L’Encyclopédie/1re édition/ESTIME

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ESTIME, s. f. (Droit natur.) degré de considération que chacun a dans la vie commune, en vertu duquel il peut être comparé, égalé, préféré, &c. à d’autres. On divise l’estime en estime simple, & en estime de distinction.

L’estime simple est ainsi nommée, parce qu’on est tenu généralement de regarder pour d’honnêtes gens tous ceux, qui, par leur conduite, ne se sont point rendus indignes de cette opinion favorable. Hobbes pense différemment sur cet article ; il prétend qu’il faudroit présumer la méchanceté des hommes jusqu’à ce qu’ils eussent prouvé le contraire. Il est vrai, suivant la remarque de la Bruyere, qu’il seroit imprudent de juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une premiere vûe ; il y a un intérieur en eux qu’il faut approfondir : le voile de la modestie couvre le mérite, & le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de gens qui discernent, & qui soient en droit de prononcer définitivement. Ce n’est que peu-à-peu, & forcés même par le tems & les occasions, que la vertu parfaite & le vice consommé, viennent à se déclarer. Je conviens encore que les hommes peuvent avoir la volonté de se faire du mal les uns aux autres ; mais j’en conclurois seulement, qu’en estimant gens de bien tous ceux qui n’ont point donné atteinte à leur probité, il est sage & sensé de ne pas se confier à eux sans réserve.

Enfin je crois qu’il faut distinguer ici entre le jugement intérieur & les marques extérieures de ce jugement. Le premier, tant qu’il ne se manifeste point au-dehors par des signes de mépris, ne nuit à personne, soit qu’on se trompe ou qu’on ne se trompe point. Le second est legitime, lorsque par des actions marquées de méchanceté ou d’infamie on nous a dispensés des égards & des ménagemens. Ainsi naturellement chacun doit être réputé homme de bien, tant qu’il n’a pas prouvé le contraire : soit qu’on prenne cette proposition dans un sens positif, soit plutôt qu’on l’entende dans un sens négatif, qui se réduit à celui-ci ; un tel n’est pas méchant homme : puisqu’il y a des degrés de véritable probité, il s’en trouve aussi plusieurs de cette probité qu’on peut appeller imparfaite, & qui est si commune.

Le fondement de l’estime simple, parmi ceux qui vivent dans l’état de nature, consiste principalement en ce qu’une personne se conduit de telle maniere, qu’on a lieu de la croire disposée à pratiquer envers autrui, autant qu’il lui est possible, les devoirs de la loi naturelle.

L’estime simple peut être considérée dans l’état de nature, ou comme intacte, ou comme ayant reçu quelque atteinte, ou comme entierement perdue.

Elle demeure intacte, tant qu’on n’a point violé envers les autres, de propos délibéré, les maximes de la loi naturelle par quelqu’action odieuse ou quelque crime énorme.

Une action odieuse, par laquelle on viole envers autrui le droit naturel, porte un si grand coup à l’estime, qu’il n’est plus sûr desormais de contracter avec un tel homme sans de bonnes cautions : je ne sai cependant s’il est permis de juger des hommes par une faute qui seroit unique ; & si un besoin extrème, une violente passion, un premier mouvement, tirent à conséquence. Quoi qu’il en soit, cette tache doit être effacée par la réparation du dommage & par des marques sinceres de repentir.

Mais on perd entierement l’estime simple par une profession ou un genre de vie qui tend directement à insulter tout le monde & à s’enrichir par des injustices manifestes. Tels sont les voleurs, les brigands, les corsaires, les assassins, &c. Cependant si ces sortes de gens, & même des sociétés entieres de pirates, renoncent à leur indigne métier, réparent de leur mieux les torts qu’ils ont faits, & viennent à mener une bonne vie, ils doivent alors recouvrer l’estime qu’ils avoient perdue.

Dans une société civile, l’estime simple consiste à être réputé membre sain de l’état, ensorte que, selon les lois & les coûtumes du pays, on tienne rang de citoyen, & que l’on n’ait pas été déclaré infame.

L’estime simple naturelle a aussi lieu dans les sociétés civiles où chaque particulier peur l’exiger, tant qu’il n’a rien fait qui le rende indigne de la réputation d’homme de probité. Mais il faut observer que comme elle se confond avec l’estime civile, qui n’est pas toûjours conforme aux idées de l’équité naturelle, on n’en est pas moins réputé civilement honnête homme, quoiqu’on fasse des choses qui, dans l’indépendance de l’état de nature, diminueroient ou détruiroient l’estime simple, comme étant opposées à la justice : au contraire on peut perdre l’estime civile pour des choses qui ne sont mauvaises que parce qu’elles se trouvent défendues par les lois.

