L’Encyclopédie/1re édition/CUISINE
CUISINE, s. f. (Art méchan.) cet art de flatter le goût, ce luxe, j’allois dire cette luxure de bonne chere dont on fait tant de cas, est ce qu’on nomme dans le monde la cuisine par excellence ; Montagne la définit plus brievement la science de la gueule ; & M. de la Mothe le Vayer, la Gastrologie. Tous ces termes désignent proprement le secret réduit en méthode savante, de faire manger au-delà du nécessaire ; car la cuisine des gens sobres ou pauvres, ne signifie que l’art le plus commun d’apprêter les mets pour satisfaire aux besoins de la vie.
Le laitage, le miel, les fruits de la terre, les légumes assaisonnés de sel, les pains cuits sous la cendre, furent la nourriture des premiers peuples du monde. Ils usoient sans autre rafinement de ces bienfaits de la nature, & ils n’en étoient que plus forts, plus robustes, & moins exposés aux maladies. Les viandes bouillies, grillées, rôties, ou les poissons cuits dans l’eau, succéderent ; on en prit avec modération, la santé n’en souffrit point, la tempérance régnoit encore, l’appétit seul regloit le tems & le nombre des repas.
Mais cette tempérance ne fut pas de longue durée ; l’habitude de manger toûjours les mêmes choses, & à-peu-près apprêtées de la même maniere, enfanta le dégoût, le dégoût fit naître la curiosité, la curiosité fit faire des expériences, l’expérience amena la sensualité ; l’homme goûta, essaya, diversifia, choisit, & parvint à se faire un art de l’action la plus simple & la plus naturelle.
Les Asiatiques, plus voluptueux que les autres peuples, employerent les premiers, dans la préparation de leurs mets, toutes les productions de leurs climats ; le commerce porta ces productions chez leurs voisins ; l’homme courant après les richesses, n’en aima la joüissance que pour fournir à sa volupté, & pour changer une simple & bonne nourriture en d’autres plus abondantes, plus variées, plus sensuellement apprêtées, & par conséquent plus nuisibles à la santé : c’est ainsi que la délicatesse des tables passa de l’Asie aux autres peuples de la terre. Le Perses communiquerent aux Grecs cette branche de luxe, à laquelle les sages législateurs de Lacédémone s’opposerent toûjours avec vigueur.
Les Romains devenus riches & puissans, secouerent le joug de leurs anciennes lois, quitterent leur vie frugale, & goûterent l’art de la bonne chere : Tunc coquus (dit Tite-Live, l. xxxjx.) vilissimum antiquis mancipium, estimatione & usu, in pretio esse, & quod ministerium fuerat, ars haberi coepta ; vix tamen illa quæ tunc conspiciebantur, semina erant futuræ luxuriæ. Ce n’étoit-là que de legers commencemens de la sensualité de la table, qu’ils pousserent bientôt au plus haut période de dépense & de corruption. Il faut lire dans Séneque le portrait qu’il en fait ; je dis dans Séneque, parce que sa sévérité, ou sa bile si l’on veut, nous apprend bien des choses sur cette matiere, que des esprits plus indulgens pour les défauts de leur siecle, passent ordinairement sous silence. On ne voyoit, nous dit-il, que des Sibarites couchés mollement sur leurs lits, contemplant la magnificence de leurs tables, satisfaisant leurs oreilles des concerts les plus harmonieux, leur vûe des spectacles les plus charmans, leur odorat des parfums les plus exquis, & leur palais des viandes les plus délicates. Mollibus, lenibusque fomentis totum lacessitur corpus, & ne nares interim cessent, odoribus variis inficitur locus ipse, in quo luxuriæ parentatur. En effet c’est des Romains que vient l’usage de la multiplicité des services, & l’établissement de ces domestiques qu’on nomme échansons, maitres d’hôtel, écuyers tranchans, &c. mais leurs cuisiniers sur-tout étoient des gens importans, recherchés, considérés, gagés à proportion de leur mérite, c’est-à-dire de leur prééminence dans cet art flateur & pernicieux, qui bien loin de conserver la vie, produit une source intarissable de maux. Il y avoit à Rome tel artiste en cuisine à qui l’on payoit quatre talens par année, qui font au calcul du docteur Bernard 864 livres sterling, environ 19000 livres de notre monnoie. Antoine fut si content d’un de ses cuisiniers, dans un repas donné à la reine Cléopatre, qu’il lui accorda une ville pour récompense.
