L’Encyclopédie/1re édition/EUPHÉMISME

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EUPHÉMISME, s. m. εὐφημισμος, de εὖ, bien, heureusement, & de φημὶ, je dis. L’euphémisme est un trope, puisque les mots n’y sont pas pris dans le sens propre : c’est une figure par laquelle on déguise à l’imagination des idées qui sont ou peu honnêtes, ou desagréables, ou tristes, ou dures ; & pour cela on ne se sert point des expressions propres qui exciteroient directement ces idées. On substitue d’autres termes qui réveillent directement des idées plus honnêtes ou moins dures ; on voile ainsi les premieres à l’imagination, on l’en distrait, on l’en écarte ; mais par les adjoints & les circonstances, l’esprit entend bien ce qu’on a dessein de lui faire entendre.

Il y a donc deux sortes d’idées qui donnent lieu de recourir à l’euphémisme.

1°. Les idées deshonnêtes.

2°. Les idées desagréables, dures ou tristes.

A l’égard des idées deshonnêtes, on peut observer que quelque respectable que soit la nature & son divin auteur, quelques utiles & quelques nécessaires même que soient les penchans que la nature nous donne, nous avons à les regler ; & il y a bien des occasions où le spectacle direct des objets & celui des actions nous émeut, nous trouble, nous agite. Cette émotion qui n’est pas l’effet libre de notre volonté, & qui s’éleve souvent en nous malgré nous-mêmes, fait que lorsque nous avons à parler de ces objets ou de ces actions, nous avons recours à l’euphémisme : par-là nous ménageons notre propre imagination, & celle de ceux à qui nous parlons, & nous donnons un frein aux émotions intérieures. C’est une pratique établie dans toutes les nations policées, où l’on connoît la décence & les égards.

En second lieu, pour ce qui regarde les idées dures, desagréables, ou tristes, il est évident que lorsqu’elles sont énoncées directement par les termes propres destinés à les exprimer, elles causent une impression desagréable qui est bien plus vive que si l’on avoit pris le détour de l’euphémisme.

Il ne sera pas inutile d’ajoûter ici quelques autres réflexions, & quelques exemples en faveur des personnes qui n’ont pas le livre des tropes, où il est parlé de l’euphémisme, article 15. p. 164.

Les personnes peu instruites croyent que les Latins n’avoient pas la délicatesse dont nous parlons ; c’est une erreur.

Il est vrai qu’aujourd’hui nous avons quelquefois recours au latin, pour exprimer des idées dont nous n’osons pas dire le nom propre en françois ; mais c’est que comme nous n’avons appris les mots latins que dans les livres, ils se présentent en nous avec une idée accessoire d’érudition & de lecture qui s’empare d’abord de l’imagination ; elle la partage ; elle l’enveloppe ; elle écarte l’image deshonnête, & ne la fait voir que comme sous un voile. Ce sont deux objets que l’on présente alors à l’imagination, dont le premier est le mot latin qui couvre l’idée obscène qui le suit ; au lieu que comme nous sommes accoûtumés aux mots de notre langue, l’esprit n’est pas partagé : quand on se sert des termes propres, il s’occupe directement des objets que ces termes signifient. Il en étoit de même à l’égard des Grecs & des Romains : les honnêtes gens ménageoient les termes, comme nous les ménageons en françois, & leur scrupule alloit même quelquefois si loin, que Ciceron nous apprend qu’ils évitoient la rencontre des syllables qui, jointes ensemble, auroient pû réveiller des idées deshonnêtes : cum nobis non dicitur, sed nobiscum ; quia si ita diceretur, obsceniùs concurrerent litteræ. (Orator. c. xlv. n. 154.)

Cependant je ne crois pas que l’on ait postposé la préposition dont parle Ciceron par le motif qu’il en donne ; sa propre imagination l’a séduit en cette occasion. Il y a en effet bien d’autres mots tels que tenus, enim, verò, quoque, ve, que, pour &, &c. que l’on place après les mots devant lesquels ils devroient être énoncés selon l’analogie commune. C’est une pratique dont il n’y a d’autre raison que la coûtume, du moins selon la construction usuelle, dabat hanc licentiam consuetudo. Cic. orat. n. 155. c. xlvj. Car selon la construction significative, tous ces mots doivent précéder ceux qu’ils suivent ; mais pour ne point contredire cette pratique, quand il s’agit de faire la construction simple, on change verò en sed, & au lieu de enim, on dit nam, &c.

