L’Encyclopédie/1re édition/DIPLOME et DIPLOMATIQUE

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DIPLOME & DIPLOMATIQUE. Les diplomes sont des actes émanés ordinairement de l’autorité des rois, & quelquefois de personnes d’un grade inférieur. Diplomata sunt privilegia & fundationes imperatorum, regum, ducum, comitum, &c. AntoniusMatth. notation. ad Egmundan. chronic. cap. xvij. Ce seroit ce qu’on pourroit aujourd’hui nommer des lettres patentes. Si ce terme vient du grec, comme on l’en soupçonne, il signifieroit le duplicata ou la copie double d’un acte ; peut-être parce qu’il s’en gardoit un exemplaire ou des minutes, ainsi qu’il se fait depuis long-tems, soit dans les lettres des princes, soit dans presque tous les actes qui se passent entre particuliers chez les notaires.

Du terme de diplome est sorti celui de diplomatique, qui est la science & l’art de connoître les siecles où les diplomes ont été faits, & qui suggere en même tems les moyens de vérifier la vérité & la fausseté de ceux qui pourroient avoir été altérés, contrefaits, & imités, pour les substituer quelquefois à des titres certains & à de véritables diplomes ; ce qui s’est pratiqué, ou pour réparer la perte qu’on auroit faite des vrais diplomes, ou pour augmenter les graces, droits, priviléges, immunités, que les princes ont accordés à quelques communautés ecclésiastiques ou séculieres.

J’ai dit que la diplomatique étoit la science & l’art de discerner les vrais titres d’avec ceux qui étoient ou faux ou supposés : par-là on voit qu’elle renferme quelque partie de science, par l’usage qu’on doit faire dans ce discernement de la connoissance exacte de la chronologie qui étoit différemment pratiquée chez les différentes nations. Ainsi l’ancienne chronologie d’Espagne n’étoit pas la même que la nôtre ; & celle des Grecs & des Orientaux en est encore plus éloignée ; mais celle d’Italie l’est beaucoup moins. Cette partie est essentielle, parce qu’il est quelquefois arrivé de mettre dans ces sortes d’actes falsifiés une chronologie qui n’étoit pas encore en usage parmi nous. Une autre portion de science qui entre dans le discernement des diplomes, est la connoissance des mœurs & du style diplomatique de chaque siecle ; ce qui demande beaucoup de recherches & de réflexions. L’art y entre aussi pour quelque chose ; il consiste à savoir distinguer les écritures des divers tems & des différentes nations ; l’encre dont on s’est servi ; les parchemins & autres matieres qu’on y employoit ; les sceaux aussi-bien que la maniere de signer & d’expédier tous ces actes : voilà ce qui concourt à l’usage de la diplomatique.

On donne aussi aux diplomes le nom de titres & de chartes : comme titres, ils servoient & servent encore pour appuyer des droits légitimes, ou pour se maintenir dans la possession de certains priviléges, graces, & immunités : on les a nommés chartes, à cause de la matiere sur laquelle ils étoient écrits, qui de tout tems a été appellée par les Grecs χάρτης ou χάρτον, & par les Latins même de la pure latinité charta, & quelquefois membrana. Cicéron ne s’est pas moins servi de ces deux termes que du mot diploma.

L’usage & l’emploi des diplomes & des chartes sert aussi pour la connoissance de l’ancienne origine des grandes maisons : comme leurs chefs ont fondé plusieurs abbayes ou monasteres, ou que du moins ils en ont été les bienfaiteurs, ils ont eu soin à ce premier acte de religion d’en ajoûter un second, qui étoit d’établir des prieres pour le repos de l’ame de leurs peres & de leurs ancêtres, dont les noms se trouvent expressément marqués dans la plûpart de ces diplomes ou de ces chartes. C’est ainsi que les titres ou les diplomes de l’abbaye de Mure ou Muri en Suisse, imprimés en 1618, 1627, & 1718, nous font connoître l’origine de la maison d’Autriche.

On n’ignore pas qu’en matiere de généalogie, l’histoire & les titres se prêtent un mutuel secours : dès que l’histoire nous manque, on a recours aux titres ; & au défaut des titres on employe l’autorité des historiens, sur-tout des contemporains. Ce sont des témoignages publics, qui souvent font plus de foi que les titres, qui sont des témoins secrets & particuliers. Cependant dès qu’il s’agit de se faire restituer quelques fiefs aliénés, des principautés, des domaines usurpés par des étrangers, ou des droits qui tombent en litige, alors les titres sont beaucoup plus nécessaires que l’histoire, parce qu’ils entrent dans un plus grand détail. Les magistrats & les dépositaires de la justice ne connoissent que ces sortes d’actes ; c’est ce qui les détermine dans leurs jugemens & dans leurs arrêts. L’histoire ne sert que pour développer l’illustration des maisons : elle fait connoître la dignité des personnes, la grandeur de leur origine ; & jamais on ne l’employe pour les matieres d’intérêt ; ce n’est pas son objet. C’est ainsi que la maison d’Autriche, qui selon le P. Hergott son dernier historien, ne remonte par titres qu’à neuf générations au-dessus de Rodolphe d’Habsbourg, s’éleve encore selon cet auteur à neuf autres générations, mais seulement par l’histoire, au-delà des neuf qu’elle prouve par les titres ; ce qui fait dix-huit générations au-dessus du milieu du xiij. siecle. Ainsi la maison de France qui remonte par titres jusqu’au roi Eudes en 888, porte par l’histoire sa généalogie à des tems beaucoup plus anciens, quelque sentiment que l’on embrasse, au-delà de Robert-le-Fort qui vivoit au milieu du jx. siecle.

On se sert encore des diplomes pour l’histoire particuliere des églises cathédrales, des abbayes, des villes, & même quelquefois des provinces ; mais ils sont de peu d’usage pour l’histoire générale : nous avons pour cette derniere des monumens qui sont moins exposés à la critique ou à la mauvaise humeur des savans.

