L’Encyclopédie/1re édition/FURIES

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FURIES, s. f. pl. (Myth.) divinités infernales imaginées par la Fable pour servir de ministres à la vengeance des dieux contre les méchans, & pour exécuter sur eux les sentences des juges des enfers. Expliquons ici l’origine des furies, leurs noms, leur emploi, leur caractere, le culte qu’on leur a rendu, & les figures sous lesquelles on les a représentées.

Selon Apollodore, les furies avoient été formées dans la mer, du sang qui sortit de la plaie que Saturne avoit fait à son pere Cœlus : Hésiode qui les rajeunit d’une génération, les fait naître de la Terre, qui les avoit conçûes du sang de Saturne : cependant le même poëte dit ailleurs, qu’elles étoient filles de la Discorde, & qu’elles étoient nées le cinquieme de la Lune, assignant à un jour que les Pythagoriciens croyoient consacré à la Justice, la naissance des déesses qui devoient la faire rendre avec la derniere rigueur. Eschyle & Lycophron prétendent que les furies étoient filles de la Nuit & de l’Achéron : Sophocle tire leur origine de la Terre & des Ténebres ; Epyménide veut qu’elles soient sœurs de Vénus & des Parques, & filles de Saturne & d’Evonyme : d’autres enfin assûrent qu’elles devoient leur naissance à Pluton & à Proserpine. Ainsi chacun, en suivant en cela les traditions de son tems & de son pays, a donné à ces divinités les parens qui paroissoient le mieux convenir à leur caractere : mais la véritable origine de ces déesses se doit plus vraissemblablement attribuer à l’idée naturelle qu’ont eue les hommes, qu’il devoit y avoir après cette vie des châtimens de même que des récompenses : c’est sans doute sur cette idée que furent formés l’Enfer & les champs Elisées des poëtes ; & comme on y établit des juges, pour rendre à chacun la justice qu’il méritoit, on imagina des furies pour leur servir de ministres, & exécuter les sentences qu’ils portoient contre les scélérats.

Si les anciens ont varié sur l’origine des déesses infernales, ils n’ont pas été plus uniformes sur leur nombre : cependant il paroît qu’ils en ont admis ordinairement trois, Tysiphone, Mégere, & Alecto ; & ces noms, qui signifient carnage, envie, trouble perpétuel, leur conviennent parfaitement. Virgile suppose plus de trois furies ; car il parle d’elles en ces termes, agmina sœva sororum, la troupe des cruelles sœurs ; il comprend même les harpies au nombre des furies, puisqu’il appelle Céléno, la plus grande des furies, furiarum maxima. Plutarque, au contraire, ne reconnoît qu’une furie, qu’il nomme Adrastie, fille de Jupiter & de la Nécessité ; & c’étoit elle, selon cet auteur, qui étoit le seul ministre de la vengeance des dieux.

Outre le nom de furies que les Latins donnoient à ces déesses vengeresses, ils leur donnoient aussi le nom de pœnæ, témoin ce vers de Virgile :

Verberibus sævo cogunt sub judice pœnæ.

Les Grecs les appelloient Erynnies, parce que, suivant la remarque de Pausanias, ἐρινύειν signifie tomber en fureur : les Sicyoniens les nommoient déesses respectables, & les Athéniens, manies : enfin après qu’Oreste les eut appaisées par des sacrifices, on les appella Euménides, ou bien-faisantes. Voyez Euménides.

Les poëtes grecs & latins donnerent souvent aux furies des épithetes qui marquent ou leur caractere, ou leur habillement, ou les serpens qu’elles portoient au lieu de cheveux, ou les lieux où elles étoient honorées : c’est ainsi qu’Ovide les appelle les déesses de Paleste, Palestinas deas, parce que ces déesses avoient un temple à Paleste en Epire.

Il n’est pas difficile de comprendre à-présent quel étoit leur emploi. L’antiquité les a toûjours regardées comme des déesses inexorables, dont l’unique occupation étoit de punir le crime, non-seulement dans les Enfers, mais même dès cette vie, poursuivant sans relâche les criminels, soit par des remords qui ne leur donnoient aucun repos, soit par des visions terribles, qui leur faisoient souvent perdre le sens.

