L’Encyclopédie/1re édition/HÉBRAIQUE

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 76-92).
◄  HEBON
HÉBRAISME  ►

HÉBRAIQUE (Langue) ; c’est la langue dans laquelle sont écrits les livres saints que nous ont transmis les Hébreux qui l’ont autrefois parlée. C’est sans contredit, la plus ancienne des langues connues ; & s’il faut s’en rapporter aux Juifs, elle est la premiere du monde. Comme langue savante, & comme langue sacrée, elle est depuis bien des siecles le sujet & la matiere d’une infinité de questions intéressantes, qui toutes n’ont pas toûjours été discutées de sens froid, sur-tout par les rabbins, & qui pour la plûpart, ne sont pas encore éclaircies, peut-être à cause du tems qui couvre tout, peut-être encore parce que cette langue n’a pas été aussi cultivée qu’elle auroit dû l’être des vrais savans. Son origine, ses révolutions, son génie, ses propriétés, sa grammaire, sa prononciation, enfin les caracteres de son écriture, & la ponctuation qui lui sert de voyelles, sont l’objet des principaux problèmes qui la concernent ; s’ils sont résolus pour les Juifs qui se noyent avec délices dans un océan de minuties & de fables, ils ne le sont pas encore pour l’homme qui respecte la religion & le bon sens, & qui ne prend pas le merveilleux pour la vérité. Nous présenterons donc ici ces différens objets ; & sans nous flatter du succès, nous parlerons en historiens & en littérateurs ; 1°. de l’écriture de la langue hébraïque ; 2°. de sa ponctuation ; 3°. de l’origine de la langue & de ses révolutions chez les Hébreux ; 4°. de ses révolutions chez les différens peuples où elle paroît avoir été portée par les Phéniciens ; & 5°. de son génie, de son caractere, de sa grammaire, & de ses propriétés.

I. L’alphabet hébreu est composé de vingt-deux lettres, toutes réputées consonnes, sans en excepter même l’aleph, le , le vau & jod, que nous nommons voyelles, mais qui chez les Hébreux n’ont aucun son fixe ni aucune valeur sans la ponctuation, qui seule contient les véritables voyelles de cette langue, comme nous le verrons au deuxieme article. On trouvera les noms & les figures des caracteres hébreux, ainsi que leur valeur alphabétique & numérique dans nos Planches de Caracteres ; on y a joint les caracteres samaritains qui leur disputent l’antériorité. Ces deux caracteres ont été la matiere de grandes discussions entre les Samaritains & les Juifs ; le Pentateuque qui s’est transmis jusqu’à nous par ces deux écritures ayant porté chacun de ces peuples à regarder son caractere comme le caractere primitif, & à considérer en même tems son texte comme le texte original.

Ils se sont fort échauffés de part & d’autre à ce sujet, ainsi que leurs partisans, & ils ont plûtôt donné des fables ou des systèmes, que des preuves ; parce que telle est la fatalité des choses qu’on croit toucher à la religion, de ne pouvoir presque jamais être traitées à l’amiable & de sens froid. Les uns ont consideré le caractere hébreu comme une nouveauté que les Juifs ont rapporté de Babylone au retour de leur captivité ; & les autres ont regardé le caractere samaritain comme le caractere barbare des colonies assyriennes qui repeuplerent le royaume des dix tribus dispersées sept cens ans environ avant J. C. Quelques-uns plus raisonnables ont cherché à les mettre d’accord en leur disant que leurs peres avoient eu de tout tems deux caracteres, l’un profane, & l’autre sacré ; que le samaritain avoit été le profane ou le vulgaire, & que celui qu’on nomme hébreu, avoit été le caracteres sacré ou sacerdotal. Ce sentiment favorable à l’antiquité de deux alphabets, qui contiennent le même nombre de lettres, & qui semblent par-là avoir en effet appartenu au même peuple, donne la place d’honneur à celui du texte hébreu ; mais il s’est trouvé des Juifs qui l’ont rejetté, parce qu’ils ne veulent point de concurrens dans leurs antiquités, & qu’il n’y a d’ailleurs aucun monument qui puisse constater le double usage de ces deux caracteres chez les anciens Israëlites. Enfin les savans qui sont entrés dans cette discussion, après avoir long-tems flotté d’opinions en opinions, semblent être décidés aujourd’hui, quelques-uns à regarder encore le caractere hébreu comme ayant été inventé par Esdras ; le plus grand nombre comme un caractere chaldéen, auquel les Juifs se sont habitués dans leur captivité ; & presque tous sont d’accord avec les plus éclairés des rabbins, à donner l’antiquité & la primauté au caractere samaritain.

Cette grande question auroit été plûtôt décidée, si dans les premiers tems où l’on en a fait un problème, les intéressés eussent pris la voie de l’observation & non de la dispute. Il falloit d’abord comparer les deux caracteres l’un avec l’autre, pour voir en quoi ils different, en quoi ils se ressemblent, & quel est celui dans lequel on reconnoît le mieux l’antique. Il falloit ensuite rapprocher des deux alphabets les lettres greques nommées lettres phéniciennes par les Grecs eux-mêmes, parce qu’elles étoient originaires de la Phénicie. Comme cette contrée differe peu de la Palestine, il étoit assez naturel d’examiner les caracteres d’écritures qui en sont sortis, pour remarquer s’il n’y auroit point entre eux & les caracteres hébreux & samaritains des rapports communs qui pussent donner quelque lumiere sur l’antiquité des deux derniers ; c’est ce que nous allons faire ici.

Le simple coup-d’œil fait appercevoir une différence sensible entre les deux caracteres orientaux ; l’hébreu net, distinct, régulier, & presque toûjours quarré, est commode & courant dans l’Ecriture ; le samaritain plus bisarre, & beaucoup plus composé, présente des figures qui ressemblent à des hieroglyphes, & même à quelques-unes de ces lettres symboliques qui sont encore en usage aux confins de l’Asie. Il est difficile & long à former, & tient ordinairement beaucoup plus de place ; nous pouvons ensuite remarquer que plusieurs caracteres hébreux, comme aleph, beth, zain, heth, theth, lamed, mem, nun, resch, & schin, ne sont que des abbréviations des caracteres samaritains qui leur correspondent, & que l’on a rendus plus courans & plus commodes ; d’où nous pouvons déjà conclure que le caractere samaritain est le plus ancien ; sa rusticité fait son titre de noblesse.

La comparaison des lettres greques avec les samaritaines ne leur est pas moins avantageuse. Si l’on en rapproche les majuscules alpha, gamma, delta, epsilon, zeta, heta, lambda, pi, ro & sigma, on les reconnoîtra aisément dans les lettres correspondantes aleph, gimel, daleth, hé, zain, heth, lamed, phé, resch & schin,


avec cette différence cependant que dans le grec elles sont pour la plûpart tournées en sens contraire, suivant l’usage des Occidentaux qui ont écrit de gauche à droite, ce que les Orientaux avoient figuré de droite à gauche. De cette derniere observation il résulte que le caractere que nous nommons samaritain étoit d’usage dans la Phénicie dès les premiers tems historiques, & même auparavant, puisque l’arrivée des Phéniciens & de leur alphabet chez les Grecs se cache pour nous dans la nuit des tems mythologiques.

Nos observations ne seront pas moins favorables à l’antiquité des caracteres hébreux. Si l’on compare les minuscules

des Grecs avec eux, on reconnoîtra de même qu’elles en ont pour la plûpart été tirées, comme les majuscules l’ont été du samaritain, & l’on remarquera qu’elles sont aussi représentées en sens contraire. Par cette double analogie des lettres greques avec les deux alphabets orientaux, nous devons donc juger 1°. que tout ce qui a été tant de fois débité sur la nouveauté du caractere hébreu ; sur Esdras, qu’on en a fait l’inventeur ; & sur Babylone, d’où l’on dit que les captifs l’ont apporté, ne sont que des fables qui démontrent le peu de connoissance qu’ont eu les Juifs de leur histoire littéraire, puisqu’ils ont ignoré l’antiquité de leurs caracteres, qui avoient été communiqués aux Européens plus de mille ans avant ce retour de Babylone : 2°. que les deux caracteres nommés aujourd’hui hébreu & samaritain, ont originairement appartenu au même peuple, & particulierement aux anciens habitans de la Phénicie ou Palestine, & que le samaritain cependant doit avoir quelque antériorité sur l’hébreu, puisqu’il a visiblement servi à sa construction, & qu’il a produit les majuscules greques ; étant vraissemblable que les premieres écritures ont consisté en grandes lettres, & que les petites n’ont été inventées & adoptées que lorsque cet art est devenu plus commun & d’un usage plus fréquent.

Au tableau de comparaison que nous venons de faire de ces trois caracteres, il n’est pas non plus inutile de joindre le coup-d’œil des lettres latines ; quoiqu’elles soient censées apportées en Italie par les Grecs, elles ont aussi des preuves singulieres d’une relation directe avec les Orientaux. On ne nommera ici que C, L, P, q & r, qui n’ont point tiré leur figure de la Grece, & qui ne peuvent être autre que le caph, le lamed, le phé final, le qoph, & le resch de l’alphabet hébreu, vûs & dessinés en sens contraire


ce qui présente un nouveau monument de l’antiquité des lettres hébraïques. Comme nous ne pouvons fixer les tems où les navigateurs de la Phénicie ont porté leurs caracteres & leur écriture aux différens peuples de la Méditerranée, il nous est encore plus impossible de désigner la source d’où les Phéniciens & les Israélites les avoient eux-mêmes tirés ; ce n’a pû être sans doute que des Egyptiens ou des Chaldéens, deux des plus anciens peuples connus, dont les colonies se sont répandues de bonne heure dans la Palestine. Mais en vain desirerions-nous savoir quelque chose de plus précis sur l’origine de ces caracteres & sur leur inventeur ; les tems où les Egyptiens & les Chaldéens ont abandonné leurs symboles primitifs & leurs hiéroglyphes, pour transmettre l’Histoire par l’écriture, n’a point de date dans aucune des annales du monde : nous n’oserions même assûrer que ces caracteres hébreux & samaritains ayent été les premiers caracteres des sons. La lettre quarrée des Hébreux est trop simple pour avoir été la premiere inventée ; & celle des Samaritains n’est peut-être point assez composée ; d’ailleurs ni l’une ni l’autre ne semblent être prises dans la nature ; & c’est l’argument le plus fort contre elles, parce qu’il est plus que vraissemblable que les premieres lettres alphabétiques ont eu la figure d’animaux, ou de parties d’animaux, de plantes, & d’autres corps naturels dont on avoit déjà fait un si grand usage dans l’âge des symboles ou des hiéroglyphes. Ce que l’on peut penser de plus raisonnable sur nos deux alphabets, c’est qu’étant dépourvûs de voyelles, ils paroissent avoir été un des premiers degrés par où il a fallu que passât l’esprit humain pour amener l’écriture à ſa perfection. Quant au primitif inventeur, laiſſons les rabbins le voir tantôt dans Adam, tantôt dans Moïse, tantôt dans Esdras ; laiſſons aux Mythologistes le ſoin de le célébrer dans Thoth, parce que othoth ſignifie des lettres ; & ne rougiſſons point d’avouer notre ignorance sur une anecdote auſſi ténébreuse qu’intéreſſante pour l’hiſtoire du genre humain. Paſſons aux questions qui concernent la ponctuation, qui dans l’écriture hébraïque tient lieu des voyelles dont elle est privée.

II. Quoique les Hébreux ayent dans leur alphabet ces quatre lettres aleph, he, vau & jod, c’eſt-à-dire a, e, u ou o, & i, que nous nommons voyelles, elles ne ſont regardées dans l’hébreu que comme des consonnes muettes, parce qu’elles n’ont aucun ſon fixe & propre, & qu’elles ne reçoivent leur valeur que des différens points qui ſe poſent deſſus ou deſſous, & devant ou après elles : par exemple, a vaut o, a vaut i, a vaut e, u vaut o, &c. plus ordinairement ces points & pluſieurs autres petits ſignes conventionnels ſe poſent sous les vraies consonnes, valent ſeuls autant que nos cinq voyelles, & tiennent preſque toûjours lieu de l’aleph, du , du vau, & du jod, qui ſont peu ſouvent employés dans les livres ſacrés. Pour écrire lacac, lecher, on écrit ḷçc ; pour paredes, jardin, pṛḍs ; pour marar, être amer, ṃṛr ; pour pharaq, briſer, pḥṛq ; pour garah, batailler, gṛh, &c. Tel est l’artifice par lequel les Hébreux ſuppléent au défaut des lettres fixes que les autres nations ſe ſont données pour déſigner les voyelles ; & il faut avouer que leurs signes sont plus riches & plus féconds que nos cinq caracteres, en ce qu’ils indiquent avec beaucoup plus de variété les longues & les breves, & même les différentes modifications des sons que nous sommes obligés d’indiquer par des accens, à l’imitation des Grecs qui en avoient encore un bien plus grand nombre que nous qui n’en avons pas assez. Il arrive cependant, & il est arrivé quelques inconvéniens aux Orientaux, de n’avoir exprimé leurs voyelles que par des signes aussi déliés, quelquefois trop vagues, & plus souvent encore sous entendus. Les voyelles ont extrèmement varié dans les sons ; elles ont changé dans les mots, elles ont été omises, elles ont été ajoûtées & déplacées à l’égard des consonnes qui forment la racine des mots : c’est ce qui fait que la plûpart des expressions occidentales qui sont en grand nombre sorties de l’Orient, sont & ont été presque toûjours méconnoissables. Nous ne disons plus paredes, marar, pharac, & garah, mais paradis, amer, phric, ou phrac, & guerroyer. Ces changemens de voyelles sont une des clés des étymologies, ainsi que la connoissance des différentes finales que les nations d’Europe ont ajoûtées à chaque mot oriental, suivant leur dialecte & leur goût particulier.

Indépendamment des signes que l’on nomme dans l’hébreu points-voyelles, il a encore une multitude d’accens proprement dits, qui servent à donner de l’emphase & de l’harmonie à la prononciation, à régler le ton & la cadence, & à distinguer les parties du discours, comme nos points & nos virgules. L’écriture hébraïque n’est donc privée d’aucun des moyens nécessaires pour exprimer correctement le langage, & pour fixer la valeur des signes par une multitude de nuances qui donnent une variété convenable aux figures & aux expressions qui pourroient tromper l’œil & l’oreille : mais cette écriture a-t-elle toûjours eu cet avantage ? c’est ce que l’on a mis en problème. Vers le milieu du seizieme siecle, Élie Lévite, juif allemand, fut le premier qui agita cette intéressante & singuliere question ; on n’avoit point avant lui soupçonné que les points-voyelles que l’on trouvoit dans plusieurs exemplaires des livres saints, pussent être d’une autre main que de la main des auteurs qui avoient originairement écrit & composé le texte ; & l’on n’avoit pas même songé à séparer l’invention & l’origine de ces points, de l’invention & de l’origine des lettres & de l’écriture. Ce juif, homme d’ailleurs fort lettré pour un juif & pour son tems, entreprit le premier de réformer à cet égard les idées reçûes ; il osa recuser l’antiquité des points-voyelles, & en attribuer l’invention & le premier usage aux Massoretes, docteurs de Tibériade, qui fleurissoient au cinquieme siecle de notre ere. Sa nation se révolta contre lui, elle le regarda comme un blasphémateur, & les savans de l’Europe comme un fou. Au commencement du dix-septieme siecle, Louis Capelle, professeur à Saumur, prit sa défense, & soûtint la nouvelle opinion avec vigueur ; plusieurs se rangerent de son parti : mais en adoptant le système de la nouveauté de la ponctuation, ils se diviserent tous sur les inventeurs & sur la date de l’invention ; les uns en firent honneur aux Massorettes, d’autres à deux illustres rabbins du onzieme siecle, & la multitude crut au moins devoir remonter jusqu’à Esdras & à la grande synagogue. Ces nouveaux critiques eurent dans Ch. Buxtors un puissant adversaire, qui fut secondé d’un grand nombre de savans de l’une & de l’autre religion ; mais quoique le nouveau système parût à plusieurs intéresser l’intégrité des livres sacrés, il ne fut cependant point proscrit, & l’on peut dire qu’il forme aujourd’hui le sentiment le plus général.

