L’Encyclopédie/1re édition/HIÉROGLYPHE

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 205-206).

HIÉROGLYPHE, s. m. (Arts antiq.) écriture en peinture ; c’est la premiere méthode qu’on a trouvée de peindre les idées par des figures. Cette invention imparfaite, défectueuse, propre aux siecles d’ignorance, étoit de même espece que celle des Méxiquains qui se sont servi de cet expédient, faute de connoître ce que nous nommons des lettres ou des caracteres.

Plusieurs anciens & presque tous les modernes ont cru que les prêtres d’Egypte inventerent les hiéroglyphes, afin de cacher au peuple les profonds secrets de leur science. Le P. Kircher en particulier a fait de cette erreur le fondement de son grand théâtre hiéroglyphique, ouvrage dans lequel il n’a cessé de courir après l’ombre d’un songe. Tant s’en faut que les hiéroglyphes ayent été imaginés par les prêtres égyptiens dans des vues mystérieuses, qu’au contraire c’est la pure nécessité qui leur a donné naissance pour l’utilité publique ; M. Warburthon l’a démontré par des preuves évidentes, où l’érudition & la philosophie marchent d’un pas égal.

Les hiéroglyphes ont été d’usage chez toutes les nations pour conserver les pensées par des figures, & leur donner un être qui les transmît à la postérité. Un concours universel ne peut jamais être regardé comme une suite, soit de l’imitation, soit du hazard ou de quelque évenement imprévu. Il doit être sans doute considéré comme la voix uniforme de la nature, parlant aux conceptions grossieres des humains. Les Chinois dans l’orient, les Mexiquains dans l’occident, les Scythes dans le nord, les Indiens, les Phéniciens, les Ethiopiens, les Etruriens ont tous suivi la même maniere d’écrire, par peinture & par hiéroglyphes ; & les Egyptiens n’ont pas eû vraissemblablement une pratique différente des autres peuples.

En effet, ils employerent leurs hiéroglyhes à dévoiler nuement leurs loix, leurs réglemens, leurs usages, leur histoire, en un mot tout ce qui avoit du rapport aux matieres civiles. C’est ce qui paroît par les obélisques, par le témoignage de Proclus, & par le détail qu’en fait Tacite dans ses Annales, liv. II. ch. lx. au sujet du voyage de Germanicus en Egypte. C’est ce que prouve encore la fameuse inscription du temple de Minerve à Saïs, dont il est tant parlé dans l’antiquité. Un enfant, un vieillard, un faucon, un poisson, un cheval-marin, servoient à exprimer cette sentence morale : « Vous tous qui entrez dans le monde & qui en sortez, sachez que les dieux haïssent l’impudence ». Ce hiéroglyphe étoit dans le vestibule d’un temple public ; tout le monde le lisoit, & l’entendoit à merveille.

Il nous reste quelques monumens de ces premiers essais grossiers des caracteres égyptiens dans les hiéroglyphes d’Horapollo. Cet auteur nous dit entr’autres faits, que ce peuple peignoit les deux piés d’un homme dans l’eau, pour signifier un foulon, & une fumée qui s’élevoit dans les airs, pour désigner du feu.

Ainsi les besoins secondés de l’industrie imaginerent l’art de s’exprimer : ils prirent en main le crayon ou le ciseau, & traçant sur le bois ou les pierres des figures auxquelles furent attachées des significations particulieres, ils donnerent en quelque façon la vie à ce bois, à ces pierres, & parurent les avoir doués du don de la parole. La représentation d’un enfant, d’un vieillard, d’un animal, d’une plante, de la fumée ; celle d’un serpent replié en cercle, un œil, une main, quelque autre partie du corps, un instrument propre à la guerre ou aux arts, devinrent autant d’expressions, d’images, ou, si l’on veut, autant de mots qui, mis à la suite l’un de l’autre, formerent un discours suivi.

Bien-tôt les Egyptiens prodiguerent par-tout les hiéroglyphes : leurs colonnes, leurs obélisques, les murs de leurs temples, de leurs palais, & de leurs sépultures, en furent surchargés. S’ils érigeoient une statue à un homme illustre, des symboles tels que nous les avons indiqués, ou qui leur étoient analogues, taillés sur la statue même, en traçoient l’histoire. De semblables caracteres peints sur les momies, mettoient chaque famille en état de reconnoître le corps de ses ancêtres ; tant de monumens devinrent les dépositaires des connoissances des Egyptiens.

