L’Encyclopédie/1re édition/ENFLURE
ENFLURE, s. f. (Medecine.) Ce terme est employé pour exprimer en général toute élévation contre nature qui se forme sur la surface du corps, par quelque cause & quelque matiere que ce soit ; ainsi on peut dire de toutes les tumeurs, qu’elles sont des enflures. Les parties externes affectées de phlegmon, d’érésypele, de skirrhe, sont toûjours plus ou moins enflées ; quelquefois même l’affection des parties internes cause une enflure qui se montre à l’extérieur, comme l’inflammation, & autre tumeur du ventricule ; les météorismes qui poussent en-dehors les tégumens, & les font paroître enflés : on dit aussi de la grossesse qu’elle fait enfler le ventre, qu’elle cause une enflure de neuf mois. Le trop d’embonpoint peut aussi être regardé comme une enflure produite par la trop grande abondance de graisse qui soûleve les tégumens, & forme comme une anasarque adipeuse. Voyez Tumeur.
L’usage a cependant restraint la signification du mot enflure ; on s’en sert particulierement pour désigner un amas de fluides aériens ou aqueux, qui élevent la peau au-dessus de son niveau ordinaire dans l’état de santé, soit que cet amas s’étende à toute la surface du corps, soit qu’elle n’ait lieu que dans quelqu’une de ses parties. Si c’est l’air renfermé sous la peau, qui est la matiere de l’enflure, on l’appelle emphyseme, qui peut être universel ou particulier : si cette espece d’enflure n’est pas fort étendue, on lui donne le nom de tumeur emphysémateuse : si la matiere aérienne est renfermée dans le ventre, & en distend considérablement les parois, on nomme cette sorte d’enflure tympanite, parce que lorsqu’on la frappe, elle raisonne comme un tambour (voyez Emphyseme tympanite) : si c’est la sérosité ou toute autre humeur aqueuse, qui gonfle le tissu cellulaire, on appelle l’enflure qui en est formée, leucophlegmatie, anasarque : si elle est étendue sur toute la surface du corps. On l’appelle bouffissure : si elle n’affecte que le visage : œdeme, si elle n’occupe qu’une petite partie : on donne le nom d’enflure simplement aux tumeurs aqueuses ou séreuses, qui affectent les extrémités du corps, & particulierement les inférieures.
Si l’enflure est produite par un amas d’eau épanchée renfermée dans la capacité du bas-ventre, ou dans toute autre cavité particuliere, on la nomme en général hydropisie, qui est aussi distinguée par différens noms, selon que les liquides épanchés occupent telle ou telle partie. Ainsi l’enflure aqueuse de la cavité de l’abdomen est appellée ascites, celle du scrotum est appellée hydrocele, &c. Voyez Anasarque, Leucophlegmatie, Œdeme, Hydropisie, Ascite, Hydrocele, &c. (d)
Enflure, (Manége, Maréchall.) terme communément & indéfiniment appliqué à toutes les maladies qui se montrent extérieurement par l’augmentation du volume naturel d’une partie quelconque, ou d’une portion de cette partie ; mais quoique ce mot semble embrasser toutes les especes de tumeurs, nous dirons, pour le réduire à sa véritable signification, qu’il désigne un gonflement non circonscrit, accompagné de plus ou de moins de dureté, quelquefois mou, sans inflammation & sans douleur, ou suivi de l’une & de l’autre.
Toutes les parties extérieures du corps sont sujettes à l’enflure, il faut néanmoins convenir qu’il en est qui y paroissent plus exposées : les unes, à cause de la contexture plus lâche de leur tissu qui permet plus facilement le séjour des humeurs, ainsi que nous le voyons dans les paupieres, au fourreau, au scrotum, &c. les autres, attendu leur éloignement du centre du mouvement circulaire ; car les liqueurs ne pouvant y participer entierement de sa force, leur retour est beaucoup plus pénible : telles sont à cet égard les quatre extrémités, dont la position perpendiculaire est encore un surcroît d’obstacle à la liberté de ce même retour, puisque là les humeurs sont obligées de remonter contre leur propre poids.
L’enflure peut provenir de cause interne ou de cause externe. On doit l’envisager quelquefois comme une maladie particuliere, quelquefois aussi comme un symptome de maladie. Elle est formée par l’air dans les emphysemes, par des humeurs, c’est-à-dire par le sang seul dans les contusions, par de la sérosité dans les œdemes, &c.