Pour éclaircir une telle question autant qu’il est possible de le faire, il est à propos de connoître quels ont été les principaux moyens que les deux partis ont employés : ils nous exposeront l’étant des choses ; & nous faisant connoître quelles sont les causes de l’incertitude où l’on est tombé à ce sujet, peut-être nous mettront-ils à portée de juger le fond même de la question.

Le Pentateuque samaritain, qui de tous les textes porte le plus le sceau de l’antiquité, n’a point de ponctuation ; les paraphrastes chaldéens qui ont commencé à écrire un siecle ou deux avant J. C. ne s’en sont point servis non plus. Les livres sacrés que les Juifs lisent encore dans leurs synagogues, & ceux dont se servent les Cabalistes, ne sont point ponctués : enfin dans le commerce ordinaire des lettres, les points ne sont d’aucun usage. Tels ont été les moyens de Louis Capelle & de ses partisans, & ils n’ont point manqué de s’autoriser aussi du silence général de l’antiquité juive & chrétienne sur l’existence de la ponctuation. Contre des moyens si forts & si positifs on a opposé l’impossibilité morale qu’il y auroit eu à transmettre pendant des milliers d’années un corps d’histoire raisonnée & suivie avec le seul secours des consonnes ; & la traduction de la Bible que nous possédons a été regardée comme la preuve la plus forte & la plus expressive que l’antiquité juive n’avoit point été privée des moyens nécessaires & des signes indispensables pour en perpétuer le sens & l’intelligence. On a dit que le secours des voyelles nécessaire à toute langue & à toute écriture, avoit été encore bien plus nécessaire à la langue des Hébreux qu’à toute autre ; parce que la plûpart des mots ayant souvent plus d’une valeur, l’absence des voyelles en auroit augmenté l’incertitude pour chaque phrase en raison de la combinaison des sens dont un groupe de consonnes est susceptible avec toutes voyelles arbitraires. Cette derniere considération est réellement effrayante pour qui sait la fécondité de la combinaison de 4 ou 5 signes avec 4 ou 5 autres ; aussi les défenseurs de l’antiquité des points voyelles n’ont-ils pas craint d’avancer que sans eux le texte sacré n’auroit été pendant des milliers d’années qu’un nez de cire (instar nasi cerei, in diversas formas mutabilis fuisset. Leusden, phil. heb. disc. 14.), qu’un monceau de sable battu par le vent, qui d’âge en âge auroit perdu sa figure & sa forme primitive. En-vain leurs adversaires appelloient à leur secours une tradition orale pour en conserver le sens de bouche en bouche, & pour en perpétuer l’intelligence d’âge en âge. On leur disoit que cette tradition orale n’étoit qu’une sable, & n’avoit jamais servi qu’à transmettre des fables. En vain osoient-ils prétendre que les inventeurs modernes des points voyelles avoient été inspirés du Saint-Esprit pour trouver & fixer le véritable sens du texte sacré & pour ne s’en écarter jamais. Ce nouveau miracle prouvoit aux autres l’impossibilité de la chose, parce que la traduction des livres saints ne doit pas être une merveille supérieure à celle de leur composition primitive. A ces raisons générales on en a joint de particulieres & en grand nombre : on a fait remarquer que les paraphrastes chaldéens, qui n’ont point employé de ponctuations dans leurs commentaires ou Targum, se sont servis très-fréquemment de ces consonnes muettes, aleph, vau, & jod, peu usitées dans les textes sacrés, où elles n’ont point de valeur par elles-mêmes, mais qui sont si essentielles dans les ouvrages des paraphrastes, qu’on les y appelle matres lectionis, parce qu’elles y fixent le son & la valeur des mots, comme dans les livres des autres langues. Les Juifs & les rabbins font aussi de ces caracteres le même usage dans leurs lettres & leurs autres écrits, parce qu’ils évitent de cette façon la longueur & l’embarras d’une ponctuation pleine de minuties.

Pour répondre à l’objection tirée du silence de l’antiquité, on a présenté les ouvrages même des Massoretes qui ont fait des notes critiques & grammaticales sur les livres sacrés, & en particulier sur les endroits dont ils ont crû la ponctuation altérée ou changée. On a trouvé de pareilles autorités dans quelques livres de docteurs fameux & de cabalistes, connus pour être encore plus anciens que la Massore ; c’est ce qui est exposé & démontré avec le plus grand détail dans le livre de Cl. Buxtorf, de antiq. punct. cap. 5. part. I. & dans le Philog. heb. de Leusden. Quant au silence que la foule des auteurs & des écrivains du moyen âge a gardé à cet égard, il ne pourroit être étonnant, qu’autant que l’admirable invention des points voyelles seroit une chose aussi récente qu’on voudroit le prétendre. Mais si son origine sort de la nuit des tems les plus reculés, comme il est très-vraissemblable, leur silence alors ne doit pas nous surprendre ; ces auteurs auront vû les points voyelles ; ils s’en seront servis comme les Massoretes, mais sans parler de l’invention ni de l’inventeur ; parce qu’on ne parle pas ordinairement des choses d’usage, & que c’est même là la raison qui nous fait ignorer aujourd’hui une multitude d’autres détails qui ont été vulgaires & très-communs dans l’antiquité. On a cependant plusieurs indices que les anciennes versions de la Bible qui portent les noms des Septante & de S. Jérôme, ont été faites sur des textes ponctués ; leurs variations entre elles & entre toutes les autres versions qui ont été faites depuis, ne sont souvent provenues que d’une ponctuation quelquefois différente entre les textes dont ils se sont servis ; d’ailleurs, comme ces variations ne sont point considérables, qu’elles n’influent que sur quelques mots, & que les récits, les faits, & l’ensemble total du corps historique, est toûjours le même dans toutes les versions connues ; cette uniformité est une des plus fortes preuves qu’on puisse donner, que tous les traducteurs & tous les âges ont eu un secours commun & un même guide pour déchiffrer les consonnes hébraïques. S’il se pouvoit trouver des Juifs qui n’eussent point appris leur langue dans la Bible, & qui ne connussent point la ponctuation, il faudroit pour avoir une idée des difficultés que présente l’interprétation de celles qui ne le sont pas, exiger d’eux qu’ils en donnassent une nouvelle traduction, on verroit alors quelle est l’impossibilité de la chose, ou quelles fables ils nous feroient, s’ils étoient encore en état d’en faire.

A tous ces argumens si l’on vouloit en ajoûter un nouveau, peut-être pourroit-on encore faire parler l’écriture des Grecs en faveur de l’antiquité de la ponctuation hébraïque & de ses accens, comme nous l’avons fait ci-devant parler en faveur des caracteres. Quoique les Grecs ayent eu l’art d’ajoûter aux alphabets de Phénicie les voyelles fixes & déterminées dans leur son, leurs voyelles sont encore cependant tellement chargées d’accens, qu’il sembleroit qu’ils n’ont pas osé se défaire entierement de la ponctuation primitive. Ces accens sont dans leur écriture aussi essentiels, que les points le sont chez les Hébreux ; & sans eux il y auroit un grand nombre de mots dont le sens seroit variable & incertain. Cette façon d’écrire moyenne entre celle des Hébreux & la nôtre, nous indique sans doute un des degrés de la progression de cet art ; mais quoi qu’il en soit, on ne peut s’empêcher d’y reconnoître l’antique usage de ces points voyelles, & de cette multitude d’accens que nous trouvons chez les Hébreux. Si le seizieme siecle a donc vû naître une opinion contraire, peut-être n’y en a-t-il pas d’autre cause que la publicité des textes originaux rendus communs par l’Imprimerie encore moderne ; comme elle multiplia les Bibles hébraïques, qui ne pouvoient être que très-rares auparavant, plus d’yeux en furent frappés, & plus de gens en raisonnerent ; le monde vit alors le spectacle nouveau de l’ancien art d’écrire, & le silence des siecles fut nécessairement rompu par des opinions & des systèmes, dont la contrariété seule devroit suffire pour indiquer toute l’antiquité de l’objet où l’imagination a voulu, ainsi que les yeux, appercevoir une nouveauté.

La discussion des points voyelles seroit ici terminée toute en leur faveur, si les adversaires de son antiquité n’avoient encore à nous opposer deux puissantes autorités. Le Pentateuque samaritain n’a point de ponctuation, & les Bibles hébraïques que lisent les rabbins dans leurs synagogues pour instruire leur peuple, n’en ont point non plus ; & c’est une regle chez eux que les livres ponctués ne doivent jamais servir à cet usage. Nous répondrons à ces objections 1°. que le Pentateuque samaritain n’a jamais été assez connu ni assez multiplié, pour que l’on puisse savoir ou non, si tous les exemplaires qui en ont existé ont tous été généralement dénués de ponctuation. Mais il suit de ce que ceux que nous avons en sont privés, que nous n’y pouvons connoître que par leur analogie avec l’hébreu, & en s’aidant aussi des trois lettres matres lectionis. 2°. Que les rabbins qui lisent des Bibles non ponctuées n’ont nulle peine à le faire, parce qu’ils ont tous appris à lire & à parler leur langue dans des Bibles qui ont tout l’appareil grammatical, & qui servent à l’intelligence de celles qui ne l’ont pas. D’ailleurs qui ne sait que ces rabbins toûjours livrés à l’illusion, ne se servent de Bibles sans voyelles pour instruire leur troupeau, que pour y trouver, à ce qu’ils disent, les sources du Saint-Esprit plus riches & plus abondantes en instruction ; parce qu’il n’y a pas en effet un mot dans les Bibles de cette espece, qui ne puisse avoir une infinité de valeur par une imagination échauffée, qui veut se repaître de chimere, & qui veut en entretenir les autres ?

C’est par cette même raison, que les Cabalistes font aussi si peu de cas de la ponctuation ; elle les gêneroit, & ils ne veulent point être gênés dans leurs extravagances ; ils veulent en toute liberté supposer les voyelles, analyser les lettres, décomposer les mots, & renverser les syllabes ; comme si les livres sacrés n’étoient pour eux qu’un répertoire d’anagrames & de logogryphes. Voyez Cabale. L’abus que ces prétendus sages ont fait de la Bible dans tous les tems, & les rêveries inconcevables où les rabbins, le texte à la main, se plongent dans leurs synagogues, semblent ici nous avertir tacitement de l’origine des livres non ponctués, & nous indiquer leur source & leur principe dans les déreglemens de l’imagination ; les Bibles muettes ne pourroient-elles point être les filles du mystere, puisqu’elles ont été pour les Juifs l’occasion de tant de fables mystérieuses ? Ce soupçon qui mérite d’être approfondi, si l’on veut connoître les causes qui ont répandu dans le monde des livres ponctués & non ponctués, & les suites qu’elles ont eû, nous conduit au véritable point de vûe sous lequel on doit nécessairement considérer l’usage & l’origine même des points voyelles ; ce que nous allons dire fera la plus essentielle partie de leur histoire ; & comme cette partie renferme une des plus intéressantes anecdotes de l’histoire du monde, on prévient qu’il ne faut pas confondre les tems avec les tems, ni les auteurs sacrés avec les sages d’Egypte ou de Chaldée. Nous allons parler d’un âge qui a sans doute été de beaucoup antérieur au premier écrivain des Hébreux.

Plus l’on réfléchit sur les opérations de ceux qui les premiers ont essayé de représenter les sons par des caracteres, & moins l’on peut concevoir qu’ils ayent précisément oublié de donner des signes aux voyelles qui sont les meres de tous les sons possibles, & sans lesquelles on ne peut rien articuler. L’écriture est le tableau du langage ; c’est-là l’objet & l’essence de cette inestimable invention ; or comme il n’y a point & qu’il ne peut y avoir de langage sans voyelles, ceux qui ont inventé l’écriture pour être utile au genre humain en peignant la parole, n’ont donc pû l’imaginer indépendamment de ce qui en fait la partie essentielle, & de ce qui en est naturellement inaliénable. Leusden & quelques autres adversaires de l’antiquité des points voyelles, ont avancé en discutant cette même question, que les consonnes étoient comme la matiere des mots, & que les voyelles en étoient comme la forme : ils n’ont fait en cela qu’un raisonnement faux, & d’ailleurs inutile ; ce sont les voyelles qui doivent être regardées comme la matiere aussi simple qu’essentielle de tous les sons, de tous les mots, & de toutes les langues ; & ce sont les consonnes qui leur donnent la forme en les modifiant en mille & mille manieres, & en nous les faisant articuler avec une variété & une fécondité infinie. Mais de façon ou d’autre, il faut nécessairement dans l’écriture comme dans le langage, le concours de cette matiere & de cette forme, pour faire sur nos organes l’impression distincte que ni la forme ni la matiere ne peuvent produire séparément. Nous devons donc encore en conclure qu’il est de toute impossibilité, que l’invention des signes des consonnes ait pû être naturellement séparée de l’invention des signes des voyelles, ou des points voyelles, qui sont la même chose.