Mais par une fatalité qui vient souvent de la malignité des hommes, il n’est rien que l’on n’ait dit contre les titres, les diplomes, les chartes & les archives des communautés, sur-tout de celles des personnes d’église. Bien des gens n’y ajoûtent que très peu de foi, parce qu’y en ayant beaucoup de supposés, grand nombre de falsifiés & d’altérés, on a fait porter aux vrais diplomes la peine qui n’est dûe qu’à ceux qui sont faux ou contrefaits par des faussaires. Il est vrai, & tous généralement conviennent qu’on en a fabriqué ou falsifié un grand nombre ; il se trouve même des livres où il y a plus de faux titres que de véritables : c’est le jugement qu’André Duchêne, dans sa bibliotheque des historiens de France, a porté des mémoires & recherches de France & de la Gaule aquitanique, imprimés à Paris en 1581, sous le nom de Jean de Lastage. Plusieurs savans ont crû que des communautés assez régulieres avoient peine à lever les doutes qu’on formoit sur les bulles qui servent de fondement à leurs priviléges : on a mis dans ce nombre ceux de S. Germain des Prés, de S. Denis, de S. Médard de Soissons, de Prémontré, & même jusqu’à la bulle sabbatine des Carmes. On croit cependant qu’il faut avoir trop de délicatesse pour n’être pas content des apologies qu’on a faites de ces priviléges.

J’ai dit qu’il y avoit des chartes totalement supposées, & d’autres qui ne sont que falsifiées. Ces dernieres sont les plus difficiles à reconnoître, parce que ceux qui étoient les maîtres des originaux, ajoûtoient dans leurs copies ce qui convenoit à leurs intérêts. L’on ne peut vérifier la falsification que par les chartes originales, quand elles sont encore en nature, ou par d’autres priviléges postérieurs, opposés à ceux contre lesquels on forme quelques soupçons.

Il est beaucoup plus facile de reconnoître les chartes qui sont entierement supposées. On peut dans ces suppositions avoir pris une de ces deux voies : 1°. Un homme versé dans la lecture de ces pieces, en aura lû une dans laquelle on retrouve les mœurs & le caractere du siecle où vivoit le faussaire, & non pas celui auquel il impute sa prétendue charte : 2°. L’on aura peut-être pris le corps d’une autre charte, dans la copie ou l’imitation de laquelle on se sera contenté de changer l’endroit qui sert de motif à la supposition.

Une regle qui découvre également la fausseté de ces deux sortes de chartes, consiste dans les notes chronologiques qu’on y met ordinairement : par exemple, si l’on se sert d’époques qui n’étoient point encore en usage au tems où l’on suppose que le titre a été fait, comme cela peut arriver dans les pieces qu’on croiroit du dixieme siecle ou des précedens, & qui cependant seroient marquées par les années de l’ere chrétienne, qui n’a été en usage dans ces sortes de monumens que dans l’onzieme siecle ; ou s’il s’y trouvoit quelque faute par rapport au regne des princes sous lesquels on dit qu’elles ont été faites, ou même si elles étoient signées par des personnes qui fussent déjà mortes, on si l’on y trouvoit le nom & la signature de quelqu’autre qui n’auroit vécu que long-tems après. Il faut néanmoins se servir de ce dernier article avec quelque précaution & beaucoup de modération. Il est arrivé dans la suite qu’on a joint des notes chronologiques qui n’étoient point dans les originaux : c’est ce que le P. Mabillon remarque à l’occasion d’une lettre du pape Honorius, datée de l’an de Jesus-Christ 634, & rapportée par le vénérable Bede, qui paroît y avoir lui-même ajoûté cette date. Il pourra même y avoir quelque faute par rapport au regne des princes, sans que pour cela on soit en droit de s’inscrire en faux contre ces chartes, pourvu que ces fautes ne viennent point des originaux, mais seulement des copistes. Il n’est pas difficile de connoître par d’autres caracteres, si ce mécompte vient d’inadvertance ou de falsification réelle. Et quant à ce qu’on a dit ci-dessus, qu’on voit quelquefois dans des chartes la signature de personnes qui n’étoient pas encore au monde, ce n’est pas toûjours une marque de fausseté, parce qu’un roi, un prince, un prélat, auront été priés de confirmer par leur signature, un privilége accordé long-tems avant eux.

Je pourrois apporter encore beaucoup d’autres observations qui servent à faire connoître ces faussetés. Il suffit ici d’avertir qu’une charte peut être fausse, quoique le privilege qui s’y trouve énoncé soit certain. Des personnes qui ont eu des titres authentiques, & qui les auront perdus, ne faisoient pas difficulté de supposer un nouveau diplome, pour se maintenir dans la possession des droits qui leur étoient acquis, & qu’ils appréhendoient qu’on ne leur disputât ; ainsi ils auront commis un crime dont leur intérêt leur cachoit l’énormité.

Toutes ces difficultés n’ont servi qu’à décrier les chartes, les diplomes & les archives particulieres où ils sont déposés. Sans parler des tems antérieurs, Conringius célebre littérateur allemand, l’avoit fait en 1672, lorsqu’il attaqua les diplomes de l’abbaye de Lindau, monastere considérable vers l’extrémité orientale du lac de Constance. Le P. Papebroeck, le plus illustre des continuateurs du recueil de Bollandus, se déclara en 1675 contre la plûpart des titres : il proposa des regles qui depuis ont été contestées. M. l’abbé Petit qui publia en 1677 le pénitentiel de Théodore archevêque de Cantorbery, se déclara contre la plûpart des chartes & des diplomes. Le P. Mabillon, touché de tant de plaintes qui pouvoient retomber sur ses confreres, se présenta pour les justifier ; c’est ce qui produisit en 1681 le grand & célebre ouvrage de re diplomaticà, qui ne pouvoit être que le travail d’une cinquantaine d’années, tant on y trouve de savoir & de recherches précieuses & importantes. On doit regarder cet écrivain comme un pere de famille qui cherche à défendre les biens qui lui sont acquis par une longue possession. Son ouvrage fut reçû différemment, & a fait depuis le sujet de plusieurs disputes aussi obscures qu’elles sont intéressantes. On a prétendu que son travail n’avoit pas une étendue assez générale, parce qu’on n’y trouve pas les différens caracteres usités en Espagne, en Italie, en Angleterre & en Allemagne : mais que chaque savant en état de travailler cette matiere dans les différens royaumes, fasse sur sa nation ce que le P. Mabillon a fait sur la France, & l’on pourra dire que par ce moyen on arrivera à une diplomatique universelle.

