme dans les grands principes qui font l’honnête homme, le fidele sujet & le bon citoyen. Si quelquefois il a le malheur de faire plus de bruit qu’il ne le voudroit, c’est dans le monde littéraire où quelques nains effrayés ou envieux de sa grandeur, veulent le faire passer pour un Titan qui escalade le ciel, & tâchent ainsi par leurs cris d’attirer la foudre sur la tête de celui dont leurs propres dards pourroient à peine piquer légérement les piés. Mais que l’on ne se laisse pas étourdir par ces accusations vagues dont les auteurs ressemblent assez à ces enfans qui crient au feu lorsque leur maître les corrige. L’on n’a jusqu’ici guere vû de philosophes qui aient excité des revoltes, renversé le gouvernement, changé la forme des états : je ne vois pas que ce soit eux qui aient occasionné les guerres civiles en France, fait les proscriptions à Rome, détruit les républiques de la Grece. Je les vois par-tout entourés d’une foule d’ennemis, mais par-tout je les vois persécutés & jamais persécuteurs. C’est-là leur destinée, & le prince même des Philosophes, le grand & vertueux Socrate, leur apprend qu’ils doivent s’estimer heureux lorsqu’on ne leur dresse pas des échafauds avant de leur élever des statues.