Pourquoi donc nous est-il parvenu des livres sans aucune ponctuation ? C’est ici qu’il faut en demander la raison primitive à ces sages de la haute antiquité, qui ont eu pour principe que la science n’étoit point faite pour le vulgaire, & que les avenues en devoient être fermées au peuple, aux profanes, & aux étrangers. On ne peut ignorer que le goût du mystere a été celui des savans des premiers âges ; c’étoit lui qui avoit déjà en partie présidé à l’invention des hieroglyphes sacrés qui ont devancé l’écriture ; & c’est lui qui a tenu les nations pendant une multitude de siecles dans des ténebres qu’on ne peut pénétrer, & dans une ignorance profonde & universelle, dont deux mille ans d’un travail assez continu n’ont point encore réparé toutes les suites funestes. Nous ne chercherons point ici quels ont été les principes d’un tel système ; il suffit de savoir qu’il a existé, & d’en voir les tristes suites, pour y découvrir l’esprit qui a dû présider à la primitive invention des caracteres des sons, & qui en a fait deux classes séparées, quoiqu’elles n’eussent jamais dû l’être. Cette prétieuse & inestimable découverte n’a point été dès son origine livrée & communiquée aux hommes dans son entier, les signes des consonnes ont été montrés au vulgaire ; mais les signes des voyelles ont été mis en reserve comme une clef & un secret qui ne pouvoit être confié qu’aux seuls gardiens de l’arbre de la science. Par une suite de l’ancienne politique, l’invention nouvelle ne fut pour le peuple qu’un nouveau genre d’hiéroglyphe plus simple & plus abrégé à la vérité, que les précédens, mais dont il fallut toûjours qu’il allât de même chercher le sens & l’intelligence dans la bouche des sages, & chez les administrateurs de l’instruction publique. Heureux sans doute ont été les peuples auxquels cette instruction a été donnée saine & entiere ; heureuses ont été les sociétés où les organes de la science n’ont point, par un abus trop conséquent de leur funeste politique, regardé comme leur patrimoine & leur domaine le dépôt qui ne leur étoit que commis & confié ; mais quand elles auroient eû toutes ce rare bonheur, en est-il une seule qui ait été à l’abri des guerres destructives, & des révolutions qui renversent tout, & principalement les Arts ? Les nations ont donc été détruites, les sages ont été dispersés, souvent ils ont péri & leur mystere avec eux. Après ces évenemens il n’est plus resté que les monumens énigmatiques de la science primitive, devenus mystérieux & inintelligibles par la perte ou la rareté de la clé des voyelles. Peut-être le peuple juif est-il le seul qui par un bienfait particulier de la Providence, ait heureusement conservé cette clé de ses annales par le secours de quelques livres ponctués qui auront échappé aux diverses desolations de leur patrie ; mais quant à la plûpart des autres nations, il n’est que trop vraissemblable qu’il a été pour elles un tems fatal, où elles ont perdu tout moyen de relever l’édifice de leur histoire. Il fallut ensuite recourir à la tradition ; il fallut évertuer l’imagination pour déchiffrer des fragmens d’annales toutes écrites en consonnes ; & la privation des exemplaires ponctués presque tous péris avec ceux qui les avoient si mysterieusement gardés, donna nécessairement lieu à une science nouvelle, qui fit respecter les écritures non ponctuées, & qui en répandit le goût dépravé chez divers peuples : ce fut de deviner ce qu’on ne pouvoit plus lire ; & comme l’appareil de l’écriture & des livres des anciens sages avoit quelque chose de merveilleux, ainsi que tout ce qu’on ne peut comprendre, on s’en forma une très-haute idée ; on n’y chercha que des choses sublimes, & ce qui n’y avoit jamais été sans doute, comme la medecine universelle, le grand œuvre, ses secrets, la magie, & toutes ces sciences occultes que tant d’esprits faux & de têtes creuses ont si long-tems cherchées dans certains chapitres de la Bible, qui ne contiennent que des hymnes ou des généalogies, ou des dimensions de bâtiment. Il en fut aussi de même quant à l’histoire générale des peuples & aux histoires particulieres des grands hommes. Les nations qui dans des tems plus anciens avoient déjà abusé des symboles primitifs & des premiers hiéroglyphes, pour en former des êtres imaginaires qui s’étoient confondus avec des êtres réels, abuserent de même de l’écriture sans consonnes, & s’en servirent pour composer ou amplifier les légendes de tous les fantômes populaires. Tout mot qui pouvoit avoir quelque rapport de figure à un nom connu, fut censé lui appartenir, & renfermer une anecdote essentielle sur le personnage qui l’avoit porté ; mais comme il n’y a pas de mots écrits en simples consonnes qui ne puissent offrir plusieurs valeurs, ainsi que nous l’avons déjà dit, l’embarras du choix fit qu’on les adopta toutes, & que l’on fit de chacune un trait particulier de son histoire. Cet abus est une des sources des plus vraies & des plus fécondes de la fable ; & voilà pourquoi les noms d’Orphée, de Mercure, d’Isis, &c. font allusions chacun à cinq ou six racines orientales qui ont toutes la singuliere propriété de nous retracer une anecdote de leurs légendes ; ce que nous disons de ces trois noms, on peut le dire de tous les noms fameux dans les mythologies des nations. De-là sont provenues ces variétés si fréquentes entre nos étymologistes qui n’ont jamais pû s’accorder, parce que chacun d’eux s’est affectionné à la racine qu’il a saisie ; de-là l’incertitude où ils nous ont laissé, parce qu’ils ont tous eu raison en particulier, & qu’il a paru néanmoins impossible de les concilier ensemble. Il n’étoit cependant rien de plus facile ; & puisque les Vossius, les Bocharts, les Huets, les Leclerc, avoient tous eu des suffrages en particulier ; au lieu de se critiquer les uns les autres, ils devoient se donner la main, & concourir à nous découvrir une des principales sources de la Mythologie, & à nous dévoiler par-là un des secrets de l’antiquité. Nous nommons ceci un secret, parce qu’il en a été réellement un dans l’art de composer & d’écrire dans les tems où le défaut d’invention & de génie, autant que la corruption des monumens historiques obligeoit les auteurs à tirer les anecdotes de leur roman des noms même de leurs personnages. Ce secret, à la vérité, ne couvre qu’une absurdité ; mais il importe au monde de la connoître ; & pour nous former à cet égard une juste idée du travail des anciens en ce genre, & nous apprendre les moyens de le décomposer, il ne faut que contempler un cabaliste méditant sur une Bible non ponctuée : s’il trouve un mot qui le frappe, il l’envisage sous toutes les formes, il le tourne & le retourne, il l’anagrammatise, & par le secours des voyelles arbitraires il en épuise tous les sens possibles, avec lesquels il construit quelque fable ou quelque mystérieuse absurdité ; ou pour mieux dire, il ne fait qu’un pur logogryphe, dont la clé se trouve dans le mot dont il s’est échauffé l’imagination, quoique ce mot n’ait souvent par lui-même aucun rapport à ses illusions. Nos logogryphes modernes sont sans doute une branche de cette antique cabale, & cet art puérile fait encore l’amusement des petits esprits. Telle a été enfin la véritable opération des fabulistes & des romanciers de l’antiquité, qui ont été en certains âges les seuls écrivains & les seuls historiens de presque toutes les nations. Ils abuserent de même des écritures mystérieuses que les malheurs des tems avoient dispersées par le monde, & qui se trouvoient séparées des voyelles qui en avoient été la clé primitive. Ces siecles de mensonge ne finirent en particulier chez les Grecs, que vers les tems où les voyelles vulgaires ayant été heureusement inventées, l’abus des mots devint nécessairement plus difficile & plus rare ; on se dégoûta insensiblement de la fable ; les livres se transmirent sans altération ; peu-à-peu l’Europe vit naître chez elle l’âge de l’Histoire, & elle n’a cessé de recueillir le fruit de sa précieuse invention, par l’empire de la science qu’elle a toûjours possédé depuis cette époque. Quant aux nations de l’Asie qui n’ont jamais voulu adopter les lettres voyelles de la Grece comme la Grece avoit adopté leurs consonnes ; elles ont presque toûjours conservé un invincible penchant pour le mystere & pour la fable ; elles ont eu dans tous les âges grand nombre d’écrivains cabalistiques, qui en ont imposé par de graves puérilités & par d’importantes bagatelles ; & quoiqu’il y ait eu des tems où les ouvrages des Européens les ont éclairés à leur tour, & leur ont servi de modele pour composer d’excellentes choses en differens genres, ils ont affecté toûjours dans leur diction des métathèses ou anagrammes ridicules, des allusions & des jeux de mots ; & la plûpart de leurs livres nous présentent le mélange le plus bizarre de ces pensées hautes & sublimes qui ne leur manquent pas, avec un style affecté & puérile.

Cette histoire des points voyelles nous offre sans doute la plus forte preuve que l’on puisse donner de leur indispensable nécessité. Nous avons vû dans quelles erreurs sont tombées les nations qui les ont perdus par accident, ou négligés par ignorance & par mauvais goût. Jettons actuellement nos yeux sur cet heureux coin du monde où cette même écriture, qui n’étoit pour une infinité de peuples qu’une écriture du mensonge & du délire, étoit pour le peuple juif & sous la main de l’Esprit-saint, l’écriture de la sagesse & de la vérité.

On ne peut douter que Moyse élevé dans les arts & les sciences de l’Egypte, ne se soit particulierement servi de l’écriture[1] ponctuée pour faire connoître ses lois, & qu’il n’en ait remis à l’ordre sacerdotal qu’il institua, des exemplaires soigneusement écrits en consonnes & en points voyelles, pour perpétuer par leur moyen le sens & l’intelligence d’une loi dont il avoit si fort & si souvent recommandé l’exercice le plus exact & la pratique la plus severe. Ce sage législateur ne pouvoit ignorer le danger des lettres sans voyelles ; il ne pouvoit pas non plus ignorer les fables qui en étoient déja issues de son tems : il n’a donc pû manquer à une précaution que l’écriture de son siecle exigeoit nécessairement, & de laquelle dépendoit le succès de la législation. Il y auroit même lieu de croire qu’il en répandit aussi des exemplaires parmi le peuple, puisqu’il en a ordonné à tous la lecture & la méditation assidue ; mais il est difficile à cet égard de penser que les copies en ayent été fort fréquentes, attendu que sans le secours de l’impression on n’a pû, dans ces premiers âges & chez un peuple qui fournissoit 600 mille combattans, multiplier les livres en raison des hommes ; nous ne devons sans doute voir dans ce précepte que l’ordre de fréquenter assidument les instructions publiques & journalieres où les prêtres faisoient la lecture & l’explication de cette loi. On nous répondra sans doute que chaque israélite étoit obligé dans sa jeunesse de la transcrire, & que les enfans des rois n’étoient pas eux-mêmes exemts de ce devoir. Mais si cette remarque nous fait connoître la véritable étendue du précepte de Moyse, il y a toute apparence qu’il en a été de l’observance de ce précepte comme à l’égard de tant d’autres, que les Hébreux n’ont point pratiqués, & qu’ils ont négligés ou oubliés presqu’aussitôt après le premier commandement qui leur en avoit été fait ; on sait que leur infidélité sur tous les points de leur loi a été presque aussi continue qu’inconcevable. Conduits par Dieu même dans le desert, ils y négligent la circoncision pendant quarante ans, & toute la génération de cet âge mérite d’y être exterminée. Sont-ils établis en Canaan ? ils y courent sans cesse de Moloch à Baal, & de Baal à Astaroth. Qui pourroit le croire ? les descendans même de Moyse se font prêtres d’idoles. Sous les rois, leur frénésie n’a point à peine de relâche ; dix tribus abandonnent Moyse pour les veaux de Béthel ; & si Juda rentre quelquefois en lui-même, ses idolatries l’enveloppent aussi dans la ruine d’Israël. Pendant dix siecles enfin ce peuple idolâtre & stupide fut presque semblable en tout aux nations incirconcises ; excepté qu’il avoit le bonheur de posséder un livre précieux qu’il négligea toûjours, & une loi sainte qu’il oublia au point que ce fut une merveille sous Josias de trouver un livre de Moyse, & que sous Esdras il fallut renouveller la fête des tabernacles, qui n’avoit point été célebrée depuis Josué. La conduite des Juifs dans tous les temps qui ont précédé le retour de Babylone, est donc un monument constant de la rareté où ont dû être les ouvrages de son premier législateur. Délaissés dans l’arche & dans le sanctuaire à la garde des enfans d’Aaron, ceux-ci qui ne participerent que trop souvent eux-mêmes aux desordres de leur nation, prirent sans doute aussi l’esprit mystérieux des ministres idolâtres : peut-être qu’en n’en laissant paroître que des exemplaires sans voyelles pour se rendre les maîtres & les arbitres de la loi des peuples, contribuerent-ils à la faire méconnoître & oublier ; peut-être ne s’en servoient-ils dèslors que pour la recherche des choses occultes, comme leurs descendans le font encore, & ne les firent-ils servir de même qu’à des études absurdes & puériles, indignes de la majesté & de la gravité de leurs livres. Ce soupçon ne se justifie que trop, quand on se rappelle toutes les antiques fables dont la Cabale s’autorise sous les noms de Salomon & des prophetes, & il doit nous faire entrevoir quelle fut la raison pour laquelle Ezéchias fit brûler les ouvrages du plus savant des rois : c’est que les esprits faux & superstitieux abusoient sans doute dèslors de ses hautes & sublimes recherches sur la nature, comme ils abusent encore de son nom & des écrits des prophetes qui l’ont suivi ou précédé. Au reste, que ce soit l’idolatrie d’Israël qui ait occasionné la rareté des livres de Moyse, ou que leur rareté ait occasionné cette idolatrie, il faut encore ici convenir que la nature même de l’écriture a pû occasionner l’une & l’autre. Jamais cette antique façon de peindre la parole en abrégé, n’a été faite dans son origine pour être commune & vulgaire parmi le peuple : l’écriture sans consonnes est une énigme pour lui ; & celle même qui porte des points voyelles peut être si facilement altérée dans sa ponctuation & dans toutes ses minuties grammaticales, qu’il a dû y avoir un grand nombre de raisons essentielles pour l’ôter de la main de la multitude & de la main de l’étranger.

Un esprit inquiet & surpris pourra nous dire : Se peut-il faire que Dieu ayant donné une loi à son peuple, & lui en ayant si sévérement recommandé l’observation, ait pû permettre que l’écriture en fût obscure & la lecture difficile ? comment ce peuple pouvoit-il la méditer & la pratiquer ? Nous pourrions répondre qu’il a dépendu de ceux qui ont été les organes de la science & les canaux publics de l’instruction, de prévenir les égaremens des peuples en remplissant eux-mêmes leurs devoirs selon la raison & selon la vérité : mais il en est sans doute une cause plus haute qu’il ne nous appartient pas de pénétrer. Ce n’est pas à nous, aveugles mortels, à questionner la Providence : que ne lui demandons-nous aussi pourquoi elle s’est plû à ne parler aux Juifs qu’en parabole ; pourquoi elle leur a donné des yeux afin qu’ils ne vissent point, & des oreilles afin qu’ils n’entendissent point, & pourquoi de toutes les nations de l’antiquité elle a choisi particulierement celle dont la tête étoit la plus dure & la plus grossiere ? C’est ici qu’il faut se taire, orgueilleuse raison ; celui qui a permis l’égarement de sa nation favorite, est le même qui a puni l’égarement du premier homme, & personne n’y peut connoître que sa sagesse éternelle.

Si les crimes & les erreurs des Hébreux, semblables aux crimes & aux erreurs des autres nations, nous indiquent qu’ils ont pendant plusieurs âges négligé les livres de Moyse, & abusé de l’ancienne écriture pour se repaître de chimeres & se livrer aux mêmes folies qu’encensoit le reste de la terre ; la conservation de ces livres précieux qui n’ont pû parvenir jusqu’à nous qu’à-travers une multitude de hazards, est cependant une preuve sensible que la Providence n’a jamais cessé de veiller sur eux comme sur un dépôt moins fait pour les anciens hébreux que pour leur postérité & pour les nations futures.

