L’Encyclopédie/1re édition/DÉVOUEMENT

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DEVOUEMENT, s. m. (Hist. & Litt.) action du sacrifice de sa vie pour le salut de la patrie, avec des cérémonies particulieres, & dans certaines conjonctures.

L’amour de la patrie, qui faisoit le propre caractere des anciens Romains, n’a jamais triomphé avec plus d’éclat que dans le sacrifice volontaire de ceux qui se sont dévoués pour elle à une mort certaine. Traçons-en l’origine, les motifs, les effets, & les cérémonies, d’après les meilleurs auteurs qui ont trairé cette matiere. Je mets à leur tête Struvius dans ses antiquités romaines, & M. Simon dans les mém. de l’académie des Belles-Lettres. Voici les faits principaux que je dois à la lecture de leurs écrits : je me flatte qu’ils n’ennuyeront personne.

Les annales du monde fournissent plusieurs exemples de cet enthousiasme pour le bien public. Je vois d’abord parmi les Grecs, plusieurs siecles avant la fondation de Rome, deux rois qui répandent leur sang pour l’avantage de leurs sujets. Le premier est Ménécée fils de Créon roi de Thebes, de la race de Cadmus, qui vient s’immoler aux manes de Dracon tué par ce prince. Le second est Codrus dernier roi d’Athenes, lequel ayant sçu que l’oracle promettoit la victoire au peuple dont le chef périroit dans la guerre que les Athéniens soûtenoient contre les Doriens, se déguise en paysan, & va se faire tuer dans le camp des ennemis.

Mais les exemples de dévouemens que nous fournit l’histoire romaine, méritent tout autrement notre attention ; car le noble mépris que les Romains faisoient de la mort, paroît avoir été tout ensemble un acte de l’ancienne religion de leur pays, & l’effet d’un zele ardent pour leur patrie.

Quand les Gaulois gagnerent la bataille d’Allia, l’an 363 de Rome, les plus considérables du sénat par leur âge, leurs dignités, & leurs services, se dévouerent solennellement pour la république réduite à la derniere extrémité. Plusieurs prêtres se joignirent à eux, & imiterent ces illustres vieillards. Les uns ayant pris leurs habits saints, & les autres leurs robes consulaires avec toutes les marques de leur dignité, se placerent à la porte de leurs maisons dans des chaires d’ivoire, où ils attendirent avec fermeté & l’ennemi & la mort. Voilà le premier exemple de dévouement général dont l’histoire fasse mention, & cet exemple est unique. Tite-Live, liv. V. ch. xxxij.

L’amour de la gloire & de la profession des armes, porta le jeune Curtius à imiter le généreux désespoir de ces vénérables vieillards, en se précipitant dans un gouffre qui s’étoit ouvert au milieu de la place de Rome, & que les devins avoient dit être rempli de ce qu’elle avoit. de plus précieux, pour assûrer la durée éternelle de son empire. Tite-Live, liv. VII. chap. vj.

Les deux Décius pere & fils, ne se sont pas rendus moins célebres en se dévouant dans une occasion bien plus importante, pour le salut des armées qu’ils commandoient, l’une dans la guerre contre les Latins, l’autre dans celle des Gaulois & des Samnites, tous deux de la même maniere, & avec un pareil succès. Tite-Live, liv. VIII. & X. chapitre jx. Cicéron qui convient de ces deux faits, quoiqu’il les place dans des guerres différentes, attribue la même gloire au consul Décius, qui étoit fils du second Décius, & qui commandoir l’armée romaine contre Pyrrhus à la bataille d’Ascoli.

L’amour de la patrie, ou le zele de la religion s’étant ralenti dans la suite, les Décius eurent peu ou point d’imitateurs, & la mémoire de ces sortes de monumens ne fut conservée dans l’histoire, que comme une cérémonie absolument hors d’usage. Il est vrai que sous les empereurs il s’est trouvé des particuliers, qui pour leur faire bassement la cour, se sont dévoüés pour eux. C’étoit autrefois la coûtume en Espagne, que ceux qui s’étoient attachés particulierement au prince, ou au général, mourussent avec lui, ou se tuassent après sa défaite. La même coûtume subsistoit aussi dans les Gaules du tems de César. Dion rapporte à ce sujet, que le lendemain qu’on eut donné à Octave le surnom d’Auguste, un certain Sextus Pacuvius tribun du peuple, déclara en plein sénat, qu’à l’exemple des barbares il se dévoüoit pour l’empereur, & promettoit lui obéir en toutes choses aux dépens de sa vie jusqu’au jour de son dévouement. Auguste fit semblant de s’opposer à cette infame flatterie, & ne laissa pas d’en récompenser l’auteur.