Quintilien est encore bien plus rigide sur les mots obscènes ; il ne permet pas même l’euphémisme, parce que malgré le voile dont l’euphémisme couvre l’idée obscène, il n’empêche pas de l’appercevoir. Or il ne faut pas, dit Quintilien, que par quelque chemin que ce puisse être, l’idée obscène parvienne à l’entendement. Pour moi, poursuit-il, content de la pudeur romaine, je la mets en sûreté par le silence ; car il ne faut pas seulement s’abstenir des paroles obscènes, mais encore de la pensée de ce que ces mots signifient, Ego Romani pudoris more contentus, verecundiam silentio vindicabo. Quint. Just. l. VIII. c. 3. n. 3. Obscenitas verò non à verbis tantùm abesse debet, sed à significatione. Ib. l. VI. c. iij., n. 5.

Tous les anciens n’étoient pas d’une morale aussi sévere que celle de Quintilien ; ils se permettoient au moins l’euphémisme, & d’exciter modestement dans l’esprit l’idée obscène.

« Ne devrois-tu pas mourir de honte, dit Chremès à son fils, d’avoir eu l’insolence d’amener à mes yeux, dans ma propre maison, une… ? Je n’ose prononcer un mot deshonnête en présence de ta mere, & tu as bien osé commettre une action infâme dans notre propre maison ».

Non mihi per fallacias, adducere ante oculos..... Pudet dicere hâc presente verbum turpe, at te id nullo modo puduit facere. Terenc. Heaut. act. V. sc. jv. v. 18.

« Pour moi j’observe & j’observerai toûjours dans mes discours la modestie de Platon, dit Cicéron ».

Ego servo & servabo Platonis verecundiam. Itaque tectis verbis, ea ad te scripsi, quæ apertissimis aiunt Stoici. Illi, étiam crepitus, aiunt æquè liberos ac ructus, esse opportere. Cic. l. IX. epist. 22.

Æquè câdem modestia, potiùs cùm muliere fuisse, quam concubuisse dicebant. Varro, de ling. latin. l. V. sub fine.

Mos fuit res turpes & fœdas prolata honestiorum convertier dignitate. Arnob. l. V.

C’étoit par la même figure qu’au lieu de dire je vous abandonne, je vous quitte ; les anciens disoient souvent, vivez, portez-vous bien, vivez forêts.


Omnia vel medium fiant mare, vivite sylvæ,

Virg. Ec. VIII. v. 58.

Et dans Térence, And. act. IV. sc. ij. v. 13. Pamphile dit, « J’ai souhaité d’être aimé de Glycerie ; mes souhaits ont été accomplis ; que tous ceux qui veulent nous séparer soient en bonne santé ». Valeant qui inter nos dissidium volunt. Il est évident que valeant n’est pas au sens propre ; il n’est dit que par euphémisme. Madame Dacier traduit valeant par s’en aillent bien loin ; je ne crois pas qu’elle ait bien rencontré.

Les anciens disoient aussi avoir vécu, avoir été, s’en être allé, avoir passé par la vie, vitâ functus. Fungi, or, signifie passer par, dans un sens métaphorique, être délivré de, s’être acquitté de, au lieu de dire être mort. Le terme de mourir leur paroissoit en certaines occasions un mot funeste.

Les anciens portoient la superstition jusqu’à croire qu’il y avoit des mots dont la seule prononciation pouvoit attirer quelque malheur, comme si les paroles, qui ne sont qu’un air mis en mouvement, pouvoient produire naturellement par elles-mêmes quelqu’autre effet dans la nature, que celui d’exciter dans l’air un ébranlement qui se communiquant à l’organe de l’oüie, fait naître dans l’esprit des hommes les idées dont ils sont convenus par l’éducation qu’ils ont reçûe.

