L’Encyclopédie/1re édition/ENALLAGE
ENALLAGE, s. f. (Gramm.) ἐναλλαγὴ, changement, permutation. R. ἐναλλάττω, permuto ; ainsi pour conserver l’ortographe & la prononciation des anciens, il faudroit prononcer énallague. C’est une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connoissent point, mais que les grammatistes célebrent. Selon ceux-ci, l’énallage est une sorte d’échange qui se fait dans les accidens des mots ; ce qui arrive, disent-ils, quand on met un tems pour un autre, ou un tel genre pour un genre différent ; il en est de même à l’égard des modes des verbes, comme quand on employe l’infinitif au lieu de quelque mode fini : c’est ainsi que dans Térence lorsque le parasite revient de chez Thaïs, à laquelle il venoit de faire un beau présent de la part de Thrason, celui-ci vient au-devant de lui en disant :
Magnas verò agere gratias Thaïs mihi ?
Thaïs me fait de grands remercîmens sans doute ?
Qui ne voit que agere est là pour agit, disent les grammatistes ?
Ceux au contraire qui tirent de l’analogie les regles de l’élocution, & qui croyent que chaque signe de rapport n’est le signe que du rapport particulier qu’il doit indiquer, selon l’institution de la langue ; qu’ainsi l’infinitif n’est jamais que l’infinitif, le signe du tems passé n’indique que le tems passé, &c. ceux-là, dis-je, soûtiennent qu’il n’y a rien de plus déraisonnable que ces sortes de figures. Qui ne voit que si ces changemens étoient aussi arbitraires, dit l’auteur de la méthode latine de Port-Royal (des fig. ch. vij. p. 562.) toutes les regles deviendroient inutiles, & il n’y auroit plus de fautes qu’on ne pût justifier en disant que c’est une énallage, ou quelqu’autre figure pareille ? Que les jeunes écoliers perdent de connoître trop tard cette figure, & de n’avoir pas encore l’art d’en tirer tous les avantages qu’elle offre à leur paresse & à leur ignorance !
En effet, pourquoi un jeune écolier à qui l’on fait un crime d’avoir mis un tems ou un genre pour un autre, ne pourra-t-il pas représenter humblement avec Horace, que ses maîtres ne devroient pas lui refuser une liberté que le siecle même d’Auguste a approuvée dans Térence, dans Virgile, & dans tous les autres auteurs de la bonne latinité ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . .Quid autem,
Cæcilio, Plautoque dabit Romanus, ademtum
Mî, socioque ? Horat. ars poet. v. 55.
Ainsi la seule voie raisonnable est de réduire toutes ces façons de parler à la simplicité de la construction pleine, selon laquelle seule les mots font un tout qui présente un sens. Un mot qui n’occuperoit dans une phrase que la place d’un autre, sans en avoir ni le genre ni le cas, ni aucun des accidens qu’il devroit avoir selon l’analogie & la destination des signes ; un tel mot, dis-je, seroit sans rapport, & ne feroit que troubler, sans aucun fruit, l’économie de la construction.
Mais expliquons l’exemple que nous avons donné ci-dessus de l’énallage, magnas verò agere gratias Thaïs mihi ? l’ellipse suppléée va réduire cette phrase à la construction pleine. Thrason plus occupé de son présent que Thaïs même qui l’avoit reçu, s’imagine qu’elle en est transportée de joie, & qu’elle ne cesse de l’en remercier : Thaïs verò non cessat agere mihi magnas gratias, où vous voyez que non cessat est la raison de l’infinitif agere.
L’infinitif ne marque ce qu’il signifie que dans un sens abstrait ; il ne fait qu’indiquer un sens qu’il n’affirme ni ne nie, qu’il n’applique à aucune personne déterminée : hominem esse solum, ne dit pas que l’homme soit seul, ou qu’il prenne une compagne ; ainsi l’infinitif ne marquant point par lui-même un sens déterminé, il faut qu’il soit mis en rapport avec un autre verbe qui soit à un mode fini, & que ces deux verbes deviennent ainsi le complément l’un de l’autre.
Telle est sans doute la raison de la maxime jv. que la méthode latine de P. B. établit au chapitre de l’ellipse, en ces termes : « Toutes les fois que l’infinitif est seul dans l’oraison, on doit sous-entendre un verbe qui le gouverne comme cæpit, solebat, ou autre : ego illud sedulò negare factum (Terent.), suppléez cæpi : facilè omnes perferre ac pati (idem.), suppléez solebat. Ce qui est plus ordinaire aux Poetes & aux Historiens…… ou l’on doit toûjours sous entendre un verbe sans prétendre que l’infinitif soit là pour un tems fini, par une figure qui ne peut avoir aucun fondement ». (F)