L’enflure essentielle étant une maladie particuliere, ne demande qu’à être terminée par la résolution, de quelque espece qu’elle soit ; quant à celle qui est un symptome de maladie, on y remédie en traitant la maladie qu’elle annonce différemment, selon son génie & son caractere.
On ne peut par conséquent prescrire un traitement qu’eu égard à l’enflure essentielle. S’il y a douleur & inflammation, la saignée, un régime modéré & humectant, des topiques anodyns ou legerement résolutifs, un breuvage purgatif enfin administré dans le tems de la résolution de l’humeur, suffiront & rempliront parfaitement notre objet. Si nous n’appercevons ni l’un ni l’autre de ces accidens, nous mettrons d’abord en usage des résolutifs qui auront beaucoup plus d’activité, tels que les spiritueux ; & nous réitérerons les purgatifs, à moins qu’il ne s’agisse d’une enflure emphysémateuse, car en ce cas ces derniers remedes ne sont pas d’une aussi grande nécessité. (e)
Enflure, (Rhétoriq.) vice du discours & de ses pensées ; fausse image du grand, du pathétique, que le bon sens réprouve : Tout doit tendre au bon sens…
L’on peut distinguer deux sortes d’enflure : l’une consiste dans des pensées qui n’ont rien d’élevé en elles-mêmes, & qu’un esprit faux s’efforce de rendre grandes, ou par le tour qu’il leur donne, ou par les mots dont il les masque ; c’est le nain qui se hausse sur la pointe des piés, ou qui se guinde sur des échasses pour paroître d’une plus haute taille.
L’autre sorte d’enflure est le sublime outré, ou ce que nous appellons assez communément le gigantesque. Les choses qui vont au-delà du ton de la nature, que l’expression rend avec obscurité, ou qu’elle peint avec plus de fracas que de force, sont une pure enflure.
L’enflure est dans les mots ou dans la pensée, & le plus souvent dans l’une & dans l’autre : c’est ce que quelques exemples font sentir.
Médée dans la tragédie qui porte son nom chez Seneque, s’excitant elle-même à se venger de Jason, & des complices de son infidélité, s’écrie : Quoi, l’auteur de notre race, le soleil voit ce qui se passe, il le voit, & se laisse voir ! Il parcourt sa route ordinaire dans le ciel, qu’aucun nuage n’obscurcit, ne retourne pas en arriere, & ne reporte pas le jour aux lieux qui l’ont vû naître. O, mon pere, laisse, laisse-moi voler dans les airs ! Confie les renes de ton char à mes mains ! Permets qu’avec tes guides enflammées, je conduise tes coursiers qui portent le feu de toutes parts ! On sent par ces puérilités, que Médée débite avec bien plus d’emphase dans l’original que dans cette traduction, ce que c’est que l’enflure du style.
Dans la Pharsale (liv. VIII. v. 793.) Cordus couvre d’une pierre la fosse dans laquelle il vient de brûler à demi le corps de Pompée. Là-dessus Lucain s’écrie : Il te plaît donc, ô Fortune, d’appeller le tombeau de Pompée, cet indigne endroit où son beau-pere même aime mieux qu’il soit enfermé, que s’il manquoit de sépulture ! O, main téméraire, pourquoi bornes-tu Pompée dans un sépulcre ? Pourquoi renfermes-tu ses manes errans ? Il gît dans l’univers, & le remplit jusqu’où la terre manque à la vûe de l’Océan qui l’entoure. Renverse ces pierres accusatrices des dieux. Si le mont Œta tout entier est le sépulcre d’Hercule ; si Bacchus a pour lui celui de Nise, pourquoi le grand Pompée n’a-t-il qu’une seule pierre ? Il peut remplir toutes les campagnes de Lagus, pourvû qu’aucun gason n’offre son nom aux yeux des voyageurs. Peuples, éloignons-nous, & que par respect pour ses cendres nos piés ne foulent aucun endroit des sables arrosés par le Nil.
Voilà ce que c’est que l’enflure du style & des pensées : voilà de plus des jeux de mots qui y sont réunis, & dans quelques endroits des Non-senses, si je puis me servir d’un terme anglois qui nous manque. En effet le corps d’un homme est nécessairement borné dans un tombeau de six à sept piés d’étendue, & celui de Pompée ne pouvoit remplir toutes les campagnes de Lagus. Mais Pompée, le grand Pompée avoit rempli l’univers du bruit de ses exploits, & l’immortalité de son nom étoit assûrée dans la mémoire des hommes. C’est donc là le monument que Lucain devoit faire valoir dans son ouvrage à la gloire du héros.
