L’Encyclopédie/1re édition/HYLOPATHIANISME

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 390-391).
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HYLOPATHIANISME, s. m. (Hist. de la Phylologie.) espece d’athéisme philosophique, qui consistoit à dire que tout ce qu’il y a dans l’univers n’est autre chose que la matiere, ou des qualités de la matiere. Les anciens naturalistes, aussi bien que ceux qui ont suivi Démocrite, ont tiré tout de la matiere mue par hazard. La différence qu’il y avoit entre eux, c’est que ceux qui étoient dans les sentimens de Démocrite, se servoient de la supposition des atomes pour rendre raison des phénomenes ; au lieu que les hylopathiens se servoient des formes & des qualités ; mais dans le fond c’étoit une même hypothese d’athéisme, quoique sous différentes formes ; & l’on peut nommer les uns athées atomistes, les autres Hylopathiens pour les distinguer. Aristote fait Thalés auteur de cette opinion ; mais de bons garans représentent les sentimens de Thalés d’une autre maniere, & disent formellement qu’il admettoit une divinité qui avoit tiré toutes choses de la matiere fluide, & qu’il croyoit l’ame immortelle. Il semble que l’on n’a rapporté si diversement le sentiment de Thalés, que parce qu’il n’avoit laissé aucuns écrits ; car Anaximandre est celui qui a le premier écrit sur les matieres de philosphie. C’est plutôt à celui-ci qu’à Thalés, qu’il faut imputer l’origine de l’athéisme des hylopathiens. Il disoit que la matiere premiere étoit je ne sais quoi d’infini, qui recevoit toutes sortes de formes & de qualités, sans reconnoître aucun autre principe qui la gouvernât. Il fut suivi de quantité d’athées, entr’autres d’Hyppon surnommé l’athée, jusqu’à ce que Anaxagore arrêta ce torrent d’athéisme dans la secte ïonique, en établissant une intelligence pour principe de l’univers.

Pour Thalés il est justifié par Ciceron, Diogene Laërce, Clément d’Alexandrie. Aristote lui-même, dans son traité de l’ame, dit que Thalés a cru que tout étoit plein de dieux. Il y a donc toute apparence qu’il n’a parlé de Thalés comme du chef des athées Hylopathiens, que parce que ses disciples l’étoient en effet, & qu’il a jugé du sentiment de ce philosophe par ceux de ses sectateurs. C’est ce qui est souvent arrivé & qui a fait tort à la mémoire des fondateurs des sectes, qui ont eu de meilleurs sentimens que leurs disciples. On devoit penser que les philosophes ne se gênoient pas si fort, qu’ils ne recherchassent & qu’ils ne soutinssent autre chose que les sentimens de leurs maîtres, & qu’ils y ajoutoient souvent du leur, soit que cela se fît par voie d’explication ou de conséquence, ou même de nouvelles découvertes qu’ils mêloient avec les opinions de leurs prédécesseurs. On a fait encore plus de tort aux sectes anciennes, en attribuant à tous ceux d’une secte les sentimens de chacun des particuliers qui faisoient profession de la suivre. Qui peut néanmoins douter que, dans une secte un peu nombreuse, il ne pût y avoir grande diversité de sentimens, quand même on supposeroit que tous les membres s’accordoient à l’égard des principes généraux ? On en use de même, pour le dire en passant, dans des recherches de plus grande conséquence que celle des opinions des philosophes payens ; par exemple, quand on trouve dans deux ou trois rabbins cabalistes quelques propositions que l’on croit avoir intérêt de soutenir, on dit, en termes généraux, que c’est-là l’ancienne cabale & même les sentimens de toute l’église judaïque, qui n’en avoit apparemment jamais oui parler. Quand deux ou trois peres ont dit quelque chose, on soutient hardiment que c’est-là l’opinion de tout leur siecle, duquel il ne nous reste peut-être que ces seuls écrivains-là, dont on ne sait point si les ouvrages reçurent l’applaudissement de tout le monde, ou s’ils furent fort connus. Il seroit à souhaiter qu’on parlât moins affirmativement, sur-tout des points particuliers & des conséquences éloignées, & qu’on ne les attribuât directement qu’à ceux dans les écrits desquels on les trouve. J’avoue que l’histoire des sentimens de l’antiquité n’en paroîtroit pas si complette, & qu’il faudroit parler en doutant, beaucoup plus souvent qu’on ne le fait communément ; mais en se conduisant autrement, on s’expose au danger de prendre des conjectures fausses & incertaines pour des vérités reconnues & indubitables. Le commun des gens de lettres ne s’accommode pas des expressions suspendues, non plus que le peuple. Ils aiment les affirmations générales & universelles, & le ton hardi d’un docteur fait dans leur esprit le même effet que l’évidence. Revenons de cette digression. Il est certain que le vulgaire a toujours été un fort mauvais juge de ces matieres, & qu’il a condamné comme athées des gens qui croyoient une divinité, seulement parce qu’ils n’approuvoient pas certaines opinions ou quelques superstitions de la théologie populaire. Par exemple, quoique Anaxagore de Clazomene fût après Thalés le premier de la secte ïonique, qui reconnût, pour principe de l’univers, un esprit infini, neanmoins on le traitoit communément d’athée, parce qu’il disoit que le soleil n’étoit qu’un globe de feu, & la lune qu’une terre ; c’est-à-dire, parce qu’il nioit qu’il y eût des intelligences attachées à ces astres, & par conséquent que ce fussent des divinités. On accusa de même Socrate d’athéisme, quoiqu’on n’entreprît, dans le procès qu’on lui fit, de prouver autre chose contre lui, sinon qu’il croyoit que les dieux qu’on adoroit à Athènes n’étoient pas de véritables dieux. C’est pour cela encore que l’on traitoit d’athées les chrétiens pendant les premiers siecles, parce qu’ils rejettoient les dieux du paganisme. Au contraire le peuple a souvent regardé de véritables athées, comme des gens persuadés de l’existence d’une divinité, seulement parce qu’ils observoient la forme extérieure de la religion, & qu’ils se servoient des manieres de parler usitées.