L’Encyclopédie/1re édition/EMAIL
* EMAIL, s. m. (Art méch.) branche de l’art de la Verrerie. L’émail est une préparation particuliere du verre, auquel on donne différentes couleurs, tantôt en lui conservant une partie de sa transparence, tantôt en la lui ôtant ; car il y a des émaux transparens, & des émaux opaques. Voyez à l’article Verrerie, l’art de colorer le verre.
Les auteurs distinguent trois sortes d’émaux : ceux qui servent à imiter & contrefaire les pierres précieuses ; voyez Pierre précieuse : ceux qu’on employe dans la peinture sur l’émail ; & ceux dont les Emailleurs à la lampe font une infinité de petits ouvrages, tels que des magots, des animaux, des fleurs, des aigrettes, des poudres brillantes, &c. Ils prétendent que ces émaux sont les mêmes pour le fond, & que s’ils different, ce n’est que par les couleurs & la transparence.
Le P. Kircher est un des premiers qui ait parlé de la peinture en émail. Voyez ce qu’il en dit dans son mundus subterraneus, ouvrage de génie, mais dont le mérite est un peu rabaissé par le mêlange du vrai & du faux.
On a cru pendant long-tems, que la peinture encaustique des anciens étoit la même chose que notre peinture en émail. Ce fait commence à devenir très-douteux. Voyez l’article Encaustique.
Il est vrai que les anciens ont connu l’art de la Verrerie, & qu’ils ont possédé le secret de porter des couleurs dans le verre ; ce qui conduisoit naturellement à la peinture en émail : mais il ne paroît point qu’ils y soient arrivés. Ils touchoient à beaucoup d’autres découvertes que nous avons faites, de même que nous touchons à beaucoup d’autres que nous laisserons à faire à nos neveux, qui ne s’étonneront pas qu’elles nous ayent échappé, s’ils ont un peu de philosophie.
Nous allons donner en premier lieu la maniere de faire les émaux, d’après Neri & Kunckel ; nous expliquerons ensuite la maniere de les employer, ou le travail de l’émailleur, que nous diviserons en trois parties, l’art de peindre sur l’émail, l’art d’employer les émaux clairs ou transparens, & l’art de souffler l’émail à la lampe.
I. De la préparation des émaux. Kunckel qui se connoissoit en ouvrages de Chimie, faisoit le plus grand cas de l’art de la verrerie de Neri. Il s’est donné la peine d’éprouver tous les procédés que Neri a prescrits dans ce traité, & il a trouvé dans le livre des émaux en particulier tant d’exactitude, qu’il ne balance point à dire que quand Neri ne nous auroit laissé que ce morceau, il mériteroit la réputation qu’il s’est acquise. C’est à M. le baron d’Holback que nous devons la traduction de l’ouvrage de Neri, des notes de Merret, du commentaire de Kunckel, & de plusieurs autres morceaux intéressans, qui forment ensemble un volume in-4o. très-considérable, d’où nous allons extraire la premiere partie de cet article.
Préparer une matiere commune pour toutes sortes d’émaux. Prenez trente livres de plomb & trente livres d’étain bien purs ; faites calciner, passez les chaux au tamis, remplissez d’eau claire un vaisseau de terre vernissé, faites-y bouillir les chaux ; lorsqu’elles auront un peu bouilli, retirez le vaisseau de dessus le feu, & versez l’eau par inclination, elle entraînera avec elle la partie la plus subtile des chaux. Versez de nouvelle eau sur les chaux qui resteront au fond du vaisseau, faites bouillir comme auparavant, & décantez ; réitérez la même manœuvre jusqu’à ce que l’eau n’entraîne plus aucune portion des chaux. Alors prenez ce qui en restera au fond du vaisseau, & le récalcinez ; opérez sur ces métaux calcinés derechef, ou sur ces secondes chaux, comme vous avez opéré sur les premieres. Quant à l’eau qui s’est chargée successivement de la partie la plus subtile de la chaux, faites-la évaporer à un feu, que vous observerez sur-tout de rallentir sur la fin ; sans cette précaution, vous risquerez de tacher la partie de la chaux qui touchera le fond du vaisseau.
Prenez de cette chaux si déliée & de la fritte de tarse ou caillou blanc, que vous broyerez & tamiserez avec soin, de chacune cinquante livres ; de sel de tartre blanc huit onces : mêlez ces matieres ; exposez-les au feu pendant dix heures, dans un pot neuf de terre cuite ; retirez-les ensuite, & les pulvérisez ; serrez cette poudre dans un lieu sec, & la tenez à couvert de toute ordure ; ce sera la base commune de tous les émaux.
Kunckel substitue aux huit onces de sel de tartre huit onces de potasse purifiée à plusieurs reprises, & dégagée le plus exactement qu’il est possible de toutes saletés.
Faire un émail blanc de lait. Prenez de la matiere commune pour tous les émaux, six livres ; de magnésie quarante-huit grains : mettez le mêlange dans un pot vernissé blanc ; faites le fondre au fourneau à un feu clair, sans fumée, d’un bois de chêne bien sec, la fusion se fera promptement. Lorsqu’elle sera parfaite, versez le mêlange dans une eau bien claire, qui l’éteigne & la purifie ; réiterez toute cette manœuvre trois fois de suite. Lorsque vous aurez remis le mêlange au feu pour la quatrieme fois, voyez s’il vous paroît blanc ; si vous lui trouvez un œil verdâtre, ajoûtez-y un peu de magnésie : cette addition convenablement faite, lui donnera la blancheur de lait.
Libavius & Porta composent cet émail d’une partie de plomb calciné, de deux parties de chaux d’étain, & de deux fois autant de verre.
Kunckel veut absolument qu’on y employe la magnésie, mais qu’on en fasse l’addition petit-à-petit ; observant de n’en pas rendre la dose trop forte, parce qu’elle ne se consume pas, & qu’elle donne au verre une couleur de pêcher pâle.
Autre émail blanc. Prenez d’antimoine & de nitre bien mêlés & bien broyés, de chacun douze livres ; de la matiere du verre commun, cent soixante & seize livres : mêlez exactement le tout ; faites calciner le mêlange au fourneau, & le réduisez en fritte, ou, ce qui revient au même, faites un régule d’antimoine avec de l’antimoine crud & du nitre, comme la Chimie le prescrit. Ce régule mêlé au verre, vous donnera un émail blanc & propre à recevoir toutes sortes de couleurs.
Kunckel qui prescrit ce procédé, dit que pour employer cet émail il faut le réduire en une poudre fine, en le broyant pendant vingt-quatre heures avec du vinaigre distillé ; que cette attention le dispose à entrer facilement en fusion : mais que pour l’appliquer, il faut l’humecter d’eau de gomme, & commencer par tracer tout ce qu’on voudra colorer avec la couleur noire, ou le rouge brun, ou l’émail même, ce qui vaut encore mieux.
Faire un émail bleu turquin. Prenez de la matiere commune pour tous les émaux, six livres : mettez dans un pot de terre vernissé en blanc, faites fondre, purifiez par l’extinction dans l’eau, ajoûtez trois onces d’écailles de cuivre calcinées par trois fois ; prenez quatre-vingt-seize grains de safre, & quarante-huit grains de magnésie, réduisez en poudre ces deux derniers ingrédiens, mêlez bien les poudres ; faites-en quatre parties, ajoûtez-les à la matiere commune des émaux à quatre reprises différentes. Remuez bien le mêlange ; si la couleur vous paroît belle, le procédé sera fini ; si au contraire vous la trouvez trop foible ou trop forte, vous l’affoiblirez par l’addition d’un peu de la matiere commune des émaux : pour la fortifier, vous vous servirez du safre, & le plus ou le moins de matieres colorantes vous donnera différentes teintes.
Faire un émail bleu d’azur. Prenez quatre livres d’émail blanc, deux onces de safre, quarante-huit grains d’æs ustum calciné par trois fois : mêlez bien ces poudres. Exposez le mêlange au fourneau de verrerie, dans un pot vernissé blanc ; quand il vous paroîtra bien fondu & bien purifié, éteignez-le dans l’eau, & le procédé sera fini.
Kunckel prescrit de faire fondre à la fois, dix, vingt, trente livres d’émail, de les éteindre dans l’eau, de les faire fondre derechef, & de les garder pour l’usage qu’il prescrit de la maniere suivante ; après avoir averti que le procédé de Neri est excellent, & que si l’on ne réussit pas, sur-tout dans les couleurs où il entre du safre, c’est que la qualité de cette matiere varie, & que toute la chimie des émaux demande un grand nombre d’essais.
Pour avoir différentes teintes, il faut, selon Kunckel, prendre d’abord un verre clair & transparent ; mettre un grain de magnésie sur une once de verre, en faire autant avec le safre, & voir la couleur résultante ; puis deux grains de magnésie, &c.
Faire un émail verd. Prenez quatre livres de fritte d’émail : mettez dans un pot de terre vernissé blanc, faites fondre & purifier au feu pendant dix à douze heures, éteignez dans l’eau, remettez au feu ; quand la matiere sera en fusion, ajoûtez deux onces d’æs ustum, & quarante-huit grains d’écailles de fer : le tout bien broyé & bien mêlé, ajoûtez ce mêlange de poudres à trois reprises & petit-à-petit, remuez bien : cela fait, vous aurez un bel émail verd à pouvoir être mis sur l’or.
Autre émail verd. Prenez six livres de la matiere commune des émaux, ajoûtez-y trois onces de ferret d’Espagne, & quarante-huit grains de safran de Mars, le tout bien broyé ; mettez ce mêlange dans un pot vernissé à l’ordinaire, purifiez-le en l’éteignant dans l’eau ; après l’extinction, faites fondre derechef.
Autre émail verd. Mettez au feu quatre livres d’émail, faites fondre, & purifiez à l’ordinaire ; faites fondre derechef ; ajoûtez à trois reprises la poudre suivante, composée de deux onces d’æs ustum & de quarante-huit grains de safran de Mars, le tout bien pulvérisé & bien mêlangé.
Faire un émail noir. Prenez quatre livres de la matiere commune des émaux ; de safre & de magnésie de Piémont, de chacun deux onces : mettez ce mêlange au fourneau dans un pot vernissé, afin qu’il se purifie. Prenez le pot plus grand qu’il ne le faudroit, eu égard à la quantité des matieres, afin qu’elles puissent se gonfler sans se répandre ; éteignez dans l’eau, remettez au feu, formez des gâteaux.
Autre émail noir. Prenez de la fritte d’émail, six livres ; du safre, du safran de Mars fait au vinaigre, & du ferret d’Espagne, de chacun deux onces : mettez le mêlange dans un pot vernissé, & achevez le procédé comme les précédens.
Autre émail noir. Prenez de la matiere commune des émaux, quatre livres ; de tartre rouge, quatre onces ; de magnésie de Piémont préparée, deux onces : réduisez le tout en une poudre fine. Mêlez bien cette poudre à la matiere commune des émaux ; mettez le mêlange dans un pot vernissé, de maniere qu’il reste une partie du pot vuide, & achevez le procédé comme les précédens.
Faire un émail purpurin. Prenez de fritte d’émail quatre livres, de magnésie deux onces ; mettez le mêlange au feu dans un pot, dont il reste une grande partie vuide.
