L’Encyclopédie/1re édition/ELÉGIE

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ELÉGIE, s. f. (Belles-Lettres.) petit poëme dont les plaintes & la douleur sont le principal caractere.


La plaintive élégie en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.

Boil. Art poët.

Nous disons le principal caractere, car bien que ce poëme se fixe ordinairement aux objets lugubres, il ne s’y borne pourtant pas uniquement :


Elle peint des amans la joie & la tristesse,
Flate, menace, irrite, appaise une maîtresse.

Ibidem.

Les Grammairiens sont partagés sur l’étymologie de ce nom : Vossius, après Dydime, le tire du grec ἒ ἔ λέγειν, dire hélas. L’élégie fut ainsi nommée, parce qu’elle étoit remplie de l’exclamation ἒ ἔ, si familiere aux poëtes tragiques, & qui échappe si naturellement aux personnes affligées.

Le vrai caractere de l’élégie consiste dans la vivacité des pensées, dans la délicatesse des sentimens, dans la simplicité des expressions.

La diction dans l’élégie doit être nette, aisée & claire, tendre & pathétique ; peindre les mœurs, n’admettre ni pointes ni jeux de mots ; & le sens de chaque pensée (au moins dans l’élégie latine) doit être renfermé dans chaque distique. Voyez mém. de l’acad. des Belles-Lettres, tome VII. (G)

L’élégie dans sa simplicité touchante & noble, réunit tout ce que la Poésie a de charmes, l’imagination & le sentiment ; c’est cependant, depuis la renaissance des Lettres, l’un des genres de poésie qu’on a le plus négligés : on y a de plus attaché l’idée d’une tristesse fade, soit qu’on ne distingue pas assez la tendresse de la fadeur ; soit que les poëtes, sur l’exemple desquels cette opinion s’est établie, ayent pris eux-mêmes le style doucereux pour le style tendre.

Il n’est donc pas inutile de développer ici le caractere de l’élégie, d’après les modeles de l’antiquité.

Comme les froids législateurs de la Poésie n’ont pas jugé l’élégie digne de leur sévérité, elle joüit encore de la liberté de son premier âge. Grave ou legere, tendre ou badine, passionnée ou tranquille, riante ou plaintive à son gré, il n’est point de ton, depuis l’héroïque jusqu’au familier, qu’il ne lui soit permis de prendre. Properce y a décrit en passant la formation de l’univers, Tibulle les tourmens du tartare ; l’un & l’autre en ont fait des tableaux dignes tour-à-tour de Raphaël, du Correge & de l’Albane : Ovide ne cesse d’y joüer avec les fleches de l’Amour.

Cependant pour en déterminer le caractere par quelques traits plus marqués, nous la diviserons en trois genres, le passionné, le tendre, & le gracieux.

Dans tous les trois elle prend également le ton de la douleur & de la joie ; car c’est sur-tout dans l’élégie que l’Amour est un enfant qui pour rien s’irrite & s’appaise, qui pleure & rit en même tems. Par la même raison, le tendre, le passionné, le gracieux, ne sont pas des genres incompatibles dans l’élégie amoureuse ; mais dans leur mélange il y a des nuances, des passages, des gradations à ménager. Dans la même situation où l’on dit torqueor infelix ! on ne doit pas comparer la rougeur de sa maîtresse convaincue d’infidélité, à la couleur du ciel, au lever de l’aurore, à l’éclat des roses parmi les lis, &c. (Ovid. Amor. lib. II. el. 5.) Au moment où l’on crie à ses amis : Enchaînez-moi, je suis un furieux, j’ai battu ma maîtresse, on ne doit penser ni aux fureurs d’Oreste, ni à celles d’Ajax. (Ov. lib. I. el. 7.) Que ces écarts sont bien plus naturels dans Properce ! On m’enleve ce que j’aime, dit-il à son ami, & tu me défends les larmes ! Il n’y a d’injures sensibles qu’en amour… c’est par-là qu’ont commencé les guerres, c’est par-là qu’à péri Troye… Mais pourquoi recourir à l’exemple des Grecs ? C’est toi, Romulus, qui nous as donné celui du crime ; en enlevant les Sabines, tu appris à tes neveux à nous enlever nos amantes, &c. (Lib. II. el. 7.)

En général, le sentiment domine dans le genre passionné, c’est le caractere de Properce ; l’imagination domine dans le gracieux, c’est le caractere d’Ovide. Dans le premier l’imagination modeste & soûmise ne se joint au sentiment que pour l’embellir, & se cache en l’embellissant, subsequiturque. Dans le second le sentiment humble & docile ne se joint à l’imagination que pour l’animer, & se laisse couvrir des fleurs qu’elle répand à pleines mains. Un coloris trop brillant refroidiroit l’un, comme un pathétique trop fort obscurciroit l’autre. La passion rejette la parure des graces, les graces sont effrayées de l’air sombre de la passion ; mais une émotion douce ne les rend que plus touchantes & plus vives : c’est ainsi qu’elles regnent dans l’élégie tendre, & c’est le genre de Tibulle.

C’est pour avoir donné à un sentiment foible le ton du sentiment passionné, que l’élégie est devenue fade. Rien n’est plus insipide qu’un desespoir de sang froid. On a cru que le pathétique étoit dans les mots ; il est dans les tours & dans les mouvemens du style. Ce regret de Properce après s’être éloigné de Cinthie,

Nonne fuit melius dominæ pervincere mores ?


ce regret, dis-je, seroit froid. Mais combien la réflexion l’anime !

Quamvis dura, tamen rara puella fuit.


C’est une étude bien intéressante que celle des mouvemens de l’ame dans les élégies de ce poëte, & de Tibulle son rival ! Je veux, dit Ovide, que quelque jeune homme blessé des mêmes traits que moi, reconnoisse dans mes vers tous les signes de sa flamme, & qu’il s’écrie après un long étonnement : qui peut avoir appris à ce poëte à si bien peindre mes malheurs ? C’est la regle générale de la poésie pathétique. Ovide la donne ; Tibule & Properce la suivent, & la suivent bien mieux que lui.

Quelques poëtes modernes se sont persuadés que l’élégie plaintive n’avoit pas besoin d’ornemens : non sans doute, lorsqu’elle est passionnée. Une amante éperdue n’a pas besoin d’être parée pour attendrir en sa faveur ; son desordre, son égarement, la pâleur de son visage, les ruisseaux de larmes qui coulent de ses yeux, sont les armes de sa douleur, & c’est avec ces traits que la pitié nous pénetre. Il en est ainsi de l’élégie passionnée.