Pour en venir à quelque détail, deux ans après que le livre de la diplomatique eut paru, le P. Jourdan, de la compagnie de Jesus, se déclara contre les titres & les diplomes en général, dans sa critique de l’origine de la maison de France, publiée ou travaillée sur de faux titres par M. d’Espernon. « Toutes ces chartes particulieres (dit le P. Jourdan pag. 232.) sont des sources cachées, secretes, ténébreuses & écartées, & l’on ne sait que trop qu’elles sont sujettes à une infinité d’accidens, d’altérations, de surprises & d’illusions : elles ressemblent à des torrens échappés à-travers les terres, qui grossissent à la vérité l’eau des rivieres, mais qui la troublent ordinairement par la boue qu’ils y portent. Ces chartes peuvent donner quelquefois de l’accroissement à l’histoire ; mais souvent cet accroissement est fort trouble, & il en ôte la clarté & la pureté, à moins qu’elles ne soient bien certaines & bien éprouvées. Nous ne devons pas juger de la vérité de l’histoire par ces chartes particulieres, mais nous devons juger de la vérité de ces chartes par l’histoire. » Le P. Jourdan continue sur le même ton, page 257 de sa critique. Enfin, page 259, il conclut par ces paroles : que « le monde se raffine tous les jours en matiere de chartes, & qu’il n’est pas sûr d’exposer de mauvaises pieces, avec cette présomption qu’elles pourront passer pour vraies, qu’on ne les reconnoîtra pas. J’apprends aussi (dit-il) que je ne suis pas le seul qui se soit apperçû de l’infidélité de ces chartes, & que bien des personnes reviennent de ces premiers applaudissemens qu’elles avoient d’abord causés ».

M. Gibert, homme savant & avocat au parlement, en avoit parlé à-peu-près dans le même sens, dans ce qu’il a écrit de l’origine des François & des Gaulois ; mais il a sû se radoucir par une remarque particuliere qu’il a mise à la fin de son livre, & il veut bien qu’on en appelle à l’histoire & aux historiens pour examiner la vérité des chartes & des diplomes. C’est encore beaucoup que de savoir employer ce sage tempérament en une matiere douteuse.

M. Baudelot de Dairval porta les choses plus loin en 1686, dans son livre de l’utilité des voyages, tome II. page 436. où il dit que « quoique le P. Mabillon ait touché quelque chose du caractere gothique & du lombard, il n’a point parlé de ceux des autres pays & des autres langues ; ce qui néanmoins auroit été nécessaire, puisqu’ils ne renferment pas moins ce qu’il y a de précieux dans la Religion, l’Histoire, la Politique & les autres Sciences. Delà vient que bien des gens avec moi, & quelques-uns même de ses amis, ont trouvé que cet ouvrage ne donne qu’une connoissance fort legere & très bornée sur cette matiere, pour l’intelligence des titres & des autres manuscrits. »