Ce ne fut que dans les siecles qui suivirent le retour de la captivité de Babylone, que les Juifs se livrerent à l’étude & à la pratique de leur loi, sans aucun retour vers l’idolatrie. Outre le souvenir des grands châtimens que leurs peres avoient essuyés, & qui étoit bien capable de les retenir d’abord ; ils conçurent sans doute aussi quelque émulation pour l’étude, par leur commerce avec les grandes nations de l’Asie, & sur-tout par la fréquentation des Grecs, qui porterent bientôt dans cette partie du monde leur politesse, leur goût & leur empire. Ce fut alors que la Judée fit valoir les livres de Moyse & des prophetes : elle les étudia profondément : elle eut une foule de commentateurs, d’interpretes & de savans : il se forma même différentes sectes de sages ou de philosophes ; & ce goût général pour les lettres & la science fut une cause seconde, mais puissante, qui retint les Juifs pour jamais dans l’exercice constant de leur religion : tant il est vrai qu’un peuple idiot & stupide ne peut être un peuple religieux, & que l’empire de l’ignorance ne peut être celui de la vérité.

Les premiers siecles après ce retour furent le bel âge de la nation juive : alors la loi triompha comme si Moyse ne l’eût donnée que dans ces instans. Pleins de vénération pour son nom & pour sa mémoire, les Juifs travaillerent avec autant d’ardeur à la recherche de ses livres qu’à la reconstruction de leur temple. On ignore par quelle voie, en quel tems & en quel lieu ces livres si long-tems négligés se retrouverent. Les Juifs à cet égard exaltent peut-être trop les services qu’ils ont reçûs d’Esdras dans ces premiers tems ; il leur tint presque lieu d’un second Moyse,[2] & c’est à lui ainsi qu’à la grande synagogue qu’ils attribuent la collection & la révision des livres sacrés, & même la ponctuation que nous y voyons aujourd’hui. Ils prétendent qu’il fut avec ses collegues secondé des lumieres surnaturelles pour en retrouver l’intelligence qui s’étoit perdue : quelques-uns ont même poussé le merveilleux au point d’assûrer qu’il les avoit écrits de mémoire sous la dictée du Saint-Esprit. Mais le Pentateuque entre les mains des Samaritains ennemis des Juifs, dément une fable aussi absurde : nous devons donc être certains que la restauration des livres de Moyse & le renouvellement de la loi n’ont été faits que sur de très-antiques exemplaires & sur des textes ponctués, sans lesquels il eût été de toute impossibilité à un peuple qui avoit négligé ses livres, son écriture & sa langue, d’en retrouver le sens & d’en accomplir les préceptes. Depuis cette époque, le zele des Juifs pour leurs livres sacrés ne s’est jamais ralenti. Détruits par les Romains & dispersés par le monde, ils en ont toûjours eu un soin religieux, les ont étudiés sans cesse, & n’ont jamais souffert qu’on fît le plus léger changement non-seulement dans le fond ou la forme de leurs livres, mais encore dans les caracteres & la ponctuation ; y toucher, seroit commettre un sacrilége ; & ils ont à l’égard du plus petit accent ce respect idolâtre & superstitieux qu’on leur connoît pour tout ce qui appartient à leurs antiquités. Il n’y a point pour eux de lettres qui ne soient saintes, qui ne renferment quelque mystere particulier ; chacune d’elles a même sa légende & son histoire. Mais il est superflu d’entrer dans cet étonnant détail : tout réel qu’il est, il paroîtroit incroyable, aussi-bien que les peines infinies qu’ils se sont données pour faire le dénombrement de tous les caracteres de la Bible, pour savoir le nombre général de tous ensemble, le nombre particulier de chacun, & leur position respective à l’égard les uns des autres & à l’égard de chaque partie du livre ; vastes & minutieuses entreprises, que des Juifs seuls étoient capables de concevoir & d’exécuter. Bien éloignés de cette servitude judaïque, nos savans commencent à prendre le goût des Bibles sans ponctuation, & peut-être en cela tombent-ils d’un excès dans un autre. Si nous n’étions point dans un siecle éclairé, où il n’est plus au pouvoir des hommes de ramener l’âge de la fable, nous penserions à l’aspect des nouvelles éditions des Bibles non ponctuées, que la Mythologie voudroit renaître.

Il n’est pas nécessaire sans doute, en terminant ce qui concerne l’écriture hébraïque, de dire qu’elle se figure de droite à gauche ; c’est une singularité que peu de gens ignorent. Nous n’oserions déterminer si cette méthode a été aussi naturelle dans son tems, que la nôtre l’est aujourd’hui pour nous. Les nations se sont fait sur cela différens usages. Diodore, liv. III. parle d’un peuple des Indes qui écrivoit de haut en bas : l’ancienne écriture de Fohi nous est représentée de même par les voyageurs. Les Egyptiens, selon Hérodote, écrivoient, ainsi que les Phéniciens, de droite à gauche ; & les Grecs ont eu quelques monumens fort anciens, dont ils appelloient l’écriture βουστροφηδὸν, parce qu’à l’imitation du labour des sillons, elle alloit successivement de gauche à droite & de droite à gauche. Peut être que le caprice, le mystere, ou quelqu’usage antérieur aux premieres écritures, ont produit ces variétés ; peut-être n’y a-t-il d’autre cause que la commodité de chaque peuple relativement aux instrumens & autres moyens dont on s’est d’abord servi pour graver, dessiner ou écrire : mais de simples conjectures ne méritent pas d’alonger notre article.

III. L’histoire de la langue hébraïque n’est chez les rabbins qu’un tissu de fables, & qu’un ample sujet de questions ridicules & puériles. Elle est, selon eux, la langue dont le Créateur s’est servi pour commander à la nature au commencement du monde ; c’est de la bouche de Dieu même que les anges & le premier homme l’ont apprise. Ce sont les enfans de celui-ci qui l’ont transmise de race en race & d’âge en âge, au-travers des révolutions du monde physique & moral, & qui l’ont fait passer sans interruption & sans altération de la famille des justes au peuple d’Israël qui en est sorti. C’est une langue enfin dont l’origine est toute céleste, & qui retournant un jour à sa source, sera la langue des bienheureux dans le ciel, comme elle a été sur la terre la langue des saints & des prophetes. Mais laissons-là ces pieuses réveries, dont la religion ni la raison de notre âge ne peuvent plus s’accommoder, & fuyons cet exces qui a toûjours été si fatal aux Juifs, qui ont idolatré leur langue & les mots de leur langue en négligeant les choses. Si le respect que nous avons pour les paroles de la Divinité, nous a porté à donner le titre de sainte à la langue hébraïque, nous savons que ce n’est qu’un attribut relatif que nous devons également donner aux langues chaldéenne, syriaque, & greque, toutes les fois que le Saint-Esprit s’en est servi : nous savons d’ailleurs que la Divinité n’a point de langage, & qu’on ne doit donner ce nom qu’aux bonnes inspirations qu’elle met au fond de nos cœurs, pour nous porter au bien, à la vérité, à la paix, & pour nous les faire aimer. Voilà la langue divine ; elle est de tous les âges & de tous les lieux, & son efficacité l’emporte sur les langues de la terre les plus éloquentes & les plus énergiques.

La langue hébraïque est une langue humaine, ainsi que toutes celles qui se sont parlées & qui se parlent ici bas ; comme toutes les autres, elle a eu son commencement, son regne & sa fin, & comme elles encore, elle a eu son génie particulier, ses beautés & ses défauts. Sortie de la nuit des tems, nous ignorons son origine historique ; & nous n’oserions avancer avec la confiance des Juifs, qu’elle est antérieure aux anciens des astres du monde. S’il étoit permis cependant d’hazarder quelques conjectures raisonnables, fondées sur l’antiquité même de cette langue & sur sa pauvreté, nous dirions qu’elle n’a commencé qu’après les premiers âges du monde renouvellé ; qu’il a pû se faire que ceux même qui ont échappé aux destructions, ayent eu pour un tems une langue plus riche & plus formée, qui auroit été sans doute une de celles de l’ancien monde ; mais que la postérité de ces débris du genre humain n’ayant produit d’abord que de petites sociétés qui ont dû nécessairement être long-tems misérables & toutes occupées de leurs besoins & de leur subsistance, il a dû arriver que leur langage primitif se sera appauvri, aura dégénéré de race en race, & n’aura plus formé qu’un idiome de famille, qu’une langue pauvre, concise & sauvage pendant plusieurs siecles, qui sera ensuite devenue la mere des langues qui ont été propres & particulieres aux premiers peuples & à leur colonie. Il en est des langues comme des nations : elles sont riches, fécondes, étendues en proportion de la grandeur & de la puissance des sociétés qui les parlent ; elles sont arides & pauvres chez les Sauvages ; & elles se sont agrandies & embellies partout où la population, le commerce, les sciences & les passions ont agrandi l’esprit humain. Elles ont aussi été sujettes à toutes les révolutions morales & politiques où ont été exposées les puissances de la terre ; elles se sont formées, elles ont régné, elles ont dégénéré, & se sont éteintes avec elles. Jugeons donc quels terribles effets ont dû faire sur les premieres langues des hommes, ces coups de la Providence, qui peuvent éteindre les nations en un clin-d’œil, & qui ont autrefois frappé la terre, comme nous l’apprennent nos traditions religieuses & tous les monumens de la nature. Si les arts ne furent point épargnés, si les inventions se perdirent, & s’il a fallu des siecles pour les retrouver & les renouveller, à plus forte raison les langues qui en avoient été la source, le canal & le monument, se perdirent-elles de même, & furent-elles ensevelies dans la ruine commune. Le très-petit nombre de traditions qui nous restent sur les temps antérieurs à ces révolutions, & la multitude de fables par lesquelles on a cherché à y suppléer, seroit en cas de besoin une preuve de nos conjectures : mais ne sont-elles que des conjectures ?

Il est donc très-peu vraissemblable que l’origine de la langue hébraïque puisse remonter au-delà du renouvellement du monde : tout au plus est-elle une des premieres qui ait été formée & fixée lorsque des nations en corps ont commencé à reparoître, & qu’elles ont pû s’occuper à d’autres objets qu’à leurs besoins. Nous disons tout au plus, parce que malgré la simplicité de la langue hébraïque, elle est quelquefois trop riche en synonymes, dont grand nombre de verbes & plusieurs substantifs ont une singuliere quantité ; ce qui suppose une aisance d’esprit & une abondance dont le génie des premieres familles n’a pû être susceptible pendant long-tems, & ce qui décele des richesses acquises ailleurs après l’agrandissement des sociétés.

Pour nous prouver toute l’antériorité de leur langage, les Juifs nous montrent les noms des premiers hommes, dont l’interprétation convenable ne peut se trouver que chez eux : toute fondée que soit cette remarque, quoiqu’il y ait plusieurs de ces noms qui tiennent plus au chaldéen qu’à l’hébreu, il n’y a qu’une aveugle prévention qui puisse s’en faire un titre, & l’on n’y voit autre chose sinon que ce sont des auteurs hébreux & chaldéens qui nous ont transmis le sens primitif de ces noms propres en les traduisant en leur langue : s’ils eussent été grecs, ils eussent donné des noms grecs, & des noms latins s’ils eussent été latins ; parce qu’il a été aussi ordinaire que naturel à tous les anciens peuples de rendre le sens des noms traditionnels en leur langue. Ils y étoient forcés, parce que ces noms faisoient souvent une partie de l’histoire, & qu’il falloit traduire les uns en traduisant l’autre, afin de les rendre mutuellement intelligibles, & parce que le renouvellement des arts & des sciences exigeoit nécessairement le renouvellement des noms. La Mythologie qui n’a que trop connu cet ancien usage de traduire les noms pour expliquer l’histoire, nous montre souvent l’abus qu’elle en a fait, en les dérivant de sources étrangeres, & en personnifiant quelquefois des êtres naturels & métaphysiques : ses méprises en ce genre sont, comme on sait, une des sources de la fable. Mais nous devons à cet égard rendre la justice qui est dûe aux écrivains divinement inspirés : c’est par eux que la foi nous apprend que le premier homme a été appellé terre ou terrestre, & la premiere femme la vie. La raison concourt même à nous dire que l’homme est terre & que la femme donne la vie ; mais ni l’une ni l’autre ne nous ont jamais fait connoître quels sont les premiers mots par lesquels ont été désignés la terre & la vie.

Il est de plus fort incertain quel nom de peuple la langue hébraïque a pû porter dans son origine. Ce n’a point été le nom des Hébreux, qui malgré l’antiquité de leur famille, n’ont été qu’un peuple nouveau vis-à-vis des Chaldéens d’où Abraham est sorti, & vis-à-vis des Cananéens & Egyptiens, où ce patriarche & ses enfans ont si long-tems voyagé en simples particuliers. Si la langue de la Bible est celle d’Abraham, elle ne peut être que la langue même de l’ancienne Chaldée : si elle ne l’est point, elle ne doit être qu’une langue nouvelle ou étrangere. Entre ces deux alternatives il est un milieu sans doute auquel nous devons nous arrêter. Abraham, chaldéen de famille & de naissance, n’ayant pû parler autrement que chaldéen, il est plus que vraissemblable que sa postérité a dû conserver son langage pendant quelques générations, & qu’ensuite leur commerce & leurs liaisons avec les Cananéens, les Arabes & les Egyptiens l’ayant peu-à-peu changé, il en est résulté une nouvelle dialecte propre & particuculiere aux Israélites : d’où nous devons présumer que la langue hébraïque, telle que nous l’avons dans la Bible, ne doit pas remonter plus d’un siecle avant les écrits de Moyse : le chaldéen d’Abraham en a été le principe ; il est ensuite fondu avec le cananéen, qui n’en étoit lui-même qu’une ancienne branche. La langue de la basse Egypte, qui devoit peu différer de celle de Canaan, a contribué de son côté à l’altérer ou à l’enrichir, ainsi que la langue arabe, comme on le voit particulierement dans le livre de Job. Pour trouver dans l’histoire quelques traces de cette filiation de la langue hébraïque, & des révolutions qu’a subi le chaldéen primitif chez les différens peuples, il faut remarquer dans l’Ecriture qu’Abraham ne se sert point d’interprete chez les Cananéens ni chez les Egyptiens, parce qu’alors leurs dialectes différoient peu sans doute du chaldéen de ce patriarche. Elieser & Jacob qui habiterent chez les mêmes peuples, & qui firent chacun un voyage en Chaldée, n’avoient point non plus oublié leur langue originaire, puisqu’ils converserent au premier abord avec les pasteurs de cette contrée & avec toute la famille d’Abraham ; mais Jacob néanmoins s’étoit déja familiarisé avec la langue de Canaan, puisqu’en se séparant de Laban, il eut soin de donner un nom d’une autre dialecte au monument auquel Laban donna un nom chaldéen. Il y avoit alors cent quatre-vingt ans qu’Abraham avoit quitté sa terre natale. Ainsi la dialecte hébraïque avoit déjà pû se former. Ce seul exemple peut nous faire juger de la différence que le tems continua de mettre dans le langage de ce peuple naissant. Dans ce même intervalle, les langues cananéenne & égyptienne faisoient aussi des progrès chacune de leur côté ; & il fallut que Joseph en Egypte se servît d’interprete pour parler à ses freres.