Mais une amante qui n’est qu’affligée, doit réunir pour nous émouvoir les charmes de la beauté, la parure, ou plûtôt le négligé des graces. Telle doit être l’élégie tendre, semblable à Corine au moment de son réveil :


Sæpe etiam nondùm digestis mane capillis,
Purpureo jacuit semi supina thoro ;
Tumque fuit neglecta decens.


Un sentiment tranquille & doux, tel qu’il regne dans l’élégie tendre, a besoin d’être nourri sans cesse par une imagination vive & féconde. Qu’on se figure une personne triste & rêveuse qui se promene dans une campagne, où tout ce qu’elle voit lui retrace l’objet qui l’occupe sous mille faces nouvelles : telle est dans l’élégie tendre la situation de l’ame à l’égard de l’imagination. Quels tableaux ne se fait-on pas dans ces douces rêveries ? Tantôt on croit voyager sur un vaisseau avec ce qu’on aime, on est exposé à la même tempête ; on dort sur le même rocher, & à l’ombre du même arbre ; on se desaltere à la même source ; soit à la poupe, soit à la proue du navire, une planche suffit pour deux ; on souffre tout avec plaisir ; qu’importe que le vent du midi, ou celui du nord, enfle la voile, pourvû qu’on ait les yeux attachés sur son amante ? Jupiter embraseroit le vaisseau, on ne trembleroit que pour elle. Prop. l. II. él. 28. Tantôt on se peint soi-même expirant ; on tient d’une défaillante main la main d’une amante éplorée ; elle se précipite sur le lit où l’on expire ; elle suit son amant jusque sur le bûcher ; elle couvre son corps de baisers mêlés de larmes ; on voit les jeunes garçons & les jeunes filles revenir de ce spectacle les yeux baissés & mouillés de pleurs ; on voit son amante s’arrachant les cheveux, & se déchirant les joues ; on la conjure d’épargner les manes de son amant, de modérer son desespoir. Tib. l. I. él. 1. C’est ainsi que dans l’élégie tendre, le sentiment doit être sans cesse animé par les tableaux que l’imagination lui présente. Il n’en est pas de même de l’élégie passionnée, l’objet présent y remplit toute l’ame ; la passion ne rêve point.

On peut entrevoir quel est le ton du sentiment dans Tibulle & dans Properce, par les extraits que nous en avons donnés, n’ayant pas osé les traduire. Mais ce n’est qu’en les lisant dans l’original, qu’on peut sentir le charme de leur style : tous deux faciles avec précision, véhémens avec douceur, pleins de naturel, de délicatesse, & de graces. Quintilien regarde Tibule comme le plus élégant & le plus poli des poëtes élégiaques latins ; cependant il avoue que Properce a des partisans qui le préferent à Tibulle, & nous ne dissimulerons pas que nous sommes de ce nombre. A l’égard du reproche qu’il fait à Ovide d’être ce qu’il appelle lascivior ; soit que ce mot-là signifie moins châtié, ou plus diffus, ou trop livré à son imagination, trop amoureux de son bel esprit, nimiùm amator ingenii sui, ou d’une mollesse trop négligée dans son style (car on ne sauroit l’entendre comme le lasciva puella de Virgile, d’une volupté folâtre) ; ce reproche dans tous ces sens est également fondé. Aussi Ovide n’a-t-il excellé que dans l’élégie gracieuse, où les négligences sont plus excusables.

Aux traits dont Ovide s’est peint à lui-même l’élégie amoureuse, on peut juger du style & du ton qu’il lui a donnés.

Venit odoratos elegia nexa capillos
. . . . . . . . . . . . . . .
Forma decens, vestis tenuissima, cultus amantis.
. . . . . . limis subrisit ocellis.
Fallor ? an in dextrâ myrthea virga fuit ?


Il y prend quelquefois le ton plaintif ; mais ce ton-là même est un badinage.

Croyez qu’il est des dieux sensibles à l’injure,
Après mille sermens Corine se parjure.
En a-t-elle perdu quelqu’un de ses attraits,
Ses yeux sont-il, moins beaux, son teint est-il moins frais ?
Ah ce Dieu, s’il en est, sans doute aime les belles ;
Et ce qu’il nous défend, n’est permis que pour elles !

L’amour avec ce front riant & cet air leger, peut être aussi ingénieux, aussi brillant que l’on veut. La parure sied bien à la coquetterie ; c’est elle qui peut avoir les cheveux entrelacés de roses. C’est sur le ton galant qu’un amant peut dire :

Cherche un amant plus doux, plus patient que moi ;
Du tribut de mes vœux ma poupe couronnée
Brave au port les fureurs de l’onde mutinée.


C’est-là que seroit placée cette métaphore si peu naturelle, dans une élégie sérieuse :

Nec procul à metis quas pene tenere videbar,
 Curriculo gravis est facta ruina meo.

Trist. l. IV. él. 8.

Tibulle & Properce rivaux d’Ovide dans l’élégie gracieuse, l’ont ornée comme lui de tous les thrésors de l’imagination. Dans Tibulle, le portrait d’Apollon qu’il voit en songe ; dans Properce, la peinture des champs élisées ; dans Ovide, le triomphe de l’amour, le chef-d’œuvre de ses élégies, sont des tableaux ravissans : & c’est ainsi que l’élégie doit être parée de la main des graces toutes les fois qu’elle n’est pas animée par la passion, ou attendrie par le sentiment. C’est à quoi les modernes n’ont pas assez réfléchi : chez eux, le plus souvent l’élégie est froide & négligée, & par conséquent plate & ennuyeuse : car il n’y a que deux moyens de plaire ; amuser, ou émouvoir.

Nous n’avons encore parlé ni des héroïdes d’Ovide, qu’on doit mettre au rang des élégies passionnées, ni de ses tristes dont son exil est le sujet, & que l’on doit compter parmi les élégies tendres.