Cet ouvrage du P. Mabillon est devenu célebre par les disputes qu’il a causées depuis plus de cinquante ans, par rapport à la matiere en elle-même, & je me persuade qu’on ne sera pas fâché de savoir quelle en a été l’origine : je tire cette remarque du savant auteur que je viens de citer. « Au reste, comme vous aimez l’histoire littéraire (continue-t-il page 437 de son utilité des voyages) vous ne serez pas fâché de savoir quel motif a fait entreprendre cet ouvrage au P. Mabillon & à son collegue (le P. Germain.) Cette connoissance donne souvent beaucoup d’ouverture pour l’intelligence des livres ; & la plûpart des auteurs en sont si persuadés, qu’ils ne manquent jamais d’en prétexter quelques-unes, ou d’en donner des indices dans leurs ouvrages : c’est aussi ce que je ferai remarquer dans celui-ci. Le P. Papebroeck, Jésuite, dans la préface de son second volume des actes des Saints du mois d’Avril (publié en 1675), parlant des manuscrits, dit en passant que les titres publiés par nos religieux sont fort suspects ; il n’oublie pas même le titre de S. Denys donné par Dagobert, comme un des principaux : il ajoûte ensuite beaucoup de raisons pour fortifier ses conjectures. Le P. Mabillon ne s’en plaignit point d’abord, & il méprisa cette attaque, comme ces vieilles calomnies que le tems obscurcit ou rend moins dangereuses. Mais en 1677 il parut un livre (c’est le pénitentiel de Théodore de Cantorbery), dans lequel il y a des notes qui combattent le titre de S. Denys dont je viens de parler, qu’un bénédictin a publié, & par lequel ces religieux se prétendent exempts de la jurisdiction même du Roi. On a joint à ces notes une copie du véritable titre, tirée d’un manuscrit de M. de Thou, qui est présentement dans la bibliotheque de M. Colbert (& depuis quelques années dans celle de Sa Majesté) ; & cette copie est entierement contraire à celle qu’avoit imprimée le P. Doublet dans ses antiquités (de S. Denis.) Ces notes prouvent encore que le titre, tel qu’il étoit chez M. Colbert, est non-seulement l’original, mais qu’il est conforme à la discipline de son tems & à l’usage qui l’a précedé, & que celui du P. Doublet par conséquent est falsifié, & qu’il est contraire aux lois de l’Eglise & à celles de l’état ; ce qui est démontré par une infinité de monumens de l’une & de l’autre police. Ceux qui y avoient intérêt, & pour qui on avoit publié ce titre, ne purent souffrir qu’on l’attaquât ainsi ; cependant ils n’oserent y répondre ouvertement. Il courut, ou, pour mieux dire, il parut un petit libelle de quelque moine impatient, mais qui s’évanoüit aussi-tôt, & que le P. Mabillon & les plus raisonnables d’entr’eux desavoüerent, parce qu’il n’y avoit que des injures & de l’ignorance : il n’effleuroit pas même la difficulté, bien loin de la résoudre. On prit donc une autre voie, & ce fut ce traité de re diplomaticâ, qui fut le palladium qu’on voulut opposer aux remarques curieuses que l’abbé Petit a jointes à son pénitentiel de Théodore. Le P. Mabillon n’a pû cacher son dessein, & il paroît évidemment qu’il a voulu défendre & soûtenir les titres de son ordre, que le P. Papebroeck avoit un peu noircis par ses soupçons ; & il est indubitable que l’endroit de son livre où il s’efforce de combattre ce qu’a donné M. Petit, est le centre de son ouvrage, d’autant plus que dans les dissertations jointes au pénitentiel, il y a des preuves assez fortes de ce que le savant Jésuite flamand ne faisoit que conjecturer. Voilà les blessures auxquelles il s’est crû obligé de remédier avec promptitude, opus esse existimavi diligentiâ. Ne m’en croyez pas, Monsieur (ce sont ses termes), hanc necessitatem probat operis occasio, l’occasion de cet ouvrage en prouve la nécessité ; & parce que les principaux efforts de ses adversaires, comme il les appelle, sont tombés sur le chartrier de S. Denis, & quoniam proecipuus adversariorum conatus in Dionysianum archivium exsertus fuerat, la nécessité de se défendre lui a fait enfanter ce dessein nouveau, pour procurer de l’utilité au public, nempè utilitas argumenti cum novitate conjuncta, atque defensionis necessitas. Cependant quiconque lira l’un & l’autre, remarquera facilement lequel des deux a plus de force & de solidité dans l’attaque ou dans la défense ; & pour vous le faire voir en deux mots, l’abbé Petit, dans ses notes sur Théodore, qui vivoit vers la fin du sixieme siecle, prétend que les exemptions de l’ordinaire & des souverains sont contraires à la discipline de l’Eglise ; il le justifie par une tradition exacte des peres & des conciles jusqu’à son tems : il soûtient par conséquent que ces sortes de priviléges ne sont pas légitimes. Celui de S. Denis, que le P. Doublet a publié, lui sert d’exemple ; il donne une copie de ce même titre, tirée d’un ancien manuscrit, qui contredit l’autre, & qui est conforme aux regles de l’Fglise. A cela le P. Mabillon répond que c’est une calomnie digne de réprimande, d’accuser ses confreres d’errer contre l’Eglise & la police des états, lorsqu’ils défendent des privileges, quoiqu’on leur ait montré qu’ils sont contraires aux canons de l’une & aux lois de l’autre. Il avoue le titre que produit M. Petit, mais il prétend que celui du P. Doublet en est un autre ; sur quoi il donne de mauvaises raisons : & pour montrer que celui qu’il défend, & pour lequel il a fait un si gros livre, n’est point contraire à l’Eglise, il ne rapporte ni passages des peres ni des conciles, mais une formule de Marculphe. Vous croyez peut-être, quoique ce ne soit pas une grande preuve, qu’elle parle en termes exprès, cependant c’est le contraire ; il n’est parlé que de juges médiats ou subalternes, avec une clause que ni le prince ni le magistrat ne pourroit détruire cette grace, nec regalis sublimitas, nec cujuslibet judicum sæva cupiditas refragare tentet ; & une preuve de cela est que dans un endroit de cette formule on y voit les mêmes expressions que dans le titre publié par M. Petit : statuentes ergo neque juniores, neque successores vestri, nec ulla publica judiciaria potestas, &c. Enfin pour derniere raison il rapporte uniquement un semblable privilége donné à Westminster par un Edoüard roi d’Angleterre, contre lequel assûrément les raisons du P. Papebroeck & de M. Petit ne perdent rien de leur force, aussi-bien que contre les autres titres. »

Il suffit que l’ouvrage du P. Mabillon ait eu beaucoup de réputation, pour qu’il se soit vû exposé à la critique & à de grandes contradictions, soit en France, soit dans les pays étrangers ; s’il avoit été moins savant, on l’auroit laissé pourrir dans l’oubli & dans l’obscurité. C’est ce qui a produit en 1703 & aux années suivantes, les dissertations si savantes & si judicieuses du P. Germon de la compagnie de Jesus. Ces nouvelles disputes ont procuré un avantage, & ont engagé le P. Mabillon à publier en 1704 un supplément considérable à sa diplomatique ; & le P. dom Thierri Ruynart illustre associé du P. Mabillon, fit paroître alors contre leurs célebres adversaires, son livre ecclesia Parisiensis vindicata. L’année suivante M. Hickese, l’un des plus savans hommes de l’Angleterre, s’est aussi élevé contre le pere Mabillon, dans un ouvrage aussi nouveau & aussi singulier en son genre, que la diplomatique du P. Mabillon ; c’est dans ce qu’il a donné sous le titre de litteratura septentrionalis, publié en 1705 en trois volumes in-fol. où il prétend détruire les regles diplomatiques établies par le savant bénédictin. Les Italiens s’en sont aussi mêlés, mais plus foiblement que ceux dont nous venons de parler : ainsi un bon, un excellent ouvrage en produit de bons & de médiocres, comme il est aussi la source de bonnes & de mauvaises critiques ; c’est au public curieux à profiter de ce qu’il peut trouver d’utile jusque dans les moindres écrits qu’engendre une dispute.

On ne sauroit disconvenir que la diplomatique du P. Mabillon ne contienne d’excellentes & d’admirables recherches sur divers points de notre histoire ; l’homme judicieux fera toûjours plus d’attention à ce qu’il y trouvera d’excellent & d’utile, qu’aux fautes qui peuvent se rencontrer en un travail qui jusqu’en 1681 n’avoit pas été tenté : les Anglois & les savans de France n’ont pas laissé, au milieu des critiques qu’ils en ont faites, d’admirer, de respecter même la grandeur, la nouveauté & l’utilité du dessein. En effet, rien n’auroit contribué davantage à approfondir les endroits les plus secrets & les plus obscurs des premiers tems de notre histoire & de celle des autres nations, si l’on avoit pû compter avec certitude sur les regles qu’il a proposées pour discerner les véritables diplomes, & les distinguer sûrement de ceux qui ont des marques de fausseté.

