L’Encyclopédie/1re édition/DÉNOMBREMENT

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DÉNOMBREMENT, s. m. (Hist. Rom.) en latin census, & dans une médaille de Claude, ostensio ; description détaillée des personnes, des biens, & des taxes imposées sur les citoyens Romains.

C’étoit la coûtume à Rome de faire de cinq ans en cinq ans un dénombrement de tous les citoyens & de leurs fortunes : & c’étoit-là une des charges des censeurs, au rapport de Florus, lib. VI. Censores populi, ævitates, soboles, familias, pecuniasque censento, dit Cicéron, de leg. I I I. Pour cet effet on tiroit un registre de tous les citoyens Romains, de leurs femmes, de leurs enfans ; de leurs esclaves avec leur âge, leur qualité, leurs professions, leurs emplois, & leurs biens, meubles, & immeubles. On avoit par-là toûjours sous les yeux le livre mémorial des forces de la république, & de sa puissance. L’invention en étoit admirable. N’oublions pas de dire que ces utiles dénombremens furent institués par, Sérvius Tullius ; avant lui, dit Eutrope (liv. I.) le cens étoit inconnu dans le monde. Il fit le premier, qui se trouva de 80 mille citoyens capables de porter les armes. Ceux de Pompée & de Crassus furent de 400 mille. Voyez les détails dans les auteurs d’érudition sur les antiquités romaines, entre autres le thrésor de Grævius.

Auguste étendit le premier le dénombrement à toutes les provinces de l’empire, & il fit faire trois fois ce dénombrement général : la premiere fut l’année de son sixieme consulat, l’an 28 avant l’ere chrétienne : la seconde, l’an 8 avant cette même ere : & la troisieme & derniere fois, l’an 14 de l’ere chrétienne. Dans ce troisieme dénombrement, pour le dire en passant, le nombre des citoyens de l’empire en état de porter les armes, se trouva monter à quatre millions 137 mille. Tacite, Suétone, & Dion-Cassius, parlent du registre d’Auguste contenant toute la description particuliere, qui fut dressée dans les provinces en vertu de ses ordres.

Ces divers dénombremens d’Auguste nous intéressent beaucoup, parce que ce fut en vertu du decret de cet empereur, qui ordonna le deuxieme dénombrement l’an 8 avant l’ere chrétienne, que Joseph & Marie se rendirent à Bethléem pour être inscrits ; & que ce fut pendant leur séjour que Marie accoucha, & que Notre-Seigneur, par qui le monde devoit être sauvé, naquit dans cette ville de la maniere que le racontent les évangélistes.

Auguste, trois ans avant la naissance de Notre-Sauveur, ayant ordonné son dénombrement pour tous les états de sa dépendance, chargea de cette commission chaque gouverneur de province dans son département. Sextius Saturninus, alors président de Syrie, eut dans le sien outre sa province, les états & les tétrachies qui en dépendoient : or au bout de trois ans, depuis la date du decret, il se trouva parvenu à la partie de son département dans la quelle Bethléem étoit renfermée. Mais quoique son enregistrement se fît alors pour la Judée, & qu’on y marquât exactement le bien de chaque particulier, par rapport aux taxes, cependant il ne se leva de taxes en Judée, de la part des Romains, que douze ans après. Jusqu’alors Hérode ou Archelaüs ayant été rois du pays, la Judée ne payoit de taxes qu’à eux ; ensuite Archelaüs ayant été déposé, & la Judée mise sous le gouvernement d’un procurateur Romain, on commença à payer des taxes directement aux Romains ; & ce fut Publius Sulpicius Quirinus, qu’on appelloit Cyrinus en grec, qui se trouva alors gouverneur, c’est-à-dire président de Syrie.

De cette maniere, les narrés de Joseph & de S. Luc se concilient parfaitement. « En ce tems-là (dit l’évangéliste, chap. ij. v. 1. & 2.) il fut publié un édit de la part de César-Auguste, pour faire un dénombrement de tout le pays. (Ce dénombrement s’exécuta avant que Cyrinus fût gouverneur de Syrie ».)