On est privé de cette estime civile, ou simplement à cause d’une certaine profession qu’on exerce, ou en conséquence de quelque crime. Toute profession dont le but & le caractere renferment quelque chose de deshonnête, ou qui du moins passe pour tel dans l’esprit des citoyens, prive de l’estime civile : tel est le métier d’exécuteur de la haute justice, parce qu’on suppose qu’il n’y a que des ames de bouë qui puissent le prendre, quoique ce métier soit nécessaire dans la société.

L’on est sur-tout privé de l’estime civile par des crimes qui intéressent la société : un seul de ces crimes peut faire perdre entierement l’estime civile, lors, par exemple, que l’on est noté d’infamie pour quelque action honteuse contraire aux lois, ou qu’on est banni de l’état d’une façon ignominieuse, ou qu’on est condamné à la mort avec flétrissure de sa mémoire.

Remarquons ici que les lois ne peuvent pas spécifier toutes les actions qui donnent atteinte civilement à la réputation d’honnête homme ; c’est pour cela qu’autrefois chez les Romains il y avoit des censeurs dont l’emploi consistoit à s’informer des mœurs de chacun, pour noter d’infamie ceux qu’ils croyoient le mériter.

Au reste il est certain que l’estime simple, c’est-à-dire la réputation d’honnête homme, ne dépend pas de la volonté des souverains, ensorte qu’ils puissent l’ôter à qui bon leur semble, sans qu’on l’ait mérité, par quelque crime qui emporte l’infamie, soit de sa nature, soit en vertu de la détermination expresse des lois. En effet comme le bien & l’avantage de l’état rejettent tout pouvoir arbitraire sur l’honneur des citoyens, on n’a jamais pû prétendre conférer un tel pouvoir à personne : j’avouë que le souverain est maître, par un abus manifeste de son autorité, de bannir un sujet innocent ; il est maître aussi de le priver injustement des avantages attachés à la conservation de l’honneur civil : mais pour ce qui est de l’estime naturellement & inséparablement attachée à la probité, il n’est pas plus en son pouvoir de la ravir à un honnête homme, que d’étouffer dans le cœur de celui ci les sentimens de vertu. Il implique contradiction d’avancer qu’un homme soit déclaré infame par le pur caprice d’un autre, c’est-à-dire qu’il soit convaincu de crimes qu’il n’a point commis.

J’ajoûte qu’un citoyen n’est jamais tenu de sacrifier son honneur & sa vertu pour personne au monde : les actions criminelles qui sont accompagnées d’une véritable ignominie, ne peuvent être ni légitimement ordonnées par le souverain, ni innocemment exécutées par les sujets. Tout citoyen qui connoît l’injustice, l’horreur des ordres qu’on lui donne, & qui ne s’en dispense pas, se rend complice de l’injustice ou du crime, & conséquemment est coupable d’infamie. Grillon refusa d’assassiner le duc de Guise. Après la S. Barthélemy, Charles IX. ayant mandé à tous les gouverneurs des provinces de faire massacrer les Huguenots, le vicomte Dorté, qui commandoit dans Bayonne, écrivit au roi : « Sire, je n’ai trouvé parmi les habitans & les gens de guerre, que de bons citoyens, de braves soldats, & pas un bourreau ; ainsi eux & moi supplions V. M. d’employer nos bras & nos vies à choses faisables ». Hist. de d’Aubigné.

Il faut donc conserver très-précieusement l’estime simple, c’est-à-dire la réputation d’honnête homme ; il le faut non-seulement pour son propre intérêt, mais encore parce qu’en négligeant cette réputation on donne lieu de croire qu’on ne fait pas assez de cas de la probité. Mais le vrai moyen de mériter & de conserver l’estime simple des autres, c’est d’être réellement estimable, & non pas de se couvrir du masque de la probité, qui ne manque guere de tomber tôt ou tard : alors si malgré ses soins on ne peut imposer silence à la calomnie, on doit se consoler par le témoignage irréprochable de sa conscience.

Voilà pour l’estime simple, considérée dans l’état de nature & dans la société civile : lisez sur ce sujet la dissertation de Thomasius, de existimatione, famâ & infamiâ. Passons à l’estime de distinction.