Cette matiere est devenue à la mode chez presque toutes les nations, & chacune l’a traitée suivant son goût, & relativement à son histoire ou à des vûes particulieres. Wiltheim a donné en 1659 à Liege, le dyptycon Leodiense & Bituricense : Luing, cet allemand si laborieux, en a fait un ample recueil, tant d’Allemagne que d’Italie ; Rymer fit par ordre de la reine Anne, cette belle collection qui est connue sous le nom de l’éditeur : & pour revenir à notre France, combien André Duchéne en a-t-il publié dans les généalogies de plusieurs grandes maisons ? L’histoire des congrégations religieuses des provinces, des villes, a pour fondement ces sortes de diplomes ; c’est par-là que les Dupuy, les Ducange, les Godefroi, se sont distingués dans le monde savant, aussi-bien que Blondel, Baluze, Labbe & Martene ; & Aubert Lemire a éclairci bien des faits particuliers de l’histoire des Pays-bas, par les recueils qu’il a donnés de ces sortes de titres, quoiqu’on puisse lui en disputer quelques-uns.

Le laborieux pere Papebroeck est un de ceux qui en ont le plus savamment écrit. Avant lui Conringius & Heiderus, s’y étoient exercés en Allemagne, aussi bien que Marsham, dans la préface du monasticon anglicanum ; & Warthon, dans l’Anglia sacra, comme M. de Launoi l’avoit fait en France, en attaquant avec autant de courage que de hardiesse la plûpart des priviléges des abbayes, & de plusieurs communautés. Quelle perte pour ce dernier de n’avoir pû connoître un fait célebre, qui ne s’est développé que plus de quinze ans après la mort de ce célebre personnage ! On sait que sous le pape Innocent II. qui siégea depuis l’an 1130 jusques vers la fin de l’an 1143, il se tint un concile à Reims, où assista l’évêque de Châlons, qui avoit été auparavant abbé de S. Médard de Soissons. Ce prélat touché d’une vérité qu’il étoit important même pour la postérité de faire venir jusqu’à nous, se crut obligé de découvrir au pape, que dans le tems qu’il gouvernoit l’abbaye de S. Médard, un de ses moines nommé Guernon s’étoit confessé publiquement avant sa mort d’avoir été un insigne faussaire, sur-tout dans la fabrication de deux actes essentiels qu’il avoit faits sous le nom du pape même ; l’un étoit le privilége de S. Oüen de Rouen, & l’autre celui de S. Augustin de Cantorbéri. Et comme les hommes récompensent souvent les crimes utiles plus libéralement qu’ils ne font les actions vertueuses, il avoüa qu’on lui avoit donné quelques ornemens d’église assez précieux pour mériter d’être offerts à son abbaye de S. Médard. C’est ce qu’on trouve dans une lettre originale de Gilles évêque d’Evreux au pape Alexandre, que le savant M. Warthon a fait imprimer dans son anglia sacra, in-folio 1691. La voici : ait catalaunensis episcopus, dum in ecclesiasticis beati Medardi officio abbatis fungeretur, quemdam Guernonem nomine ex monachis suis in ultimo confessionis articulo se falsarium fuisse confessum, & inter cætera quæ per diversas ecclesias frequentando, transcripserat, ecclesiam beati Audoeni & ecclesiam beati Augustini de Cantuaria, adulterinis privilegiis sub apostolico nomine se muniisse lamentabiliter pœnitendo asseruit. Quin & ob mercedem iniquitatis quædam se prætiosa ornamenta recepisse, confessus est, & in B. Medardi ecclesiam contulisse. Je m’étonne que M. Languet, évêque de Soissons, n’ait point rapporté ce fait, qui auroit extrémement figuré dans les factums qu’il a publiés contre l’abbaye de S. Corneille de Compiegne.

Venons maintenant aux regles qu’on a données pour distinguer dans ces anciens actes ceux qui sont faux ou altérés, d’avec ceux dont on croit que la vérité n’est pas suspecte.

I. La premiere est, dit-on, d’avoir des titres authentiques pour en comparer l’écriture avec celle des diplomes de la vérité desquels on est en doute.

Mais ce sera une difficulté d’être assûré de la certitude de celui qui doit servir de piece de comparaison. On en trouve la preuve même dans cette contestation diplomatique. Le pere Papebroeck apporte comme véritable le diplome de Dagobert pour l’abbaye de S. Maximin de Treves, au lieu que le pere Mabillon le croit faux & supposé. Il en est de même de deux titres produits par le pere Papebroeck comme certains, & comme pouvant servir de pieces de comparaison. L’un regarde l’empereur Charlemagne, & l’autre Lothaire II. fils de Lothaire I. empereur. Le pere Papebroeck les présente l’un & l’autre comme des titres incontestables, sur la vérité desquels on peut compter ; au lieu que le pere Mabillon donne des preuves suffisantes pour rejetter le premier, & fait naître de légitimes soupçons sur celui de Lothaire : auquel croire de ces deux savans ? On voit par-là que tous leurs égaux seront toûjours en dispute sur cette premiere regle, parce qu’ils seront rarement d’accord sur le titre qui doit les conduire & les guider dans leur examen. Les écritures d’un même siecle ont entr’elles quelque ressemblance, mais ce n’est pas la même main. C’est néanmoins cette main qu’il faudroit trouver pour en faire sûrement la comparaison ; chose absolument impossible. Et dès qu’il s’agit des huit ou neuf premiers siecles de notre ere chretienne, on sait combien il est difficile d’assûrer la vérité des titres qu’on attribue à ces anciens tems. Je n’ignore pas que l’homme intelligent & versé dans les différentes écritures, distinguera le titre faux d’avec celui qui est incontestable. Le faussaire, quoiqu’industrieux, ne sauroit toûjours imiter exactement cette liberté d’une main originale : on y trouve ou de la contrainte, ou des différences qui sont sensibles à l’homme pratic dans l’examen des écritures : la précipitation, la crainte même de ne pas imiter assez bien son modele, empêche & embarrasse quelquefois le faussaire. Je ne dis rien de la différence qui se trouve en un même tems entre les écritures des divers pays, qui est encore plus sensible que celles des différens siecles.