Sans ce libertinage d’esprit, cette abondance d’imagination qui refroidit presque par-tout le sentiment dans Ovide, ses héroïdes seroient à côté des plus belles élégies de Properce & de Tibulle. On est d’abord surpris d’y trouver plus de pathétique & d’intérêt, que dans les tristes. En effet il semble qu’un poëte doit être plus émû & plus capable d’émouvoir en déplorant ses malheurs, qu’en peignant les malheurs d’un personnage imaginaire. Cependant Ovide est plein de chaleur, lorsqu’il soûpire au nom de Penelope après le retour d’Ulysse ; il est glacé, lorsqu’il se plaint lui-même des rigueurs de son exil à ses amis & à sa femme. La premiere raison qui se présente de la foiblesse de ses derniers vers, est celle qu’il en donne lui-même.

Da mihi Mæoniden, & tot circumspice casus ;
Ingenium tantis excidet omne malis.

« Qu’on me donne un Homere en bute au même sort,
Son génie accablé cédera sous l’effort ».


Mais le malheur qui émousse l’esprit, qui affaisse l’imagination, & qui énerve les idées, semble devoir attendrir l’ame & remuer le sentiment : or c’est le sentiment qui est la partie foible de ces élégies, tandis qu’il est la partie dominante des héroïdes. Pourquoi ? parce que la chaleur de son génie étoit dans son imagination, & qu’il s’est peint les malheurs des autres bien plus vivement qu’il n’a ressenti les siens. Une preuve qu’il les ressentoit foiblement, c’est qu’il les a mis en vers :

Ses foibles déplaisirs s’amusent à parler,
Et quiconque se plaint, cherche à se consoler.


A plus forte raison, quiconque se plaint en cadence. Cependant il semble ridicule de prétendre qu’Ovide exilé de Rome dans les deserts de la Scythie, ne fût point pénétré de son malheur. Qu’on lise pour s’en convaincre cette élégie où il se compare à Ulysse ; que d’esprit, & combien peu d’ame ! Osons le dire à l’avantage des Lettres : le plaisir de chanter ses malheurs, en étoit le charme : il les oublioit en les racontant : il en eût été accablé, s’il ne les eût pas écrits ; & si l’on demande pourquoi il les a peints froidement, c’est parce qu’il se plaisoit à les peindre.

Mais lorsqu’il veut exprimer la douleur d’un autre, ce n’est plus dans son ame, c’est dans son imagination qu’il en puise les couleurs : il ne prend plus son modele en lui-même, mais dans les possibles : ce n’est pas sa maniere d’être, mais sa maniere de concevoir qui se reproduit dans ses vers ; & la contention du travail qui le déroboit à lui-même, ne fait que lui représenter plus vivement un personnage supposé. Ainsi Ovide est plus Briseis ou Phedre dans les héroïdes, qu’il n’est Ovide dans les tristes.

Toutefois autant l’imagination dissipe & affoiblit dans le poëte le sentiment de sa situation présente, autant elle approfondit les traces de sa situation passée. La mémoire est la nourrice du génie. Pour peindre le malheur il n’est pas besoin d’être malheureux, mais il est bon de l’avoir été.

Une comparaison va rendre sensible la raison que nous avons donnée de la froideur d’Ovide dans les tristes.

Un peintre affligé se voit dans un miroir ; il lui vient dans l’idée de se peindre dans cette situation touchante : doit-il continuer à se regarder dans la glace, ou se peindre de mémoire après s’être vû la premiere fois ? S’il continue de se voir dans la glace, l’attention à bien saisir le caractere de sa douleur, & le desir de le bien rendre, commencent à en affoiblir l’expression dans le modele. Ce n’est rien encore. Il donne les premiers traits ; il voit qu’il prend la ressemblance, il s’en applaudit ; le plaisir du succès se glisse dans son ame, se mêle à sa douleur, en adoucit l’amertume ; les mêmes changemens s’operent sur son visage, & le miroir les lui répete : mais le progrès en est insensible, il copie sans s’appercevoir qu’à chaque instant ce ne sont plus les mêmes traits. Enfin de nuance en nuance, il se trouve avoir fait le portrait d’un homme content, au lieu du portrait d’un homme affligé. Il veut revenir à sa premiere idée ; il corrige, il retouche, il recherche dans la glace l’expression de la douleur : mais la glace ne lui rend plus qu’une douleur étudiée, qu’il peint froide comme il la voit. N’eût-il pas mieux réussi à la rendre, s’il l’eût copiée d’après un autre, ou si l’imagination & la mémoire lui en avoient rappellé les traits ? C’est ainsi qu’Ovide a manqué la nature, en voulant l’imiter d’après lui-même.

Mais, dira-t-on, Properce & Tibulle ont si bien exprimé leur situation présente, même dans la douleur ? Oüi sans doute, & c’est le propre du sentiment qui les inspiroit, de redoubler par l’attention qu’on donne à le peindre. L’imagination est le siége de l’amour : c’est-là que ses feux s’allument, s’entretiennent, & s’irritent ; & c’est-là que les poëtes élégiaques en ont puisé les couleurs. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient plus tendres, à proportion qu’ils s’échauffent davantage l’imagination sur l’objet de leur tendresse, & plus sensibles à son infidélité ou à sa perte, à mesure qu’ils s’en exagerent le prix. Si Ovide avoit été amoureux de sa femme, la sixieme élégie du premier livre des tristes ne seroit pas composée de froids éloges & de vaines comparaisons. La fiction tient lieu aux amans de la réalité, & les plus passionnés n’adorent souvent que leur propre ouvrage, comme le sculpteur de la fable. Il n’en est pas ainsi d’un malheur réel, comme l’exil & l’infortune ; le sentiment en est fixe dans l’ame : c’est une douleur que chaque instant, que chaque objet reproduit, & dont l’imagination n’est ni le siége ni la source. Il faut donc, si l’on parle de soi-même, parler d’amour dans l’élégie pathétique. On peut bien y faire gémir une mere, une sœur, un ami tendre ; mais si l’on est cet ami, cette mere, ou cette sœur, on ne fera point d’élégie, ou l’on s’y peindra foiblement.

Nous ne nous arrêterons point aux élégies modernes. Les meilleures sont connues sous d’autres titres, comme les idyles de madame Deshoulieres aux moutons, aux fleurs, &c. modele d’élégie dans le genre gracieux ; les vers de M. de Voltaire sur la mort de mademoiselle Lecouvreur : modele plus parfait encore de l’élégie passionnée, & auquel Tibulle & Properce lui-même n’ont peut-être rien à opposer, &c.