En effet, l’an 8 de J. C. Archelaüs ayant gouverné ses sujets avec beaucoup de tyrannie, des députés des Juifs & des Samaritains vinrent s’en plaindre à Rome devant Auguste. On le manda pour rendre compte de sa conduite ; il comparut en l’an 8 de Jesus-Christ ; & n’ayant pas pû se justifier des crimes dont on l’accusoit, Auguste le déposa. Ses biens furent confisqués, & lui relégué à Vienne en Gaule, après avoir régné dix ans en Judée.

En même tems Auguste nomma préteur de Syrie Publius Sulpicius Quirinus, le même que S. Luc, en suivant la prononciation greque, appelle Cyrinus, & l’envoya en Orient, avec ordre de prendre possession des états qu’il venoit d’ôter à Archelaüs, & de les réduire en forme de province romaine. Coponius, chevalier Romain, fut envoyé avec lui pour la gouverner, avec le titre de procurateur de la Judée. En arrivant à Jérusalem, ils firent saisir tous les effets d’Archelaüs, confisqués par la sentence d’Auguste. Après cela ils changerent l’ancienne forme de gouvernement, & abolirent presque toutes les coûtumes des Juifs, & établirent les lois romaines. Coponius, au nom d’Auguste, prit l’administration de ce gouvernement, avec la subordination à Quirinus, président de la province de Syrie, à laquelle la Judée fut annexée. On ôta ensuite aux Juifs le pouvoir d’infliger des peines capitales, & ce pouvoir fut entierement reservé au procurateur, & à ses officiers subalternes.

On avoit fait onze ans auparavant un inventaire général des effets de tous les particuliers, sous Sextius Saturninus : mais ce ne fut que sous le gouvernement de Cyrinus, président de Syrie, quand la Judée eut été réduite en province, qu’on leva des taxes immédiatement pour les Romains, suivant l’évaluation du registre formé précédemment. La maniere de lever ces taxes causa de si grands tumultes, dont on peut s’instruire dans Josephe (Antiq. liv. XVIII. ch. j. & ij.) que S. Luc a mis en parenthese la distinction de ces deux dénombremens, pour qu’on ne les confondît pas ensemble. Au surplus, de quelque maniere qu’on leve la difficulté du passage de saint Luc, personne n’ignore que les dénombremens d’Auguste & de ses successeurs, ne furent faits que pour connoître leur puissance, & cimenter leur tyrannie. Mais que d’avantages naîtroient d’un dénombrement général des terres & des hommes, dans lequel on se proposeroit pour but d’étendre le commerce d’un état, le progrès des manufactures, la population, la circulation des richesses, d’établir une juste distribution des impôts, en un mot d’augmenter l’aisance & le bonheur des particuliers ! Que de connoissances différentes seroient acquises à la suite d’un dénombrement fait dans une si belle vûe ? que d’erreurs disparoîtroient ? que de vérités utiles prendroient leur place ?

Il résulte au moins de ce détail, que la critique & l’étude de l’histoire profane, outre leur utilité particuliere, donnent des lumieres à la Théologie pour l’intelligence de l’Ecriture-sainte ; & il est important de le remarquer, afin de ranimer, s’il est possible, le goût de l’érudition prêt à s’éteindre dans un siecle dominé par la paresse, & par l’attachement aux choses frivoles qui ne coûtent ni soin ni peine. Art. de M. le Chevalier de Jaucourt.

Dénombrement, (Jurisp.) appellé par Dumolin renovatio feudi, est une déclaration par écrit que le vassal donne à son seigneur, du fief & de toutes ses dépendances, qu’il tient de lui en foi & hommage.

On l’appelle aussi aveu, & quelquefois aveu & dénombrement, comme si ces termes étoient absolument synonymes ; cependant le terme de dénombrement ajoûte quelque chose à celui d’aveu, lequel semble se rapporter principalement à la reconnoissance générale qui est au commencement de l’acte : au lieu que le terme de dénombrement se rapporte singulierement au détail qui est fait ensuite des dépendances du fief.