Peut-être ne sera-t-on pas fâché de savoir un fait singulier qui m’est arrivé à Amsterdam en 1711, sur la ressemblance des écritures. On vint proposer à un prince curieux & amateur, que j’accompagnois alors, le faux évangile de S. Barnabé ; c’est celui dont se servent les Mahométans, pour connoître l’histoire de J. C. qu’ils ne peuvent s’empêcher de regarder comme un grand prophete. Ce faux évangile qui manque au recueil de Fabricius, est en italien corrompu, ou plûtôt en langue franque, grand in-dix-huit, ou petit in octavo quarré, écrit il y a bien quatre cents ans. J’eus ordre de chercher un copiste pour le faire écrire ; j’en trouvai un, qui, pour preuve de son savoir & de son talent, en écrivit une page, que l’on ne put pas distinguer de l’original, tant l’un & l’autre avoient de ressemblance : il n’y avoit que le papier qui pût faire connoître la différence ; mais pour faire cesser le doute, il apporta le lendemain la même page imitée, au papier de laquelle il avoit donné le ton & la couleur de l’original qui étoit en papier du Levant. On peut conjecturer par ce fait, qui est certain, combien il est facile à quelques personnes d’imiter les écritures anciennes. Le prince acheta le faux évangile, & conserva la page imitée, & le tout est à présent dans la bibliotheque impériale de Vienne en Autriche. Ainsi cette premiere regle a ses difficultés, & ne peut être pratiquée que très-difficilement & avec beau, coup de circonspection. Passons à une autre.

II. Il est nécessaire, en second lieu, d’examiner la conformité ou la différence du style d’une piece à l’autre. Il faut savoir de quelle maniere les princes ont commencé & fini leurs diplomes, de quels termes particuliers ils se sont servis : toutes ces choses n’ont pas été les mêmes dans les divers tems & dans les différens pays : & même chaque reférendaire ou chancelier peut avoir changé en quelque chose la maniere de son prédécesseur, quoiqu’il y eût alors des formules, mais qui n’ont pas toûjours été scrupuleusement suivies. Autre source d’obscurités.

Quand on parle de style, & même d’ortographe, il ne faut pas croire que les commis préposés pour dresser ou copier un acte, ou un diplome, fussent dans le même siecle également versés dans le latin qui est la langue de ces diplomes. Depuis que les François, les Bourguignons, & les Saxons passerent dans les Gaules, ils y introduisirent le langage de leur nation qui devint la langue vulgaire : par-là le latin se corrompit beaucoup. Les commis & les copistes des chartes parloient comme les autres cette langue vulgaire ; & lorsqu’il falloit dresser ou copier un acte, ils introduisoient dans le latin & dans l’ortographe, celle qui étoit en usage dans la langue qui leur étoit la plus familiere.

Ne voyons-nous pas quelque chose de semblable dans les nations qui subsistent ? Qu’un anglois dicte ou prononce un discours latin, je défie un françois, ou de l’entendre, ou de l’écrire avec l’exactitude qu’exige cette langue ; j’en ai eu la preuve par moi-même : ce sont néanmoins des personnes du même tems. Le style aussi-bien que l’ortographe & la prononciation s’accommodoient à la langue qui se parloit vulgairement. Ainsi en Espagne, en Angleterre, en Hongrie, en Italie, le même mot s’écrivoit autrement que dans les Gaules. On connoît ces différences pour peu qu’on ait l’usage des manuscrits. Les fautes d’ortographe ne sont point par conséquent une preuve de la fausseté d’une charte, ou d’un diplome, comme l’ont prétendu quelques modernes : sur-tout dès que les autres conditions se trouvent observées. Cette négligence du copiste ne porte aucun préjudice à la vérité des titres, qui sont vrais pour le fond, quoique mal disposés pour la forme extérieure. On les entendoit alors, & l’on ne croyoit pas que dans la suite ils pussent être exposés à aucune difficulté.

III. La troisieme regle, mais essentielle, est d’examiner la date ou la chronologie des actes ou des lettres : c’est à quoi souvent, & presque toûjours, manque un faussaire, qui est ordinairement plus habile dans les coups de main que dans l’histoire des princes : il se sert presque toûjours des dates reçues de son tems pour marquer des siecles antérieurs au sien, & s’imagine que ces sortes de dates ont toûjours été en usage. Alors il faut faire usage de l’histoire & de la chronologie qu’elle nous présente. C’est un acte public qui doit servir à corriger ou à vérifier la certitude des actes particuliers, tels que sont les chartes & les diplomes.

Il faut néanmoins faire attention que comme plusieurs rois avant que d’être possesseurs du throne, y ont quelquefois été associés ; on a commencé souvent à compter leurs années de la premiere association au throne ; mais cependant on a daté plus communément du jour qu’ils ont commencé à en être seuls possesseurs. On en a l’exemple dans Robert, fils de Hugues Capet, qui fut associé au throne le premier Janvier 988, cependant il n’en fut unique possesseur que le 24 Octobre 996. L’homme attentif ne doit pas manquer à cette remarque. L’indiction est une autre observation chronologique que le censeur des chartes ne doit pas négliger ; s’il s’agit de celles des empereurs, elles commencent le 24 Septembre ; en Occident & en Orient, le premier jour du même mois ; au lieu que celles des papes se datent du 25 Décembre, premier jour de l’année ecclésiastique de Rome. Quant aux années de J. C. elles n’ont été en usage pour les chartes & les diplomes que dans l’onzieme siecle, comme nous l’avons déjà marqué.

IV. Une quatrieme regle qui suit la chronologie est celle des signatures des personnes ; savoir si elles n’étoient pas mortes au tems de la date marquée dans le diplome. L’histoire alors rend témoignage ou pour ou contre le diplome : nous avons déjà fait quelques remarques à ce sujet, qu’il est inutile de repéter ici.