Ces différences n’ont cependant jamais été assez grandes pour rendre toutes ces langues méconnoissables entre elles, quoique le chaldéen d’Abraham ait dû souffrir de grands changemens dans l’intervalle de plus de quatorze cents ans qui s’est écoulé depuis ce patriarche jusqu’à Daniel. Il différoit moins alors de la langue de Moyse, que l’italien, le françois & l’espagnol ne different entre eux, quoiqu’ils soient moins éloignés des siecles de la latinité qui les a tous formés. Sur quoi nous devons observer qu’il ne faut jamais dans l’Ecriture prendre le nom de langue à la rigueur ; lorsqu’en parlant des Chaldéens, des Cananéens, des Egyptiens, des Amalécites, des Ammonites, &c. elle nous dit quelquefois que tel ou tel peuple parloit un langage inconnu, cela ne peut signifier qu’une dialecte différente, qu’un autre accent, & qu’une autre prononciation ; & il faut avouer que tous ces divers modes ont dû être extrémement variés, puisqu’on rencontre en plusieurs endroits de l’Ecriture des preuves que les Hébreux se sont servis d’interpretes vis-à-vis de tous ces peuples, quoique le fond de leur langue fût le même, comme nous en pouvons juger par les livres & les vestiges qui en sont restés, où toutes ces langues s’expliquent les unes par les autres. Il nous manque sans doute, pour apprécier leurs différences, les oreilles des peuples qui les ont parlé. Il falloit être Athénien pour reconnoître au langage que Demosthène étoit étranger dans Athènes ; & il faudroit de même être Hébreu ou Chaldéen, pour saisir toutes les différences de prononciation qui diversifioient si considérablement toutes ces anciennes dialectes, quoiqu’issues d’une même source. Au reste, nous ne devons point être étonnés de remarquer dans toutes ces contrées de l’Asie le langage d’Abraham ; il étoit sorti d’un pays & d’un peuple qui dans presque tous les tems a étendu sur elles sa puissance & son empire, tantôt par les armes & toujours par les sciences. L’Euphrate a successivement été le siége des Chaldéens, des Assyriens, des Babyloniens & des Perses ; & ces énormes puissances n’ayant jamais cessé de donner le ton à cette partie occidentale de l’Asie, il a bien fallu que la langue dominante fût celle du peuple dominant. C’est ainsi qu’on a vû en Europe & en différens tems le grec & le latin devenir des langues générales : & cet empire des langues, qui est la suite de l’empire des nations, en est en même tems le monument le plus constant & le plus durable.

Celle de toutes ces dialectes chaldéennes avec laquelle la langue d’Abraham & de Jacob a contracté cependant le plus d’affinité, a été sans contredit la dialecte cananéenne ou phénicienne. Les colonies de ces peuples commerçans chez les nations riveraines de la Méditerranée & de l’Océan, ont laissé par-tout une multitude de vestiges qui nous prouvent que la langue d’Abraham s’étoit intimement incorporée avec celle de Phénicie, pour former la langue de Moyse, que l’Ecriture pour cette raison sans doute appelle quelquefois la langue de Canaan. Les auteurs qui ont traité de l’une, ont crû aussi devoir traiter de l’autre ; & c’est à leur exemple, que pour ne point laisser incomplet ce qui concerne la langue hébraïque, nous parlerons de la langue de Phénicie & de ses révolutions chez les différens peuples où elle a été portée, après que nous aurons suivi chez les Hébreux les révolutions de la langue de Moyse.

La langue des Israélites se trouvant fixée par les ouvrages de Moyse, n’a plus été sujette à aucune variation, comme on le voit par les ouvrages des prophetes qui lui ont succédé d’âge en âge jusqu’à la captivité de Babylone. On pourroit donc regarder les dix siecles que renferme cet espace de tems comme la mesure certaine de la durée de la langue hébraïque. Après ce long regne, elle fut, dit-on, oubliée des Hébreux, qui dans les soixante-dix ans de leur captivité, s’habituerent tellement à la dialecte chaldéenne qui se parloit alors à Babylone, qu’à leur retour en Judée ils n’eurent plus d’autre langue vulgaire. Un oubli aussi prompt nous paroît cependant si extraordinaire, qu’il y a lieu d’être étonné qu’on ait jusqu’ici reçû sans méfiance ce que les traditions judaïques nous ont transmis pour nous rendre raison de la révolution qui s’est faite autrefois dans la langue de leurs peres. Quoiqu’il soit fort certain qu’au tems d’Esdras & de Daniel les Hébreux ne parloient & n’écrivoient plus qu’en Chaldéen, d’un autre côté il est si peu vraissemblable que tout un peuple ait oublié sa langue en soixante dix ans, qu’une tradition aussi suspecte du côté du vrai que du côté de la nature, auroit dû faire soupçonner qu’ils l’avoient déjà oubliée & négligée long-tems avant cette époque. Si notre sentiment est nouveau, il n’en est peut-être pas moins raisonnable, & nous pouvons le fortifier de quelques observations. Nous remarquerons donc que cette captivité n’emmena point tous les Hébreux, qu’il en resta beaucoup en Judée, & que de tous ceux qui furent enlevés, il en revint plusieurs qui vêcurent encore assez de tems pour voir le second temple qui fut long à construire, & pour pleurer sur les ruines du premier. Nous ajoûterons que cette captivité à laquelle on donne soixante-dix ans, parce qu’elle commença pour quelques-uns au premier siége de Jérusalem en 606 avant Jesus-Christ, & qu’elle finit en 536, ne dura néanmoins pour le plus grand nombre que cinquante-trois ans, à compter de 586, époque de la ruine totale du temple, après le troisieme & dernier siége. Or dans un intervalle aussi court, une nation entiere n’a pû oublier sa langue, ni s’habituer à une langue étrangere, à-moins qu’elle n’y fût déjà disposée par un usage plus ancien & par un oubli antérieur de sa langue naturelle. D’ailleurs la durée que l’on accorde communément à la langue hébraïque, est une durée excessive, sur-tout pour une langue orientale, qui plus que toutes les autres sont susceptibles d’altération. Il n’en faut point chercher d’autre preuve que dans ce Chaldéen même auquel on dit que les Juifs se sont habitués dans leur captivité. Il différoit dès-lors du chaldéen d’Abraham ; il s’étoit perfectionné & enrichi par des finales plus sonores, & par des expressions empruntées non-seulement des Perses, des Medes, & autres nations voisines, mais aussi des nations les plus éloignées, témoin le מןמפניה sumphoneiah, du iij. chap. de Daniel, V. 5. 10. 15. mot grec qui dès le tems de Cyrus avoit déjà pénétré à Babylone. Les Hébreux eux-mêmes ne s’y furent pas plûtôt familiarisés, qu’ils continuerent à le corrompre de leur côté. Le chaldéen d’Onkelos n’est plus le chaldéen d’Esdras ; & celui des Paraphrastes, qui ont continué ses commentaires, en differe infiniment. S’il falloit donc juger des révolutions qu’a dû essuyer le premier langage des Juifs, par celles où celui qui passe pour avoir été leur second, a été exposé, à peine pourrions-nous donner quatre ou cinq siecles d’intégrité & de durée à la langue de Moyse.

Il est vrai que la Bible à la main on essayera de nous prouver par les ouvrages des prophetes de tous les âges, antérieurs à la captivité, que l’hébreu de Moyse n’a point cessé d’être vulgaire jusqu’à cet évenement. Mais par le même raisonnement ne tentera-t-on pas aussi de nous prouver que le latin a toujours été vulgaire, en nous montrant tous les ouvrages qui ont été successivement écrits en cette langue, depuis une longue suite de siecles ? Il faudroit être sans doute bien prévenu, ou, pour mieux dire, bien aveugle, pour hasarder un tel paradoxe. Une langue peut être celle des savans, sans être celle du peuple ; & ce n’est que lorsqu’elle n’appartient plus à ce dernier, qu’elle arrive à l’immutabilité, ce caractere essentiel des langues mortes, où les langues vivantes ne peuvent jamais parvenir. La véritable induction que nous devons donc tirer de cette longue succession d’ouvrages tous écrits dans la dialecte de Moyse, c’est qu’après lui elle a été la dialecte particuliere des prophetes, & que de vulgaire qu’elle avoit été dans les premiers tems, elle n’a plus été qu’une langue savante, & peut-être même qu’une langue sacrée qui ne s’est plus altérée, parce qu’elle s’est conservée dans le sanctuaire, où elle a été hors des atteintes de la multitude, qui, comme le dit l’Ecriture, s’habituoit facilement aux dialectes & aux usages des nations étrangeres qu’elle fréquentoit. Le génie de la langue hébraïque est tellement le même dans tous les écrits des prophetes, quoique composés en des âges fort distans les uns des autres, que si le caractere particulier de chaque écrivain ne se faisoit connoître dans chaque livre, on penseroit que tous ces ouvrages n’ont été que d’un seul tems & d’une seule plume ; ut ferè quis putare posset orines illos libros eodem tempore esse conscriptos. (Voyez la note entiere[3].) La construction, l’appareil des mots, la syntaxe, le caractere de la langue enfin sont si semblables & si monotones partout, qu’un esprit inquiet & soupçonneux en pourroit tirer des conséquences aussi contraires à l’antiquité & à l’intégrité de ces livres précieux, que notre observation leur est au contraire favorable. L’immutabilité de leur style & de leur diction, dont celle de Moyse a toujours été le modele, s’est communiquée aux faits & à la mémoire des faits ; & c’étoit le seul moyen de les transmettre jusqu’à nous, malgré l’inconstance & les égaremens d’une nation capricieuse & volage. Tous les sages de l’antiquité qui ont, aussi-bien que le sacerdoce hébreu, connu les avantages des langues mortes, n’ont point manqué de se servir de même, dans leurs annales, d’une langue particuliere & sacrée : c’étoit un usage général, que la religion, d’accord en cela avec la politique, avoit établi chez tous les anciens peuples. Le génie de l’antiquité concourt donc avec la fortune des langues, à justifier nos réflexions. Il n’est point d’ailleurs difficile de juger que la langue de Moyse avoit dû se corrompre parmi son peuple ; nous avons vû ci-devant combien il avoit négligé ses livres, son écriture & sa loi. La même conduite lui fit aussi négliger son langage ; l’oubli de l’un étoit une suite nécessaire de l’autre. Pour nous peindre les Hébreux pendant les dix siecles presque continus de leurs desordres & de leur idolatrie, nous pouvons sans doute nous représenter les Guebres aujourd’hui répandus dans l’Inde avec les livres de Zoroastre qu’ils conservent encore sans les pouvoir lire & sans les entendre ; ils n’y connoissent que du blanc & du noir : & telle a dû être pendant l’idolatrie d’Israël la position du commun des Juifs vis-à-vis des livres de leur législateur. Si leur conduite présente nous fait connoître à quel point ils les considerent & les respectent aujourd’hui, leur conduite primitive doit nous montrer quel a été pour ce religieux dépôt l’excès de leur indifférence. Jamais livres n’ont couru de plus grands risques de se perdre & de devenir inintelligibles ; & il n’en est point cependant sur qui la Providence ait plus veillé : c’est sans doute un miracle qu’un exemplaire en ait été trouvé par le saint roi Josias, qui s’en servit pour retirer pendant un tems le peuple de ses desordres : mais si un Achab, une Jézabel, ou une Athalie les eût trouvés, qui doute que ces livres précieux n’eussent eu chez les Hébreux même le sort qu’ont eu chez les Romains les livres de Numa, que le hasard retrouva, & que la politique brûla, pour ne point changer la religion, c’est-à dire la superstition établie ?

Ce fut vraissemblablement par le seul canal des savans, des prêtres, & particulierement des voyans ou prophetes qui se succéderent les uns aux autres, que la langue & les ouvrages de Moyse se sont conservés ; ceux-ci seuls en ont fait leur étude, ils y puisoient la loi & la science ; & selon qu’ils étoient bien ou mal intentionnés, ils égaroient les peuples, ou les retiroient de leurs égaremens. Le langage du législateur devint pour eux un langage sacré, qui seul eut le privilége d’être employé dans les annales, dans les hymnes, & sur-tout dans les livres prophétiques, qui après avoir été interpretés au peuple, ou lûs en langue vulgaire, étoient ensuite déposés au sanctuaire, pour être un monument inaltérable vis-à-vis des nations futures que ces diverses prophéties devoient un jour intéresser.

On nous demandera dans quel tems la langue de Moyse a cessé d’être en usage parmi les Hébreux ; c’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer : ce n’est pas en un seul tems, mais en plusieurs, qu’une langue s’altere & se corrompt. Nous pouvons conjecturer cependant, que ce fut en grande partie sous les juges, & dans ces cinq ou six siecles où la nation juive n’eut rien de fixe dans son gouvernement & dans sa religion, & qu’elle suivoit en tout ses délires & ses caprices. Nous fixons notre conjecture à ces tems, parce que sous les rois nous remarquons dans les noms propres un génie & une tournure toute différente des anciens noms sonores, emphatiques, & presque tous composés ; ils n’ont plus ce caractere antique, & cette simplicité des noms propres de tous les âges antérieurs. Quoique notre remarque soit délicate, on en doit sentir la justesse, parce que chez les anciens les noms propres n’ayant point été héréditaires, ont dû toûjours appartenir aux dialectes vulgaires, & que la langue sacrée ou historique n’a pû les changer en traduisant les faits. Nous pouvons donc de leur dissimilitude chez les Hébreux en tirer cette conclusion, que le génie de leur langue avoit changé & changeoit d’âge en âge, par la fréquentation des diverses nations dont ils ont toûjours été ou les alliés ou les esclaves. C’est de même par le caractere de la plûpart de leurs noms propres, dans les derniers siecles qui ont précédé Jesus-Christ, que l’on juge aussi que les Hébreux se sont ensuite familiarisés avec le grec, parce que leurs noms dans les Machabées & dans l’historien Josephe, sont souvent tirés de cette langue. Il est vrai que ces deux ouvrages sont écrits en grec ; mais quand ils le seroient en hébreu, leurs auteurs n’en auroient pû changer les noms, & dans l’un ou l’autre texte, ils nous serviroient de même à juger des liaisons qu’avoient contracté les Hébreux avec les conquérans de l’Asie.

Mais quelle a été la langue d’Israël après celle de son législateur, & avant le Chaldéen d’Esdras & de Daniel ? c’est ce qu’il est impossible de fixer ; ce ne pourroit être au reste qu’une dialecte particuliere de celle de Moyse corrompue par des dialectes étrangeres. Les dix tribus en avoient une qui en différoit déjà, comme on le voit par le Pentateuque samaritain, qui n’est plus le pur hébreu de la Bible ; & nous sçavons par Esdras, que les Juifs presque confondus avec les peuples voisins, avoient adopté leurs différens idiomes, & parloient les uns la langue d’Azot, & d’autres celle de Moab, d’Ammon, &c. Cela seul peut nous suffire avec ce que nous avons dit ci-dessus, pour entrevoir toutes les variations & les révolutions de la langue hébraïque vulgaire pendant dix siecles, & jusqu’au tems où nous trouvons les Juifs tout-à-fait familiarisés & habitués au chaldéen : dès-lors il ne pouvoit y avoir que bien du tems qu’ils avoient perdu l’usage de la langue de leurs ancêtres : car par les efforts qu’ils firent du tems d’Esdras pour rétablir leur culte & leurs usages, il est à croire qu’ils eussent aussi tenté de rétablir leur langage, s’il n’eût été suspendu que par le court espace de leur captivité. S’ils ont donc sur ce changement des traditions contraires à nos observations, mettons-les au nombre de tant d’autres anecdotes sans date & sans époque, qu’ils ont inventé, & dont ils veulent bien se satisfaire.