L’objet pour lequel on oblige le vassal de donner un denombrement, est que la foi & hommage suffiroit bien pour conserver la mouvance en général ; mais sans l’aveu on n’en connoitroit point les droits, & il pourroit s’en perdre plusieurs.

Le dénombrement doit être donné par le vassal, c’est-à-dire par le propriétaire du fief servant, & non par l’usufruitier.

Si le fief servant appartient par indivis à plusieurs personnes, ils doivent tous donner ensemble leur aveu ; & supposé que quelqu’un d’eux eût négligé de le faire, un autre peut donner son aveu pour la totalité, afin de ne pas souffrir de la négligence de son co propriétaire.

Si le fief servant est partagé, chacun des propriétaires donne son aveu séparément.

Le tuteur qui a obtenu souffrance pour ses mineurs, doit donner son dénombrement quarante jours après ; & les mineurs à leur majorité n’en doivent pas d’autre : il suffit qu’ils ratifient celui de tuteur.

Le mari peut donner seul son aveu pour un fief de la communauté ; mais si c’est un propre de la femme, il faut qu’elle signe l’aveu, autorisée à cet effet par son mari.

Le gardien n’est pas obligé de donner un aveu, parce qu’il n’est qu’usufruitier.

L’aveu & le dénombrement est dû au seigneur dominant à toutes les mutations de vassal. Il n’en est pas dû aux mutations de seigneur ; si le nouveau seigneur en veut avoir un, il le peut demander : mais en ce cas l’acte est à ses dépens.

La foi & hommage doit toûjours précéder le dénombrement ; mais l’acte de la foi & hommage peut contenir aussi le dénombrement.

Le vassal n’a que quarante jours pour le fournir, à compter du jour qu’il a été reçû en foi & hommage.

Le seigneur dominant peut saisir le fief servant, faute de dénombrement : mais cette saisie n’emporte pas perte de fruits.

Quand le vassal n’a point connoissance de ce qui compose son fief, il peut obliger le seigneur de l’aider de ses titres, & de lui donner copie des anciens dénombremens : le tout néanmoins aux frais du vassal.

Le dénombrement doit être donné par écrit.

Il faut qu’il soit sur parchemin timbré dans les pays où l’on se sert de papier timbré.

L’acte doit être passé devant deux notaires, ou un notaire & deux témoins.

Il doit contenir un détail du fief article par article ; marquer le nom du fief, s’il en a un, la paroisse & le lieu où il est situé ; la justice, s’il y en a une ; le chef-lieu ou principal manoir ; les autres bâtimens qui en dépendent ; les terres, prés, bois, vignes, étangs, dixmes, champarts, cens, rentes, servitudes, corvées, arriere-fiefs ; & autres droits, comme de bannalité, de péage, forage, &c.

Le nouveau dénombrement doit être conforme aux anciens autant que faire se peut ; mais si le vassal ne joüit plus de tout ce qui étoit dans les anciens, il n’est pas obligé de le reconnoître.

Le vassal doit signer le dénombrement, ou le faire signer par un sonde de procuration spéciale.

Le seigneur peut se contenter d’un dénombrement sur papier commun & sous seing privé ; l’acte est également obligatoire contre le vassal, mais il n’est pas authentique.

Les anciens aveux ne sont point la plûpart revêtus de tant de formalités que ceux d’aujourd’hui ; ils ne laissent pas d’être valables, pourvû qu’ils soient revêtus des formalités qui étoient usitées lors de la passation de l’acte.

Lorsqu’il s’agit d’établir quelque droit onéreux par le moyen d’un seul aveu, il faut que cet aveu pour être réputé ancien, ait du moins cent ans. Il y a néanmoins quelquefois des aveux moins anciens auxquels on a égard : cela dépend des circonstances & de la prudence du juge.