Kunckel observe que la dose de deux onces de magnésie sur quatre livres de fritte est forte, & que la couleur pourra venir foncée ; mais il ajoûte qu’il est presqu’impossible de rien prescrire d’exact sur les doses, parce que la qualité des matieres, la nature des couleurs, & les accidens du feu, occasionnent de grandes variétés.
Autre émail purpurin. Prenez de la matiere commune des émaux, six livres ; de magnésie, trois onces ; d’écailles de cuivre calcinées par trois fois, six onces : mêlez exactement, réduisez en poudre, & procédez comme ci-dessus.
Le succès de ce procédé dépend surtout de la qualité de la magnésie, & de la conduite du feu. Trop de feu efface les couleurs ; & moins la magnésie a de qualité, plus il en faut augmenter la dose.
Faire un émail jaune. Prenez de la matiere commune de l’émail, six livres ; de tartre trois onces, de magnésie soixante & douze grains : mêlez & incorporez bien ces matieres avec celle de l’émail ; & procédant comme ci-dessus, vous aurez un émail jaune bon pour les métaux, à l’exception de l’or, à moins qu’on ne le soûtienne par d’autres couleurs.
Kunckel avertit que, si on laisse trop long-tems au feu, le jaune s’en ira ; qu’il ne faut pas pour cette couleur un tartre pur & blanc, mais un tartre sale & grossier ; & que sa coûtume est d’y ajoûter un peu de cette poudre jaune qu’on trouve dans les vieux chênes, & au défaut de cette poudre, un peu de charbon pilé.
Faire un émail bleu. Prenez d’oripeau calciné deux onces, de safre quarante-huit grains ; réduisez en poudre, mêlez les poudres, répandez-les dans quatre livres de la matiere commune des émaux, & achevez comme ci-dessus.
Faire un émail violet. Prenez de la matiere commune des émaux six livres, de magnésie deux onces, d’écailles de cuivre calcinées par trois fois quarante-huit grains, & achevez comme ci-dessus.
Kunckel dit sur les deux derniers émaux, qu’ils donnent l’aigue marine ; il prescrit le safre seul pour le bleu, & il veut qu’on y ajoûte un peu de magnésie pour le violet : mais il se rétracte ensuite ; il approuve les deux procédés de Neri : il ajoûte seulement qu’il importe pour ces deux couleurs de retirer du feu à propos ; observation générale pour toutes les autres couleurs.
Ces émaux viennent de Venise ou de Hollande ; ils sont en petits pains plats de différentes grandeurs. Ils ont ordinairement quatre pouces de diametre, & quatre à cinq lignes d’épaisseur. Chaque pair porte empreinte la marque de l’ouvrier : cette empreinte se donne avec un gros poinçon ; c’est ou un nom de Jesus, ou un soleil, ou une syrene, ou un sphynx, ou un singe, &c.
II. L’art de peindre sur l’émail. L’art d’émailler sur la terre est ancien. Il y avoit au tems de Porsenna roi des Toscans, des vases émaillés de différentes figures. Cet art, après avoir été long-tems brut, fit tout-à-coup des progrès surprenans à Faenza & à Castel-Durante, dans le duché d’Urbin. Michel Ange & Raphaël florissoient alors : aussi les figures qu’on remarque sur les vases qu’on émailloit, sont elles infiniment plus frappantes par le dessein, que par le coloris. Cette espece de peinture étoit encore loin de ce qu’elle devoit devenir un jour ; on n’y employoit que le blanc & le noir, avec quelques teintes legeres de carnation au visage & à d’autres parties : tels sont les émaux qu’on appelle de Limoges. Les pieces qu’on faisoit sous François I. sont très-peu de chose, si on ne les estime que par la maniere dont elles sont coloriées. Tous les émaux dont on se servoit, tant sur l’or que sur le cuivre, étoient clairs & transparens. On couchoit seulement quelquefois des émaux épais, séparément & à plat, comme on le pratiqueroit encore aujourd’hui si l’on se proposoit de former un relief. Quant à cette peinture dont nous nous proposons de traiter, qui consiste à exécuter avec des couleurs métalliques, auxquelles on a donné leurs fondans, toutes sortes de sujets, sur une plaque d’or ou de cuivre qu’on a émaillée & quelquefois contre-émaillée, elle étoit entierement ignorée.
On en attribue l’invention aux François. L’opinion générale est qu’ils ont les premiers exécuté sur l’or des portraits aussi beaux, aussi finis, & aussi vivans que s’ils avoient été peints ou à l’huile ou en mignature. Ils ont même tenté des sujets d’histoire, qui ont au moins cet avantage que l’éclat en est inaltérable.
L’usage en fut d’abord consacré au bijou. Les Bijoutiers en firent des fleurs & de la mosaïque où l’on voyoit des couleurs brillantes, employées contre toutes les regles de l’art, captiver les yeux par le seul charme de leur éclat.
La connoissance de la manœuvre produisit une sorte d’émulation, qui, pour être assez ordinaire, n’en est pas moins précieuse ; ce fut de tirer un meilleur parti des difficultés qu’on avoit surmontées, en produisant des ouvrages plus raisonnables & plus parfaits. Quand il n’y eut plus de mérite à émailler purement & simplement, on songea à peindre en émail ; les Joailliers se firent peintres, d’abord copistes des ouvrages des autres, ensuite imitateurs de la nature.
Ce fut en 1632 qu’un orfévre de Châteaudun, qui entendoit très-bien l’art d’employer les émaux clairs & transparens, se mit à chercher l’autre peinture, qu’on appellera plus exactement peinture sur l’émail qu’en émail ; & il parvint à trouver des couleurs, qui s’appliquoient sur un fond émaillé d’une seule couleur, & se parfondoient au feu. Il eut pour disciple un nommé Gribalin : ces deux peintres communiquerent leur secret à d’autres artistes qui le perfectionnerent, & qui pousserent la peinture en émail jusqu’au point où nous la possédons aujourd’hui. L’orfévre de Châteaudun s’appelloit Jean Toutin.
Le premier qui se distingua entre ces artistes, fut l’orfévre Dubié qui logeoit aux galeries du louvre. Peu de tems après Dubié, parut Morliere : il étoit d’Orléans. Il travailloit à Blois. Il borna son talent à émailler des bagues & des boîtes de montre. Ce fut lui qui forma Robert Vouquer de Blois, qui l’emporta sur ses prédécesseurs par la beauté des couleurs qu’il employa, & par la connoissance qu’il eut du dessein. Vouquer mourut en 1670. Pierre Chartier de Blois lui succéda, & peignit des fleurs avec quelque succès.
La durée de la peinture en émail, son lustre permanent, la vivacité de ses couleurs, la mirent alors en grand crédit : on lui donna sur la peinture en mignature une préférence, qu’elle eût sans doute conservée, sans les connoissances qu’elle suppose, la patience qu’elle exige, les accidens du feu qu’on ne peut prévoir, & la longueur du travail auquel il faut s’assujettir. Ces raisons sont si fortes, qu’on peut assûrer sans craindre de se tromper, qu’il y aura toûjours un très-petit nombre de grands peintres en émail ; que les beaux ouvrages qui se feront en ce genre seront toûjours très-rares & très-précieux, & que cette peinture sera long-tems encore sur le point de se perdre ; parce que la recherche des couleurs prenant un tems infini à ceux qui s’en occupent, & les succès ne s’obtenant que par des expériences coûteuses & réitérées, on continuera d’en faire un secret. C’est pour cette raison que nous invitons ceux qui aiment les Arts, & que leur état & leur fortune ont élevés au-dessus de toute considération d’intérêt, de publier sur la composition des couleurs propres pour la peinture de l’émail & de la porcelaine, ce qu’ils peuvent en connoître ; ils se feront beaucoup d’honneur, & ils rendront un service important à la Peinture. Les peintres sur l’émail ont une peine incroyable à completer leur palette ; & quand elle est à peu près complete, ils craignent toûjours qu’un accident ne la dérange, ou que quelques couleurs dont ils ignorent la composition, & qu’ils employent avec beaucoup de succès, ne viennent à leur manquer. Il m’a paru, par exemple, que des rouges de Mars qui eussent de l’éclat & de la fixité étoient très-rares. Comment un Art se perfectionnera-t-il, lorsque les expériences d’un artiste ne s’ajoûteront point aux expériences d’un autre artiste, & que celui qui entrera dans la carriere sera obligé de tout inventer, & de perdre à chercher des couleurs, un tems précieux qu’il eût employé à peindre ?
On vit immédiatement après Pierre Chartier, plusieurs artistes se livrer à la peinture en émail. On fit des médailles : on exécuta un grand nombre de petits ouvrages : on peignit des portraits. Jean Petitot & Jacques Bordier en apporterent d’Angleterre de si parfaits & de si parfaitement coloriés, que deux bons peintres en mignature, Louis Hance & Louis de Guernier, tournerent leur talent de ce côté. Ce dernier se livra à la peinture en émail avec tant d’ardeur & d’opiniâtreté, qu’il l’eût sans doute portée au point de perfection qu’elle pouvoit atteindre, s’il eût vêcu davantage. Il découvrit cependant plusieurs teintes, qui rendirent ses carnations plus belles que ses prédécesseurs ne les avoient eues. Que sont devenues ces découvertes ?
Mais s’il est vrai, dans tous les Arts, que la distance du médiocre au bon est grande, & que celle du bon à l’excellent est presqu’infinie, ce sont des vérités singulierement frappantes dans la peinture en émail. Le degré de perfection le plus leger dans le travail, quelques lignes de plus ou de moins sur le diametre d’une piece, constituent au-delà d’une certaine grandeur des différences prodigieuses.
Pour peu qu’une piece soit grande, il est presque impossible de lui conserver cette égalité de superficie, qui permet seule de joüir également de la peinture de quelque côté que vous la regardiez. Les dangers du feu augmentent en raison des surfaces. M. Rouquet, dont je ne pense pas que qui que ce soit recuse le jugement dans cette matiere, prétend même, dans son ouvrage de l’état des Arts en Angleterre, que le projet d’exécuter de grands morceaux en émail, est une preuve décisive de l’ignorance de l’artiste ; que ce genre de peinture perd de son mérite, à proportion qu’on s’éloigne de certaines limites ; que l’artiste n’a plus au-delà de ces limites la même liberté dans l’exécution, & que le spectateur seroit plûtôt fatigué qu’amusé par les détails, quand même il arriveroit à l’artiste de réussir.
Jean Petitot né à Geneve en 1607, mourut à Vevay en 1691. Il se donna des peines incroyables pour perfectionner son talent. On dit qu’il dut ses belles couleurs à un habile chimiste avec lequel il travailla, mais on ne nomme point ce chimiste. Cependant c’est l’avis de M. Rouquet : Petitot, dit-il, n’eût jamais mis dans ses ouvrages cette manœuvre si fine & si séduisante, s’il avoit opéré avec les substances ordinaires. Quelques heureuses découvertes lui fournirent les moyens d’exécuter sans peine des choses surprenantes que, sans le secours de ces découvertes, les organes les plus parfaits, avec toute l’adresse imaginable, n’auroient jamais pû produire. Tels sont les cheveux que Petitot peignoit avec une légéreté dont les instrumens & les préparations ordinaires ne sont nullement capables. S’il est vrai que Petitot ait eu des moyens méchaniques qui se soient perdus, quel regret pour ceux qui sont nés avec un goût vif pour les Arts, & qui sentent tout le prix de la perfection !