La langue de Babylone devenue celle de Judée, fut aussi sujette à de semblables révolutions ; les Juifs la parlerent jusqu’à leur derniere destruction par les Romains, mais ce fut en l’altérant de génération en génération, par un bisarre mêlange de syrien, d’arabe & de grec. Dispersés ensuite parmi les nations, ils n’ont plus eu d’autre langue vulgaire que celle des différens peuples chez lesquels ils se sont habitués ; aujourd’hui ils parlent françois en France, & allemand au-delà du Rhin. La langue de Moyse est leur langue savante ; ils l’apprennent comme nous apprenons le grec & le latin, moins pour la parler que pour s’instruire de leur loi : beaucoup de Juifs même ne la sçavent point ; mais ils ne manquent pas d’en apprendre par cœur les passages qui leur servent de prieres journalieres, parce que, selon leurs préjugés, c’est la seule langue dans laquelle il convient de parler à la Divinité. D’ailleurs si quelques-uns parlent l’hébreu comme nous essayons de parler le grec & le latin, c’est avec une grande diversité dans la prononciation ; chaque nation de juif a la sienne : enfin il y a un grand nombre d’expressions dont ils ont eux-mêmes perdu le sens, aussi-bien que les autres peuples. Telles sont en particulier presque tous les noms de pierres, d’arbres, de plantes, d’animaux, d’instrumens, & de meubles, dont l’intelligence n’a pû être transmise par la tradition, & dont les savans d’après la captivité n’ont pû donner une interprétation certaine ; nouvelle preuve que cette langue étoit dès-lors hors d’usage & depuis plusieurs siecles.

IV. Nous avons quitté dans l’article précédent la langue d’Abraham, pour en suivre les révolutions chez les Hébreux, sous le nom de langue de Moyse ; & nous avons promis de la reprendre dans ce nouvel article, pour la suivre sous le nom des Cananéens ou Phéniciens, qui l’ont répandue en différentes contrées de l’occident. Ce n’est pas que la langue de ce patriarche ait été dans son tems la langue de Phénicie ; mais nous avons dit que sa famille qui vécut dans cette contrée & qui s’y établit à la fin, incorpora tellement sa langue originaire avec celle de ces peuples maritimes, que c’est essentiellement de ce mêlange que s’est formé la langue de Moyse, que l’Écriture pour cette raison appelle aussi quelquefois langue de Canaan. Que les Phéniciens, auxquels les Grecs ont avoué devoir leur écriture & leurs premiers arts, ayent été les mêmes peuples que l’Ecriture appelle Cananéens, il n’en faudroit point d’autre témoignage que ce nom même qu’elle leur donne, puisqu’il signifie dans la langue de la Bible, des marchands, & que nous sçavons par l’Histoire que les Phéniciens ont été les plus grands commerçans & les plus fameux navigateurs de la haute antiquité ; l’Ecriture nous les fait encore reconnoître d’une maniere aussi certaine que par leur nom, en assignant pour demeure à ces Cananéens toutes les côtes de la Palestine, & entre autres les villes de Sidon & de Tyr, centres du commerce des Phéniciens. Nous pourrions même ajoûter que ces deux noms de peuples n’ont point été différens dans leur origine, & qu’ils n’ont l’un & l’autre qu’une seule & même racine : mais nous laisserons de côté cette discussion étymologique, pour suivre notre principal objet[4].

Quoique la vraie splendeur des Phéniciens remonte au-delà des tems historiques de la Grece & de l’Italie, & qu’il ne soit resté d’eux ni monumens ni annales, on sçait cependant qu’il n’y a point eu de peuples en occident qui ayent porté en plus d’endroits leur commerce & leur industrie. Nous ne le sçavons, il est vrai, que par les obscures traditions de la Grece ; mais les modernes les ont éclairées par la langue de la Bible, avec laquelle on peut suivre ces anciens peuples comme à la piste chez toutes les nations afriquaines & européennes, où ils ont avec leur commerce porté leurs fables, leurs divinités & leur langage ; preuve incontestable sans doute, que la langue d’Abraham s’étoit intimement fondue avec celle des Phéniciens, pour en former, comme nous avons dit, la dialecte de Moyse.

Ces peuples qui furent en partie exterminés & dispersés par Josué, avoient dès les premiers tems commercé avec l’Europe grossiere & presque sauvage, comme nous commerçons aujourd’hui avec l’Amérique ; ils y avoient établi de même des comptoirs & des colonies qui en civiliserent les habitans par leur commerce, qui en adoucirent les mœurs en s’alliant avec eux, & qui leur donnerent peu-à-peu le goût des arts, en les amusant de leurs cérémonies & de leurs fables ; premiers pas par où les hommes prennent le goût de la société, de la religion, & de la science.

Avec les lettres phéniciennes, qui ne sont autres, comme nous avons vû, que ces mêmes lettres qu’adopta aussi la postérité d’Abraham, ces peuples porterent leur langage en diverses contrées occidentales ; & du mêlange qui s’en fit avec les langues nationales de ces contrées, il y a tout lieu de penser qu’il s’en forma en Afrique le carthaginois, & en Europe le grec, le latin, le celtique, &c. Le carthaginois en particulier, comme étant la plus moderne de leurs colonies, sembloit au tems de S. Augustin n’être encore qu’une dialecte de la langue de Moyse : aussi Bochart, sans autre interprete que la Bible, a-t-il traduit fort heureusement un fragment carthaginois que Plaute nous a conservé.

La langue greque nous offre aussi, mais non dans la même mesure, un grand nombre de racines phéniciennes qu’on retrouve dans la Bible, & qui chez les Grecs paroissent visiblement avoir été ajoûtées à un fond primitif de langue nationale.

Il en est de même du latin ; & quoiqu’on n’ait pas fait encore de recherche particuliere à ce sujet, parce qu’on est prévenu que cette langue doit beaucoup aux Grecs, elle contient néanmoins, & bien plus que le grec lui-même, une abondance singuliere de mots phéniciens qui se sont latinisés.

Nous ne parlerons point de l’Etrusque & de quelques anciennes langues qui ne nous sont connues que par quelques mots où l’on apperçoit cependant de semblables vestiges : mais nous n’oublierons point d’indiquer le celtique, comme une de ces langues avec lesquelles le phénicien s’est allié. On n’ignore point que le breton en particulier n’en est encore aujourd’hui qu’une dialecte ; mais nous renvoyons au dictionnaire de cette province, qui depuis peu d’années a été donné au public, & au dictionnaire celtique dont on lui a déjà présenté un volume, & dont la suite est attendue avec impatience.

Nous pourrions aussi nommer à la suite de ces langues mortes plusieurs de nos langues vivantes, qui toutes du plus au moins contiennent non-seulement des mots phéniciens grécisés & latinisés, que nous tenons de ces deux derniers peuples, mais aussi un bien plus grand nombre d’autres qu’ils n’ont point eu, & que nos peres n’ont pû acquérir que par le canal direct des commerçans de Phénicie, auxquels le bassin de la Méditerranée & le passage de l’Océan ont ouvert l’entrée de toutes les nations maritimes de l’Europe. C’est ainsi que l’Amérique à son tour offrira à ses peuples futurs des langues nouvelles qu’auront produit les divers mêlanges de leurs langues sauvages avec celles de nos colonies européennes.

Ce seroit un ouvrage aussi curieux qu’utile, que les étymologies françoises uniquement tirées de la Bible. On ose dire que la récolte en seroit très-abondante, & que ce pourroit être l’ouvrage le plus intéressant qui auroit jamais été fait sur les langues, par le soin que l’on auroit de faire la généalogie des mots, quand ils auroient successivement passé dans l’usage de plusieurs peuples, & de montrer leur déguisement quand ils ont été séparément adoptés de diverses nations. Ce qu’on propose pour le françois, se peut également proposer pour plusieurs autres langues de l’Europe, où il est peu de nation qui ne soit dans le cas de pouvoir entreprendre un tel ouvrage avec succès : peut-être qu’à la fin ces différentes recherches mettroient à portée de faire le dictionnaire raisonné des langues de l’Europe ancienne & moderne. Le phénicien seroit presque la base de ce grand édifice, parce qu’il y a peu de nos contrées où le commerce ne l’ait autrefois porté, & que depuis ces tems les nations européennes se sont si fort mêlangées, ainsi que leurs langues propres ou acquises, que les différences qui se trouvent entre elles aujourd’hui, ne sont qu’apparentes & non réelles.

Au reste, l’entreprise de ces recherches particulieres ou générales, ne pourroit point se conduire par les mêmes principes dont nous nous servons pour chercher nos étymologies dans le grec & le latin, qui en passant dans nos langues se sont si peu corrompues, que l’on peut presque toûjours les chercher & les trouver par des voies régulieres. Il n’en est pas de même du phénicien ; toutes les nations de l’Europe en ont étrangement abusé, parce que les langues orientales leur ont toujours été fort étrangeres, & que l’écriture en étoit singuliere & difficile à lire. On peut se rappeller ce que nous avons dit du travail des cabalistes & des anciens mythologistes, qui ont anagrammatisé les lettres, altéré les syllabes pour y chercher des sens mystérieux ; les anciens européens ont fait la même chose, non dans le même dessein, mais par ignorance, & parce que la nature d’une écriture abrégée & renversée porte naturellement à ces méprises ceux qui n’y sont point familiarisés. Ils ont souvent lû de droite à gauche ce qu’il falloit lire de gauche à droite, & par-là ils ont renversé les mots & presque toujours les syllabes. C’est ainsi que de cathenoth, vêtemens, l’inverse thounecath a donné tunica ; que luag, avaler, a donné gula, gueule ; hemer, vin, merum. Taraph, prendre, s’est changé en raphta, d’où raptus chez les Latins, & attraper chez les François. De geber, le maître, & de gebereth, la maîtresse, nos peres ont fait berger & bergerete. Notre adjectif blanc vient de laban & leban, qui signifient la même chose dans le phénicien ; mais leban a donné belan, & par contraction blan. De laban les Latins ont fait albon, d’où albus & albanus ; & par le changement du b en p, fort commun chez les anciens, on a dit aussi alphan, d’où l’alphos des Grecs. Avec une multitude d’expressions semblables, toutes analysées & décomposées, un dictionnaire raisonné pourroit offrir encore le dénouement d’une infinité de jeux de mots, & même d’usages anciens & modernes, fondés sur cette ancienne langue, & dont nous ne connoissons plus le sel & la valeur, quoiqu’ils se soient transmis jusqu’à nous.

Si, à l’exemple des anciens, notre cérémonial exige une triple salutation ; si ces anciens plus superstitieux que nous jettoient trois cris sur la tombe des morts, en leur disant un triple adieu ; s’ils appelloient trois fois Hécate aux déclins de la lune ; s’ils faisoient des sacrifices expiatoires sur trois autels, à la fin des grands périodes ; & s’ils avoient enfin une multitude d’autres usages de ce genre, c’est que l’expression de la paix & du salut qu’on invoquoit ou que l’on se souhaitoit dans ces circonstances, étoit presque le même mot que celui qui désignoit le nombre trois dans les langues phéniciennes & carthaginoises ; le nœud de ces usages énygmatiques se trouve dans ces deux mots schalom & schalos. Par une allusion du même genre, nous disons aussi, tout ce qui reluit n’est pas or : or signifie reluire ; & ce proverbe avoit beaucoup plus de sel chez les orientaux, qui se plaisoient infiniment dans ces sortes de jeux de mots.

Si notre jeunesse nomme sabot le volubile buxum de Virgile, on en voit la raison dans la Bible, où sabav signifie tourner. Si nos Vanniers appellent osier le bois flexible qu’ils emploient, c’est qu’oseri signifie liant, & ce qui sert à lier. Si les nourrices en disant à leurs enfans, paye chopine, les habituent à frapper dans la main ; & après les marchés faits si le peuple prononce le même mot, fait la même action & va au cabaret, c’est que chopen signifie la paume de la main, & que chez les Phéniciens on disoit frapper un traité, pour dire faire un traité. Ceci nous apprend que le nom vulgaire de la mesure de vin qui se boit parmi le peuple après un accord ne vient que de l’action qui l’a précédée. Telles seroient les connoissances que l’étude de la langue phénicienne offriroit tantôt à la Grammaire & tantôt à l’Histoire. Ces exemples pris entre mille de l’un & de l’autre genre, engageront peut-être un jour quelques savans à la tirer de son obscurité ; elle est la premiere des langues savantes, & d’ailleurs elle n’est autre que celle de la Bible, dont il n’est point de page qui n’offre quelques phénomenes de cette espece. C’est ce qui nous a engagé à proposer un ouvrage qui contribueroit infiniment à développer le génie de la langue hébraïque & des peuples qui l’ont parlée, & qui nous feroit connoître la singuliere propriété qu’elle a de pouvoir se déguiser en cent façons, par des inversions peu communes dans nos langues européennes, mais qui proviennent dans celles de l’Asie, de l’absence des voyelles, & de la façon d’écrire de gauche à droite, qui n’a point été naturelle à tous les peuples.

V. Il nous reste à parler plus particulierement du génie de la langue hébraïque & de son caractere. C’est une langue pauvre de mots & riche de sens ; sa richesse a été la suite de sa pauvreté, parce qu’il a fallu nécessairement charger une même expression de diverses valeurs, pour suppléer à la disette des mots & des signes. Elle est à-la-fois très-simple & très-composée ; très-simple, parce qu’elle ne fait qu’un cercle étroit autour d’un petit nombre de mots ; & très-composée, parce que les figures, les métaphores, les comparaisons, les allusions y sont très-multipliées, & qu’il y a peu d’expression où l’on n’ait besoin de quelque réflexion, pour juger s’il faut la prendre au sens naturel ou au sens figuré. Cette langue est expressive & énergique dans les hymnes & les autres ouvrages où le cœur & l’imagination parlent & dominent. Mais il en est de cette énergie comme de l’expression d’un étranger qui parle une langue qui ne lui est pas encore assez familiere pour qu’elle se prête à toutes ses idées ; ce qui l’oblige, pour se faire entendre, à des efforts de génie qui mettent dans sa bouche une force qui n’est pas naturelle à ceux qui la parlent d’habitude.