Il faudroit copier les poëtes, principalement Euripide, Sophocle, & Séneque, si on vouloit rapporter tous les traits dont ils se servent pour exprimer dans quel excès de fureur elles jettoient ceux qu’elles tourmentoient. On sait avec quelle beauté Virgile peint le desordre que produisit une de ces furies à la cour du roi Latinus : ce que fit Tysiphone à l’égard d’Etéocle & de Polynice, n’est ignoré que de ceux qui n’ont point lû la Thébaïde de Stace. Ovide représente avec la même vivacité le ravage que fit à Thebes la furie envoyée par Junon pour se venger d’Athamas, & ce que fit endurer à Isis une autre furie que la même Junon avoit suscitée pour la persécuter : mais de tous ceux que ces implacables déesses infernales ont poursuivis, personne n’a été un exemple plus éclatant de leur vengeance, que le malheureux Oreste. Les théatres de la Grece ont mille fois retenti des plaintes de ce parricide, qu’elles poursuivoient avec tant d’acharnement.

Les furies étoient employées non-seulement lorsqu’il falloit punir les coupables, mais aussi quand il s’agissoit de châtier les hommes par des maladies, par la guerre, & par les autres fléaux de la colere céleste. Alecto passoit en particulier pour la mere de la guerre, comme Stace l’appelle ; il falloit bien une furie pour inspirer aux hommes l’idée de s’entredétruire, & l’art funeste d’y parvenir. Mais Cicéron rapporte à un trait de morale fort judicieux, toutes les différentes fonctions des furies. « Ne vous imaginez pas, dit-il, que les impies & les scélérats soient tourmentés par les furies qui les poursuivent avec leurs torches ardentes : les remords qui suivent le crime, sont les véritables furies dont parlent les poëtes ». Telle étoit aussi l’opinion des autres philosophes de l’antiquité.

Cependant, comme les peuples ne sont pas philosophes, des déesses aussi redoutables que les furies s’attirerent un culte particulier. En effet, le respect qu’on leur portoit étoit si grand, qu’on n’osoit presque les nommer, ni jetter les yeux sur leurs temples. On regarda comme une impiété, si nous en croyons Sophocle, la démarche que fit Œdipe, lorsqu’allant à Athenes en qualité de suppliant, il se retira dans un bois qui leur étoit consacré ; & on l’obligea, avant que d’en sortir, d’appaiser ces déesses par un sacrifice, dont ce poëte & Théocrite nous ont laissé la description.

Comme la crainte avoit été la mesure du culte qu’on rendoit aux divinités, & qu’il n’y en avoit aucune qui fût si redoutée que les furies, on n’avoit rien oublié pour les appaiser, lorsqu’on les croyoit irritées ; & c’est par ce motif qu’elles avoient des temples dans plusieurs endroits de la Grece.

Les Sicyoniens, au rapport de Pausanias, leur sacrifioient tous les ans, au jour de leur fête, des brebis pleines, & leur offroient des couronnes & des guirlandes de fleurs, sur-tout de narcisse, plante chérie des filles de l’Enfer, à cause du malheur arrivé au jeune prince qui portoit ce nom. Eustathe, sur le premier livre de l’Iliade, dit que la raison pour laquelle on offroit le narcisse aux furies, venoit de l’étymologie de ce mot, ναρκῶειν, torpere, parce que les furies étourdissoient les coupables qu’elles tourmentoient.

Elles avoient aussi un temple dans Céryne, ville d’Achaïe, où l’on voyoit leurs statues faites de bois & assez petites ; & ce lieu étoit si fatal aux gens coupables de quelque crime, que dès qu’ils y entroient ils étoient saisis d’une fureur subite qui leur faisoit perdre l’esprit ; tant la seule présence de ces déesses pouvoit causer de troubles ! Il falloit même que ces événemens fussent arrivés plus d’une fois, puisqu’on fut obligé de défendre l’entrée du temple de Céryne.