La Fontaine qui se croyoit amoureux, a voulu faire des élégies tendres : elles sont au-dessous de lui. Mais celle qu’il a faite sur la disgrace de son protecteur, adressée aux nymphes de Vaux, est un chef d’œuvre de poésie, de sentiment, & d’éloquence. M. Fouquet du fond de sa prison inspiroit à la Fontaine des vers sublimes, tandis qu’il n’inspiroit pas même la pitié à ses amis ; leçon bien frappante pour les grands, & bien glorieuse pour les lettres.

Du reste, les plus beaux traits de cette élégie de la Fontaine sont aussi bien exprimés dans la premiere du troisieme livre des tristes, & n’y sont pas aussi touchans. Pourquoi ? parce qu’Ovide parle pour lui, & la Fontaine pour un autre. C’est encore un des priviléges de l’amour, de pouvoir être humble & suppliant sans bassesse : mais ce n’est qu’à lui qu’il appartient de flater la main qui le frappe. On peut être enfant aux genoux de Corine ; mais il faut être homme devant l’empereur. Article de M. Marmontel.

Réflexions sur la Poésie élégiaque.

A ce discours intéressant sur l’élégie, joignons-y plusieurs autres réflexions pour satisfaire completement la curiosité du lecteur.

Le mot élégie veut dire une plainte. L’élégie a commencé vraissemblablement par les plaintes ou lamentations, usitées aux funérailles dans tous les tems & chez tous les peuples de la terre ; & c’est à son origine que se rapportent les deux vers de Despréaux, cités à la tête de cet article.

Ces plaintes ou lamentations auxquelles on ajustoit la flûte, s’appelloient, ainsi que l’élégie, des airs tristes & lugubres. Il est naturel de présumer que ces plaintes furent d’abord sans ordre, sans liaison, sans étude : simples expressions de la douleur, qui ne laissoient pas de consoler les vivans en même tems qu’elles honoroient les morts. Comme elles étoient tendres & pathétiques, elles remuoient l’ame ; & par les mouvemens qu’elles lui imprimoient, elles la tenoient tellement occupée, qu’il ne lui restoit plus d’attention pour l’objet même, dont la perte l’affligeoit. De-là vient que l’on fit un art de ces plaintes, & qu’elles furent bien-tôt aussi liées & aussi suivies que le permettoit l’occasion qui les faisoit naître, ou plûtôt le sujet à l’occasion duquel elles étoient composées.

Mais qui est-ce qui a donné à ces plaintes l’art & la forme qu’elles ont dans Mimnerme, & dans ceux qui l’ont suivi ? C’est ce qu’on ignore & qu’on ignoroit même du tems d’Horace, & ce qui nous intéresse encore moins aujourd’hui. Il nous suffit de savoir que les Grecs dont les Latins ont suivi l’exemple, se déterminerent à composer leurs poésies plaintives, leurs élégies, en vers pentametres & hexametres entrelacés : de-là cette sorte de vers a pris le nom d’élégiaques.

Ensuite les poëtes qui avoient employé cette mesure pour soûpirer leurs peines, l’employerent pour chanter leurs plaisirs : de-là par la bisarrerie de l’usage, il est arrivé que toute œuvre poétique écrite en vers pentametres & hexametres, quel qu’en fût le sujet, gai ou triste, s’est nommé élégie ; ce mot ayant changé sa premiere acception, & ne signifiant plus qu’une piece écrite en vers pentametres & hexametres.

Il ne faut donc pas confondre élégie avec le vers élégiaque, ni par conséquent les poëtes élégiaques avec les poëtes élégiographes : qu’on me permette cette expression nouvelle, mais nécessaire.

On employa d’abord les vers élégiaques dans les occasions lugubres ; ensuite Callinus & Mimnerme écrivirent l’histoire de leur tems en ces mêmes vers. Les sages s’en servirent pour publier leurs lois ; Tirtée, pour chanter la valeur guerriere ; Butas, pour expliquer les cérémonies de la religion ; Callimaque, pour célebrer les loüanges des dieux ; Eratosthene, pour traiter des questions de mathématique. Mais tout poëme qui employant le vers élégiaque, ne déplore point quelque malheur, ou ne peint ni la tristesse, ni la joie des amans, n’est point une élégie, dans le sens qu’on a généralement adopté pour ce mot : par conséquent les vers élégiaques des fastes d’Ovide & de ses amours ne sont point une élégie.

Cependant, il est certain qu’en grec & en latin le mêlange des vers hexametres & des vers pentametres est tellement affecté à l’élégie, & lui est tellement propre, que les grammairiens n’approuveroient pas qu’on appellât élégie, la plainte de Bion sur Adonis mort, ni celle que nous avons de Moschus sur la mort de Bion, par la seule raison que l’une & l’autre sont conçues en vers hexametres.

Le tems nous a ravi toutes les élégies des Grecs proprement dites ; il ne nous reste du moins en entier, que celle qu’Euripide a inserée dans son Andromaque (Acte I. scene iij.), comme nos poëtes ont inseré quelquefois des stances dans leurs tragédies. Ce morceau est une véritable élégie à tous égards, en tous sens, & l’on n’en connoît point de plus belle.

Andromaque dans le temple de Thétis, baignant de ses larmes la statue de la déesse qu’elle tient embrassée, fait en vers élégiaques & en dialecte dorique, une plainte très-touchante sur l’arrivée d’Helene à Troye, sur le sac de Troye, sur la mort d’Hector, sur son propre esclavage & sur la dureté d’Hermione. La piece qui ne contient que 14 vers, comprend tout ce qu’une profonde & vive douleur peut rassembler de plus affligeant dans l’esprit d’une princesse malheureuse ; car la grande affliction nous rappelle sous un seul point de vûe, tous nos différens déplaisirs.

« Oüi, (dit cette malheureuse princesse, en baignant de ses larmes la statue de Thétis, qu’elle tient embrassée) oüi, c’est une furie & non une épouse que Paris emmena dans Ilion en y amenant Helene ; c’est pour elle que la Grece arma mille vaisseaux ; c’est elle qui a perdu mon malheureux & cher époux, dont un ennemi barbare a traîné le corps pâle & défiguré autour de nos murailles. Et moi arrachée de mon palais, & conduite au rivage avec les tristes marques de la servitude ; combien ai-je versé de larmes, en abandonnant une ville encore fumante, & mon époux indignement laissé sur la poussiere ? Malheureuse, hélas, que je suis ! d’être obligée de survivre à tant de maux, & d’y survivre pour être l’esclave d’Hermone, de la cruelle Hermione qui me réduit à me consumer en pleurs, aux piés de la déesse que j’implore & que je tiens embrassée ».