Petitot copia plusieurs portraits d’après les plus grands maîtres : on les conserve précieusement. Vandeik se plut à le voir travailler, & ne dédaigna pas quelquefois de retoucher ses ouvrages.
Louis XIV. & sa cour employerent long-tems son pinceau. Il obtint une pension considérable & un logement aux galeries, qu’il occupa jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes. Ce fut alors qu’il se retira dans sa patrie.
Bordier son beau-frere, auquel il s’étoit associé, peignoit les cheveux, les draperies, & les fonds ; Petitot se chargeoit toûjours des têtes & des mains.
Ils traiterent non-seulement le portrait, mais encore l’histoire. Ils vêcurent sans jalousie, & amasserent près d’un million qu’il partagerent sans procès.
On dit qu’il y a un très-beau morceau d’histoire de ces deux artistes dans la bibliotheque de Geneve.
M. Rouquet fait l’éloge d’un peintre Suédois appellé M. Zink. Ce peintre a travaillé en Angleterre. Il a fait un grand nombre de portraits, où l’on voit l’émail manié avec une extrème facilité, l’indocilité des matieres subjuguée, & les entraves que l’art de l’émail met au génie entierement brisées. Le peintre de Geneve dit de M. Zink ce qu’il a dit de Petitot, qu’il a possedé des manœuvres & des matieres qui lui étoient particulieres, & sans lesquelles ses ouvrages n’auroient jamais eu la liberté du pinceau, la fraîcheur, la vérité, l’empâtement qui leur donnent l’effet de la nature. Les mots par lesquels M. Rouquet finit l’éloge de M. Zink sont remarquables : « il est bien humiliant, dit M. Rouquet, pour la nature humaine, que les Génies ayent la jalousie d’être seuls ». M. Zink n’a point fait d’éleve.
Nous avons aujourd’hui quelques hommes habiles dans la peinture en émail ; tout le monde connoît les portraits de ce même M. Rouquet que nous venons de citer, ceux de M. Liotard, & les compositions de M. Durand. Je me fais honneur d’être l’ami de ce dernier, qui n’est pas moins estimable par l’honnêteté de ses mœurs & la modestie de son caractere, que par l’excellence de son talent. La postérité qui fera cas de ses ouvrages en émail, recherchera avec le plus grand empressement les morceaux qu’il a exécutés sur la nacre, & qui auront échappé à la barbarie de nos petits-maîtres. Mais je crains bien que la plûpart de ces bas-reliefs admirables, roulés brutalement sur des tables de marbre, qui égratignent & défigurent les plus belles têtes, les plus beaux contours, ne soient effacés & détruits, lorsque les amateurs en connoîtront la valeur, qui n’est pas ignorée aujourd’hui, sur-tout des premiers artistes. C’est en lui voyant travailler un très-beau morceau de peinture en émail, soit qu’on le considere par le sujet, ou par le dessein, ou par la composition, ou par l’expression, ou même par le coloris, que j’écrivois ce que je détaillerai de la peinture en émail, après que j’aurai fait connoître en peu de mots le morceau de peinture dont il s’agit.
C’est une plaque destinée à former le fond d’une tabatiere d’homme, d’une forme ronde, & d’une grandeur qui passe un peu l’ordinaire. On voit sur le devant un grand Amour de dix-huit ans ; droit, l’air triomphant & satisfait, appuyé sur son arc, & montrant du doigt Hercule qui apprend à filer d’Omphale : cet amour semble dire à celui qui le regarde ces deux vers :
Qui que tu sois, tu vois ton maître ;
Il l’est, le fut, ou le doit être.
ou
Quand tu serois Jupiter même,
Je te ferai filer aussi.
Hercule est renversé nonchalamment au pié d’Omphale, sur laquelle il attache les regards les plus tendres
& les plus passionnés. Omphale est occupée à
lui apprendre à faire tourner un fuseau dont elle
tient l’extrémité entre ses doigts. La dignité de son
visage, la finesse de son souris, je ne sais quels vestiges
d’une passion mal célée qui s’échappe imperceptiblement
de tous ses traits, sont autant de choses qu’il faut voir & qui ne peuvent s’écrire. Elle est
assise sur la peau du lion de Nemée ; un de ses piés
délicats est posé sur la tête de l’animal terrible ; cependant
trois petits Amours se joüent de la massue du
héros qu’ils ont mise en balançoire. Ils ont chacun
leur caractere. Un paysage forme le fond du tableau.
Ce morceau vû à l’œil nud fait un grand plaisir ; mais
regardé à la loupe, c’est toute autre chose encore ;
on en est enchanté.
C’est l’orfévre qui prépare la plaque sur laquelle on se propose de peindre. Sa grandeur & son épaisseur varient, selon l’usage auquel on la destine. Si elle doit former un des côtés d’une boîte, il faut que l’or en soit à vingt-deux carats au plus : plus fin, il n’auroit pas assez de soûtien ; moins fin, il seroit sujet à fondre. Il faut que l’alliage en soit moitié blanc & moitié rouge, c’est-à-dire moitié argent & moitié cuivre ; l’émail dont on la couvrira, en sera moins exposé à verdir, que si l’alliage étoit tout rouge.
Il faudra recommander à l’orfévre de rendre son or bien pur & bien net, & de le dégager exactement de pailles & de vent ; sans ces précautions il se fera immanquablement des soufflures à l’émail, & ces défauts seront sans remede.
On réservera autour de la plaque un filet qu’on appelle aussi bordement. Ce filet ou bordement retiendra l’émail, & l’empêchera de tomber, lorsqu’étant appliqué on le pressera avec la spatule. On lui donnera autant de hauteur qu’on veut donner d’épaisseur à l’émail ; mais l’épaisseur de l’émail variant selon la nature de l’ouvrage, il en est de même de la hauteur du filet ou bordement. On observera seulement que quand la plaque n’est point contre-émaillée, il faudra qu’elle soit moins chargée d’émail, parce que l’émail mis au feu tirant l’or à soi, la piece deviendroit convexe.
Lorsque l’émail ne doit point couvrir toute la plaque, alors il faut lui pratiquer un logement. Pour cet effet on trace sur la plaque les contours du dessein ; on se sert de la mine de plomb, ensuite du burin. On champleve tout l’espace renfermé dans les contours du dessein, d’une profondeur égale à la hauteur qu’on eût donnée au filet, si la plaque avoit dû être entierement émaillée.
On champleve à l’échope, & cela le plus également qu’on peut : c’est une attention qu’il ne faut pas négliger. S’il y avoit une éminence, l’émail se trouvant plus foible en cet endroit, le verd pourroit y pousser. Les uns pratiquent au fond du champlever des hachures legeres & serrées, qui se croisent en tous sens ; les autres y font des traits ou éraflures, avec un bout de lime cassé quarrément.
L’usage de ces éraflures ou hachures, c’est de donner prise à l’émail, qui, sans cette précaution, pourroit se séparer de la plaque. Si l’on observoit de tremper la piece champlevée dans de l’eau régale affoiblie, les inégalités que son action formeroit sur le champlever, pourroient remplir merveilleusement la vûe de l’artiste dans les hachures qu’il y pratique : c’est une expérience à faire. Au reste il est évident qu’il ne faudroit pas manquer de laver la piece dans plusieurs eaux, au sortir de l’eau régale.
Quoi qu’il en soit de cette conjecture, lorsque la piece est champlevée, il faut la dégraisser. Pour la dégraisser on prendra une poignée de cendres gravelées qu’on fera bouillir dans une pinte d’eau ou environ, avec la piece à dégraisser. Au défaut de cendres gravelées on pourroit se servir de celles du foyer, si elles étoient de bois neuf ; mais les cendres gravelées leur sont préférables. Voyez Cendres.
Au sortir de cette lessive on lavera la piece dans de l’eau claire où l’on aura mis un peu de vinaigre ; & au sortir de ce mêlange d’eau & de vinaigre, on la relavera dans l’eau claire.
Voilà les précautions qu’il importe de prendre sur l’or ; mais on se détermine quelquefois, par économie, à émailler sur le cuivre rouge : alors on est obligé d’amboutir toutes les pieces, quelle que soit la figure qu’elles ayent, ronde, ovale, ou quarrée. Les amboutir, dans cette occasion, c’est les rendre convexes du côté à peindre, & concaves du côté à contre-émailler. Pour cet effet il faut avoir un poinçon d’acier de la même forme qu’elles, avec un bloc de plomb : on pose la piece sur le bloc, on appuie dessus le poinçon, & l’on frappe sur la tête du poinçon avec un marteau. Il faut frapper assez fort pour que l’empreinte du poinçon se fasse d’un seul coup. On prend du cuivre en feuilles, de l’épaisseur d’un parchemin. Il faut que le morceau qu’on employe, soit bien égal & bien nettoyé : on passe sur sa surface le gratoir, devant & après qu’il a reçû l’empreinte. Ce qu’on se propose en l’amboutissant, c’est de lui donner de la force, & de l’empêcher de s’envoiler.
Cela fait, il faut se procurer un émail qui ne soit ni tendre ni dur : trop tendre, il est sujet à se fendre ; trop dur, on risque de fondre la plaque. Quant à la couleur, il faut que la pâte en soit d’un beau blanc de lait. Il est parfait, s’il réunit à ces qualités la finesse du grain. Le grain de l’émail sera fin, si l’endroit de sa surface d’où il s’en sera détaché un éclat, paroît égal, lisse & poli.
On prendra le pain d’émail, on le frappera à petits coups de marteau, en le soûtenant de l’extrémité du doigt. On recueillera tous les petits éclats dans une serviette qu’on étendra sur soi ; on les mettra dans un mortier d’agate, en quantité proportionnée au besoin qu’on en a. On versera un peu d’eau dans le mortier : il faut que cette eau soit froide & pure : les artistes préferent celle de fontaine à celle de riviere. On aura une molette d’agate ; on broyera les morceaux d’émail, qu’on arrosera à mesure qu’ils se pulveriseront : il ne faut jamais les broyer à sec. On se gardera bien de continuer le broyement trop long-tems. S’il est à-propos de ne pas sentir l’émail graveleux, soit au toucher, soit sous la molette, il ne faut pas non plus qu’il soit en boue : on le réduira en molécules égales ; car l’inégalité supposant des grains plus petits les uns que les autres, les petits ne pourroient s’arranger autour des gros, sans y laisser des vuides inégaux, & sans occasionner des vents. On peut en un bon quart-d’heure broyer autant d’émail qu’il en faut pour charger une boîte.
Il y a des artistes qui prétendent qu’après avoir mis l’émail en petits éclats, il faut le bien broyer & purger de ses ordures avec de l’eau-forte ; le laver dans de l’eau claire, & le broyer ensuite dans le mortier. Mais cette précaution est superflue quand on se sert d’un mortier d’agate ; la propreté suffit.
Lorsque l’émail est broyé, on verse de l’eau dessus ; on le laisse déposer, puis on décante par inclination l’eau, qui emporte avec elle la teinture que le mortier a pû donner à l’émail & à l’eau. On continue ces lotions jusqu’à ce que l’eau paroisse pure, observant à chaque lotion de laisser déposer l’émail.