Pausanias nous apprend que les statues de ces déesses n’avoient rien de fort singulier ni de fort recherché, mais qu’on en voyoit dans le vestibule plusieurs autres en marbre, d’un travail exquis, qui représentoient des femmes qu’on croyoit avoir été les prêtresses de ces divinités. Néanmoins c’est peut-être là le seul endroit où il soit dit que les furies avoient des prêtresses ; puisqu’on sait d’ailleurs que leurs ministres étoient des hommes nommés hésychides par les habitans de Silphonse en Arcadie, & que Démosthene avoue lui-même avoir été prêtre de ces déesses dans le temple de l’aréopage. Tous ceux qui paroissoient devant ce tribunal étoient obligés d’offrir un sacrifice dans le temple, & de jurer sur l’autel des furies, qu’ils diroient la vérité ; tant il est vrai qu’il faut frapper les hommes par la terreur, pour les garantir du parjure !

Mais de tous les temples dédiés à ces divinités, il n’y en eut point, après celui de l’aréopage, de plus connus que les deux que leur fit bâtir Oreste en Arcadie ; le premier, au lieu même où les furies avoient commencé de le saisir après son crime, & l’autre à l’endroit où elles s’étoient montrées plus favorables, & lui avoient paru mériter le titre d’euménides.

Enfin, pour terminer ce qui regarde le culte de ces déesses, je dois ajoûter, qu’outre le narcisse qui leur étoit consacré, on se servoit aussi de safran, de genievre, de branches de cedre, d’aulne, & d’aubépine ; qu’on leur immoloit des brebis & des tourterelles blanches, & qu’on employoit dans leurs sacrifices les mêmes cérémonies que dans ceux des autres divinités infernales.

Venons aux figures & aux portraits des furies. D’abord les statues de ces déesses n’eurent rien de différent de celles des autres divinités ; ce fut Eschile qui les fit paroître le premier dans une de ces tragédies, avec cet air horrible qu’on leur donna depuis. Il falloit en effet que leur figure fût extrèmement hideuse ; puisqu’on rapporte que dès que les furies qui sembloient endormies autour d’Oreste, vinrent à se réveiller, & à paroître tumultuairement sur le théatre, quelques femmes enceintes furent blessées de surprise, & des enfans en moururent d’effroi. L’idée du poëte fut suivie, & son portrait des furies passa du théatre dans les temples : il ne fut plus question de les représenter autrement, qu’avec un air effrayant, avec des habits noirs & ensanglantés, ayant au lieu de cheveux des serpens entortillés autour de la tête, une torche ardente à une main, un foüet de serpens à l’autre ; & pour compagnes, la terreur, la rage, la pâleur, & la mort. C’est ainsi qu’assises au pié du throne de Pluton, dont elles éoient les ministres, elles attendoient ses ordres avec une impatience qui marquoit toute la rage dont elles étoient possédées.

Les furies se trouvent quelquefois représentées de cette maniere dans d’anciennes médailles. Patin Spanheim & Seguin prétendent, par exemple, que ce sont elles que l’on voit sur une medaille de l’empereur Philippe, frappée à Antioche, au revers de laquelle paroissent trois figures de femmes habillées en longues robes qui leur tombent jusque sur les talons, & qu’une ceinture serre à la hauteur de la poitrine : elles sont armées d’une clé, de torches ardentes, de poignards, & de serpens.

Nous n’avons point en grand de figures antiques de ces déesses. (D. J.)

* Furie, (Comm.) satin ou taffetas des Indes, dont le trait du dessein est frappé ou imprimé en noir avec des planches gravées en bois, & les couleurs mises après coup avec le pinceau. Ces étoffes ont été appellées furies, des figures hideuses de serpens, d’animaux, & de monstres imaginaires dont elles étoient chargées. Comment expliquer, comment nommer la bisarrerie de nos femmes, qui se sont chamarrées pendant long-tems de ces desseins de bêtes gothiques, telles qu’on en voit autour de nos vieilles églises, où elles servent à l’écoulement des eaux de pluie ?