Euripide auroit pû exprimer les mêmes choses en vers ïambes comme il le fait par-tout ailleurs ; il auroit pû employer le vers hexametre ; mais il a préferé l’élégiaque, parce que l’élégiaque étoit le plus propre pour rendre les sentimens douloureux.

Si nous n’y sentons pas aujourd’hui cette propriété, cela vient sans doute, de ce que la langue greque n’est plus vivante, & de ce que nous ne savons pas la maniere dont les Grecs prononçoient leurs vers ; cependant pour peu qu’on fasse de reflexion sur la forme de l’élégie greque, on reconnoîtra aisément combien le mêlange des vers, la variété des piés, la période commençant & finissant au gré du poëte, & à quelque mesure que ce soit, donnent de facilité à varier les vers, suivant les variations qui arrivent dans les grandes passions & spécialement dans les sentimens douloureux, & dans les accens plaintifs qui en sont l’expression.

Je dis l’élégie greque, à la différence de l’élégie latine, car les Latins en prenant des Grecs les différentes formes de vers, les ont réduites à une sorte de correction qui approche presque de la stérilité & de la monotonie.

On ne peut s’empêcher en faisant ces réflexions sur le mérite des élégies greques, de ne pas regretter particulierement celles de Sapho, de Platon, de Mimnerme, de Simonide, de Philetas, de Callimaque, d’Hermésianax & de quelques autres dont les outrages du tems nous ont privés.

Il ne nous reste que deux seules pieces de toutes les poésies de Sapho, cette fille que la beauté de son génie fit surnommer la dixieme muse ; mais il est aisé de se persuader, & par l’hymne qu’elle adresse à Vénus, & par cette ode admirable où elle exprime d’une maniere si vive les fureurs de l’amour, combien ses élégies devoient être tendres, pathétiques & passionnées.

Je pense aussi que celles de Platon, si bien nommé l’Homere des philosophes, sont dignes de nos regrets ; j’en juge par le goût, les graces, les beautés, le style enchanteur de ses autres ouvrages, & mieux encore par les vers passionnés qu’il fit pour Agathon, & que M. de Fontenelle a traduits dans ses dialogues.

Lorsqu’Agathis pour un baiser de flâme
Consent à me payer des maux que j’ai sentis ;
Sur mes levres soudain je vois voler mon ame
Qui veut passer sur celles d’Agathis.

Mimnerme, dont Smyrne & Colophon se disputerent la naissance, déploya ses talens supérieurs dans ce genre de poésie. Etant vieux & déjà sur le retour, il devint éperdûment amoureux d’une joueuse de flûte appellée Nanno, & en éprouva les rigueurs. Ce fut pour fléchir cette maîtresse inhumaine, qu’il composa des élégies si tendres & si belles, qu’au rapport d’Athénée tout le monde se faisoit un plaisir de les chanter. Sa poésie a tant de douceur & d’harmonie, dans les fragmens qui nous restent de lui, qu’il n’est pas surprenant qu’on lui ait donné le surnom de Ligystade, & qu’Agathocle en fît ses délices. Sa réputation se répandit dans tout l’univers ; & ce qui couronne son éloge, est qu’Horace le préfere à Callimaque.

Simonide à qui l’île de Céos donna la naissance, dans la 75 olympiade, n’eut guere moins de succès que Mimnerme dans le genre élégiaque. Le caractere de sa muse étoit si plaintif, que les larmes de Simonide passerent en proverbe.

Philétas & Callimaque, car je ne les séparerai point, vêcurent tous deux à la cour de Ptolemée Philadelphe, dont Philétas fut précepteur, & Callimaque bibliothécaire. Les anciens qui font mention de ces deux poëtes, les joignent presque toûjours ensemble. Properce invoque à-la-fois leurs manes, & quand il a commencé par les loüanges de l’un, il finit ordinairement par les loüanges de l’autre. Quintilien même en parlant de l’élégie, ne les a pas séparés. Philétas publia plusieurs élégies qui lui acquirent une grande réputation, & dont l’aimable Battis ou Bittis fut l’objet. Elles lui mériterent une statue de bronze, où il étoit représenté chantant sous un plane, cette Bittis qu’il avoit tendrement aimée.

Pour Callimaque, on le regardoit au témoignage de Quintilien, comme le maître de l’élégie. Catulle se fit un honneur de traduire son poëme sur la chevelure de Bérénice, & de transporter quelquefois dans ses propres écrits, les pensées & les expressions du poëte grec ; & Properce malgré ses talens, n’ambitionnoit que le titre de Callimaque romain.

Hermésianax contemporain d’Epicure, est le dernier poëte grec dont le tems nous a ravi les élégies. Il parut dans la foule des amans de la fameuse Léontium, & c’est à cette célebre courtisane qu’il les avoit adressées.

La poésie fut ignorée, ou peut-être méprisée des Romains jusqu’au tems que la Sicile passa sous leur domination. Alors Livius Andronicus, grec d’origine, sut leur inspirer avec l’amour du théatre, quelque goût pour un art si noble ; mais ce goût ne commença de se perfectionner qu’après que la Grece assujettie leur eut donné des modeles. Bientôt ils tenterent les mêmes routes ; & leur émulation étant de plus en plus excitée, ils réussirent enfin à le disputer presque en tous les genres, à ceux-mêmes qu’ils imitoient.

Parmi les hommes de goût qui contribuerent davantage aux progrès de leur poésie, on vit paroître successivement Tibulle, Properce & Ovide (car je laisse Gallus, Valgius, Passienus, dont le tems nous a envié les écrits) ; & ces trois poëtes, malgré la différence de leur caractere, ont fait admirer leur talent pour le genre élégiaque : mais Tibulle & Properce ont singulierement réuni tous les suffrages ; on ne se lasse point de les loüer.