On ramassera dans une soûcoupe les différentes eaux des lotions, & on les y laissera déposer. Ce dépôt pourra servir à contre-émailler la piece, s’il en est besoin.
Tandis qu’on prépare l’émail, la plaque champlevée trempe dans de l’eau pure & froide : il faut l’y laisser au moins du soir au lendemain ; plus elle y restera de tems, mieux cela sera.
Il faut toûjours conserver l’émail broyé couvert d’eau, jusqu’à ce qu’on l’employe ; & s’il y en a plus de broyé qu’on n’en employera, il faut le tenir couvert d’eau seconde.
Pour l’employer il faut avoir un chevalet de cuivre rouge ou jaune. Ce chevalet n’est autre chose qu’une plaque repliée par ses deux bouts. Ces replis lui servent de piés ; & comme ils sont de hauteurs inégales, la surface du chevalet sera en plan incliné. On a une spatule avec laquelle on prend de l’émail broyé, & on le met sur le chevalet, où cette portion qu’on en veut employer s’égoutte d’une partie de son eau, qui s’étend le long des bords du chevalet. Il y a des artistes qui se passent de chevalet. On reprend peu-à-peu avec la spatule l’émail de dessus le chevalet, & on le porte dans le champlever de la piece à émailler, en commençant par un bout & finissant par l’autre. On supplée à la spatule avec un cure-dent : cela s’appelle charger. Il faut que cette premiere charge remplisse tout le champlever, & soit au niveau de l’or ; car il s’agit ici d’une plaque d’or. Nous parlerons plus bas de la maniere dont il faut charger les plaques de cuivre ; il n’est pas nécessaire que l’émail soit broyé pour cette premiere charge, ni aussi fin, ni aussi soigneusement que pour une seconde.
Ceux qui n’ont point de chevalet, ont un petit godet de fayence dans lequel ils transvasent l’émail du mortier : le fond en est plat ; mais ils le tiennent un peu incliné, afin de déterminer l’eau à tomber d’un côté.
Lorsque la piece est chargée, on la place sur l’extrémité des doigts, & on la frappe legérement par les côtés avec la spatule, afin de donner lieu par ces petites secousses aux molécules de l’émail broyé, de se composer entr’elles, de se serrer, & de s’arranger.
Cela fait, pour retirer l’eau que l’émail chargé peut encore contenir, on place sur les bords un linge fin, blanc & sec, & on l’y laisse tant qu’il aspire de l’eau. Il faut avoir l’attention de le changer de côté. Lorsqu’il n’aspire plus rien des bords, on y fait un pli large & plat, qu’on pose sur le milieu de l’émail à plusieurs reprises ; après quoi on prend la spatule, & on l’appuye legérement sur toute la surface de l’émail, sans toutefois le déranger : car s’il arrivoit qu’il se dérangeât, il faudroit l’humecter derechef, afin qu’il se disposât convenablement, sans le tirer du champlever.
Quand la piece est seche, il faut l’exposer sur des cendres chaudes, afin qu’il n’y reste plus aucune humidité. Pour cet effet on a un morceau de taule percé de plusieurs petits trous, sur lequel on la place. La piece est sur la taule, la taule est sur la cendre : elle reste en cet état jusqu’à ce qu’elle ne fume plus. On observera seulement de la tenir chaude jusqu’au moment de la passer au feu ; car si on l’avoit laissée refroidir, il faudroit la réchauffer peu-à-peu à l’entrée du fourneau, sans quoi l’on exposeroit l’émail à petiller.
Une précaution à prendre par rapport à la taule percée de trous, c’est de la faire rougir & de la battre avant que de s’en servir, afin d’en séparer les écailles. Il faut qu’elle ait les bords relevés, ensorte que la piece que l’on place dessus n’y touchant que par ses extrémités, le contre-émail ne s’y attache point.
On a des pinces longues & plates, qu’on appelle releve-moustache, dont on se sert pour enlever la plaque & la porter au feu.
On passe la piece au feu dans un fourneau, dont on trouvera la figure & des coupes dans nos Planches de l’Emailleur, avec celles d’un pain d’émail, du mortier, de la molette, du chevalet, de la spatule, des taules, du releve-moustache, des moufles, de la pierre à user, des inventaires, & des autres outils de l’attelier du Peintre sur l’émail. Voyez donc nos figures & leur explication.
Il faudra se pourvoir de charbon de bois de hêtre, & à son défaut, de charbon de bois de chêne. On commencera par charger le fond de son fourneau de trois lits de branches. Ces branches auront un bon doigt de grosseur ; on les coupera chacune de la longueur de l’intérieur du fourneau, jusqu’à son ouverture ; on les rangera les unes à côté des autres, de maniere qu’elles se touchent. On placera celles du second lit dans les endroits où celles du premier lit se touchent, & celles du troisieme lit, où se touchent celles du second ; ensorte que chaque branche du troisieme lit soit portée sur deux branches du second, & chaque branche du second sur deux branches du premier. On choisira les branches fort droites, afin qu’elles ne laissent point de vuide : un de leurs bouts touchera le fond du fourneau, & l’autre correspondra à l’ouverture. On a choisi cette disposition, afin que s’il arrivoit à une branche de se consumer trop promptement, on pût lui en substituer facilement une autre.
Cela fait, on a une moufle de terre ; on la place sur ces lits de charbon, l’ouverture tournée du côté de la bouche du fourneau, & le plus à ras de cette bouche qu’il est possible.
La moufle placée, il s’agit de garnir ses côtés & sa partie postérieure, de charbons de branches. Les branches des côtés sont rangées comme celles des lits : les postérieures sont mises transversalement. Les unes & les autres s’élevent jusqu’à la hauteur de la moufle. Au-delà de cette hauteur les branches sont rangées longitudinalement & parallelement à celles des lits. Il n’y a qu’un lit sur la moufle.
Lorsque ce dernier lit est fait, on prend du petit charbon de la même espece, & l’on en répand dessus à la hauteur de quatre pouces. C’est alors qu’on couvre le fourneau de son chapiteau, qu’on étend sur le fond de la moufle trois ou cinq branches qui remplissent son intérieur en partie, & qu’on jette par la bouche du fourneau, du charbon qu’on a eu le soin de faire allumer tandis qu’on chargeoit le fourneau.
On a une piece de terre qu’on appelle l’atre ; on la place sur la mentonniere : elle s’éleve à la hauteur du fond de la moufle. On a de gros charbons de la même espece que celui des lits ; on en bouche toute l’ouverture de la moufle, puis on laisse le fourneau s’allumer de lui-même. on attend que tout en paroisse également rouge. Le fourneau s’allume par l’air qui se porte aux fentes pratiquées tant au fourneau qu’à son chapiteau.
Pour s’assûrer si le fourneau est assez allumé, on retire l’atre, afin de découvrir le charbon rangé en lits sous la moufle ; & lorsqu’on voit ces lits également rouges par-tout, on remet l’atre & les charbons qui étoient dessus, & l’on avive le feu en soufflant dans la moufle avec un soufflet.
Si en ôtant la porte du chapiteau l’on s’appercevoit que le charbon se fût soûtenu élevé, il faudroit le faire descendre avec la pincette, & aviver le feu dans la moufle avec le soufflet, après avoir remis la porte du chapiteau.
Quand la couleur de la moufle paroîtra d’un rouge blanc, il sera tems de porter la piece au feu ; c’est pourquoi l’on nettoyera le fond de la moufle du charbon qui y est & qu’on rejettera dans le fourneau par le trou du chapiteau. On prendra la piece avec le releve-moustache, & on la placera sous la moufle le plus avant qu’on pourra. Si elle eût été froide, il eût fallu, comme nous en avons déjà averti plus haut, l’exposer d’abord sur le devant de la moufle, pour l’échauffer, & l’avancer successivement jusqu’au fond.
Pour introduire la piece dans la moufle, il a fallu écarter les charbons qui couvroient son entrée. Quand la piece y est introduite, on la referme avec deux charbons seulement, à-travers desquels on regarde ce qui se passe.
Si l’on s’apperçoit que la fusion soit plus forte vers le fond de la moufle que sur le devant ou sur les côtés, on retourne la piece, jusqu’à ce qu’on ait rendu la fusion égale par-tout. Il est bon de savoir qu’il n’est pas nécessaire au premier feu, que la fusion soit poussée jusqu’où elle peut aller, & que la surface de l’émail soit bien unie.
On s’apperçoit au premier feu que la piece doit être retirée, lorsque sa surface, quoique montagneuse & ondulée, présente cependant des parties liées & une surface unie, quoique non plane.
Cela fait, on retire la piece ; on prend la taule sur laquelle elle étoit posée, & on la bat pour en détacher les écailles : cependant la piece refroidit.
On rebroye de l émail, mais on le broye le plus fin qu’il est possible, sans le mettre en bouillie. L’émail avoit baissé au premier feu : on en met donc à la seconde charge un tant-soit-peu plus que la hauteur du filet : cet excès doit être de la quantité que le feu ôtera à cette nouvelle charge. On charge la piece cette seconde fois, comme on l’a chargée la premiere : on prépare le fourneau comme on l’avoit préparé : on met au feu de la même maniere ; mais on y laisse la piece en fusion, jusqu’à ce qu’on lui trouve la surface unie, lisse & plane. Une attention qu’il faut avoir à tous les feux, c’est de balancer sa piece, l’inclinant de gauche à droite & de droite à gauche, & de la retourner. Ces mouvemens servent à composer entr’elles les parties de l’émail, & à distribuer également la chaleur.
Si l’on trouvoit à la piece quelque creux au sortir de ce second feu, & que le point le plus bas de ce creux descendît au-dessous du filet, il faudroit la recharger legérement, & la passer au feu, comme nous venons de le prescrire.
Voilà ce qu’il faut observer aux pieces d’or. Quant à celles ce cuivre, il faut les charger jusqu’à trois fois, & les passer autant de fois au feu : on s’épargne par ce moyen la peine de les user, l’émail en devient même d’un plus beau poli.
Je ne dis rien des pieces d’argent, car on ne peut absolument en émailler des plaques ; cependant tous les auteurs en font mention, mais je doute qu’aucun d’eux en ait jamais vû. L’argent se boursoufle, il fait boursoufler l’émail ; il s’y forme des œillets & des trous. Si l’on réussit, c’est une fois sur vingt ; encore est-ce très imparfaitement, quoiqu’on ait pris la précaution de donner à la plaque d’argent plus d’une ligne d’épaisseur, & qu’on ait soudé une feuille d’or par-dessus. Une pareille plaque soûtient à peine un premier feu sans accident : que seroit-ce donc si la peinture exigeoit qu’on lui en donnât deux, trois, quatre, & même cinq ? d’où il s’ensuit ou qu’on n’a jamais sû peindre sur des plaques d’argent émaillées, ou que c’est un secret absolument perdu. Toutes nos peintures en émail sont sur l’or ou sur le cuivre.