L’exemple de Pacuvius fut imité. On vit sous les empereurs suivans des hommes mercenaires qui se dévoüerent pour eux pendant leurs maladies ; quelques-uns même allerent plus loin, & s’engagerent par un vœu solennel à se donner la mort, ou à combattre dans l’arene entre les gladiateurs s’ils en réchappoient. Suétone nous apprend que Caligula reconnut mal le zele extravagant de deux flateurs de cet ordre, qu’il obligea impitoyablement, soit par une crainte superstitieuse, soit par une malice affectée, d’accomplir leur promesse. Adrien fut plus reconnoissant ; il rendit des honneurs divins à Antinoüs, qui s’étoit, dit-on, dévoué pour lui sauver la vie.

Il se pratiquoit à Marseille au commencement de cette république, une coûtume bien singuliere. Celui qui en tems de peste s’étoit dévoüé pour le salut commun, étoit traité fort délicatement aux dépens du public pendant un an, au bout duquel on le conduisoit à la mort, après l’avoir fait promener dans les rues orné de festons & de bandelettes comme une victime.

Le principal motif du dévouement des payens, étoit d’appaiser la colere des dieux malfaisans & sanguinaires, dont les malheurs & les disgraces que l’on éprouvoit donnoient des preuves convaincantes : mais c’étoit proprement les puissances infernales qu’on avoit dessein de satisfaire. Comme elles passoient pour impitoyables lorsque leur fureur étoit une fois allumée, les prieres, les vœux, les victimes ordinaires paroissoient trop foibles pour la fléchir ; il falloit du sang humain pour l’éteindre.

Ainsi dans les calamités publiques, dans l’horreur d’une sanglante déroute, s’imaginant voir les furies le flambeau à la main, suivies de l’épouvante, du désespoir, de la mort, portant la désolation par-tout, troublant le jugement de leurs chefs, abattant le courage des soldats, renversant les bataillons, & conspirant a la ruine de la république, ils ne trouvoient point d’autre remede pour arrêter ce torrent, que de s’exposer à la rage de ces cruelles divinités, & attirer sur eux-mêmes par une espece de diversion les malheurs de leurs citoyens.

Ainsi ils se chargeoient par d’horribles imprécations contr’eux-mêmes, de tout le venin de la malédiction publique, qu’ils croyoient pouvoir communiquer comme par contagion aux ennemis, en se jettant au milieu d’eux, s’imaginant que les ennemis accomplissoient le sacrifice & les vœux faits contre eux, en trempant leurs mains dans le sang de la victime.

Mais comme tous les actes de religion ont leurs cérémonies propres à exciter la vénération des peuples, & en représenter les mysteres ; il y en avoit de singulieres dans les devouemens des Romains, qui faisoient une si vive impression sur les esprits des deux partis, qu’elles ne contribuoient pas peu à la révolution subite qu’on s’en promettoit.

Il étoit permis, non-seulement aux magistrats, mais même aux particuliers, de se dévoüer pour le salut de l’état ; mais il n’y avoit que le général qui pût dévoüer un soldat pour toute l’armée, encore falloit-il qu’il fût sous ses auspices, & enrôlé sous ses drapeaux par son serment militaire. Tite-Live, livre VIII. chap. x.

Lorsqu’il se dévoüoit lui-même, il étoit obligé en qualité de magistrat du peuple romain, de prendre les marques de sa dignité, c’est-à-dire la robe bordée de pourpre, dont une partie rejettée par-derriere, formoit autour du corps une maniere de ceinture ou de baudrier appellée cinctus Gabinus, parce que la mode en étoit venue des Gabiens. L’autre partie de la robe lui couvroit la tête. Il étoit debout, le menton appuyé sur sa main droite par-dessous sa robe, & un javelot sous ses piés. Cette attitude marquoit l’offrande qu’il faisoit de sa tête, & le javelot sur lequel il marchoit, désignoit les armes des ennemis qu’il consacroit aux dieux infernaux, & qui seroient bien-tôt renversés par terre. Dans cette situation, armé de toutes pieces, il se jettoit dans le fort de la mêlée, & s’y faisoit tuer. On appelloit cette action se dévouer à la terre & aux dieux infernaux. C’est pourquoi Juvenal dit en faisant l’éloge des Décius,

Pro legionibus, auxiliis, & plebe latinâ
Sufficiunt dis infernis, terræque parenti.