Cette superstition paroissoit encore plus dans les cérémonies de la religion ; on craignoit de donner aux dieux quelque nom qui leur fût desagréable : c’est ce qui se voit dans plusieurs auteurs. Je me contenterai de ce seul passage du poëme séculaire d’Horace : « ô Ilythie, dit le chœur des jeunes filles à Diane, ou si vous aimez mieux être invoquée sous le nom de Lucine ou sous celui de Génitale » :

Lenis Ilythia, tuere matres,
Sive tu Lucina probas vocari,
Seu Genitalis. Horat. carm. sæcul.

On étoit averti au commencement du sacrifice ou de la cérémonie, de prendre garde de prononcer aucun mot qui pût attirer quelque malheur ; de ne dire que de bonnes paroles, bona verba fari ; enfin d’être favorable de la langue, favete linguis, ou linguâ, ou ore ; & de garder plûtôt le silence que de prononcer quelque mot funeste qui pût déplaire aux dieux ; & c’est de-là que favete linguis signifie par extension, faites silence.

 Favete linguis. Horat. l. II. od. i.
 Ore favete omnes. Virg. Æneïd. l. V. v. 71.
Dicamus bona verba, venit natalis, ad aras
   Quisquis ades, linguâ, vir, mulierque fave.

Tibull. l. II. el. ij. v. 1.

Prospera lux oritur, linguisque, animisque favete,
   Nunc dicenda, bono, sunt bona verba, die.

Ovid. Fast. l. I. v. 71.

Par le même esprit de superstition ou par le même fanatisme, lorsqu’un oiseau avoit été de bon augure, & que ce qu’on devoit attendre de cet heureux présage, étoit détruit par un augure contraire, ce second augure n’étoit pas appellé mauvais augure, on le nommoit l’autre augure, par euphémisme, ou l’autre oiseau ; c’est pourquoi ce mot alter, dit Festus, veut dire quelquefois contraire, mauvais.

Alter & pro bono ponitur, ut in auguriis, altera cùm appellatur avis, quæ utique prospera non est. Sic alter nonnunquam pro adverso dicitur & malo. Fest. voce Alter.

Il y avoit des mots consacrés pour les sacrifices, dont le sens propre & littéral étoit bien différent de ce qu’ils signifioient dans ces cérémonies superstitieuses : par exemple, mactate, qui veut dire magis auctare, augmenter davantage, se disoit des victimes qu’on sacrifioit. On n’avoit garde de se servir alors d’un mot qui pût exciter dans l’esprit l’idée funeste de la mort ; on se servoit par euphémisme de mactare, augmenter, soit que les victimes augmentassent alors en honneur, soit que leur volume fût grossi par les ornemens dont on les paroit, soit enfin que le sacrifice augmentât l’honneur qu’on rendoit aux dieux.

De même au lieu de dire on brûle sur les autels, ils disoient, les autels croissent par des feux, adolescunt ignibus aræ. Virg. Georg. l. IV. v. 379. car adolere & adolescere signifient proprement croître ; & ce n’est que par euphémisme qu’on leur donne le sens de brûler.

Nous avons sur ces deux mots un beau passage de Varron : Mactare verbum est sacrorum, κατ’ εὐφεμισμον dictum, quasi magis augere ac adolere, unde & magmentum, quasi majus augmentum ; nam hostiæ tanguntur molâ salsa, & tum immolatæ dicuntur : cùm verò ictæ sunt, & aliquid & illis in aram datum est, mactatæ dicuntur per laudationem, itemque boni hominis significationem. Varr. de vitâ pop. rom. l. II. dans les fragmens.

Dans l’Ecriture-sainte le mot de bénir est employé quelquefois au lieu de maudire, qui est précisément le contraire. Comme il n’y a rien de plus affreux à concevoir que d’imaginer quelqu’un qui s’emporte jusqu’à des imprécations sacrileges contre Dieu même, on se sert de bénir par euphémisme, & les circonstances font donner à ce mot le sens contraire.