Il est libre au vassal de ne donner qu’un seul aveu pour plusieurs fiefs, lorsqu’ils relevent tous du même seigneur, & à cause d’une même seigneurie.

Le nouveau dénombrement doit être donné au propriétaire du fief dominant ; s’ils sont plusieurs, on le donne à l’aîné, ou à celui qui a la principale portion.

Le vassal peut l’envoyer par un fondé de procuration spéciale.

Si le seigneur est absent, on donne l’aveu à son procureur-fiscal ; & en cas d’absence de l’un & de l’autre, on dresse procès-verbal.

Il est à-propos que le vassal en remettant son dénombrement en tire une reconnoissance par écrit.

Les aveux & dénombremens dûs au Roi doivent être présentés à la chambre des comptes pour les fiefs qui sont dans l’étendue du bureau des thrésoriers de France de Paris. A l’égard des autres, la chambre en renvoye la vérification aux bureaux du ressort, après quoi ils sont reçûs en la chambre.

Le dénombrement étant présenté, le seigneur doit le recevoir ou le blâmer dans les quarante jours suivans, c’est-à-dire déclarer qu’il en est content, ou bien le débattre & le contredire dans les articles où il est défectueux. Voyez Blame.

On met ordinairement dans les aveux la clause, sauf à augmenter ou diminuer ; & quand elle n’y seroit pas, elle y est toûjours sousentendue : de sorte que le vassal peut en tout tems ajoûter à son aveu ce qu’il a omis. Mais s’il veut le diminuer ou le réformer en quelque point au préjudice du seigneur, & que celui-ci s’y oppose, il faut que le vassal obtienne des lettres de rescision contre son aveu.

Quand le dénombrement est en forme authentique, il fait foi même contre des tiers de tout ce qui y est énoncé, mais il ne sert de titre qu’entre le seigneur & le vassal, leurs héritiers ou ayans cause ; c’est un titre commun pour eux, au lieu que par rapport à des tiers il ne peut pas leur préjudicier, étant à leur égard res inter alios acta ; il sert seulement de demi-preuve ; & quand il est ancien, il forme une preuve de possession.

Le Seigneur ne peut contester à son vassal les qualités & droits qu’il lui a passés dans son aveu & dénombrement ; mais si le vassal y avoit compris quelques héritages du seigneur, ce dernier ne seroit pas pour cela non-recevable à les reclamer, à moins que le vassal ne les eût prescrit par 30 ans.

Si le vassal est poursuivi par un autre seigneur, il doit dénoncer cette prétention à celui qui a reçû son dénombrement, celui-ci étant son garant en ce qui regarde la foi & hommage ; il peut même prendre le fait & cause de son vassal pour tous les objets qu’il prétend être dépendans du fief mouvant de lui ; mais s’il ne veut pas entrer dans cette discussion concernant le domaine du fief, il n’est garant, comme on l’a dit, que de la foi & hommage. Voyez les commentateurs de la coûtume de Paris sur l’article 8 & suivant ; le traité des fiefs de M. Guyot, tit. de l’aveu & dénombrement ; le traité des fiefs de Billecoq, liv. VII. (A)

Dénombrement d’une armée, (Art milit.) c’est l’évaluation du nombre de troupes dont elle est composée. On sait que cette évaluation se fait par le nombre des bataillons & des escadrons dont elle est formée ; mais comme le nombre d’hommes de chacun de ces corps de troupes n’est pas toûjours le même, il s’ensuit qu’on ne sait pas exactement le nombre de combattans d’une armée, quoiqu’on sache celui de ses bataillons & de ses escadrons.

Le maréchal de Puységur n’approuve pas cette maniere de dénombrement. Son avis est qu’on devroit exprimer la force d’une armée par le nombre de milliers d’hommes de pié & de cheval qu’elle contient, ainsi qu’on le pratique dans les traités que l’on fait avec les princes qui s’engagent de fournir un certain nombre de troupes. Voyez le premier volume de l’art de la guerre, pag. 241. (Q)