Tibulle a conçu & parfaitement exprimé le caractere de l’élégie : ce desordre ingénieux qui est si conforme à la nature, il a su le jetter dans ses élégies ; on diroit qu’elles sont uniquement le fruit du sentiment. Rien de médité, rien de concerté, nul art, nulle étude en apparence. La nature seule de la passion est ce qu’il s’est proposé d’imiter, & qu’il a imité en en peignant les mouvemens & les effets, par les images les plus vives & les plus naturelles. Il désire, il craint ; il blâme, il approuve ; il loue, il condamne ; il déteste, il aime ; il s’irrite, il s’appaise ; il passe en un moment des prieres aux menaces, des menaces aux supplications. Rien dans ses élégies qui puisse faire voir de la fiction, ni ces termes ambitieux qui forment une espece de contraste & supposent nécessairement de l’affectation, ni ces allusions savantes qui décréditent le poëte, parce qu’elles font disparoître la nature & qu’elles détruisent la vraissemblance. Dans Tibulle tout respire la vérité.

Il est tendre, naturel, délicat, passionné, noble sans faste ; simple sans bassesse ; élégant sans artifice. Il sent tout ce qu’il dit, & le dit toûjours de la maniere dont il faut le dire, pour persuader qu’il le sent. Soit qu’il se représente dans un desert inhabité, mais que la présence de Sulpitie lui fait trouver aimable ; soit qu’il se peigne accablé d’ennui, & reglant, comme s’il devoit expirer de sa douleur, l’ordre & la pompe de ses funérailles, il touche, il saisit, il pénetre ; & quelque chose qu’il représente, il transporte son lecteur dans toutes les situations qu’il décrit.

Properce, exact, ingénieux, instruit, peut se parer avec raison du titre de Callimaque romain ; il le mérite par le tour de ses expressions, qu’il emprunte communément des Grecs, & par leur cadence qu’il s’est proposé d’imiter. Ses élégies sont l’ouvrage des graces mêmes ; & n’en pas sentir les beautés, c’est se déclarer ennemi des muses. Rien n’est au-dessus de son art, de son travail, de son savoir dans la fable ; peut-être quelquefois pourroit-on lui en faire un reproche ; mais ses images plaisent presque toûjours. Cynthie est-elle légerement assoupie ? telle fut ou la fille de Minos, lors qu’abandonnée par un amant perfide, elle s’endormit sur le rivage ; ou la fille de Céphée, quand délivrée d’un monstre as freux, elle fut contrainte de céder au sommeil qui vint la surprendre. Cynthie verse-t-elle des larmes ? jamais cette femme superbe qui fut transformée en rocher, Niobé, n’en répandit autant. Peint-il la simplicité des premiers âges ? ce sont des fleurs, des fruits, des raisins avec leurs pampres qu’il offre à sa maîtresse. Enfin tout ce qu’il exprime est conforme à la vérité, & l’harmonie de la versification y répand mille charmes.

Ovide est léger, agréable, abondant, plein d’esprit ; il surprend, il étonne par son incomparable facilité. Il répand les fleurs à pleines mains ; mais il ne sait peindre que les grotesques ; il préfere les agrémens, les traits, les saillies, au langage de la nature ; il néglige le sentiment pour faire briller une pensée ; il se montre toûjours plus spirituel que plein d’une véritable passion ; il s’égaye même lorsqu’il croit ne tracer que la peinture des sujets les plus sérieux. Envain il se représente exposé à périr par la tempête, dans le vaisseau qui le porte au lieu destiné pour son exil ; il compte les flots qui se succedent impétueusement les uns aux autres, & il a le sens froid de nommer le dixieme pour le plus grand.

Qui venit hic fluctus supereminet omnes
Posterior nono est, undecimoque prior.

Avec ce style poétique, il ne m’intéresse point en sa faveur ; je ne partage point ses dangers, parce que j’en apperçois toute la fiction. Quand il tenoit ce discours, il étoit déjà parmi les Sarmates, ou du moins dans le port. En un mot, Ovide est plus fardé, moins naturel que Tibulle & que Properce ; & quoique leur rival, il étoit déjà beaucoup moins goûté, moins admiré au tems de Quintilien.

Mais pour ce qui concerne la prééminence de mérite entre Tibulle & Properce, je n’ai garde de la décider ; c’est peut-être une affaire de tempérament. Ainsi sans rappeller au lecteur pour y parvenir, les grandes regles de la poésie, ces regles primitives qui s’étendent à tous les genres, & dont l’observation est toûjours indispensable, parce qu’elles ont leur fondement dans la nature ; sans alléguer une autorité respectable que les partisans de Tibulle nomment en leur faveur ; sans croire même qu’on puisse bien juger aujourd’hui de Tibulle & de Properce, en se donnant la peine de les comparer sur les mêmes sujets qu’ils ont traités l’un & l’autre ; j’entends les vices, le luxe, l’avarice de leur siècle, & les plaintes qu’ils font de leurs maîtresses, (Tibulle, liv. II. élég. jv. Properce, liv. III. élég. xij. &c.) je dis seulement que les gens de lettres resteront toûjours partagés dans leurs opinions, sur la préférence des deux poëtes, & qu’on ne résoudra jamais ce problème de goût & de sentiment. C’est pourquoi, loin de m’y arrêter davantage, je passe à la discussion un peu détaillée du caractere de l’élégie, & je vais tâcher néanmoins de n’ennuyer personne.

Il n’est point de genre de poésie qui n’ait son caractere particulier ; & cette diversité, que les anciens observerent si religieusement, est fondée sur la nature même des sujets imités par les poëtes. Plus leurs imitations sont vraies, mieux ils ont rendu les caracteres qu’ils avoient à exprimer. Chaque genre d’ouvrage a ses lois ; & ses lois lui sont tellement propres, qu’elles ne peuvent être appliquées à un autre genre. Ainsi l’églogue ne quitte pas ses chalumeaux pour entonner la trompette, & l’élégie n’emprunte point les sublimes accords de la lyre.

Ne croyons donc pas que pour faire des élégies, il suffise d’être passionné, & que l’amour seul en inspire de plus belles que l’étude jointe au talent sans l’amour. La passion toute seule ne produira jamais rien qui soit achevé : elle doit sans doute fournir les sentimens ; mais c’est à l’art de les mettre en œuvre, & d’y ajoûter les graces de l’expression. Le caractere de l’élégie n’admet point, à la vérité, la méthode géométrique, & la scrupuleuse exactitude représente mal les passions que peint l’élégie ; mais l’art lui devient nécessaire pour exprimer le desordre des passions, conformément à la nature, que les grands maîtres ont si bien connue.