Une chose qu’il ne faut point ignorer, c’est que toute piece émaillée en plein du côté que l’on doit peindre, doit être contre-émaillée de l’autre côté, à moitié moins d’émail, si elle est convexe ; si elle est plane, il faut que la quantité du contre-émail soit la même que celle de l’émail. On commence par le contre-émail, & l’on opere comme nous l’avons prescrit ci-dessus ; il faut seulement laisser au contre-émail un peu d’humidité, sans quoi il en pourroit tomber une partie lorsqu’on viendroit à frapper avec la spatule les côtés de la plaque, pour faire ranger l’émail à sa surface, comme nous l’avons prescrit.
Lorsque les pieces ont été suffisamment chargées & passées au feu, on est obligé de les user, si elles sont plates ; on se sert pour cela de la pierre à affiler les tranchets des cordonniers : on l’humecte, on la promene sur l’émail avec du grais tamisé. Lorsque toutes les ondulations auront été atteintes & effacées, on enlevera les traits du sable avec l’eau & la pierre seule. Cela fait, on lavera bien la piece, en la sayetant & brossant en pleine eau. S’il s’y est formé quelques petits œillets, & qu’ils soient découverts, bouchez-les avec un grain d’émail, & repassez votre piece au feu, pour la repolir. S’il en paroît qui ne soient point percés, faites-y un trou avec une onglette ou burin : remplissez ce trou, de maniere que l’émail forme au-dessus un peu d’éminence, & remettez au feu ; l’éminence venant à s’affaisser par le feu, la surface de votre plaque sera plane & égale.
Lorsque la piece ou plaque est préparée, il s’agit de la peindre. Il faut d’abord se pourvoir de couleurs. La préparation de ces couleurs est un secret ; cependant nous avons quelqu’espérance de pouvoir la donner à l’article Porcelaine. Voyez cet article. Il faudroit tâcher d’avoir ses couleurs broyées au point qu’elles ne se sentent point inégales sous la molette, de les avoir en poudre, de la couleur qu’elles viendront après avoir été parfondues, telles que, quoiqu’elles ayent été couchées fort épais, elles ne croûtent point, ne piquent point l’émail, ou ne s’enfoncent point, après plusieurs feux, au-dessous du niveau de la piece. Les plus dures à se parfondre passent pour les meilleures ; mais si on pouvoit les accorder toutes d’un fondant qui en rendit le parfond égal, il faut convenir que l’artiste en travailleroit avec beaucoup plus de facilité : c’est-là un des points de perfection que ceux qui s’occupent de la préparation des couleurs pour l’émail, devroient se proposer. Il faut avoir grand soin, sur-tout dans les commencemens, de tenir registre de leurs qualités, afin de s’en servir avec quelque sûreté ; il y aura beaucoup à gagner à faire des notes de tous les mélanges qu’on en aura essayés. Il faut tenir ses couleurs renfermées dans de petites boîtes de boüis qui soient étiquetées & numérotées.
Pour s’assûrer des qualités de ses couleurs, on aura de petites plaques d’émail qu’on appelle inventaires : on y exécutera au pinceau des traits larges comme des lentilles ; on numérotera ces traits, & l’on mettra l’inventaire au feu. Si l’on a observé de coucher d’abord la couleur égale & legere, & de repasser ensuite sur cette premiere couche de la couleur qui fasse des épaisseurs inégales ; ces inégalités détermineront au sortir du feu la foiblesse, la force & les nuances.
C’est ainsi que le peintre en émail formera sa palette ; ainsi la palette d’un émailleur est, pour ainsi dire, une suite plus ou moins considérable d’essais numérotés sur des inventaires, auxquels il a recours selon le besoin. Il est évident que plus il a de ces essais d’une même couleur & de couleurs diverses, plus il complete sa palette ; & ces essais sont ou de couleurs pures & primitives, ou de couleurs résultantes du mélange de plusieurs autres. Celles-ci se forment pour l’émail, comme pour tout autre genre de peinture : avec cette différence que dans les autres genres de peinture les teintes restent telles que l’artiste les aura appliquées ; au lieu que dans la peinture en émail, le feu les altérant plus ou moins d’une infinité de manieres différentes, il faut que l’émailleur en peignant ait la mémoire présente de tous ces effets ; sans cela il lui arrivera de faire une teinte pour une autre, & quelquefois de ne pouvoir plus recouvrer la teinte qu’il aura faite. Le peintre en émail a, pour ainsi dire, deux palettes, l’une sous les yeux, & l’autre dans l’esprit ; & il faut qu’il soit attentif à chaque coup de pinceau de les conformer entr’elles ; ce qui lui seroit très-difficile, ou peut-être impossible, si, quand il a commencé un ouvrage, il interrompoit son travail pendant quelque tems considérable. Il ne se souviendroit plus de la maniere dont il auroit composé ses teintes, & il seroit exposé à placer à chaque instant ou les unes sur les autres, ou les unes à côté des autres, des couleurs qui ne sont point faites pour aller ensemble. Qu’on juge par-là combien il est difficile de mettre d’accord un morceau de peinture en émail, pour peu qu’il soit considérable. Le mérite de l’accord dans un morceau, peut être senti presque par tout le monde ; mais il n’y a que ceux qui sont initiés dans l’art, qui puissent apprécier tout le mérite de l’artiste.
Quand on a ses couleurs, il faut se procurer de l’huile essentielle de lavande, & tâcher de l’avoir non adultérée ; quand on l’a, on la fait engraisser : pour cet effet, on en met dans un gobelet dont le fond soit large, à la hauteur de deux doigts ; on le couvre d’une gaze en double, & on l’expose au soleil, jusqu’à ce qu’en inclinant le gobelet on s’apperçoive qu’elle coule avec moins de facilité, & qu’elle n’ait plus que la fluidité naturelle de l’huile d’olive : le tems qu’il lui faut pour s’engraisser est plus ou moins long selon la saison.
On aura un gros pinceau à l’ordinaire qui ne serve qu’à prendre de cette huile. Pour peindre, on en fera faire avec du poil de queues d’hermine ; ce sont les meilleurs, en ce qu’ils se vuident facilement de la couleur & de l’huile dont ils sont chargés quand on a peint.
Il faut avoir un morceau de crystal de roche, ou d’agate ; que ce crystal soit un peu arrondi par les bords ; c’est là-dessus qu’on broyera & délayera ses couleurs : on les broyera & délayera jusqu’à ce qu’elles fassent sous la molette la même sensation douce que l’huile même.
Il faut avoir pour palette un verre ou crystal qu’on tient posé sur un papier blanc ; on portera les couleurs broyées sur ce morceau de verre ou de crystal ; & le papier blanc servira à les faire paroître à l’œil telles qu’elles sont.
Si l’on vouloit faire servir des couleurs broyées du jour au lendemain, on auroit une boîte de la forme de la palette ; on coleroit un papier sur le haut de la boîte ; ce papier soûtiendroit la palette qu’on couvriroit du couvercle même de la boîte ; car la palette ne portant que sur les bords de la boîte, elle n’empêcheroit point que le couvercle ne se pût mettre. Mais il arrivera que le lendemain les couleurs demanderont à être humectées avec de l’huile nouvelle, celle de la veille s’étant engraissée par l’évaporation.
On commencera par tracer son dessein : pour cela, on se servira du rouge de Mars ; on donne alors la préference à cette couleur, parce qu’elle est legere, & qu’elle n’empêche point les couleurs qu’on applique dessus, de produire l’effet qu’on en attend. On dessinera son morceau en entier avec le rouge de Mars ; il faut que ce premier trait soit de la plus grande correction possible, parce qu’il n’y a plus à y revenir. Le feu peut détruire ce que l’artiste aura bien ou mal fait ; mais s’il ne détruit pas, il fixe & les défauts & les beautés. Il en est de cette peinture à-peu-près ainsi que de la fresque ; il n’y en a point qui demande plus de fermeté dans le dessinateur, & il n’y a point de peintres qui soient moins sûrs de leur dessein que les peintres en émail : il ne seroit point difficile d’en trouver la raison dans la nature même de la peinture en émail ; ses inconvéniens doivent rebuter les grands talens.
L’artiste a à côté de lui une poële où l’on entretient un feu doux & modéré sous la cendre ; à mesure qu’il travaille, il met son ouvrage sur une plaque de taule percée de trous, & le fait secher sur cette poële : si on l’interrompt, il le garantit de l’impression de l’air, en le tenant sous un couvercle de carton.
Lorsque tout son dessein est achevé au rouge de Mars, il met sa plaque sur un morceau de taule, & la taule sur un feu doux, ensuite il colorie son dessein comme il le juge convenable. Pour cet effet, il commence par passer sur l’endroit dont il s’occupe, une teinte égale & legere, puis il fait sécher ; il pratique ensuite sur cette teinte les ombres avec la même couleur couchée plus forte ou plus foible, & fait sécher ; il accorde ainsi tout son morceau, observant seulement que cette premiere ébauche soit par-tout extrèmement foible de couleur ; alors son morceau est en état de recevoir un premier feu.
Pour lui donner ce premier feu, il faudra d’abord l’exposer sur la taule percée, à un feu doux, dont on augmentera la chaleur à mesure que l’huile s’évaporera. L’huile à force de s’évaporer, & la piece à force de s’échauffer, il arrivera à celle-ci de se noircir sur toute sa surface : on la tiendra sur le feu jusqu’à ce qu’elle cesse de fumer. Alors on pourra l’abandonner sur les charbons ardens de la poële, & l’y laisser jusqu’à ce que le noir soit dissipé, & que les couleurs soient revenues dans leur premier état : c’est le moment de la passer au feu.
Pour la passer au feu, on observera de l’entretenir chaude ; on chargera le fourneau, comme nous l’avons prescrit plus haut ; c’est le tems même qu’il mettra à s’allumer, qu’on employera à faire sécher la piece sur la poële. Lorsqu’on aura lieu de présumer à la couleur rouge-blanche de la moufle qu’il sera suffisamment allumé ; on placera la piece & sa taule percée sous la moufle, le plus avancées vers le fond qu’on pourra. On observera entre les charbons qui couvriront son entrée, ce qui s’y passera. Il ne faut pas manquer l’instant où la peinture se parfond, on le connoîtra à un poli qu’on verra prendre à la piece sur toute sa surface ; c’est alors qu’il faudra la retirer.
Cette manœuvre est très-critique ; elle tient l’artiste dans la plus grande inquiétude ; il n’ignore pas en quel état il a mis sa piece au feu, ni le tems qu’il a employé à la peindre : mais il ne sait point du-tout comment il l’en retirera, & s’il ne perdra pas en un moment le travail assidu de plusieurs semaines. C’est au feu, c’est sous la moufle que se manifestent toutes les mauvaises qualités du charbon, du métal, des couleurs & de l’émail ; les piquûres, les souflures, les fentes mêmes. Un coup de feu efface quelquefois la moitié de la peinture ; & de tout un tableau bien travaillé, bien accordé, bien fini, il ne reste sur le fond que des piés, des mains, des têtes, des membres épars & isolés ; le reste du travail s’est évanoüi : aussi ai-je oüi dire à des artistes que le tems de passer au feu, quelque court qu’il fût, étoit presque un tems de fievre qui les fatiguoit davantage & nuisoit plus à leur santé, que des jours entiers d’une occupation continue.
Outre les qualités mauvaises du charbon, des couleurs, de l’émail, du métal, auxquelles j’ai souvent oüi attribuer les accidens du feu ; on en accuse quelquefois encore la mauvaise température de l’air, & même l’haleine des personnes qui ont approché de la plaque pendant qu’on la peignoit.
