L’Encyclopédie/1re édition/EXTISPICE

EXTISPICE, s. m. (Antiquité.) inspection des entrailles des victimes, dont les anciens tiroient des présages pour l’avenir. Varron & Nonius dérivent ce mot de exta & specio. Voyez Anthropomantie, Aruspices.

Si l’on ajoûtoit foi aux conjectures de Mercerus, de Salden, & de Lomeyer sur le sacrifice d’Abel, & à celles du rabbin Eliezer sur les Teraphim, on feroit remonter les extispices jusqu’au tems des patriarches. Il est au-moins douteux que cette espece de divination se soit introduite chez les Juifs ; les passages de l’Ecriture qu’on allegue pour le prouver, regardent seulement les Chaldéens ; cependant Jac. Lydius assûre que les extispices ont passé des prêtres juifs aux Gentils. Voyez ses Agonistica sacra, p. m. 60.

On ne voit dans les poëmes d’Homere aucun vestige de cette divination, si ce n’est peut-être dans le douzieme livre de l’Odyssée, vers 394-6 ; il l’a pourtant connue, s’il faut en croire Eustathe, dont la note sur le vers 221 du dernier livre de l’Iliade est citée par Feith, p. m. 131 de ses antiquitates homericæ. Feith auroit pû citer encore le commentaire d’Eustathe sur le vers 63 du premier livre de l’Iliade, les remarques de Didyme aux mêmes endroits, Hesychius au mot ἱερεὺς. Mais une autorité bien plus décisive est celle de Galien, qui explique de même que ces grammairiens l’ἱερῆα du vers 63 du premier livre de l’Iliade. Voyez le V. tom. de l’éd. greque de Bâle des œuvres de Galien, p. 41. Les extispisces étoient connus long-tems avant Homere. Herodote, liv. II. nous apprend que Ménélas, après la guerre de Troie, étant retenu en Egypte par les vents contraires, sacrifia à sa barbare curiosité deux enfans des naturels du pays, & chercha dans leurs entrailles l’éclaircissement de sa destinée. Ce fait, & plusieurs autres recueillis par Geusius, à la fin de la premiere partie de son traité sur les victimes humaines, prouvent évidemment que Peucerus s’est trompé lorsqu’il a cru qu’Heliogabale avoit le premier eu recours à l’Anthropomantie. Voyez Peucerus de divinatione, p. m. 371.

Vitruve, chap. jv. liv. I. donne aux extispices une origine bien vraissemblable : il dit que les anciens considéroient le foie des animaux qui passoient dans les lieux où ils vouloient bâtir ou camper ; après en avoir ouvert plusieurs, s’ils trouvoient généralement les foies des animaux gâtés, ils concluoient que les eaux & la nourriture ne pouvoient être bonnes en ce pays-là, desorte qu’ils l’abandonnoient aussi-tôt. On ne sera pas surpris que les anciens donnassent au foie une attention particuliere, si l’on considere qu’ils attribuoient à ce viscere la sanguification : cette opinion est très-ancienne. Martinus, dans son cadmus græco-phœnix, veut que cubbada, nom que les habitans d’Amathonte donnoient au sang, vienne de l’hébreu caved, qui veut dire foie. Le P. Thomassin a approuvé cette conjecture dans son glossaire hébraïque ; ce qui la confirme & la rapproche du sujet que nous traitons, c’est que S. Grégoire de Nazianze croit que l’art des extispices est venu des Chaldéens & des Cypriots.

Bulengerus, tom. I. de ses opuscules, p. 318, fait dire à Onosander, in strategicis, que c’étoit la coûtume, avant que de fixer un camp, de considérer les entrailles des victimes pour s’assûrer de la salubrité de l’air, des eaux, & de la nourriture du pays. Onosander dans son stratégique, ne dit rien de semblable, quoiqu’il parle du choix d’un lieu sain pour l’assiette d’un camp. P. m. 16. 17.

M. Peruzzi, tom. I. des mém. de l’acad. de Cortone, p. 46. dit que la sagacité qui fait pressentir aux animaux les changemens de tems, a pû faire croire aux anciens qu’ils portoient encore plus loin la connoissance de l’avenir. Il observe que, se crano buone (le interiora) dà cio ne argomentavano una perfetta costitusione d’ria, e benigno influsso di steile, chi rendesse i cibi salubri, e tenesse lontane le malattie, che il più delle volte dalla cattiva qualità de medesimi provengano, e parimente mali auguri, quando era il contrario, ne argomentavano. Ce passage développe la pensée de Démocrite, qui soûtenoit que les entrailles des victimes présageoient par leur couleur & leurs qualités, une constitution saine ou pestilentielle, la stérilité même ou l’abondance. Voyez Cicéron, liv. I. de divinat. chapit. lvij.

Hippocrate, de vict. acut. nous apprend que les principes de l’art des extispices n’étoient pas invariables : il semble que les systèmes des Philosophes, les fourberies des prêtres & des magistrats ont obscurci les premieres notions de cet art, fruit précieux des observations faites pendant une longue suite de siecles. En effet, Apollonius de Tyane dans Philostrate, lib. VII. ch. vij. s. 15. prétend que les chevreaux & les agneaux doivent être préférés pour les extispices, aux coqs & aux cochons, parce qu’ils sont plus tranquilles, & que le sentiment de la mort, plus foible chez eux, n’altere point ces mouvemens naturels qui revelent l’avenir. On pouvoit dire avec la même vraissemblance, que l’extrème irritabilité rendoit les mouvemens naturels bien plus énergiques & plus sensibles, & c’est sans doute ce qui a déterminé certains peuples à regarder comme plus prophétiques les entrailles des coqs, des cochons & des grenouilles. Par une suite de son système, Apollonius soûtient que les hommes sont de tous les animaux, les moins propres à faire connoître l’avenir par l’inspection de leurs visceres. Cette conséquence, qu’il eût été à souhaiter que tous les hommes eussent adoptée, étoit directement contraire à l’opinion générale. Voyez Porphyre, de abstin. lib. II. art. 51.