C’est par-là que Tibulle est admirable : s’il se plaint (liv. I. élég. 3.) d’une maladie qui le retient dans une terre étrangere, & l’empêche de suivre Messala ; « il regrette bien-tôt le siecle d’or, cet heureux siecle où les maux qui depuis affligerent les hommes, étoient absolument ignorés ». Puis revenant à sa maladie, « il en demande à Jupiter la guérison ». Il décrit ensuite les champs élisées, où Venus elle-même doit le conduire, si la parque tranche le fil de ses jours » : enfin sentant renaître l’espérance dans son cœur, « il se flate que les dieux, toûjours propices aux amans, lui accorderont de revoir Délie, que son absence rend inconsolable ». Il semble que l’on penseroit, que l’on parleroit de cette maniere, si l’on étoit dans la situation que le poëte représente.

Rien n’est plus opposé au caractere de l’élégie que l’affectation, parce qu’elle s’accorde mal avec la douleur, avec la joie, avec la tendresse, avec les graces ; elle n’est propre qu’à tout gâter. L’élégie ne s’accommode point des pensées recherchées, ni dans le genre tendre & passionné de celles qui seroient seulement ingénieuses & brillantes ; elles pourroient faire honneur au poëte dans d’autres occasions, mais l’esprit n’est point à sa place où il ne faut que du sentiment. De plus, les pensées sont souvent fausses ; & bien qu’il soit toûjours indispensable de penser juste, le vrai du sentiment doit principalement régner dans l’élégie.

Les pensées sublimes, & les images pompeuses, n’appartiennent pas non plus au caractere de l’élégie ; elles sont réservées à l’ode ou à l’épopée. Ce n’est pas sur le ton pompeux que Marcellus, oüi Marcellus lui-même, fils d’Auguste par adoption, l’héritier de l’empire & les délices des Romains, est pleuré dans une des élégies de Properce, quoiqu’il paroisse que les images pompeuses convenoient bien au héros dont il s’agissoit, ou du moins auroient été très excusables dans cette occasion : cependant Properce n’a pas osé se les permettre ; il se contente de dire tout simplement : « Une mort prématurée nous a ravi Marcellus ; il ne lui a de rien servi d’avoir Octavie pour mere, & de réunir dans sa personne tant de vertus héroïques. Rien ne garantit de la commune loi, ni la force, ni la beauté, ni les richesses, ni les triomphes. De quelque rang que vous soyez, il faudra qu’un jour vous appaisiez le cerbere, & que vous passiez la barque de l’inexorable vieillard ». Liv. III. élég. 15.

Aussi quand ce même poëte invoquoit les manes de Philétas & de Callimaque, il ne leur demandoit pas où les Muses leur avoient inspiré des vers pompeux, mais en quel antre ils avoient trouvé l’un & l’autre la simplicité propre à l’élégie.

Les images funebres conviennent parfaitement au caractere de l’élégie triste ; de-là vient dans les anciens ce tour ingénieux, de ramener souvent l’idée de leur propre mort, & d’ordonner quelquefois la pompe de leurs funérailles ; ou bien encore de finir leurs élégies par des inscriptions sur les tombeaux. Tibulle a-t-il déclaré qu’il ne peut survivre à la perte de Néæra, qui lui avoit été promise, & qu’un rival lui avoit enlevée, il regle à l’instant l’ordre de ses funérailles : « Il veut, quand il ne sera plus qu’une ombre legere, que cette même Néæra, les cheveux épars, pleure devant son bûcher ; mais il veut qu’elle soit accompagnée de sa mere, & que toutes deux également affligées & vêtues de robes noires, elles recueillent ses cendres ; qu’elles les arrosent de vin & de lait ; qu’elles les renferment dans un tombeau de marbre, avec les plus riches parfums ; & que pénétrées de douleur, elles versent des larmes sur ce tombeau. Il veut enfin que l’inscription fasse connoître que c’est la perte de Néæra qui a causé sa mort ». Liv. III. élég. 2.

Il est ordinaire de voir la grande douleur s’occuper de raisonnemens faux, alors le délire de cette passion est du caractere essentiel de l’élégie. « Plût à Dieu (dit Tibulle) qu’on fût demeuré dans les mœurs qui regnoient au tems de Saturne, lorsqu’on ne connoissoit point encore l’art de voyager, & que la terre n’étoit point partagée en grands chemins » ! Comme si de-là eût dépendu le départ de sa maîtresse, qui avoit entrepris un grand voyage.

La douleur produit aussi des desirs & des espérances, qui sont un adoucissement à nos peines, & qui nous retracent une situation plus heureuse. De-là viennent les digressions du même Tibulle sur des plans de vie imaginaires, si jamais son état venoit à changer. Par ces idées frivoles, entretenant une passion qui le remplit tour-à-tour d’espérances & de craintes, il nourrit la flamme qui le dévore, & qui ne le laisse jamais sans inquiétude.

Voilà ce que l’on peut observer sur les élégies tristes & passionnées.

Par rapport aux élégies gracieuses, M. Marmontel a remarqué qu’elles doivent être ornées de tous les thrésors de l’imagination, & je n’ai rien de plus à en dire.

Quant aux élégies qui doivent représenter l’état d’un cœur au comble de ses vœux ; & ne connoissant rien d’égal au bonheur dont il jouit, le ton peut être hardi, & les pensées exagérées. L’extrème joie n’est pas moins hyperbolique que l’extrème douleur, & souvent il arrive que les figures les plus audacieuses sont l’expression naturelle de ces transports. C’est encore alors que les images riantes répandent dans ce genre d’élégie des graces particulieres.

Pour ce qui regarde les loüanges que les poëtes donnent à leurs maîtresses dans les élégies amoureuses, ou les éloges qu’ils font de leur beauté ; comme c’est le cœur qui dicte ces sortes de loüanges, elles doivent en suivre le langage, & par conséquent être amenées simplement & naturellement. Voyez avec quelle naïveté, avec quel goût, avec quel coloris, Tibulle nous peint Sulpicie : « Les Graces (dit-il) président à toutes ses actions, & sont toûjours attachées à ses pas sans qu’elle daigne s’en appercevoir. Elle plaît si elle arrange ses cheveux avec art ; si elle les laisse floter, cet air négligé lui donne un nouvel éclat. Soit qu’elle soit vêtue de pourpre, ou qu’elle préfere à la pourpre une autre couleur, elle enchante, elle ravit tous les cœurs. Tel dans l’olympe, l’heureux Vertumne prend mille formes différentes, & plaît sous toutes également ». Liv. IV. élég. 2.