Mais qu’on ne croye pas que les rois des deux premieres races signassent leur nom dans les chartes. C’étoit un monogramme, c’est-à-dire plusieurs lettres figurées & entrelassées qui faisoient ou tout, ou partie de leurs noms. Mais le chancelier ou reférendaire avoit soin de marquer ces mots pour désigner cette signature : signum Caroli, ou Ludovici regis, suivant le prince dont le monogramme se trouvoit sur la charte.

V. La cinquieme regle consiste à examiner l’histoire certaine de la nation & de ses rois, aussi-bien que les mœurs du tems, les coûtumes, les usages du peuple, au siecle où l’on prétend que la charte a été donnée. Cette regle demande une grande connoissance de l’histoire, & même de l’histoire particuliere, autant que de la générale, parce que les mœurs n’ont pas toûjours été les mêmes dans le corps entier de la nation ; les parties, ou les provinces d’un empire ou d’un royaume étoient souvent plus différentes en ce point qu’elles ne l’étoient dans le langage. On voit par-là combien il est difficile de suivre exactement cette regle, qu’il ne faut pas trop presser, pour ne point accuser de fausseté une charte dressée en un pays ou en une province, quand on ne connoît pas exactement les mœurs, us, & coûtumes du tems.

VI. Une sixieme regle est d’examiner les monogrammes & les signatures des rois, aussi-bien que de leurs chanceliers ou reférendaires ; il faut confronter celles des actes douteux avec les actes véritables qu’on en peut avoir. Il est certain qu’on en a de vrais, sur-tout dès que l’intérêt n’y est pas mêlé : on sait que c’est la pierre de touche des actions humaines : c’est-là ce qui a porté tant de faussaires à sacrifier leur honneur & leur conscience pour se conserver à eux ou à leur communauté un bien & des droits qu’ils appréhendoient qu’on ne leur disputât dans la suite.

VII. La septieme regle regarde les sceaux : il faut examiner s’ils sont sains & entiers, sans aucune fracture, sans altération, & sans défauts. S’ils n’ont point été transportés d’un acte véritable pour l’appliquer à un acte faux & supposé. Cette derniere remarque mérite d’autant plus d’attention, que j’ai connu un homme qui cependant sans aucune littérature, m’avoit assûré qu’il avoit le moyen de détacher le sceau d’une piece authentique pour le porter sur une autre : moyen dangereux & fatal, mais heureusement celui qui s’en vantoit n’avoit pas l’occasion de s’en servir ; & je ne crois pas qu’il ait communiqué à quelqu’autre le moyen dont il se disoit possesseur.

Nos premiers rois n’avoient pas d’autre sceau que celui qui étoit à leur anneau. Nous en avons un exemple au cabinet du Roi, où l’on voit l’anneau du roi Childeric, pere de Clovis, sur lequel sont gravés le portrait & le nom de ce roi. Ces anneaux sont fort anciens dans l’histoire. Celui de Childeric fut trouvé en 1653 dans la ville de Tournai, près l’église de S. Brice, ou étoit autrefois un grand chemin ; & l’on n’ignore pas que la plûpart des princes étoient inhumés près les grands chemins. On trouve même encore aujourd’hui en France beaucoup de tombeaux dans des campagnes.

Après les anneaux vinrent les grands sceaux qui furent appliqués sur des cires jaunes, blanches, vertes, ou rouges, & même sur le plomb, l’or & l’argent. Le plomb est resté en usage à Rome. Nous avons la célebre bulle d’or de l’empereur Charles IV. qui depuis plus de quatre cents ans fait loi dans l’empire. Mais communément on employe la cire, dont la couleur varie même en France selon la diversité des affaires sur lesquelles nos rois font expédier des lettres patentes, des déclarations, & des édits.

Les évêques, les abbés, les chapitres, & même les seigneurs avoient leurs sceaux particuliers, sur lesquels on les voit différemment représentés. Les histoires particulieres que l’on s’est attaché à publier depuis plus de cinquante ans, nous en ont donné quantité de modeles & de desseins ; & dès qu’un titre regardoit plusieurs personnes, chacun y appliquoit son sceau particulier, lequel souvent pendoit au diplome même avec un lacet de soie.

VIII. Enfin, il faut marquer pour huitieme regle la matiere sur laquelle s’écrivoient les chartes & les diplomes. Depuis un très-long tems on s’est servi de parchemin : c’est la matiere la plus commune, & qui subsiste encore aujourd’hui dans les actes émanés de l’autorité du roi, soit en grande, soit en petite chancellerie. Mais les premieres matieres étoient ordinairement du papier d’Egypte, qui subsistoit encore en France au onzieme siecle. Et comme ce papier étoit assez fragile, on employa en même tems le parchemin, qui a beaucoup plus de consistance & qui résiste mieux à l’injure des tems & des années. On se servoit même des peaux de poissons, & à ce qu’on dit, des intestins de dragons ; c’est pousser la chose bien loin. Quant au papier commun, il est moderne, & son usage ne remonte pas tout-à-fait à six cents ans.

L’encre a pareillement varié, mais beaucoup moins que la matiere sur laquelle on écrivoit les chartes. Les anciens n’avoient pas la maniere de faire une encre aussi noire que la nôtre, ainsi la leur jaunissoit ; & c’est même, à ce qu’on prétend, un moyen pour reconnoître la fausseté d’une charte quand on en trouve l’encre trop noire. On assûre qu’il y a eu des titres écrits entierement en lettres d’or, & j’en ai vû de pareilles, non pas en chartes, mais en livres écrits sur du parchemin couleur de pourpre. Quelquefois les empereurs, & même leurs chanceliers, signoient en encre rouge. C’est ce que pratiquoient les empereurs de Constantinople, & cette sorte d’encre leur étoit réservée.