Ce que ce poëte dit dans un vers au sujet des Romains tués à la bataille de Pharsale, dont César voulut qu’on laissât pourrir les corps sur la terre, le ciel couvre celui qui n’a point de sépulcre, a fourni une réflexion judicieuse au P. Bouhours. « Cette pensée, dit-il, a un éclat qui frappe d’abord ; car c’est quelque chose de plus noble en apparence d’être couvert du ciel, que d’être enfermé dans une tombe : mais au fond le seul usage des monumens est de couvrir des cadavres pour les garantir des injures de l’air & des animaux, ce que ne fait pas le ciel, qui est destiné à tout autre ministere ».
Balzac qui fonda le premier un prix d’éloquence, & qui en a si bien connu la partie qui consiste dans la cadence des mots & l’harmonie des périodes ; Balzac, dis-je, tombe ordinairement dans l’enflure, lorsqu’il recherche le grand & le pathétique ; & c’est toûjours ce qu’il recherche. Il mandoit de Rome à Bois-Robert, en parlant des eaux de senteur, je me sauve à la nage dans ma chambre au milieu des parfums ; pure enflure de style. Il écrivoit au premier cardinal de Retz, lors de sa promotion au cardinalat, vous venez de prendre le sceptre des rois & la livrée des roses ; exemple d’enflure dans le style & dans la pensée.
Enfin un grand poëte moderne qui s’est élevé au sublime dans sa paraphrase de quelques pseaumes ; un poëte dont les odes sont si belles, si variées, si remplies d’images ; un poëte encore chez qui le jugement ne le cede point à l’imagination : en un mot Rousseau lui-même n’a pû éviter de tomber quelquefois dans le défaut dont il s’agit : ne fût-ce que dans son ode sur la naissance du duc de Bourgogne.
Où suis-je ? Quel nouveau miracle
Tient encore mes sens enchantés !
Quel vaste, quel pompeux spectacle
Frappe mes yeux épouvantés !
Un nouveau monde vient d’éclore,
L’univers se reforme encore
Dans les abysmes du cahos !
Et pour réparer ses ruines,
Je vois des demeures divines
Descendre un peuple de héros.
Cette strophe entiere n’est qu’une véritable enflure dans la pensée & dans l’élocution. Des yeux épouvantés par la pompe d’un spectacle miraculeux, tandis que tous les autres sens sont enchantés ; ensuite l’univers se reformant dans un abysme de confusion, après qu’un nouveau monde est venu éclore ; enfin un nouvel univers reformé a-t-il des ruines à réparer, pour lesquelles il faille qu’un peuple de héros descende des demeures divines ?
On voit présentement, que de toutes les especes d’enflure, les plus mauvaises sont, ou celles qui consistent dans des idées inintelligibles, parce qu’il faut se faire entendre ; ou celles qui consistent dans la fausseté des pensées, parce qu’on fait tort à son jugement : au lieu que les autres especes d’enflure, comme celle qui est contenue dans le passage que j’ai rapporté ci-devant de Seneque, roulent sur un fond réel, sur des pensées qui ont quelque chose de vrai. Voyez là-dessus les additions au traité du sublime de Longin.
Tirons de tout ceci deux conséquences : la premiere, que ceux qui cherchent le pathétique, & qui craignent qu’on ne leur reproche d’être foibles ou secs, sont librement & naturellement portés vers ce vice de l’enflure, persuadés que c’est une faute noble de ne tomber que par ce qu’on s’éleve.
La seconde conséquence, est que les plus grands orateurs & les premiers poëtes, lorsqu’ils veulent traiter le grand & le sublime, ont bien de la peine à se garder de l’enflure, & à l’éviter dans la chaleur de l’enthousiasme ; c’est pour cela qu’ils doivent ensuite se défier d’eux-mêmes, relire leurs écrits de sens froid & en juges séveres, avant que de les publier : enfin, s’il est possible, consulter des amis propres à censurer, à éclairer, & sur-tout (comme le dit l’auteur de l’art poétique)
A réprimer des mots l’ambitieuse emphase.
Article de M. le Chevalier de Jaucourt.
Enflure, (Manufact. de draps.) c’est ainsi qu’on appelle dans les manufactures de draps d’Aumale une espece de fil.