L’estime de distinction est celle qui fait qu’entre plusieurs personnes, d’ailleurs égales par rapport à l’estime simple, on met l’une au-dessus de l’autre, à cause qu’elle est plus avantageusement pourvûe des qualités qui attirent pour l’ordinaire quelque honneur, ou qui donnent quelque prééminence à ceux en qui ces qualités se trouvent. On entend ici par le mot l’honneur, les marques extérieures de l’opinion avantageuse que les autres ont de l’excellence de quelqu’un à certains égards.

L’estime de distinction, aussi-bien que l’estime simple, doit être considérée ou par rapport à ceux qui vivent ensemble dans l’indépendance de l’état de nature, ou par rapport aux membres d’une même société civile.

Pour donner une juste idée de l’estime de distinction, nous en examinerons les fondemens, & cela, ou en tant qu’ils produisent simplement un mérite, en vertu duquel on peut prétendre à l’honneur, ou en tant qu’ils donnent un droit, proprement ainsi nommé, d’exiger d’autrui des témoignages d’une estime de distinction, comme étant dûes à la rigueur.

On tient en général pour des fondemens de l’estime de distinction, tout ce qui renferme ou ce qui marque quelque perfection, ou quelque avantage considérable dont l’usage & les effets sont conformes au but de la loi naturelle & à celui des sociétés civiles. Telles sont les vertus éminentes, les talens supérieurs, le génie tourné aux grandes & belles choses, la droiture & la solidité du jugement propre à manier les affaires, la supériorité dans les sciences & les arts recommandables & utiles, la production des beaux ouvrages, les découvertes importantes, la force, l’adresse & la beauté du corps, en tant que ces dons de la Nature sont accompagnés d’une belle ame, les biens de la fortune, en tant que leur acquisition a été l’effet du travail ou de l’industrie de celui qui les possede, & qu’ils lui ont fourni le moyen de faire des choses dignes de loüange.

Mais ce sont les bonnes & belles actions qui produisent par elles-mêmes le plus avantageusement l’estime de distinction, parce qu’elles supposent un mérite réel, & parce qu’elles prouvent qu’on a rapporté ses talens à une fin légitime. L’honneur, disoit Aristote, est un témoignage d’estime qu’on rend à ceux qui sont bienfaisans ; & quoiqu’il fût juste de ne porter de l’honneur qu’à ces sortes de gens, on ne laisse pas d’honorer encore ceux qui sont en puissance de les imiter.

Du reste il y a des fondemens d’estime de distinction qui sont communs aux deux sexes, d’autres qui sont particuliers à chacun, d’autres enfin que le beau sexe emprunte d’ailleurs.

Toutes les qualités qui sont de légitimes fondemens de l’estime de distinction, ne produisent néanmoins par elles-mêmes qu’un droit imparfait, c’est-à-dire une simple aptitude à recevoir des marques de respect extérieur ; desorte que si on les refuse à ceux qui le méritent le mieux, on ne leur fait par-là aucun tort proprement dit, c’est seulement leur manquer.

Comme les hommes sont naturellement égaux dans l’état de nature, aucun d’eux ne peut exiger des autres, de plein droit, de l’honneur & du respect. L’honneur que l’on rend à quelqu’un, consiste à lui reconnoître des qualités qui le mettent au-dessus de nous, & à s’abaisser volontairement devant lui par cette raison : or il seroit absurde d’attribuer à ces qualités le droit d’imposer par elles-mêmes une obligation parfaite, qui autorisât ceux en qui ces qualités se trouvent, à se faire rendre par force les respects qu’ils méritent. C’est sur ce fondement de la liberté naturelle à cet égard, que les Scythes répondirent autrefois à Alexandre : « N’est-il pas permis à ceux qui vivent dans les bois, d’ignorer qui tu es, & d’où tu viens ? Nous ne voulons ni obéir ni commander à personne ». Q. Curce, liv. VII. c. viij.