Les artistes vigilans éloigneront d’eux ceux qui auront mangé de l’ail, & ceux qu’ils soupçonneront être dans les remedes mercuriels.
Il faut observer dans l’opération de passer au feu, deux choses importantes ; la premiere de tourner & de retourner sa piece afin qu’elle soit par-tout également échauffée : la seconde, de ne pas attendre à ce premier feu que la peinture ait pris un poli vif ; parce qu’on éteint d’autant plus facilement les couleurs que la couche en est plus legere, & que les couleurs une fois dégradées, le mal est sans remede ; car comme elles sont transparentes, celles qu’on coucheroit dessus dans la suite, tiendroient toûjours de la foiblesse & des autres défauts de celles qui seroient dessous.
Après ce premier feu, il faut disposer la piece à en recevoir un second. Pour cet effet, il faut la repeindre toute entiere ; colorier chaque partie comme il est naturel qu’elle le soit, & la mettre d’accord aussi rigoureusement que si le second feu devoit être le dernier qu’elle eût à recevoir ; il est à propos que la couche des couleurs soit pour le second feu un peu plus forte, & plus caracterisée qu’elle ne l’étoit pour le premier. C’est avant le second feu qu’il faut rompre ses couleurs dans les ombres, pour les accorder avec les parties environnantes : mais cela fait, la piece est disposée à recevoir un second feu. On la fera sécher sur la poële comme nous l’avons prescrit pour le premier, & l’on se conduira exactement de la même maniere, excepté qu’on ne la retirera que quand elle paroîtra avoir pris sur toute sa surface un poli un peu plus vif que celui qu’on lui vouloit au premier feu.
Après ce second feu, on la mettra en état d’en recevoir un troisieme, en la repeignant comme on l’avoit repeinte avant que de lui donner le second ; une attention qu’il ne faudra pas négliger, c’est de fortifier encore les couches des couleurs, & ainsi de suite de feu en feu.
On pourra porter une piece jusqu’à cinq feux ; mais un plus grand nombre feroit souffrir les couleurs, encore faut-il en avoir d’excellentes pour qu’elles puissent supporter cinq fois le fourneau.
Le dernier feu est le moins long ; on reserve pour ce feu les couleurs tendres, c’est par cette raison qu’il importe à l’artiste de les bien connoître. L’artiste qui connoîtra bien sa palette, ménagera plus ou moins de feux à ses couleurs selon leurs qualités. S’il a, par exemple un bleu tenace, il pourra l’employer dès le premier feu ; si au contraire son rouge est tendre, il en différera l’application jusqu’aux derniers feux, & ainsi des autres couleurs. Quel genre de peinture ? combien de difficultés à vaincre ? combien d’accidens à essuyer ? voilà ce qui faisoit dire à un des premiers peintres en émail à qui l’on montroit un endroit foible à retoucher, ce sera pour un autre morceau. On voit par cette réponse combien ses couleurs lui étoient connues : l’endroit qu’on reprenoit dans son ouvrage étoit foible à la vérité, mais il y avoit plus à perdre qu’à gagner à le corriger.
S’il arrive à une couleur de disparoître entierement, on en sera quitte pour repeindre, pourvû que cet accident n’arrive pas dans les derniers feux.
Si une couleur dure a été couchée avec trop d’huile & en trop grande quantité, elle pourra former une croûte sous laquelle il y aura infailliblement des trous : dans ce cas, il faut prendre le diamant & grater la croûte, repasser au feu afin d’unir & de repolir l’endroit, repeindre toute la piece, & surtout se modérer dans l’usage de la couleur suspecte.
Lorsqu’un verd se trouvera trop brun, on pourra le rehausser avec un jaune pâle & tendre ; les autres couleurs ne se rehausseront qu’avec le blanc, &c.
Voilà les principales manœuvres de la peinture en émail, c’est à-peu-près tout ce qu’on peut en écrire ; le reste est une affaire d’expérience & de génie. Je ne suis plus étonné que les artistes d’un certain ordre se déterminent si rarement à écrire. Comme ils s’apperçoivent que dans quelques détails qu’ils pûssent entrer, ils n’en diroient jamais assez pour ceux que la nature n’a point préparés, ils négligent de préscrire des regles générales, communes, grossieres & matérielles qui pourroient à la vérité servir à la conservation de l’art, mais dont l’observation la plus scrupuleuse feroit à peine un artiste médiocre.
Voici des observations qui pourront servir à ceux qui auront le courage de s’occuper de la peinture sur l’émail ou plûtôt sur la porcelaine. Ce sont des notions élémentaires qui auroient leur utilité, si nous avions pû les multiplier, & en former un tout ; mais il faut espérer que quelque homme ennemi du mystere, & bien instruit de tous ceux de la peinture sur l’émail & sur la porcelaine, achevera, rectifiera même dans un traité complet ce que nous ne faisons qu’ébaucher ici. Ceux qui connoissent l’état où sont les choses aujourd’hui, apprétieront les peines que nous nous sommes données, en profiteront, nous sauront gré du peu que nous révélons de l’art, & trouveront notre ignorance, & même nos erreurs très-pardonnables.
1. Toutes les quintessences peuvent servir avec succès dans l’emploi des couleurs en émail. On fait de grands éloges de celle d’ambre ; mais elle est fort chere.
2. Toutes les couleurs sont tirées des métaux, ou des bols dont la teinture tient au feu. Ce sont des argiles colorées par les métaux-couleurs.
3. On tire du safre un très-beau bleu. Le cobolt donne la même couleur, mais plus belle ; aussi celui-ci est-il plus rare & plus cher ; car le safre n’est autre chose que du cobolt adultéré.
4. Tous les verds viennent du cuivre, soit par la dissolution, soit par la calcination.
5. On tire les mars du fer. Ces couleurs sont volatiles ; à un certain degré de feu elles s’évaporent ou se noircissent.
6. Les mars sont de différentes couleurs, selon les différens fondans. Ils varient aussi selon la moindre variété qu’il y ait dans la réduction du métal en safran.
7. La plus belle couleur que l’on puisse se proposer d’obtenir du fer, c’est le rouge. Les autres couleurs qu’on en tire ne sont que des combinaisons de différens dissolvans de ce métal.
8. L’or donnera les pourpres, les carmins, & les violets. La teinture en est si forte, qu’un grain d’or peut colorer jusqu’à 400 fois sa pesanteur de fondant.
9. Les bruns qui viennent de l’or ne sont que des pourpres manqués ; ils n’en sont pas moins essentiels à l’artiste.
10. En général les couleurs qui viennent de l’or sont permanentes. Elles souffrent un degré de feu considérable. Cet agent les altérera pourtant, si l’on porte son action à un degré excessif. Il n’y a guere d’exception à cette regle, que le violet qui s’embellit à la violence du feu.
11. On peut tirer un violet de la manganese ; mais il est plus commun que celui qui vient de l’or.
12. Le jaune n’est pour l’ordinaire qu’un émail opaque qu’on achete en pain, & que l’on broye très fin. On tire encore cette couleur belle, mais foncée, du jaune de Naples.
13. Les pains de verre opaque donnent aussi des verds : ils peuvent être trop durs ; mais on les attendrira par le fondant. Alors leur couleur en deviendra moins foncée.
14. L’étain donnera du blanc.
15. On tirera un noir du fer.
16. Le plomb ou le minium donnera un fondant ; mais ce fondant n’est pas sans défaut. Cependant on s’opiniâtre à s’en servir, parce qu’il est le plus facile à préparer.
17. La glace de Venise, les stras, la rocaille de Hollande, les pierres-à-fusil bien mûres, c’est-à-dire bien noires ; le verre de Nevers, les crystaux de Boheme, le sablon d’Etampes, en un mot toutes les matieres vitrifiables non colorées, fourniront des fondans, entre lesquels un des meilleurs sera la pierre-à fusil calcinée.
18. Entre ces fondans, c’est à l’artiste à donner à chaque couleur celle qui lui convient. Tel fondant est excellent pour le rouge, qui ne vaut rien pour une autre couleur. Et sans aller chercher loin un exemple, le violet & le carmin n’ont pas le même fondant.
19. En général toutes les matieres calcinables & coloriées après l’action du feu, donneront des couleurs pour l’émail.
20. Ces couleurs primitives produisent par leur mêlange une variété infinie de teintes dont l’artiste doit avoir la connoissance, ainsi que de l’affinité & de l’antipathie qu’il peut y avoir entr’elles toutes.
21. Le verd, le jaune, & le bleu, ne s’accordent point avec les mars, quels qu’ils soient. Si vous mettez des mars sur le verd ou le jaune ou le bleu, avant que de passer au feu ; quand votre piece, soit émail, soit porcelaine, sortira de la moufle, les mars auront disparu, comme si l’on n’en avoit point employé. Il n’en sera pas de même, si le verd, le jaune, & le bleu ont été cuits, avant que d’avoir employé les mars.
22. Que tout artiste qui voudra s’essayer à peindre en émail, ait plusieurs inventaires, c’est-à-dire une plaque qui puisse contenir autant de petits quarrés que de couleurs primitives ; qu’il y éprouve ses couleurs dégradées de teintes, selon le plus & le moins d’épaisseur. Si l’on glace d’une même couleur tous ces quarrés de différentes couleurs, on parviendra nécessairement à des découvertes. Le seul inconvénient, c’est d’éviter le mêlange de deux couleurs qui bouillonnent, quand elles se trouvent l’une sur l’autre avant la cuisson.
23. Au reste, les meilleures couleurs mal employées, pourront bouillonner. Les inégalités seules d’épaisseur peuvent jetter dans cet inconvénient ; le lisse s’en altérera. J’entens par le lisse l’égalité d’éclat & de superficie.
24. On peut peindre, soit à l’huile, soit à l’eau. Chacune de ces manieres a ses avantages. Les avantages de l’eau sont d’avoir une palette chargée de toutes les couleurs pour un très-long tems ; de les avoir toutes à la fois sous les yeux, & de pouvoir terminer un morceau en moins de feu, & par conséquent avec moins de danger. D’ailleurs on expédie plus promptement avec l’eau. Quant aux avantages de l’huile, le pointillé est plus facile : il en est de même pour les petits détails ; & cela à cause de la finesse des pinceaux qu’on employe, & la lente évaporation de l’huile que l’on aura eu la précaution d’engraisser au soleil ou au bain-marie.