Il n’y a point de langue pauvre & même sauvage, qui ne soit vive, touchante, & plus souvent sublime, qu’une langue riche qui fournit à toutes les idées & à toutes les situations. Cette derniere à la vérité a l’avantage de la netteté, de la justesse, & de la précision ; mais elle est ordinairement privée de ce nerf surnaturel & de ce feu dont les langues pauvres & dont les langues primitives ont été animées. Une langue telle que la françoise, par exemple, qui fuit les figures & les allusions, qui ne souffre rien que de naturel, qui ne trouve de beauté que dans le simple, n’est que le langage de l’homme réduit à la raison. La langue hébraïque au contraire est la vraie langue de la Poésie, de la prophétie, & de la révélation ; un feu céleste l’anime & la transporte : quelle ardeur dans ses cantiques ! quelles sublimes images dans les visions d’Isaïe ! que de pathétique & de touchant dans les larmes de Jérémie ! on y trouve des beautés & des modeles en tout genre. Rien de plus capable que ce langage pour élever une ame poétique ; & nous ne craignons point d’assûrer que la Bible, en un grand nombre d’endroits supérieure aux Homere & aux Virgile, peut inspirer encore plus qu’eux ce génie rare & particulier qui convient à ceux qui se livrent à la Poésie. On y trouve moins à la vérité, de ce que nous appellons méthode, & de cette liaison d’idées où se plaît le flegme de l’occident : mais en faut-il pour sentir ? Il est fort singulier, & cependant fort vrai, que tout ce qui compose les agrémens & les ornemens du langage, & tout ce qui a formé l’éloquence, n’est dû qu’à la pauvreté des langues primitives ; l’art n’a fait que copier l’ancienne nature, & n’a jamais surpassé ce qu’elle a produit dans les tems les plus arides. De-là sont venues toutes ces figures de Rhétorique, ces fleurs, & ces brillantes allégories où l’imagination déploie toute sa fécondité. Mais il en est souvent aujourd’hui de toutes ces beautés comme des fleurs transportées d’un climat dans un autre ; nous ne les goûtons plus comme autrefois, parce qu’elles sont déplacées dans nos langues qui n’en ont pas un besoin réel, & qu’elles ne sont plus pour nous dans le vrai ; nous en sentons le jeu, & nous en voyons l’artifice que les anciens ne voyoient pas. Pour nous, c’est le langage de l’art ; pour eux, c’étoit celui de la nature.

La vivacité du génie oriental a fort contribué aussi à donner cet éclat poétique à toutes les parties de la Bible qui en ont été susceptibles, comme les hymnes & les prophéties. Dans ces ouvrages, les pensées triomphent toûjours de la stérilité de la langue, & elles ont mis à contribution le ciel, la terre & toute la nature, pour peindre les idées où ce langage se refusoit. Mais il n’en est pas de même du simple récitatif & du style des annales. Les faits, la clarté, & la précision nécessaire ont gêné l’imagination sans l’échauffer ; aussi la diction est-elle toûjours seche, aride, concise, & cependant pleine de répétitions monotones ; le seul ornement dont il paroît qu’on a cherché à l’embellir, sont des consonnances recherchées, des paronomasies, des métathèses, & des allusions dans les mots qui présentent les faits avec un appareil qui ne nous paroîtroit aujourd’hui qu’affectation, s’il falloit juger des anciens selon notre façon de penser, & de leur style par le nôtre.

Caïn va-t-il errer dans la terre de Nod, après le meurtre d’Abel, l’auteur pour exprimer fugitif, prend le dérivé de nadad, vagari, pour faire allusion au nom de la contrée où il va.

Abraham part-il pour aller à Gerare, ville d’Abimelech ; comme le nom de cette ville sonne avec les dérivés de gur & de ger, voyager & voyageur, l’Ecriture s’en sert par préférence à tout autre terme, parce que peregrinatus est in Gerarâ présente par un double aspect peregrinatus est in peregrinatione.

Nabal refuse-t-il à David la subsistance, on voit à la suite que chez Nabal étoit la folie, que l’Ecriture exprime alors par nebalah.

Ces sortes d’allusions si fréquentes dans la Bible tiennent à ce goût que l’on y remarque aussi de donner toûjours l’étymologie des noms propres : chacune de ces étymologies presente de même un jeu de mots qui sonnoit sans doure agréablement aux oreilles des anciens peuples ; elles ne sont point toûjours régulierement tirées ; & il a paru aux Savans qu’elles étoient plus souvent des approximations & des allusions, que des étymologies vraiment grammaticales. On trouve même dans la Bible plusieurs allusions différentes à l’occasion d’un même nom propre. Nous nous bornerons à un exemple déjà connu. Le nom de Moyse, en hébreu Moschéh, que le vulgaire interprete retiré des eaux, ne signifie point à la lettre retiré, ni encore moins retiré des eaux, mais retirant, ou celui qui retire. Si cependant la fille de Pharaon lui a donné ce nom en le sauvant du Nil, c’est qu’elle ne sçavoit pas l’hébreu correctement, ou qu’elle s’est servie d’une dialecte différente, ou qu’elle n’a cherché qu’une allusion générale au verbe maschah, retirer. Mais il est une autre allusion à laquelle le nom de Moschéh convient davantage ; c’est dans ces endroits si fréquens, où il est dit, Moïse qui nous a ou qui nous a retirés d’Egypte. Ici l’allusion est vraiment grammaticale & réguliere, puisqu’elle peut présenter littéralement, le retireur qui nous a retirés d’Egypte. C’est un genre de pléonasme historique fort commun dans l’Ecriture, & duquel il faut bien distinguer les pléonasmes de Rhétorique, qui y sont encore plus communs ; sans quoi on courroit le risque de personnifier des verbes & autres expressions du discours, ainsi qu’il est arrivé dans la Mythologie des peuples qui ont abusé des langues de l’orient.

Cette fréquence d’allusions recherchées dans une langue où les consonnances étoient d’ailleurs si naturelles, à cause du fréquent retour des mêmes expressions, a de quoi nous étonner sans doute ; mais il est vraissemblable que la stérilité des mots qui obligeoit de les ramener souvent, est ce qui a donné lieu par la suite à les rechercher avec empressement. Ce qui n’étoit d’abord que l’effet de la nécessité a été regardé comme un agrément ; & l’oreille qui s’habitue à tout y a trouvé une grace & une harmonie dont il a fallu orner une multitude d’endroits qui pouvoient s’en passer. Au reste, de tous les agrémens de la diction, c’est à celui-là particulierement que tous les anciens peuples se sont plû, parce qu’il est presque naturel aux premiers efforts de l’esprit humain ; & que l’abondance n’ayant point été un des caracteres de leur langue primitive, ils n’ont point crû devoir user du peu qu’ils avoient avec cette sobriété & cette délicatesse moderne, enfans du luxe des langues. Nous en voyons même encore tous les jours des exemples parmi le peuple, qui est à l’égard du monde poli ce que les premiers âges du monde renouvellé sont pour les nôtres. On le voit chez toutes les nations qui se forment, ou qui ne se sont pas encore livrées à l’étude. On ne trouve plus dans Cicéron ces jeux sur les noms & sur les mots si fréquens dans Plaute ; & chez nous les progrès de l’esprit & du génie ont supprimé ces concetti qui ont fait les agrémens de notre premiere littérature. Nous remarquerons seulement que nous avons conservé la rime qui n’est qu’une de ces anciennes consonnances si familieres aux premiers peuples, dont nos peres l’ont sans doute héritée. Quoique son origine se perde pour nous dans des siecles ténébreux, nous pouvons soupçonner que cette rime ne peut être qu’un présent oriental, puisque ce nom même de rime qui n’a de racine dans aucune langue d’Europe, peut signifier dans celles de l’orient l’élévation de la voix, ou un son élevé.

Nous ne sommes point entrés dans ce détail pour faire des reproches aux écrivains hébreux qui n’ont point été les inventeurs de leur langue, & qui ont été obligés de se servir de celle qui étoit en usage de leur tems & dans leur nation. Ils n’ont fait que se conformer au génie & au caractere de la langue reçûe & à la tournure de l’esprit national dont Dieu a bien voulu emprunter le goût & le langage. Toutes les nations orientales ont eu, comme les Hébreux, ce style familier en allusion ; & ceux d’entre eux qui ont voulu écrire en langues européennes, n’ont pas manqué de se dévoiler par là ; tels sont entre autres ceux qui ont composé les sibylles vraies ou fausses dont nous avons quelques fragmens. Il ne faut que ce passage apocalyptique pour y reconnoître le pays de leurs auteurs :

Ἔσται καὶ Σάμος ἄμμος, ἐσεῖται Δῆλος ἄδηλος, καὶ Ῥώμη ῥύμη ;
Et erit Samos arena, erit Delos ignota, & Roma vicus.

Nous ne devons donc trouver rien d’extraordinaire ni de particulier dans le style des livres saints ; il faut toûjours avoir égard aux tems & aux peuples : la seule différence que nous devions mettre entre les auteurs sacrés & les autres orientaux, c’est que comme pour le fond des choses ils ont été inspirés, ils n’ont jamais sacrifié la vérité aux allusions & aux autres agrémens de la diction ; en quoi ils auroient dû être pris pour modeles des autres écrivains de leur nation, qui n’ont souvent usé du caractere & du goût de leur langue, que pour inventer des fables. Nous pouvons même dire en faveur des auteurs sacrés qui se sont ordinairement conformés à ce genre de style, que l’on juge par une multitude d’endroits, qu’ils ont eu la sage discrétion d’éviter très-souvent certaines allusions qui devoient naturellement se présenter à leurs yeux, & leur offrir des expressions quelquefois très-relatives aux différens objets qu’ils avoient à traiter. Entre autres exemples de cette prudente retenue, dont il y a mille traces dans les saintes Ecritures, on peut citer le troisieme chapitre de la Genèse, qui contient l’histoire de la triste chûte de nos premiers peres ; ce récit est de la plus belle simplicité dans le texte comme dans les traductions, & sans aucune affectation dans le choix des mots. Mais quiconque possede l’hébreu apperçoit aisément quelle a dû être l’attention de l’auteur pour écarter séverement toutes les expressions analogues au nom d’Eve, & au sujet historique de ce chapitre, quoiqu’elles se présentent d’elles-mêmes & qu’elles soient comme autant de coups de pinceau singulierement propres au tableau de la source de toutes nos miseres. Nous en rapporterons quelques-unes, pour faire connoître l’attention particuliere des auteurs sacrés, & leur sagesse à éviter le monotone, & à chasser des mots qui auroient paru mystérieux à un peuple qui ne cherchoit que trop le mystère.

חוה, havah, Eve, la vie, & de plus, existence & souffrance ; חיוה, hevah, la bête, & chez les Phéniciens evi, un serpent ; חוה, havah, montrer, indiquer ; אב, ev, arbrisseau & son fruit ; חוה, havah, le bien & le mal, la misere & la richesse ; או, ev, אבה, eveh, & אוה, avah, desir, passion ardente, concupiscence, amour ; עוה, avah, commettre le mal, se pervertir ; עויה, malice, vice, iniquité ; חבא, hava, se cacher ; חביון, hevion, cachette ; עון, le crime & sa peine, le peché & la douleur ; אביון, eveion, misere & misérable, pauvre & pauvreté ; איבח, evah, haine, inimitié. Telles sont en partie les expressions que la sagesse des auteurs sacrés a évitées ; ce qu’ils n’ont pû faire sans doute sans quelque attention, pour n’employer que des synonymes indifférens, dont le sens égal en valeur a rendu l’historique, en épargnant aux oreilles & à l’esprit le monotone & le singulier. Ceux des rabbins qui ont été les premiers auteurs des contes judaïques, n’eussent jamais été capables d’une semblable discrétion ; & cherchant Eve & son histoire dans les mots même où la finale varie selon la licence qu’ils se donnent, ils auroient vû encore, aval, trompeur, séducteur ; avel, séduction ; aven, mensonge ; avac, s’enorgueillir ; havar, rougir ; hevis, pudeur, honte, confusion ; aval, pleurer, gémir ; hevel, douleur, accouchement douloureux ; avedah, servante ; avad, travailler, labourer ; avad, périr, mourir ; avaq, poussiere ; haval, rentrer au néant, &c.

Que ce soit la pauvreté du langage qui ait réduit les écrivains orientaux à ces consonnances, ainsi que nous venons de le dire, & le peu de variété qui se trouve très-souvent entre des mots qui désignent des choses très contraires, il est certain qu’ils avoient peu d’autre moyen d’orner & d’embellir leur diction. L’hébreu manque de ces mots composés qui ont si fort enrichi les anciennes langues de l’Europe : il a fallu qu’il tirât tout d’un certain nombre de racines qui n’ont ordinairement que trois lettres, & d’un nombre très-borné de dérivés qui varient peu leur son. Les substantifs n’ont que le plurier & le singulier, & sont d’ailleurs indéclinables ; ils sont masculins & féminins, & jamais neutres. Pour distinguer les cas, on se sert d’articles ou de lettres préfixes, dont l’usage varie & dont l’application est fort incertaine. Les verbes manquent des modes les plus nécessaires, & n’ont que le passé & le futur. On ne peut pas y dire j’aime, mais je suis aimant : de-là vient peut-être qu’ils usent souvent du futur en sa place. Pour exprimer les autres temps, on est obligé de se servir de diverses autres tournures, ou de lettres préfixes qui caractérisent aussi les personnes. Le prétérit, dont la troisieme personne est toûjours la racine ou le thème du verbe, comme l’infinitif chez les Latins, sert encore d’imparfait, de plusqueparfait, de prétérit antérieur, & de conditionnel passé : ainsi pacad, il a visité, marque aussi il visitoit, il avoit visité, il eût visité, il auroit visité ; d’où il suit nécessairement un monotone dans le style, & quelquefois de l’incertitude pour le sens. Enfin presque toûjours privé d’adjectif, sans copulatif & sans degré de comparaison, ce n’est que par des circonlocutions particulieres, & par des répétitions qui ne peuvent point toûjours avoir de l’élégance, que cette langue écrit mauvais mauvais pour très-mauvais, puits puits pour plusieurs puits, homme d’iniquité pour homme inique, terre de sainteté pour terre sainte, & montagnes de Dieu, cedres de Dieu, pour très-hautes montagnes & très-grands cedres. C’est ainsi que l’emphase & l’hyperbole sont aussi sorties d’une véritable inanition. Au milieu de cette disette, l’hébreu a cependant la singularité d’avoir sept conjugaisons pour chaque verbe ; trois sont actives, trois passives, & une réciproque : aimer, aimer beaucoup ou point-du-tout, faire aimer, sont les trois actives : être aimé, être aimé beaucoup ou point-du-tout, être fait aimé, sont les trois passives ; & la septieme, c’est s’aimer soi-même ou se croire aimé. On doit remarquer que la seconde conjugaison est propre pour la négative comme pour l’affirmative. D’ailleurs cette richesse de conjugaisons n’empêche point que la même ne soit quelquefois indifféremment employée en actif ou passif : c’étoit sans doute une licence permise ; & la grammaire hébraïque avoit certainement les siennes, puisqu’il y a peu de regles parmi celles qu’on remarque dans la Bible, où il ne soit pas besoin de mettre quelques exceptions pour suivre le sens des auteurs sacrés.

D’un autre côté, cette langue a l’avantage d’avoir une construction où les mots suivent l’ordre des idées ; elle n’a point connu ces phrases renversées des Grecs & des Latins, qui ont souvent préféré l’harmonie des sons à la clarté d’un style simple & direct. Elle doit cet avantage à la cause même de ses autres défauts ; c’est-à-dire à sa pauvreté, à la variété des sens de chaque mot, & au peu d’étendue de sa grammaire. Par-là elle a en effet évité une source féconde de contre-sens qui étoient fort à craindre pour elle, & qui eussent été inévitables si l’on eût eu à débrouiller encore un labyrinthe de construction. Cette nécessité de se faire entendre par l’ordre des mots comme par les mots mêmes, a contribué à répandre sur toute la Bible cette uniformité de génie & de caractere de style dont nous avons parlé plus haut. Renfermés dans d’étroites barrieres, les auteurs sacrés ont écrit sur le même ton, quoique nés en différens âges, & quoiqu’on leur remarque un esprit plus ou moins sublime. Les autres langues plus libres & plus fécondes nous montrent une extrème diversité entre leurs auteurs contemporains ; mais chez les Hébreux, le dernier de tous au bout de dix siecles a été obligé d’écrire comme le premier.