La nature des caracteres dont on s’est servi entre aussi dans cet examen. Le romain n’a été d’usage que jusqu’au cinquieme siecle : après quoi, tant pour les chartes que pour les manuscrits des livres, chaque centaine d’années ou environ a eu sa maniere d’écrire, comme chaque nation en a eu, & en a même encore une qui lui est particuliere. Mais on peut assûrer qu’en fait de manuscrits, l’écriture la plus difficile à lire n’est pas toûjours la plus ancienne. Il y a eu des révolutions dans la maniere d’écrire, comme en toute autre chose : mais depuis environ quatre cents ans, l’écriture est devenue moins difficile : il n’y a souvent que les abréviations qui puissent arrêter ; mais la suite du discours les fait aisément comprendre à un savant qui a bien étudié son sujet. Cependant les jurisconsultes se sont vûs obligés de faire un dictionnaire particulier pour les faire plus aisément comprendre.

Voilà bien des précautions nécessaires pour être à l’abri de la tromperie des faussaires, ce qui n’empêche pas qu’on ne soit quelquefois trompé dans l’examen des chartes originales, quoiqu’il soit certain qu’il y en a plus qu’on ne croit. Il ne s’agit que de les savoir bien distinguer ; c’est en quoi consiste l’art & la science de l’habile praticien.

Que ne doit-on pas penser des cartulaires ou papiers-terriers des églises & des monasteres, qui ne sont que des copies faites sans autorité publique, & dans lesquelles on prétend qu’on s’est donné une entiere licence ? Cependant on assûre que leur usage ne remonte pas au delà du dixieme siecle. Quelques-uns ne laissoient pas d’être authentiques, quand un notaire public les déclaroit conformes aux originaux sur lesquels ils avoient été faits & vérifiés. Alors ils peuvent faire preuve en justice, quand ils ne sont pas détruits ou contredits par des actes ou contemporains ou même postérieurs. Il y a d’autres cartulaires historiques, lesquels, avec la copie des anciens titres, contiennent le récit du sujet qui a donné lieu au diplome, dont on favorisoit une communauté ecclésiastique ou séculiere. Enfin la derniere espece de cartulaire est celle qui s’est faite sans aucune forme de droit ; & ce sont des cartulaires simples, où le faux se trouve quelquefois mêlé avec le vrai : ces derniers cartulaires ont bien moins d’autorité que les autres.

Tout ce que nous venons de marquer, regarde principalement les chartes qui sont antérieures au dixieme siecle de notre ere vulgaire. Mais dès qu’on est arrivé à la troisieme race de nos rois, on convient qu’il se trouve beaucoup moins de chartes fausses ou altérées. Ainsi cela met les grandes maisons à l’abri des soupçons qu’on pourroit tirer des chartes contre l’ancienneté de leur origine ; car il ne faut pas croire que toutes, à l’exemple des Lorrains, des Rohans, des Chabanes, des Montmorenci, des Briennes, des Conflans & d’Armentieres, des la Rochefoucault, des Egmonds, des la Marck, des la Tour, & de beaucoup d’autres que la mémoire ne me fournit pas, remontent au moins par l’histoire jusqu’à la seconde race de nos rois.

On a voulu donner une mauvaise interprétation aux difficultés que l’on a formées contre beaucoup d’anciens titres. On a prétendu que dès qu’on auroit totalement détruit la vérité & l’autorité des diplomes & des chartes, on en viendroit à tous les manuscrits qui nous restent des anciens auteurs, que l’on traiteroit de faux & de supposés comme on auroit fait les titres anciens : mais à quoi serviroit cette sorte d’attaque, & pour ainsi dire d’incrédulité littéraire ? On ne prétend pas que nous ayons les originaux de tous les livres anciens qui font aujourd’hui la base des bibliotheques ; mais du moins en avons-nous des copies, qui ayant été faites en divers tems & en différens pays, nous représentent les anciens originaux, à quelques variations près, qui viennent de la faute ou de l’inattention des copistes. Et si l’on a supposé quelques ouvrages sous des noms respectables, le savant en a senti la supposition, & l’a enfin découverte. Je ne m’étends pas sur ce sujet, parce qu’il regarde plus la critique littéraire que la diplomatique, que j’ai voulu expliquer ici avec beaucoup de précision. J’aurois souhaité entrer dans un plus grand détail, & donner les signatures des rois de la troisieme race ; mais j’ai appréhendé de me trouver en concurrence avec les illustres & savans bénédictins qui travaillent actuellement sur cette matiere si intéressante dans l’histoire & dans la littérature. Je sai que pour la perfection de l’ouvrage, dont ils ont déjà publié une partie, ils ne peuvent se dispenser de donner les desseins de toutes ces signatures, qui sont nécessaires à leur objet.

À tous les écrivains que nous venons de marquer sur l’examen des diplomes & de la diplomatique, on doit ajoûter un ouvrage moderne, qui ne fait que de paroître, c’est la Vérité de l’histoire de l’église de S. Omer, & son antériorité sur l’abbaye de S. Bertin ; in-4o. Paris, chez Le Breton, Imprimeur ordinaire du Roi, 1754. C’est ce que nous avons de plus nouveau en ce genre de science. Sa lecture & ses preuves ne préviennent pas en faveur des archives de plusieurs illustres & anciennes abbayes, où l’on trouve plus de faux que de vrai.

Que l’on fasse attention après ce que nous venons de marquer, que cette soupçonneuse exactitude, ces recherches critiques & inquiétantes ne regardent ordinairement que les titres des abbayes, des communautés régulieres, & même des églises cathédrales. Il semble que ceux qui devroient le moins être gouvernés par l’intérêt, & en qui l’on croiroit trouver l’amour de la vérité, ceux-là mêmes, dis-je, ne craignent point d’abandonner tout ce que l’honneur & la religion prescrivent, pour se jetter dans des crimes inutiles pour eux-mêmes, & qui ne sont avantageux qu’à une communauté, qui ne leur en sait aucun gré, & qui, malgré quelques déférences extérieures, les regarde, ou du moins les a regardés comme ce qu’ils avoient le malheur d’être réellement, c’est-à-dire comme des faussaires. Le même inconvénient ne se rencontre pas dans les archives des princes, des cours supérieures, & des villes : outre le soin scrupuleux que l’on a de n’y laisser rien entrer qui ne soit dans l’exacte vérité, à peine se trouveroit-il dans le royaume un homme assez hardi pour hasarder en faveur du prince, ce qu’il hasarderoit pour une communauté religieuse, quoique peu reconnoissante. (a)