25. Pour peindre à l’eau, prenez de la couleur en poudre, broyez-la avec de l’eau filtrée : ajoûtez-y la quantité de gomme nécessaire ; laissez-la sécher sur votre palette, en la garantissant de la poussiere jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement seche ; alors prenez un pinceau avec de l’eau pure, enlevez par le frotement avec le pinceau chargé d’eau toute la superficie de votre couleur, pour en séparer la gomme qui se porte toûjours à la surface. Quand vous aurez fait cette opération à toutes vos couleurs, peignez, mais avec le moins d’eau qu’il vous sera possible ; car si votre couleur est trop fluide, elle sera sujette à couler inégalement. Votre surface sera jaspée ; c’est une suite du mouvement que la couleur aura conservé après que l’artiste aura donné sa touche, & de la pente du fluide qui aura entraîné la couleur ; la richesse de la teinte en souffrira aussi. Elle deviendra livide, plombée, louche, ce que les Peintres appellent noyée. Employez donc vos couleurs les plus seches qu’il vous sera possible, & le plus également ; vous éviterez en même tems les épaisseurs. Lorsque vous voudrez mettre une teinte sur une autre, opérez de maniere que vous ne passiez le pinceau qu’une seule fois sur le même endroit. Attendez que la couleur soit seche pour en remettre une autre par-dessus, sans quoi vous vous exposerez à délayer celle de dessous ; inconvénient dans lequel on tombe nécessairement, lorsqu’appliquant la couleur supérieure à plusieurs reprises, le pinceau va & revient plusieurs fois sur la couleur inférieure. Si vos contours ont besoin d’être châtiés, prenez, pour les diminuer d’épaisseur, une pointe d’ivoire ou de boüis, & les rendez corrects en retranchant le superflu avec cette pointe ; évitez sur-tout le trop de gomme dans vos couleurs. Quand elles sont trop gommées, elles se déchirent par veines, & laissent au sortir du feu, en se ramassant sur elles-mêmes, des petites traces qui forment comme un réseau très-fin, & le fond paroît à-travers ces traces, qui sont comme les fils du réseau. N’épargnez pas les expériences, afin de constater la juste valeur de vos teintes. N’employez que celles dont vous serez parfaitement sûr, tant pour la quantité de gomme que pour l’action du feu ; vous remédieriez au trop de gomme, en rebroyant les couleurs à l’eau, & y rajoûtant une quantité suffisante de couleurs en poudre.
26. Le blanc est ami de toutes les couleurs ; mêlé avec le carmin, il donne une teinte rose, plus ou moins foncée, selon le plus ou le moins de carmin.
27. Le blanc & le pourpre donnent le lilas ; ajoûtez-y du bleu, & vous aurez un violet clair. Sa propriété sera d’éclaircir les couleurs, en leur donnant de l’opacité.
28. Le bleu & le jaune produiront le verd. Plus de jaune que de bleu donnera un verd plus foncé & plus bleu.
29. L’addition du violet rendra le noir plus beau & plus fondant, & l’empêchera de se déchirer ; ce qui lui arrive toûjours, quand il est employé seul.
30. Le bleu & le pourpre formeront un violet.
31. Le bleu ne perdra jamais sa beauté, à quelque feu que ce soit.
32. Les verds, jaunes, pourpres, & carmins, ne s’évaporent point ; mais leurs teintes s’affoiblissent, & leur fraîcheur se fane.
33. Les mars sont tous volatils ; le fer se revivifiant par la moindre fumée, l’étincelle la plus legere, ils deviennent noirs & non brillans.
Voilà l’alphabet assez incomplet de celui qui se propose de peindre, soit sur l’émail, soit sur la porcelaine.
Nous avons indiqué seulement les matieres d’où l’on tire les couleurs ; si nous pouvons parvenir à connoître les procédés qu’il faut suivre pour les tirer, nous les donnerons à l’article Porcelaine. Parmi tant de personnes qui s’intéressent au succès de cet Ouvrage, ne s’en trouvera-t-il aucune qui lui fasse ce présent ?
III. L’art d’employer les émaux transparens & clairs. Ce travail ne se peut faire que sur l’or ; ou, si l’on veut appliquer des émaux clairs & transparens sur le cuivre, il faut (selon quelques auteurs) mettre au fond du champlever une couche de verre ou d’émail noir, & couvrir cette couche d’une feuille d’or qui reçoive ensuite les autres émaux. Quant au travail sur l’or, on commencera par tracer son dessein sur la plaque, par la champlever, & par exécuter, comme en bas-relief, au fond du champlever, toutes ses figures, de maniere que leur point le plus élevé soit cependant inférieur au filet de la plaque. La raison en est évidente ; car ce sont les différentes distances du fond à la surface qui font les ombres & les clairs : mais comme une peinture en général n’est qu’un assemblage d’ombres & de clairs convenablement distribués, on parvient à grouper des figures dans le genre même de peinture dont il s’agit.
On prétend qu’il faut que l’or employé soit très-pur ; parce que les émaux clairs mis sur un or bas, plombent, c’est-à-dire qu’il s’y forme un louche qui en obscurcit la couleur & la bordure.
Lorsque la plaque a été ébauchée à l’échope, on la finit avec des outils dont le tranchant est mousse, parce qu’il faut que tout l’ouvrage soit coupé d’un poli bruni, sans quoi on appercevroit au-travers des émaux les traits grossiers du dessein.
Cela fait, il faut broyer des émaux. Les broyer pour cette espece de peinture, c’est seulement les mettre en grain, ensorte qu’on les sente graveleux sous le doigt. Plus on pourra les employer gros, plus les couleurs seront belles.
On charge comme pour l’émail ordinaire, observant de distribuer sur chaque partie du dessein la couleur qu’on croit lui convenir, si le sujet est à plusieurs couleurs ; & de charger également par-tout, si c’est un camayeu.
On voit combien il seroit à souhaiter pour la perfection de cette peinture, qu’on eût quelque matiere transparente & molle, qui pût recevoir toutes sortes de couleurs, & dont on pût remplir & vuider facilement le champlever de la piece. L’artiste, à l’aide de cette matiere, verroit d’avance l’effet de ses émaux, donneroit à son champlever, ou plûtôt aux parties de son bas-relief, les profondeurs convenables ; distribueroit d’une maniere plus sûre & mieux entendue ses ombres & ses clairs, & formeroit un tableau beaucoup plus parfait. Je ne sais si le vernis à l’eau de cire de M. Bachelier, n’auroit pas toutes les conditions requises pour cet usage (voyez l’article Encaustique). L’idée de perfectionner ainsi l’art d’employer les émaux transparens, est de M. de Montami, qui, au milieu d’une infinité de distractions, sait trouver des instans à donner à l’étude des Sciences & des Arts, qu’il aime & qu’il cultive en homme que la nature avoit évidemment destiné à les perfectionner.
Lorsque la piece est chargée, on la laisse secher à l’air libre. Pour la passer au feu, on allume le fourneau à l’ordinaire ; quand il est assez chaud, on présente la piece à l’entrée de la moufle ; si elle fume, on la laisse sécher ; si elle ne fume pas, on la laisse un peu s’échauffer : on la pousse ensuite tout-à-fait sous la moufle ; on l’y tient jusqu’à ce que les émaux se soient fondus comme à l’ordinaire.
Après ce premier feu, on la charge une seconde fois, mais seulement aux endroits où l’émail s’est trop affaissé, & qui se trouvent trop bas. La premiere fois la piece avoit été également chargée par-tout, & les émaux s’elevoient un peu au-dessus du niveau de la plaque.
Après que la piece a été rechargée d’émail, on la passe au feu comme la premiere fois.
Cela fait, il s’agit d’user les émaux avec le grais. Cette manœuvre ne s’exécute pas autrement que nous l’avons prescrit dans l’art de peindre sur l’émail blanc. Lorsque la piece est usée, on la repasse au feu qui l’unit & la polit ; & l’ouvrage est achevé. Au lieu d’user & de polir ces émaux, comme nous l’avons dit de l’émail blanc, on peut y employer le lapidaire.
Les émailleurs en émaux clairs & transparens, ont deux verds ; le verd de pré, & le verd d’aigue marine ; deux jaunes, un pâle & un foncé ; deux bleux, un foncé & un noir ; un violet ; un couleur de rose, & un rouge. Les émaux transparens, purpurins & violets, viennent très-beaux sur l’argent ; mais ils s’y attachent mal.
La manœuvre du feu est la même pour toutes ces couleurs, excepté pour le rouge ; encore y a-t-il un rouge que les Artistes appellent le pont-aux-ânes, parce qu’il vient rouge sans art, & qu’il se trouve quelquefois aussi beau que celui qu’on traite avec beaucoup de peine & de soin.
Quant à l’autre rouge, voici comment il s’employe. Il faut le broyer à l’ordinaire, & l’appliquer sur un or à vingt-trois carats, si l’on veut qu’il soit beau ; car le moindre alliage le gâte. Si l’or est absolument pur, le rouge viendra le plus beau qu’il est possible.
Quand il est broyé, on le charge à l’ordinaire, en deux feux qu’il faut lui donner les plus violens. Il sort de ces feux d’une belle couleur de paille.
Si l’on veut que la piece soit usée, c’est alors qu’il faut l’user. Ensuite on fait revenir l’émail de couleur rouge, en le présentant à l’entrée de la moufle, & tournant & retournant la piece, jusqu’à ce que le rouge ait pris une teinte égale.
Il faut que la piece soit refroidie, quand on la présente à l’entrée de la moufle.
Pour connoître ses couleurs, il faut que l’artiste ait de petits morceaux d’or où il a pratiqué autant de logemens champlevés, qu’il a de couleurs. Il en flinquera le fond avec un instrument poli : il les chargera ensuite, & les passera au feu ; voilà ce qui lui tiendra lieu de palette, & ce qui le dirigera dans l’application de ses émaux.
Parmi les émaux clairs & transparens, il y en a beaucoup de défectueux. Leur défaut est de laisser trop peu de tems à l’artiste pour charger sa piece. Pour peu qu’il soit lent à cette opération, leurs couleurs deviennent louches & bourbeuses, ce dont on ne s’apperçoit malheureusement qu’au sortir du feu.
Il est donc important de charger vîte, & plus encore de n’avoir point de ces émaux dont les couleurs sont inconstantes.
On présume que c’est l’eau qui les altere ; cependant il y en a de si bonnes, qu’on les garderoit huit jours entiers dans l’eau, sans qu’elles perdissent rien de leur éclat.
IV. L’art d’employer l’émail à la lampe. C’est de tous les arts que je connoisse un des plus agréables & des plus amusans : il n’y a aucun objet qu’on ne puisse exécuter en émail par le moyen du feu de la lampe, & cela en très-peu de tems, & plus ou moins parfaitement selon qu’on a une moindre ou une plus grande habitude de manier les émaux, & une connoissance plus ou moins étendue de l’art de modeler. Pour exceller dans ce genre, il seroit donc à-propos de commencer par apprendre le dessein pendant quelque tems, & de s’occuper ensuite avec quelqu’assiduité à modeler toutes sortes d’objets & de figures.
Pour travailler à la lampe, il faut commencer par se procurer des tubes de verre de toutes sortes de grosseur & de toutes sortes de couleurs ; des tubes d’émail de toutes sortes de grosseur & de toutes sortes de couleurs ; & des baguettes d’émail de verre solides de toutes sortes de grosseur & de toutes sortes de couleurs.
Il faut avoir une table large & haute à discrétion, autour de laquelle on puisse placer commodément plusieurs lampes & plusieurs ouvriers, & sous laquelle on ait adapté un grand soufflet à double vent, que l’un des ouvriers met en mouvement avec le pié, pour aviver & exciter la flamme des lampes, qui étendue en longueur par ce moyen, & resserrée dans un espace infiniment étroit, relativement à celui qu’elle occupoit auparavant, en devient d’une ardeur & d’une vivacité incroyable. Voyez dans nos Planches d’Emailleur cette table & ce soufflet.