Nous ne doutons point que cette langue n’ait eu son harmonie dans la prononciation ; chaque langue s’en est fait une : mais nous ne nous hazarderons point d’en juger ; les siecles nous en ont rendus incapables. D’ailleurs c’est une chose qui dépend trop de l’opinion pour en porter son jugement, même à l’égard des langues vivantes. Ce qu’il y a de plus certain sur la prononciation de la langue hébraïque, c’est que l’écriture en est ornée d’une multitude d’accens fort anciens qui reglent la marche & la cadence des mots, & qui en modifient les sons. Ceux des Juifs qui en sont usage, chantent leur langue plûtôt qu’ils ne la parlent, & ils la psalmodient dans leur synagogue d’une façon qui ne prévient point pour son harmonie : mais il en est sans doute de leur musique comme de leurs contorsions ; ce sont des inventions modernes qui remplacent chez eux une harmonie & une prononciation qu’ils ont certainement perdues, puisqu’elles varient dans les différentes parties du monde, où ils se sont établis. Nous ne présumons pas cependant que cette langue ait été desagréable au parler ; mais quand on la compare avec le chaldéen, il paroît que celui-ci a beaucoup plus évité les lettres sifflantes & les consonnes doubles, qui sont fréquentes & qui sonnent fortement en hébreu. On juge aussi par la ponctuation, que le chaldéen se plaisoit davantage dans les sons brefs & légers, & que la gravité étoit au contraire un des caracteres de la dialecte hébraïque. On peut le remarquer encore par le genre de poésie que les rabbins se sont fait, où ils ont admis toutes les différentes[5] mesures des Grecs & des Latins, & où ils ne font néanmoins presqu’aucun usage du dactile, dont le caractere est la légereté.

Ce que nous venons de dire sur la poésie moderne des Juifs, nous avertit que nous n’avons rien dit de l’ancienne poésie de leurs peres. Nous ne pouvons douter qu’une langue aussi poétique n’ait été pourvûe de cet art qui se trouve même chez les Sauvages. On soupçonne avec beaucoup de raison que les cantiques de Moyse & de David, & même qu’une partie du livre de Job, contiennent une véritable versification : quelques-uns ont crû y trouver une cadence réglée & même la rime ; mais là-dessus nous avons moins des découvertes que des illusions. Cette poésie & ses regles ne nous sont point connues ; l’on ignore tout-à-fait si elle se régloit par la quantité ou par le nombre des syllabes, & les Juifs mêmes ont totalement perdu les principes de leurs anciens poëtes. C’est pour y suppléer qu’ils se sont fait un nouvel art poétique, avec lequel ils ont quelquefois versifié en langue sainte, en adoptant la quantité des Grecs & des Latins, à laquelle ils n’ont pas oublié d’ajoûter la rime, fille de ces allusions si fréquentes dans leur prose. C’étoit un agrément qui leur étoit trop naturel pour qu’ils ayent pû s’en passer : ils la nomment charuz, c’est-à-dire collier de perles ; & il résulte de cette alliance de la rime avec la quantité, que leur poésie ressemble à celle de nos anciennes hymnes, qui ont de même adopté l’une & l’autre.

Comme il nous est arrivé plusieurs fois dans cet article, de parler de la pluralité des sens dont sont susceptibles la plûpart des mots de la langue hébraïque, soit par eux-mêmes, soit par l’incertitude où l’on est quelquefois de leur racine ; nous croyons devoir ajoûter ici quelques remarques à ce sujet, pour que qui-que ce-soit ne s’induise en erreur d’après ce que nous avons dit en littérateur & en simple grammairien. On ne doit pas s’imaginer à l’aspect de ces difficultés ou que la Bible n’a jamais été bien traduite, ou qu’elle pourroit être métamorphosée en toute autre chose. Nous représenterons d’abord qu’il n’en est pas des anciens traducteurs comme d’un traducteur moderne auquel on demanderoit une version de la Bible sans lui permettre d’autres secours que ceux d’une grammaire & d’un dictionnaire hébreu ; car en supposant que cet homme n’a jamais vû ni lû la Bible, il est trés-certain qu’il n’en viendroit jamais à bout, possédât-il cette langue avec autant de perfection qu’il pourroit posséder le grec ou le latin. Mais il n’en a pas été de même des premiers traducteurs hébreux de nation : versés dès l’enfance dans la lecture de leurs livres saints, disciples & successeurs d’une suite non interrompue de prêtres & de savans, possesseurs enfin de la tradition & des connoissances de leurs peres, ils ont eu des secours particuliers qui leur ont tenu lieu de ceux que nous tirons de cette multitude d’auteurs grecs ou latins que nous consultons & que nous comparons lorsque nous voulons traduire un auteur de l’une ou de l’autre langue, secours littéraire dont tout traducteur de la Bible seroit aujourd’hui privé, parce que c’est le seul livre de son langage, & que ce langage n’existe plus nulle part. Aussi n’est-il plus question depuis bien des siecles de traduire la Bible, & les différentes éditions que nous en avons ne sont-elles que des révisions d’après les plus anciennes versions comparées & corrigées d’après les textes les plus anciens & les plus corrects.

Les difficultés dont nous avons parlé ne peuvent donc inquiéter personne, puisqu’il n’est plus question de traduire les saintes-Ecritures, & que nous devons avoir une pleine & entiere confiance aux premiers traducteurs, en ne jugeant pas de leur travail par le travail laborieux ou les modernes s’épuiseroient en vain, si sans l’appui de la tradition & des traductions anciennes ils vouloient s’efforcer d’en trouver le sens avec le seul aide de leur grammaire & de leur dictionnaire.

Mais est-il bien sûr que de tous les sens possibles que l’on pourroit donner aux expressions, les auteurs des premieres versions & leurs prédécesseurs dans la science & dans la tradition ayent pû conserver le seul & véritable sens du texte au-travers ces siecles nombreux d’idolatrie & d’ignorance où le peuple hébreu a passé comme tant d’autres peuples de la terre ? Nous pouvons assûrer en général que la Bible a été bien traduite, & nous pouvons en juger le livre à la main ; parce que si ceux qui nous l’ont fait passer n’eussent pas eu une véritable & une profonde connoissance de cette langue, nous n’y verrions point cet ensemble & cette connexité entre tous les évenemens : nous n’aurions que des faits décousus sans liaison & sans rapport, que des sentences isolées sans suite & sans harmonie entre elles ; ou pour mieux dire nous n’aurions rien, puisqu’on ne pourroit donner un nom aux phantômes imparfaits & sans nombre que des demi-connoissances & l’imagination y pourroient voir.

Il est vrai qu’il y a quelques expressions dans la Bible, qui ont été un sujet de dispute & de critique, mais ces expressions ne font pas le corps entier du livre. Le latin & le grec, quoique plus modernes & plus connus, ne sont pas à l’abri des épines littéraires ; c’est le sort des langues mortes : voilà pourquoi il est arrivé & il arrive encore que les versions de la Bible se châtient, & s’épurent par une sage critique qui étudie le sens, pese les mots, les combine & les compare peut-être avec plus de sagacité qu’on n’étoit en état de le faire dans quelques-uns des siecles précédens. Mais, nous le répétons, ces expressions ne sont pas le livre ; & quoiqu’on puisse nommer en général un grand nombre de corrections faites depuis le concile de Trente, la vulgate qu’il a approuvée n’en est pas moins une Bible fidele, authentique & canonique ; parce que la foi ne dépend pas sans doute des progrès de la Grammaire, & que les réviseurs modernes n’ont pû s’écarter des traductions primitives qu’ils ont toujours eues devant les yeux pour être leurs guides & la base de leur travail. La Bible, telle que nous l’avons, est donc tout ce qu’elle doit être & tout ce qu’elle peut être ; elle n’a jamais été autre qu’elle est présentement, & ne sera jamais rien de plus. Emanée de l’Esprit-saint, il faut qu’elle soit immuable comme lui, pour être à jamais & comme par le passé, le premier monument de la religion, & le livre sacré de l’instruction des nations.

Si une multitude de cabalistes, de têtes creuses & superstitieuses ont cependant été dans cette opinion, que le texte sacré nous cache des sciences profondes, des vérités sublimes, ou une morale mystique enveloppée sous une apparence historique, & qu’il y faut chercher toute autre chose que ce que le simple vulgaire y voit : ce n’est qu’une folie & qu’un abus, dont il faut en partie chercher les sources dans le génie de ces langues primitives ; & l’antiquité même de ces opinions & de ces traditions insensées prouve en effet qu’on ne sauroit remonter trop haut pour en trouver l’origine. La variété des sens que présente à une imagination échauffée l’écriture ancienne & le langage qu’elle exprimoit, ont dû produire, comme nous avons dit, ces sciences absurdes & frivoles qui ont conduit l’homme à la Fable & à la Mythologie, en réalisant & personnifiant les sens doubles, triples & quadruples de chaque mot. En se familiarisant par-là avec l’illusion & l’erreur, l’on s’est insensiblement mis dans le goût de parodier les faits par des figures & des allégories, comme on avoit parodié les mots en abusant de leur valeur, & en les déguisant par des metatheses & des anagrammes. Le premier pas a conduit au second, & l’histoire a de même été regardée comme une énigme scientifique & comme le voile de la sagesse & de la morale. Telle a été sans doute l’origine de tous les songes mystiques & cabalistiques des chimeres, qui depuis une multitude de siecles ont eu un regne presque continu. Il est à la vérité presque éteint, mais on connoît encore des esprits foibles qui en respectent la mémoire.

Nous n’avons point ici eu en vûe de blâmer généralement tous ceux qui ont cherché des doubles sens dans les livres saints. Les évangélistes & les saints docteurs de la primitive église, qui en ont donné quelquefois eux-mêmes une double interprétation, nous montrent que ce n’a pas toujours été un abus. Mais ce qui étoit sans doute le don particulier de ces premiers âges du Christianisme, & ce qui étoit l’effet d’une lumiere surnaturelle dans les apôtres & leurs successeurs, n’appartient pas à tous les hommes : pour trouver le double sens d’un livre inspiré, il faut être inspiré soi-même ; & dans un siecle aussi religieux qu’éclairé, on doit porter assez de respect à l’inspiration pour ne point l’affecter lorsqu’on n’en a point une mission particuliere. A quoi d’ailleurs pourroit servir de chercher de nouveaux sens dans les livres de la Bible ? Depuis tant de milliers d’années qu’ils sont répandus par tout le monde, ils sont connus sans doute, ou ne le seront jamais : il est donc tems de renoncer à un travail dont on doit reconnoître l’inutilité & redouter tous les dangers. Puisque la religion a tiré de ces livres tout le fruit qu’elle devoit en attendre ; puisque les cabalistes & les mystiques s’y sont épuisés par leur illusion, & s’en sont à la fin dégoûtés, il convient aujourd’hui d’étudier ces monumens respectables de l’antiquité en littérateurs, en philosophes même, & en historiens de l’esprit humain.

C’est, en terminant notre article, à quoi nous invitons fortement tous les savans. Ces livres & cette langue, quoique consacrés par la religion, n’ont été que trop abandonnés aux réveries & aux faux mysteres des petits génies : c’est à la solide Philosophie à les revendiquer à son tour, pour en faire l’objet de ses veilles, pour étudier dans la langue hébraïque la plus ancienne des langues savantes, & pour en tirer en faveur de la raison & du progrès de l’esprit humain, des connoissances qui correspondent dignement à celles qu’y ont puisées dans tous les tems la Morale & la Religion.


  1. Comme le langage de l’Egypte n’a été qu’une dialecte assez semblable aux langues de Phénicie & de Palestine, on conjecture que l’écriture a dû être aussi la même. Ceci est d’autant plus vraissemblable, que les Hébreux écrivent de droite à gauche ainsi qu’écrivoient les Egyptiens, selon Hérodote.
  2. Il est vraissemblable que le nom d’Esdras a donné lieu à toutes les traditions qui le concernent. Ce nom, tel qu’il est écrit dans le texte, se devroit dire Ezra ; & dérivé d’azar, il a secouru, on l’interprete secours, parce qu’Esdras a été d’un grand secours aux Juifs au retour de leur captivité. Mais il y en a eu d’autres qui l’ont aussi cherché dans zehar, il a institué, il a enseignè, & qui sous ce point de vûe ont regardé Esdras comme l’instituteur de la plûpart de leurs usages, & comme leur plus grand docteur. Le changement de dialecte d’Ezra en Esdra, parce que le z tourne en sd comme en ds, l’a fait encore chercher dans sadar, il a arrangé, il a mis en ordre. D’où ils ont aussi tiré cette conséquence, qu’Esdras avoit été l’ordonnateur, le réviseur, & l’éditeur des livres sacrés. Tel est le grand art des Juifs dans la composition de leurs histoires traditionnelles : c’est donc avec bien de la raison que les Chrétiens ont rejetté ce qu’ils débitent sur Esdras, & tant d’autres anecdotes qui n’ont pas de meilleurs fondemens.
  3. Plurimum etiam ad perfectionem linguæ hebrææ facit ejusdem constantia in omnibus libris veteris Testamenti. Miratus sæpissime fui quod tanta sit linguæ hebrææ convenientia in omnibus libris veteris Testamenti, cum sciamus libros illos a diversis viris qui sæpe proprium stylum expresserunt, diversis temporibus, & diversis in locis esse conscriptos. Scribatur liber a diversis viris in eadem civitate habitantibus, videbimus ferè majorem differentiam in illo libro, vel respectu styli, vel copulationis litterarum, vel respectu aliarum circumstantiarum, quam in totis Bibliis. Verum si liber sit scriptus, verbi causa, à Teutonio & Frisio, vel si intercedat inter scriptores differentia mille annorum, quanta in multis libris veteris Testamenti respectu scriptionis intercessit, eheu ! quanta esset differentia linguæ ! Qui unam scripturam intelligit, vix alteram intelligeret : imo erit tanta differentia, ut vix ullas eas linguas, ob differentiam temporis & loci ita discrepantes, regulis Grammaticæ & Syntaxeos comprehendere possit. Verum in veteri Testamento tanta est constantia, tanta convenientia in copulatione litterarum, & constructione vocum, ut fere quis putare posset omnes illos libros codem tempore, iisdem in locis, à diversis tamen authoribus esse conscriptos. Leusden. Philologus hebrœus dissertatio 17.
  4. Les Phéniciens se disoient issûs de Cna ; selon l’usage de l’antiquité, ils devoient donc être appellés les enfans de Cna, comme on disoit les enfans d’Heber, pour désigner les Hébreux. En prononçant ce nom de peuple à la façon de la Bible, nous dirions, Benei-Ceni, ou Benei-Cini. Il y a apparence que le dernier a été d’usage, sur-tout chez les étrangers, qui changeant encore le b en ph, comme il leur arrivoit souvent, & contractant les lettres à cause de l’absence des voyelles, ont fait d’un seul mot Phenicini, d’où Phœnix, Poenus, Punicus, & Phenicien. Quant au nom de Cna, il n’est autre que la racine contractée de Canaan, & signifie marchand : aussi étoit-il regardé comme un surnom de Mercure, dieu du Commerce.
  5. Iambe, spondée, bacchique, crétois, molosse.