La friponnerie des prêtres payens, & leur ignorance, nous doivent faire suspendre notre jugement sur ces victimes auxquelles on ne trouva point de cœur, dont parlent Cicéron, Pline, Suétone, Julius Obsequens, Capitolinus, Plutarque, &c. Les incisions superficielles des visceres retardoient les entreprises, quoique tout promît d’ailleurs un succès heureux. Le P. Hardouin, sur Pline, tom. I. p. 627. col. 2. imagine qu’alors ces visceres étoient blessés imprudemment par le couteau du victimaire. Peut-être y avoit-il aussi de la fourberie de la part des sacrificateurs. Les regles particulieres que les anciens suivoient dans les extispices sont si incertaines, qu’il est inutile de s’y arrêter. Tous les compilateurs, par exemple, & sur-tout Alex. ab Alexandro, tome II. p. m. 346-6. Peucerus, de divinat. p. m. 361. assûrent qu’on n’a jamais douté qu’un foie double, ou dont le lobe appellé caput jecinoris étoit double, ne présageât les plus heureux évenemens. On lit pourtant dans l’Œdipe de Seneque, vers 359 360, que ç’à toûjours été un signe funeste pour les états monarchiques.

Ac, semper omen unico imperio grave,
En capita paribus bina consurgunt toris.

Voyez les notes de Delrio & de Farnabius sur ces vers, où ils étendent cette regle à tous les états, se fondant sur les témoignages de divers auteurs. Il reste à examiner si le principe fondamental de la divination par extispice, a moins d’incertitude que les détails de cet art qui sont parvenus jusqu’à nous.

Personne n’a regardé cela comme une question, j’ose dire que c’en est une, & qu’elle tient aux questions les plus curieuses & les plus difficiles de la philosophie ancienne.

Les partisans de cette divination ont fait valoir l’argument tiré du consentement général des peuples, qui ont tous eu recours aux extispices. Voyez Cicéron, de div. l. La foiblesse de cet argument est reconnue. Voyez Bayle, continuation des pensées sur la comete, §. 32. Par ce que nous avons dit de l’origine des extispices, on voit que quelques anciens avoient des idées très-philosophiques sur l’influence du climat. Il est évident qu’on n’a pû appliquer les extipisces, qui avoient d’abord servi à s’assûrer de la salubrité d’une contrée, & tout au plus de sa fertilité ; il est évident, dis-je, qu’on n’a pû les appliquer aux accidens de la vie humaine, qu’en supposant que le climat décidoit des mœurs, des tempéramens, & des esprits, dont les variétés dans un monde libre doivent changer les évenemens.

D’un autre côté ceux qui soûtenoient le fatalisme le plus rigoureux, étoient par là-même obligés de reconnoître que cette divination est possible ; car puisque tout est lié par une chaîne immuable, on est forcé de concevoir qu’une certaine victime a un rapport avec la fortune du particulier qui l’immole, rapport que l’observation peut déterminer.

Le système de l’ame du monde favorisoit aussi les extispices ; les Stoïciens, à la vérité, ne vouloient pas que la Divinité habitât dans chaque fibre des visceres, & y rendît ses oracles ; ils aimoient mieux supposer une espece d’harmonie préétablie entre les signes que présentoient les entrailles des animaux, & les évenemens qui répondoient à ces signes. Voyez Cicéron, de divin. I. chap. lij. Mais quoique ces philosophes renonçassent à une application heureuse & évidente de leurs principes, c’étoit une opinion assez répandue, que cette portion de la Divinité qui occupoit les fibres des animaux, imprimoit à ces fibres des mouvemens qui découvroient l’avenir. Stace le dit formellement. Theb. liv. VIII. v. 178.

Aut cæsis saliat quod numen in extis.


& Porphyre y fait allusion, quand il dit que le philosophe s’approchant de la divinité qui réside dans ses entrailles, ἐν τοῖς ἀληθινοῖς αὐτοῦ σπλάγχνοις, y puisera des assûrances d’une vie éternelle ; & quelques philosophes pensoient que les ames séparées des animaux répondoient à ceux qui consultoient leurs visceres. Mais le plus grand nombre attribuoit ces signes prophétiques aux démons, ou aux dieux d’un ordre inférieur ; c’est ainsi qu’ont pensé Apulée & Martianus Capella. Lactance & Minutius Felix ont attribué l’aruspicine aux anges pervers ; cette opinion, autant que les raisons politiques, a déterminé l’empereur Théodose à donner un édit contre les extispices.

Je finis par une réflexion de l’Epictete d’Arien, liv. I. ch. xvij. qui est très-belle ; mais il est assez singulier qu’elle soit dans la bouche d’un aruspice. Les entrailles des victimes annoncent, dit-il, à celui qui les consulte, qu’il est parfaitement libre, que s’il veut faire usage de cette liberté, il n’accusera personne & ne se plaindra point de son sort ; il verra tous les évenemens se plier à la volonté de Dieu & à la sienne. (G)