Aussi les sages mettent au rang des sottes opinions du vulgaire, d’estimer les hommes par la noblesse, les biens, les dignités, les honneurs, en un mot toutes les choses qui sont hors de nous. « C’est merveille, dit si bien Montagne dans son aimable langage, que sauf nous, aucune chose ne s’apprétie que par ses propres qualités...... Pourquoi estimez-vous un homme tout enveloppé & empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties qui ne sont aucunement siennes, & nous cache celles par lesquelles seules on peut réellement juger de son estimation. C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaîne : vous n’en donneriez à l’avanture pas un quatrain, si vous ne l’aviez dépouillée. Il le faut juger par lui-même, non par ses atours ; & comme le remarque très-plaisamment un ancien, savez-vous pourquoi vous l’estimez grand ? vous y comptez la hauteur de ses patins ; la base n’est pas de la statue. Mesurez-le sans ses échasses : qu’il mette à part ses richesses & honneurs, qu’il se présente en chemise. A-t-il le corps propre à ses fonctions, sain & alegre ? Quelle ame a-t-il ? est elle belle, capable, & heureusement pourvûe de toutes ses pieces ? est-elle riche du sien ou de l’autrui ? la fortune n’y a elle que voir ? si les yeux ouverts, elle attend les espées traites ; s’il ne lui chaut par où lui sorte la vie, par la bouche ou par le gosier ? si elle est rassise, équable, & contente ? c’est ce qu’il faut voir ». Liv. I. ch. xlij. Les enfans raisonnent plus sensément sur cette matiere : Faites bien, disent-ils, & vous serez roi.

Reconnoissons donc que les alentours n’ont aucune valeur réelle ; concluons ensuite que quoiqu’il soit conforme à la raison d’honorer ceux qui ont intrinsequement une vertu éminente, & qu’on devroit en faire une maxime de droit naturel ; cependant ce devoir considéré en lui même, doit être mis au rang de ceux dont la pratique est d’autant plus loüable, qu’elle est entierement libre. En un mot, pour avoir un plein droit d’exiger des autres du respect, ou des marques d’estime de distinction, il faut, ou que celui de qui on l’exige soit sous notre puissance, & dépende de nous ; ou qu’on ait acquis ce droit par quelque convention avec lui ; ou bien en vertu d’une loi faite ou approuvée par un souverain commun.

C’est à lui qu’il appartient de régler entre les citoyens les degrés de distinction, & à distribuer les honneurs & les dignités ; en quoi il doit avoir toûjours égard au mérite & aux services qu’on peut rendre, ou qu’on a déjà rendu à l’état : chacun après cela est en droit de maintenir le rang qui lui a été assigné, & les autres citoyens ne doivent pas le lui contester. Voyez Considération.

L’estime de distinction ne devroit être ambitionnée qu’autant qu’elle suivroit les belles actions qui tendent à l’avantage de la société, ou autant qu’elle nous mettroit plus en état d’en faire. Il faut être bien malheureux pour rechercher les honneurs par de mauvaises voies, ou pour y aspirer seulement afin de satisfaire plus commodément ses passions. La véritable gloire consiste dans l’estime des personnes qui sont elles-mêmes dignes d’estime, & cette estime ne s’accorde qu’au mérite. « Mais (dit la Bruyere) comme après le mérite personnel ce sont les éminentes dignités & les grands titres, dont les hommes tirent le plus de distinction & le plus d’éclat, qui ne sait être un Erasme, peut penser à être évêque ». Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

* Estime, (Marine.) c’est le calcul que fait le pilote de la route & de la quantité du chemin du vaisseau. La route d’un vaisseau étant, comme elle l’est presque toûjours, oblique au méridien du lieu, il se forme un triangle rectangle dont elle est l’hypothénuse ; les deux autres côtés sont le chemin fait dans le même tems en longitude & en latitude. La latitude est connue par l’observation de la hauteur de quelque astre. On a par la boussole l’angle de la route, avec un côté du triangle ; on a la route en estimant la vîtesse du vaisseau pendant un tems donné, d’où se tire très-aisément la quantité de la longitude.

La difficulté consiste dans l’estime de la vîtesse du vaisseau. Pour l’avoir on jette le loch, piece de bois attachée à une ficelle, que l’on devide à mesure que le vaisseau s’éloigne (Voyez Loch) ; car la mer n’ayant point de mouvement vers aucun endroit, le loch y demeure flotant & immobile, & devient un point fixe par rapport auquel le vaisseau a plus ou moins de vîtesse. Mais cette supposition cesse, si l’on est dans un courant : alors on est exposé à prendre pour vîtesse absolue, ce qui n’est que vîtesse relative ; savoir la différence en vîtesse du loch & du vaisseau. Erreur dangereuse. Cependant quand on auroit les longitudes par l’observation céleste, le ciel se couvrant quelquefois pour plusieurs jours, il en faudroit toûjours venir à la pratique de l’estime & du loch, qui ne sera jamais qu’un tatonnement. Mémoires de l’académ. 1702. Voyez Navigation, &c.