Le grand prêtre faisoit la cérémonie du dévouement. La peine qu’il prononçoit alors, étoit répétée mot pour mot par celui qui se dévouoit. Tite-Live (liv. VIII. ch. jx.) nous l’a conservée, & elle est trop curieuse pour ne pas l’insérer ici.

« Janus, Jupiter, Mars, Quirinus, Bellone, dieux domestiques, dieux nouvellement reçus, dieux du pays ; dieux qui disposez de nous & de nos ennemis, dieux manes, je vous adore, je vous demande grace avec confiance, & vous conjure de favoriser les efforts des Romains, & de leur accorder la victoire, de répandre la terreur, l’épouvante, la mort sur les ennemis. C’est le vœu que je fais en dévoüant avec moi aux dieux manes & à la terre, leurs légions & celles de leurs alliés, pour la république romaine ».

L’opinion que les payens avoient de la nature de ces dieux incapables de faire du bien, les engageoit d’offrir à leur vengeance de perfides ennemis, qu’ils supposoient être les auteurs de la guerre, & mériter ainsi toutes leurs imprécations. Elles passoient toûjours pour efficaces, lorsqu’elles étoient prononcées avec toutes les solennités requises par les ministres de la religion, & par les hommes qu’on croyoit favorisés des dieux.

On ne doit donc pas être surpris des révolutions soudaines qui suivoient les dévouemens pour la patrie. L’appareil extraordinaire de la cérémonie, l’autorité du grand-prêtre, qui promettoit une victoire certaine, le courage héroïque du général qui couroit avec tant d’ardeur à une mort assûrée, étoient assez capables de faire impression sur l’esprit des soldats, de ranimer leur valeur, & de relever leurs esperances. Leur imagination remplie de tous les préjugés de la religion payenne, & de toutes les fables que la superstition avoit inventées, leur faisoit voir ces mêmes dieux, auparavant si animés à leur perte, changer tout d’un coup l’objet de leur haine, & combattre pour eux.

Leur général en s’éloignant leur paroissoit d’une forme plus qu’humaine ; ils le regardoient comme un génie envoyé du ciel pour appaiser la colere divine, & renvoyer sur leurs ennemis les traits qui leur étoient lancés. Sa mort, au lieu de consterner les siens, rassûroit leurs esprits : c’étoit la consommation de son sacrifice, & le gage assûré de leur réconciliation avec les dieux.

Les ennemis mêmes prévenus des mêmes erreurs, lorsqu’ils s’étoient apperçus de ce qui s’étoit passé, croyoient s’être attirés tous les enfers sur les bras, en immolant la victime qui leur étoit consacrée. Ainsi Pyrrhus ayant été informé du projet du dévouement de Décius, employa tous ses talens & tout son art pour effacer les mauvaises impressions que pouvoit produire cet évenement. Il écrivit même à Décius de ne point s’amuser à des puérilités indignes d’un homme de guerre, & dont la nouvelle faisoit l’objet de la raillerie de ses soldats. Cicéron voyant les dévouemens avec plus de sang-froid, & étant encore moins crédule que le roi d’Epire, ne croyoit nullement que les dieux fussent assez injustes pour pouvoir être appaisés par la mort des grands hommes, ni que des gens si sages prodiguassent leur vie sur un si faux principe ; mais il considéroit avec Pyrrhus leur action comme un stratagême d’un général qui n’épargne point son sang lorsqu’il s’agit du salut de sa patrie, étant bien persuadé qu’en se jettant au milieu des ennemis il seroit suivi de ses soldats, & que ce dernier effort regagneroit la victoire ; ce qui ne manquoit guere d’arriver.

Quand le général qui s’étoit dévoüé pour l’armée périssoit dans le combat, son vœu étant accompli, il ne restoit qu’à en recueillir le fruit, & à lui rendre les derniers devoirs avec toute la pompe dûe à son mérite, & au service qu’il venoit de rendre. Mais s’il arrivoit qu’il survécût à sa gloire, les exécrations qu’il avoit prononcées contre lui-même, & qu’il n’avoit pas expiées, le faisoient considérer comme une personne abominable & haïe des dieux, ce qui le rendoit incapable de leur offrir aucun sacrifice public ou particulier. Il étoit obligé pour effacer cette tache, & se purifier de cette abomination, de consacrer ses armes à Vulcain, ou à tel dieu qu’il lui plairoit, en immolant une victime, ou lui faisant quelqu’autre offrande.