En un mot, de quelque genre qu’on suppose l’élégie, elle doit toûjours suivre le langage de la passion & de la nature ; elle doit s’exprimer avec une vérité, une force, une douceur, une noblesse, & un sentiment proportionné au sujet qu’elle traite. Il y faut le choix des pensées & des expressions propres ; car ce choix est toûjours ce qu’il y a de plus important & de plus essentiel. Ces réflexions doivent naître du fond même de la pensée, & paroître un sentiment plûtôt qu’une réflexion : il faut aussi que l’harmonie du vers la soûtienne. Enfin, il faut qu’il y ait une liaison secrete entre toutes ses parties, & que le plan soit distribué avec tant d’ordre & de goût, qu’elles se fortifient les unes les autres, & augmentent insensiblement l’intérêt, comme ces côteaux qui s’élevent peu-à-peu, & qui semblent terminés dans un espace éloigné par des montagnes qui touchent aux cieux.

Ce n’est pas d’après ces regles que la plûpart des modernes ont composé leurs élégies ; ils paroissent n’avoir pas connu son caractere. Ils ont donné à leurs productions le titre d’élégie, en se contentant d’y donner une certaine forme ; comme si cette forme suffisoit toute seule pour caractériser un poëme, sans la matiere qui lui est propre ; ou que ce fût la nature des vers, & non pas celle de l’imitation, qui distinguât les poëtes.

Les uns pour briller, se sont jettés dans les écarts de l’imagination, dans des ornemens frivoles, dans des pensées recherchées, dans des images pompeuses, ou dans des traits d’esprit quand il s’agissoit de peindre le sentiment. Les autres ont imaginé de plaire, & d’émouvoir par des loüanges de leurs maîtresses, qui ne sont que des flateries extravagantes ; par des gémissemens, dont la feinte saute aux yeux ; par des douleurs étudiées, & par des desespoirs de sang froid. C’est à ces derniers poëtes que s’adressent les vers suivans de Despréaux :

Je hais ces vains auteurs, dont la Muse forcée
M’entretient de ses feux, toûjours froide & glacée ;
Qui s’affligent par art ; & foux de sens rassis,
S’érigent, pour rimer, en amoureux transis :
Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines ;
Ils ne savent jamais que se charger de chaines,
Que benir leur martyre, adorer leur prison,
Et faire quereller le sens & la raison.
Ce n’étoit pas jadis sur ce ton ridicule
Qu’Amour dictoit les vers que soupiroit Tibulle.

Art. poétiq. chant II. v. 45.

Aussi les Anglois dégoûtés des fadeurs de l’élégie plaintive & amoureuse, ont pris le parti de consacrer quelquefois ce poëme à l’éloge de l’esprit, de la valeur, & des talens ; on en verra des exemples dans Waller. Je ne déciderai point s’ils ont eu tort ou raison ; cet examen me meneroit trop loin.

Je finis par une récapitulation. L’élégie doit son origine aux plaintes usitées de tout tems dans les funérailles. Après avoir long-tems gémi sur un cercueil, elle pleura les disgraces de l’amour ; ce passage fut naturel. Les plaintes continuelles des amans sont une espece de mort ; & pour parler leur langage, ils vivent uniquement dans l’objet de leur passion. Soit qu’ils loüent les plaisirs de la vie champêtre, soit qu’ils déplorent les maux que la guerre entraîne après elle, ce n’est pas par rapport à eux qu’ils loüent ces plaisirs & qu’ils déplorent ces maux, c’est par rapport à leurs maîtresses : « Ah, pourvû seulement que j’eusse le bonheur d’être auprès de vous » ! … dit Tibulle à Délie.

Ainsi l’élégie, destinée dans sa premiere institution aux gémissemens & aux larmes, ne s’occupa que de ses infortunes ; elle n’exprima d’autres sentimens, elle ne parla d’autre langage que celui de la douleur : négligée comme il sied aux personnes affligées, elle chercha moins à plaire qu’à toucher ; elle voulut exciter la pitié, & non pas l’admiration. Elle retint ce même caractere dans les plaintes des amans, & jusque dans leurs chants de triomphe elle se souvint de sa premiere origine.

Enfin, dans toutes ses vicissitudes, ses pensées furent toûjours vives & naturelles, ses sentimens tendres & délicats, ses expressions simples & faciles ; & toûjours elle conserva cette marche inégale dont Ovide lui fait un si grand mérite, & qui, pour le dire en passant, donne à la poésie élégiaque des anciens tant d’avantage sur la nôtre.

Cependant je m’apperçois qu’en traitant ce sujet, qui a été si bien approfondi dans plusieurs ouvrages, & en particulier dans les mémoires de l’académie des inscriptions, je me suis peut-être trop étendu, entraîné par la matiere même, & par les charmes de Tibulle & de Properce. Mais le genre élégiaque a mille attraits, parce qu’il émeut nos passions, parce qu’il est l’imitation des objets qui nous intéressent, parce qu’il nous fait entendre des hommes touchés, & qui nous rendent très-sensibles à leurs peines comme à leurs plaisirs, en nous en entretenant eux-mêmes.

Nous aimons beaucoup à être émus (Voyez Emotion) ; nous ne pouvons entendre les hommes déplorer leurs infortunes sans en être affligés, sans chercher ensuite à en parler aux autres, sans profiter de la premiere occasion qui s’offre de décharger notre cœur, si je puis parler ainsi, d’un poids qui l’accable.

Voilà pourquoi de tous les poëmes, comme l’a dit avant moi M. l’Abbé Souchay, il n’en est point après le dramatique qui soit plus attrayant que l’élégie. Aussi a-t-on vû dans tous les tems des génies du premier ordre faire leurs délices de ce genre de poésie. Indépendamment de ceux que nous avons cités, élégiographes de profession, les Euripide & les Sophocle ne crurent point, en s’y appliquant, deshonorer les lauriers qu’ils avoient cueillis sur la scene.

Plusieurs poëtes modernes se sont aussi consacrés à l’élégie ; heureux, s’ils n’avoient pas substitué d’ordinaire, le faux au vrai, le pompeux au simple, & le langage de l’esprit à celui de la nature ! Quoi qu’il en soit, ce genre de poésie a des beautés sans nombre ; & c’est ce qui m’a fait espérer d’obtenir quelque indulgence, quand j’ai crû pouvoir les détailler ici d’après les grands maîtres de l’art. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.