Il faut que des rainures pratiquées dans l’épaisseur du dessous de la table, & recouvertes de parchemin, servent à conduire le vent à des tuyaux placés devant chaque lampe. Ces tuyaux sont de verre ; ils sont recourbés par le bout qui dirige le vent dans le corps de la flamme de la lampe. Le trou dont ils sont percés à ce bout est assez petit. Il s’aggrandit à l’user, mais on le retrécit au feu de la lampe même, en le tournant quelque tems à ce feu. Il faut avoir plusieurs de ces tuyaux, qui font la fonction de chalumeaux, afin d’en rechanger quand il en est besoin : on les appelle porte-vents.
Afin que l’ouvrier ne soit point incommodé de l’ardeur de la lampe, il y a entre la lampe & lui un morceau de bois quarré, ou une platine de fer-blanc, qu’on appelle un éventail. L’éventail est fixé dans l’établi par une queue de bois, & l’ombre en est jettée sur le visage de l’ouvrier.
La lampe est de cuivre ou de fer-blanc. Elle est composée de deux pieces ; l’une, qu’on nomme la boîte, & l’autre, qui retient le nom de lampe : cette derniere est contournée en ovale ; sa surface est plate, sa hauteur est d’environ 2 pouces, & sa largeur d’environ 6 pouces. C’est dans sa capacité qu’on verse l’huile & qu’on met la meche. La meche est un gros faisceau de coton ; c’est de l’huile de navette qu’on brûle. La boîte dans laquelle la lampe est contenue, ne sert qu’à recevoir l’huile que l’ébullition causée par la chaleur du feu pourroit faire répandre. Une piece quarrée d’un pouce de hauteur, soûtient & la boîte & la lampe. Voyez cette lampe dans nos figures d’Emailleur.
Il est très-à-propos qu’il y ait au-dessus des lampes un grand entonnoir renversé, qui recçoive la fumée & qui la porte hors de l’attelier.
On conçoit aisément qu’il faut que l’attelier de l’émailleur à la lampe soit obscur, & ne reçoive point de jour naturel, sans quoi la lumiere naturelle éclipseroit en partie la lumiere de la lampe, & l’ouvrier n’appercevant plus celle-ci assez distinctement, ne travailleroit pas avec assez de sûreté.
L’attelier étant ainsi disposé & garni de plusieurs autres instrumens dont nous ferons mention ci-après, il s’agit de travailler. Nous n’entrerons point dans le détail de tous les ouvrages qu’on peut former à la lampe : nous avons averti plus haut, qu’il n’y avoit aucun objet qu’on ne pût imiter. Il suffira d’exposer la manœuvre générale des plus importans.
Les lampes garnies & allumées, & le soufflet mis en action, si l’émailleur se propose de faire une figure d’homme ou d’animal, qui soit solide, & de quelque grandeur, il commence par former un petit bâti de-fil-d’archal ; il donne à ce petit bâti la disposition générale des membres de la figure à laquelle il servira de soûtien. Il prend le bâti d’une main, & une baguette d’émail solide de l’autre : il expose cet émail à la lampe ; & lorsqu’il est suffisamment en fusion, il l’attache à son fil-d’archal, sur lequel il le contourne par le moyen du feu, de ses pinces rondes & pointues, de ses fers pointus, & de ses lames de canif, tout comme il le juge à-propos ; car les émaux qu’il employe sont extrèmement tendres, & se modelent au feu comme de la pâte : il continue son ouvrage comme il l’a commencé, employant & les émaux, & les verres, & les couleurs, comme il convient à l’ouvrage qu’il a entrepris.
Si la figure n’est pas solide, mais qu’elle soit creuse, le bâti de fil-d’archal est superflu : l’émailleur se sert d’un tube d’émail ou de verre creux, de la couleur dont il veut le corps de sa figure ; quand il a suffisamment chauffé ce tube à la lampe, il le souffle ; l’haleine portée le long de la cavité du tube jusqu’à son extrémité qui s’est bouchée en se fondant, y est arrêtée, distend l’émail par l’effort qu’elle fait en tout sens, & le met en bouteille : l’émailleur, à l’aide du feu & de ses instrumens, fait prendre à cette bouteille la forme qu’il juge à-propos ; ce sera, si l’on veut, le corps d’un cygne : lorsque le corps de l’oiseau est formé, il en allonge & contourne le cou ; il forme le bec & la queue ; il prend ensuite des émaux solides de la couleur convenable, avec lesquels il fait les yeux, il ourle le bec, il forme les ailes & les pattes, & l’animal est achevé.
Une petite entaille pratiquée avec le couperet à l’endroit où le tube commence & la piece finit, en détermine la séparation ; ou cette séparation se fait à la lampe, ou d’un petit coup.
Ce que nous venons de dire est applicable à une infinité d’ouvrages différens. Il est incroyable avec quelle facilité les fleurs s’expédient. On se sert d’un fil-d’archal, dont l’extrémité sert de soûtien ; le corps de la fleur & ses feuilles s’exécutent avec des émaux & des verres creux ou solides, & de la couleur dont il est à-propos de se servir selon l’espece de fleur.
Si l’on jette les yeux sur un attelier d’émailleur composé d’un grand nombre de lampes & d’ouvriers, on en verra, ou qui soufflent des bouteilles de barometre & de thermometre, ou dont la lampe est placée sur le bout de l’établi, & qui tenant la grande pince coupante, lutent au feu & séparent à la pince des vaisseaux lutés hermétiquement ; ou qui exposant au feu une bande de glace de miroir filent l’aigrette ; l’un tient la bande de glace au feu, l’autre tire le fil & le porte sur le dévidoir, qu’il fait tourner de la plus grande vîtesse, & qui se charge successivement d’un écheveau de fil de verre d’une finesse incroyable, sans qu’il y ait rien de plus composé dans cette opération que ce que nous venons d’en dire (voyez l’article Ductilité). Lorsque l’écheveau est formé, on l’arrête & on le coupe à froid de la longueur qu’on veut : on lui donne communément depuis dix pouces jusqu’à douze. On se sert pour le couper de la lime ou du couperet, qui fait sur l’émail l’effet du diamant ; il l’entaille legérement, & cette entaille legere dirige sûrement la cassure, de quelque grosseur que soit le filet. Voyez Verre.
Tous les émaux tirés à la lampe sont ronds ; si l’on veut qu’ils soient plats, on se sert pour les applatir d’une pince de fer dont le mords est quarré : il faut se servir de cette pince, tandis qu’ils sont encore chauds.
On verra d’autres ouvriers qui souffleront de la poudre brillante. Le secret de cette poudre consiste à prendre un tuyau capillaire de verre ; à en exposer l’extrémité au feu de la lampe, ensorte qu’elle se fonde & se ferme, & à souffler dans le tube : l’extrémité qui est en fusion forme une bouteille d’un si grand volume, qu’elle n’a presque plus d’épaisseur. On laisse refroidir cette bouteille, & on la brise en une infinité de petits éclats : ce sont ces petits éclats qui forment la poudre brillante. On donne à cette poudre des couleurs différentes, en la composant des petits éclats de bulles formées de verres de différentes couleurs.
Les jayets factices dont on se sert dans les broderies, sont aussi faits d’émail. L’artifice en est tel, que chaque petite partie a son trou par où la soie peut passer. Ces trous se ménagent en tirant le tube creux en long. Quand il n’a plus que le diametre qu’on lui veut, on le coupe avec la lime ou le couperet. Les maillons dont on se sert dans le montage des métiers de plusieurs ouvriers en soie, ne se font pas autrement.
On fait avec l’émail des plumes avec lesquelles on peut écrire & peindre. On en fait aussi des boutons : on a des moules pour les former, & des ciseaux pour les couper.
On en travaille des yeux artificiels, des cadrans de montre, des perles fausses. Dans un attelier de perles soufflées, les uns soufflent ou des perles à olive, ou des perles rondes ; d’autres des boucles d’oreille, ou des perles baroques. Ces perles passent des mains de l’émailleur, entre les mains de différentes ouvrieres ; leur travail est de souffler la couleur d’écaille de poisson dans la perle ; de sasser les perles dans le carton, afin d’étendre la couleur au-dedans de la perle ; de remplir la perle de cire ; d’y passer un petit papier roulé ; de mettre les perles en collier, &c. Voyez ce travail à l’article Perle. Voyez aussi nos Planches d’Emailleur.
Lorsque l’émailleur travaille, il est assis devant sa table, le pié sur la marche qui fait hausser & baisser le soufflet, tenant de la main gauche l’ouvrage qu’il veut émailler, ou les fils-de-fer ou de laiton qui serviront de soûtien à sa figure, conduisant de la main droite le fil d’émail amolli par le feu de la lampe, & en formant des ouvrages avec une adresse & une patience également admirables.
Il est très-difficile de faire à la lampe de grandes pieces ; on n’en voit guere qui passent quatre, cinq, six pouces.
Nous ne finirons pas cet article, sans indiquer un usage assez important de la lampe de l’émailleur ; c’est de pouvoir facilement y réduire une petite quantité de chaux métallique, ou y essayer une pareille quantité de minéral. Pour cet effet il faut pratiquer un creux dans un charbon de bois, y mettre la chaux à réduire, ou la matiere à fondre, & faire tomber dessus la flamme de la lampe. On voit que c’est encore un moyen très-expéditif pour souder.
* Email, (Anat.) L’émail de la dent est une matiere tout-à-fait différente de l’os ; il est composé d’une infinité de petits filets qui sont attachés sur l’os par leurs racines, à-peu-près comme les ongles & les cornes. On distingue très-facilement l’émail dans une dent cassée ; on y voit tous ces filets prendre leur origine vers la partie de l’os qui touche la gencive, s’incliner vers l’os, & se coucher les uns sur les autres, de maniere qu’ils sont presque perpendiculaires sur la base de la dent : par ce moyen, ils résistent davantage à l’effort. M. de la Hire le fils a observé que dans les adultes l’os de la dent ne croît point, mais seulement l’émail ; il est persuadé que les filets de cet émail s’étendent comme ceux des ongles. Si l’émail d’une dent se détruit, l’os se carie, & la dent périt. Voyez Dent. Voyez les mémoires de l’académie, ann. 1699.
Email, terme de Blason, qui se dit de la diversité des couleurs & des métaux dont un écu est chargé. Les métaux sont or & argent ; & les couleurs, azur, gueules, sinople, pourpre, & sable. On représente ces sept émaux sur les tailles-douces, par le moyen des hachures. L’or est pointillé, & l’argent tout blanc ; l’azur qui est bleu, est représenté par des traits tirés horisontalement ; le gueules, qui est rouge, par des traits perpendiculaires ; le sinople ou le verd, par des traits diagonaux de droite à gauche ; le pourpre, dont on se sert pour les raisins, les mûres & quelques autres fruits, par des traits diagonaux de gauche à droite ; & le sable, qui est noir, par des traits croisés. Les émaux du Blason sont venus des anciens jeux du cirque, qui ont passé aux tournois, où le blanc, le bleu, le rouge, & le verd, distinguoient les quadrilles les uns des autres. Domitien, au rapport de Suétone, y en ajoûta une cinquieme vêtue d’or, & une sixieme habillée de pourpre. Le sable est venu des chevaliers qui portoient le deuil. Voyez Blason.