Si le soldat qui avoit été dévoüé par son général perdoit la vie, tout paroissoit consommé heureusement ; si au contraire il en réchappoit, on enterroit une statue haute de sept piés & plus, & l’on offroit un sacrifice expiatoire. Cette figure étoit apparemment la représentation de celui qui avoit été consacré à la terre, & la cérémonie de l’enfoüir étoit l’accomplissement mystique du vœu qui n’avoit point été acquitté.

Il n’étoit point permis aux magistrats romains qui y assistoient de descendre dans la fosse où cette statue étoit enterrée, pour ne pas souiller la pureté de leur ministere par l’air infecté de ce lieu profane & maudit, semblable à celui qu’on appelloit bidental.

Le javelot que le consul avoit sous ses piés en faisant son dévouement, devoit être gardé soigneusement, de peur qu’il ne tombât entre les mains des ennemis : c’eût été un triste présage de leur supériorité sur les armes romaines. Si cependant la chose arrivoit malgré toutes les précautions qu’on avoit prises, il n’y avoit point d’autre remede que de faire un sacrifice solemnel d’un porc, d’un taureau, & d’une brebis, appellé suovetaurilia, en l’honneur de Mars.

Les Romains ne se contentoient pas de se dévoüer à la mort pour la République, & de livrer en même tems leurs ennemis à la rigueur des divinités malfaisantes toûjours prêtes à punir & à détruire, ils tâchoient encore d’enlever à ces mêmes ennemis la protection des dieux maîtres de leur sort, ils évoquoient ces dieux, ils les invitoient à abandonner leurs anciens sujets, indignes par leur foiblesse de la protection qu’ils leur avoient accordée, & à venir s’établir à Rome, où ils trouveroient des serviteurs plus zélés. & plus en état de leur rendre les honneurs qui leur étoient dûs. C’est ainsi qu’ils en usoient avant la prise des villes lorsqu’ils les voyoient réduites à l’extrémité. Après ces évocations, dont Macrobe nous a conservé la formule, ils ne doutoient point de leurs victoires & de leurs succès. Voyez Evocation.

Chacun aimant sa patrie, rien ne sembloit les empêcher de sacrifier leur vie au bien de l’état, & au salut de leurs citoyens. La République ayant aussi un pouvoir absolu sur tous les particuliers qui la composoient, il ne faut pas s’étonner que les Romains dévoüassent quelquefois aux dieux des enfers des sujets pernicieux dont ils ne pouvoient pas se défaire d’une autre maniere, & qui pouvoient par ce dévouement être tués impunément.

Ajoûtons à cette pratique les enchantemens & les conjurations appellés dévotions, que les magiciens employoient contre ceux qu’ils avoient dessein de perdre. Ils évoquoient pour cet effet par des sacrifices abominables les ombres malheureuses de ceux qui venoient de faire une fin tragique, & prétendoient les obliger par des promesses encore plus affreuses à exécuter leur vengeance. On croyoit que les gens ainsi dévoüés ou ensorcelés périssoient malheureusement, les uns par des maladies de langueur, les autres par une mort subite ou violente. Mais il y a bien de l’apparence que les différentes qualités des poisons qu’ils employoient pour appuyer leurs charmes, étoient la véritable cause de ces événemens.

Nous sommes, comme on voit, graces aux historiens du premier ordre, exactement instruits de toutes les particularités qui concernent les dévouemens des Romains. L’exposition de ceux qui se pratiquent aux Indes, au Tonquin, en Arabie, & dans d’autres pays du monde, mériteroit d’avoir ici sa place, si l’on en avoit des relations fideles ; mais les rapports singuliers qu’en font les voyageurs sont trop suspects pour en charger cet ouvrage. Il est vrai que nous connoissons assez les effets de la superstition pour concevoir qu’il n’est point d’extravagances qu’elle ne puisse inspirer aux peuples qui vivent sous son empire ; mais il ne faut pas par cette raison transcrire des faits très-incertains, & peut-être des contes, pour des vérités authentiques.

Les lumieres du Christianisme ont fait cesser en Europe toutes sortes de dévouemens semblables à ceux qui ont eu cours chez les Payens, ou qui regnent encore chez les nations idolatres. La religion chrétienne n’admet, n’approuve que les dévouemens qui consistent dans une entiere consécration au culte qu’elle recommande, & au service du souverain maître du monde. Heureux encore si sur ce sujet on ne fût amais tombé dans des extrèmes qui ne sont pas selon l’esprit du Christianisme !

Enfin les dévouemens, si j’ose encore employer ce mot au figuré, ont pris tant de faveur dans la république des lettres, qu’il n’est point de parties, ni d’objets de science où l’on ne puisse citer des exemples, d’admirables, d’utiles, d’étranges, ou d’inutiles dévouemens. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.