L’Encyclopédie/1re édition/DISPUTE

DISPUTE, s. f. (Métaph. & Morale.) L’inégale mesure de lumieres que Dieu a départies aux hommes ; l’étonnante variété de leurs caracteres, de leurs tempéramens, de leurs préjugés, de leurs passions ; les différentes faces par lesquelles ils envisagent les choses qui les environnent, ont donné naissance à ce qu’on appelle dans les écoles dispute. A peine a-t-elle respecté un petit nombre de vérités armées de tout l’éclat de l’évidence. La révélation n’a pû lui inspirer le même respect pour celles qu’elle auroit dû lui rendre encore plus respectables. Les sciences en dissipant les ténebres, n’ont fait que lui ouvrir un plus vaste champ. Tout ce que la nature renferme de mystérieux, les mœurs d’intéressant, l’histoire de ténébreux, a partagé les esprits en opinions opposées, & a formé des sectes, dont la dispute sera l’immortel exercice. La dispute, quoique née des défauts des hommes, deviendroit néanmoins pour eux une source d’avantages, s’ils savoient en bannir l’emportement ; excès dangereux qui en est le poison. C’est à cet excès que nous devons imputer tout ce qu’elle a d’odieux & de nuisible. La modération la rendroit également agréable & utile, soit qu’on l’envisage dans la société, soit qu’on la considere dans les sciences. 1°. Elle la rendroit agréable pour la société. Si nous défendons la vérité, pourquoi ne la pas défendre avec des armes dignes d’elle ? Ménageons ceux qui ne lui résistent qu’autant qu’ils la prennent pour le mensonge son ennemi. Un zele aveugle pour ses intérêts les arme contre elle ; ils deviendront ses défenseurs, si nous avons l’adresse de dessiller leurs yeux sans intéresser leur orgueil. Sa cause ne souffrira point de nos égards pour leur foiblesse ; nos traits émoussés n’en auront que plus de force ; nos coups adoucis n’en seront que plus certains ; nous vaincrons notre adversaire sans le blesser.

Une dispute modérée, loin de semer dans la société la division & le desordre, peut y devenir une source d’agrémens. Quelle charme ne jette-t-elle pas dans nos entretiens ? n’y répand-elle pas, avec la variété, l’ame & la vie ? quoi de plus propre à les dérober, & à la stérilité qui les fait languir, & à l’uniformité qui les rend insipides ? quelle ressource pour l’esprit qui en fait ses délices ? combien d’esprits qui ont besoin d’aiguillons ? Froids & arides dans un entretien tranquille, ils paroissent stupides & peu féconds. Secoüez leur paresse par une dispute polie, ils sortent de leur léthargie pour charmer ceux qui les écoutent. En les provoquant, vous avez réveillé en eux le génie créateur qui étoit comme engourdi. Leurs connoissances étoient enfoüies & perdues pour la société, si la dispute ne les avoit arrachés à leur indolence.

La dispute peut donc devenir le sel de nos entretiens ; il faut seulement que ce sel soit semé par la prudence, & que la politesse & la modération l’adoucissent & le temperent. Mais si dans la société elle peut devenir une source de plaisirs, elle peut devenir dans les sciences une source de lumieres. Dans cette lutte de pensées & de raisons, l’esprit aiguillonné par l’opposition & par le desir de la victoire, puise des forces dont il est surpris quelquefois lui-même : dans cette exacte discussion, l’objet lui est présenté par toutes ses faces, dont la plûpart lui avoient échappé ; & comme il l’envisage tout entier, il se met à portée de le bien connoître. Dans les savantes contentions, chacun en attaquant l’opinion de l’adversaire, & en défendant la sienne, écarte une partie du nuage qui l’enveloppe.

Mais c’est la raison qui écarte ce nuage ; & la raison clairvoyante & active dans le calme, perd dans le trouble & ses lumieres & son activité : étourdie par le tumulte, elle ne voit, elle n’agit plus que foiblement. Pour découvrir la vérité qui se cache, il faudroit examiner, discuter, comparer, peser : la précipitation, fille de l’emportement, laisse-t-elle assez de tems & de flegme pour les opérations difficiles ? dans cet état, saisira-t-on les clartés décisives que la dispute fait éclore ? C’étoient peut-être les seuls guides qui pouvoient conduire à la vérité ; c’étoit la vérité même : elle a paru, mais à des yeux distraits & inappliqués qui l’ont méconnue ; pour s’en venger, elle s’est peut-être éclipsée pour toûjours.

Nous ne le savons que trop, les forces de notre ame sont bornées ; elle ne se livre à une espece d’action, qu’aux dépens d’une autre ; la réflexion attiédit le sentiment, le sentiment absorbe la raison ; une émotion trop vive épuise tous ses mouvemens ; à force de sentir, elle devient peu capable de penser ; l’homme emporté dans la dispute paroît sentir beaucoup, il n’est que trop vraissemblable qu’il pense peu.

D’ailleurs l’emportement né du préjugé, ne lui prete-t-il pas à son tour de nouvelles forces ? Soûtenir une opinion erronée, c’est contracter un engagement avec elle ; la soûtenir avec emportement, c’est redoubler cet engagement, c’est le rendre presque indissoluble : intéressé à justifier son jugement, on l’est beaucoup plus encore à justifier sa vivacité. Pour la justifier auprès des autres, on deviendra inépuisable en mauvaises raisons ; pour se la justifier à soi-même, on s’affermira dans la prévention qui les fait croire bonnes.

Ce n’est qu’à l’aide des preuves & des raisons qu’on découvre la vérité à des yeux fascinés qui la méconnoissent ; mais ces preuves & ces raisons, quelque connues qu’elles nous soient dans le calme, ne nous sont plus présentes dans l’accès de l’emportement. L’agitation & le trouble les voilent à notre esprit ; la chaleur de l’emportement ne nous permet ni de nous appliquer, ni de réfléchir. Prodigues de vivacités, & avares de raisonnemens, nous querellons l’adversaire sans travailler à le convaincre ; nous l’insultons au lieu de l’éclaircir : il porte doublement la peine de notre impatience.

Mais quand même notre emportement ne nous déroberoit point l’usage des preuves & des raisonnemens qui pourroient convaincre, ne nuiroit-il pas à ces preuves ? la raison même dans la bouche de l’homme emporté, n’est-elle pas prise pour la passion ? Le préjugé souvent faux qu’on nous attribue, en fait naître un véritable dans l’esprit de l’adversaire ; il y empoisonne toutes nos paroles ; nos inductions les plus justes sont prises pour des subtilités hasardées, nos preuves les plus solides pour des piéges, nos raisonnemens les plus invincibles pour des sophismes ; renfermé dans un rempart impénétrable, l’esprit de l’adversaire est devenu inaccessible à notre raison, & notre raison seule pouvoit porter la vérité jusqu’à lui.

Enfin l’emportement dans la dispute est contagieux ; la vivacité engendre la vivacité, l’aigreur naît de l’aigreur, la dangereuse chaleur d’un adversaire se communique & se transmet à l’autre : mais la modération leve tous les obstacles à l’éclaircissement de la vérité ; en même tems elle écarte les nuages qui la voilent, & lui prete des charmes qui la rendent chere. Article de M. Formey.