Naboth n’ayant pas voulu rendre au roi Achab une vigne qui étoit l’héritage de ses peres, la reine Jezabel, femme d’Achab, suscita deux faux témoins qui déposerent que Naboth avoit blasphémé contre Dieu & contre le roi : or l’Ecriture, pour exprimer ce blasphème, fait dire aux témoins que Naboth a béni Dieu & le roi : viri diabolici dixerunt contra eum testimonium coram multitudine ; benedixit Naboth Deum & regem. Reg. III. cap. xxj. v. 10. & 13. Le mot de bénir est employé dans le même sens au livre de Job, c. j. v. 5.

C’est ainsi que dans ces paroles de Virgile, auri sacra fames, se prend par euphémisme pour execrabilis. Tout homme condamné au supplice pour ses mauvaises actions, étoit appellé sacer, dévoüé ; de-là, par extension autant que par euphémisme, sacer signifie souvent méchant, exécrable : homo sacer is est quem populus judicavit, ex quo quivis homo malus atque improbus sacer appellari solet, parce que tout méchant mérite d’être dévoüé, sacrifié à la justice.

Cicéron n’a garde de dire au sénat que les domestiques de Milon tuerent Clodius : ils firent, dit-il, ce que tout maître eût voulu que ses esclaves eussent fait en pareille occasion. Cic. pro Milone, n. 29.

La mer Noire, sujette à de fréquens naufrages, & dont les bords étoient habités par des hommes extrèmement féroces, étoit appellée Pont-Euxin, c’est-à-dire mer hospitaliere, mer favorable à ses hôtes, ἔξινος, hospitalis. C’est ce qui fait dire à Ovide que le nom de cette mer est un nom menteur :

Quem tenet Euxini mendax cognomine littus.

Ovid. Trist. l. V. el. x. v. 13.

Malgré les mauvaises qualités des objets, les anciens qui personnifioient tout, leur donnoient quelquefois des noms flateurs, comme pour se les rendre favorables, ou pour se faire un bon présage ; ainsi c’étoit par euphémisme & par superstition, que ceux qui alloient à la mer que nous appellons aujourd’hui mer Noire, la nommoient mer hospitaliere, c’est-à-dire mer qui ne nous sera point funeste, où nous serons reçûs favorablement, quoiqu’elle soit communément pour les autres une mer funeste.

Les trois furies, Alecto, Tisiphone & Mégere, ont été appellées Euménides, Εὐμενεῖς, c’est-à-dire douces, bienfaisantes, benevolæ. On leur a donné ce nom par euphémisme, pour se les rendre favorables. Je sai bien qu’il y a des auteurs qui prétendent que ce nom leur fut donné quand elles eurent cessé de tourmenter Oreste ; mais cette aventure d’Oreste est remplie de tant de circonstances fabuleuses, que j’aime mieux croire que les furies étoient appellées Euménides avant qu’Oreste fût venu au monde : c’est ainsi qu’on traite tous les jours de bonnes les personnes les plus aigres & les plus difficiles, dont on veut appaiser l’emportement ou obtenir quelque bienfait.

Il y a bien des occasions où nous nous servons aussi de cette figure pour écarter des idées desagréables, comme quand nous disons le maître des hautes-œuvres, ou que nous donnons le nom de velours-maurienne à une sorte de gros drap qu’on fait en Maurienne, contrée de Savoie, & dont les pauvres Savoyards sont habillés. Il y a aussi une grosse étoffe de fil qu’on honore du nom de damas de Caux.

Nous disons aussi Dieu vous assiste, Dieu vous bénisse, plûtôt que de dire, je n’ai rien à vous donner.

Souvent pour congédier quelqu’un on lui dit : voilà qui est bien, je vous remercie, au lieu de lui dire, allez-vous-en. Souvent ces façons de parler, courage, tout ira bien, cela ne va pas si mal, &c. sont autant d’euphémismes.

Il y a, sur-tout en Medecine, certains euphémismes qui sont devenus si familiers qu’ils ne peuvent plus servir de voile, les personnes polies ont recours à d’autres façons de parler (F)