Ils employerent la méthode hiéroglyphique de deux façons, ou en mettant la partie pour le tout, ou en substituant une chose qui avoit des qualités semblables, à la place d’une autre. La premiere espece forma l’hiéroglyphe curiologique, & la seconde, l’hiéroglyphe tropique : la lune, par exemple, étoit quelque fois représentée par un demi-cercle, & quelquefois par un cynocéphale. Le premier hiéroglyphe est curiologique, & le second tropique ; ces sortes de hiéroglyphes étoient d’usage pour divulguer ; presque tout le monde en connoissoit la signification dès la tendre enfance.

La méthode d’exprimer les hiéroglyphes tropiques par des propriétés similaires, produisit des hiéroglyphes symboliques, qui devinrent à la longue plus ou moins cachés, & plus ou moins difficiles à comprendre. Ainsi l’on représenta l’Egypte par un crocodile, & par un encensoir allumé, avec un cœur dessus. La simplicité de la premiere représentation donne un hiéroglyphe symbolique assez clair ; le rafinement de la derniere offre un hiéroglyphe symbolique vraiment énigmatique.

Mais aussi-tôt que par de nouvelles recherches, on s’avisa de composer les hiéroglyphes d’un mystérieux assemblage de choses différentes, ou de leurs propriétés les moins connues, alors l’énigme devint inintelligible à la plus grande partie de la nation. Aussi quand on eut inventé l’art de l’écriture, l’usage des hiéroglyphes se perdit dans la société, au point que le public en oublia la signification. Cependant les prêtres en cultiverent précieusement la connoissance, parce que toute la science des Egyptiens se trouvoit confiée à cette sorte d’écriture. Les savans n’eurent pas de peine à la faire regarder comme propre à embellir les monumens publics, où l’on continua de l’employer ; & les prêtres virent avec plaisir, qu’insensiblement ils resteroient seuls dépositaires d’une écriture qui conservoit les secrets de la religion.

Voilà comme les hiéroglyphes, qui devoient leur naissance à la nécessité, & dont tout le monde avoit l’intelligence dans les commencemens, se changerent en une étude pénible, que le peuple abandonna pour l’écriture, tandis que les prêtres la cultiverent avec soin, & finirent par la rendre sacrée. Voyez les articles Écriture, & Écriture des Egyptiens.

Mais je n’ai pas tout dit ; les hiéroglyphes furent la source du culte que les Egyptiens rendirent aux animaux, & cette source jetta ce peuple dans une espece d’idolatrie. L’histoire de leurs grandes divinités, celle de leurs rois, & de leurs législateurs, se trouvoit peinte en hiéroglyphes, par des figures d’animaux, & autres représentations ; le symbole de chaque dieu étoit bien connu par les peintures & les sculptures que l’on voyoit dans les temples, & sur les monumens consacrés à la religion. Un pareil symbole présentant donc à l’esprit l’idée du dieu, & cette idée excitant des sentimens religieux, il falloit naturellement que les Egyptiens dans leurs prieres, se tournassent du côté de la marque qui servoit à le représenter.

Cela dut sur-tout arriver, depuis que les prêtres égyptiens eurent attribué aux caracteres hiéroglyphiques, une origine divine, afin de les rendre encore plus respectables. Ce préjugé qu’ils inculquerent dans les ames, introduisit nécessairement une dévotion relative pour ces figures symboliques ; & cette dévotion ne manqua pas de se changer en adoration directe, aussi-tôt que le culte de l’animal vivant eût été reçû. Ne doutons pas que les prêtres n’ayent eux-mêmes favorisé cette idolatrie.

Enfin, quand les caracteres hiéroglyphiques furent devenus sacrés, les gens superstitieux les firent graver sur des pierres précieuses, & les porterent en façon d’amulete & de charmes. Cet abus n’est guere plus ancien que le culte du dieu Séraphis, établi sous les Ptolomés : certains chrétiens natifs d’Egypte, qui avoient mêlé plusieurs superstitions payennes avec le Christianisme, sont les premiers qui firent principalement connoître ces sortes de pierres, qu’on appelle abraxas ; il s’en trouve dans les cabinets des curieux, & on y voit toutes sortes de caracteres hiéroglyphiques.

Aux abraxas ont succedé les talismans, espece de charmes, auxquels on attribue la même efficace, & pour lesquels on a aujourd’hui la plus grande estime dans tous les pays soumis à l’empire du grand-seigneur, parce qu’on y a joint comme aux abraxas, les rêveries de l’Astrologie judiciaire.

Nous venons de parcourir avec rapidité tous les changemens arrivés aux hiéroglyphes depuis leur origine jusqu’à leur dernier emploi ; c’est un sujet bien intéressant pour un philosophe. Du substantif hiéroglyphe, on a fait l’adjectif hiéroglyphique. (D. J.)