Ces gens-là aiguisoient l’appétit de leurs maîtres par le nombre, la force, la diversité des ragoûts, & ils avoient étendu cette diversité jusqu’à faire changer de figure à tous les morceaux qu’ils vouloient apprêter ; ils imitoient les poissons qu’on desiroit & qu’on ne pouvoit pas avoir, en donnant à d’autres poissons le même goût & la même forme de ceux que le climat ou la saison refusoient à la gourmandise. Le cuisinier de Trimalcion composoit même de cette maniere, avec de la chair de poisson, des animaux différens, des pigeons ramiers, des tourterelles, des poulardes, &c. Athénée parle d’un cochon à demi-rôti, préparé par un cuisinier qui avoit eu l’adresse de le vuider & de le farcir sans l’éventrer.
Du tems d’Auguste, les Siciliens l’emporterent sur les autres dans l’excellence de cet art trompeur ; c’est pourquoi il n’y avoit point à Rome de table délicate qui ne fût servie par des gens de cette nation.
Non siculæ dapes
Dulcem elaborabunt saporem.
dit Horace. Apicius, qui vivoit sous Trajan, avoit
trouvé le secret de conserver les huîtres fraîches ; il
en envoya d’Italie à ce prince pendant qu’il étoit au
pays des Parthes, & elles étoient encore très-saines
quand elles arriverent : aussi le nom d’Apicius longtems
affecté à divers ragoûts, fit une espece de secte
parmi les gourmands de Rome. Il ne faut point douter
que le nom de quelque voluptueux de cette capitale,
mieux placé à la suite d’un ragoût qu’à la
tête d’un livre, ne s’immortalise plus sûrement par
son cuisinier que par son Imprimeur.
Les Italiens ont hérité les premiers des débris de la cuisine romaine ; ce sont eux qui ont fait connoître aux François la bonne chere, dont plusieurs de nos rois tenterent de réprimer l’excès par des édits ; mais enfin elle triompha des lois sous le regne d’Henri II. alors les cuisiniers de de-là les monts vinrent s’établir en France, & c’est une des moindres obligations que nous ayons à cette foule d’Italiens corrompus qui servirent à la cour Catherine de Médicis.
J’ai vû, dit Montagne, parmi nous, un de ces artistes qui avoit servi le cardinal Caraffe : il me fit un discours de cette science de gueule avec une gravité & contenance magistrale, comme s’il eût parlé de quelque grand point de Théologie ; il me déchiffra les différences d’appétit, celui qu’on a à jeun, & celui qu’on a après le second & tiers service, les moyens tantôt de lui plaire, tantôt de l’éveiller & piquer ; la police des sauces, premierement en général, & puis particularisant les qualités des ingrédiens & leurs effets ; les différences des salades selon leur besoin, la façon de les orner & embellir pour les rendre encore plus plaisantes à la vûe : ensuite il entra en matiere sur l’ordre du service plein de belles & importantes considérations, & tout cela enflé de riches & magnifiques paroles, & de celles-là même qu’on employe à traiter du gouvernement d’un empire. Il m’est souvenu de mon homme :
Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est parùm ;
Illud rectè ; iterùm sic memento. Ter. Adelph.
« Cela est trop salé : ceci est brûlé ; cela n’est pas assez relevé : ceci est fort bien apprêté ; souvenez-vous de le faire de même une autre fois ».
Les François saisissant les saveurs qui doivent dominer dans chaque ragoût, surpasserent bientôt leurs maîtres, & les firent oublier : dès-lors, comme s’ils s’étoient défié d’eux-mêmes sur les choses importantes, il semble qu’ils n’ont rien trouvé de si flateur que de voir le goût de leur cuisine l’emporter sur celui des autres royaumes opulens, & régner sans concurrence du septentrion au midi.
Il est vrai cependant que graces aux mœurs & à la corruption générale, tous les pays riches ont des Lucullus qui concourent par leur exemple à perpétuer l’amour de la bonne chere. On s’accorde assez à défigurer de cent manieres différentes les mets que donne la nature, lesquels par ce moyen perdent leur bonne qualité, & sont, si on peut le dire, autant de poisons flateurs préparés pour détruire le tempérament, & pour abréger le cours de la vie.
Ainsi la cuisine simple dans les premiers âges du monde, devenue plus composée & plus rafinée de siecle en siecle, tantôt dans un lieu, tantôt dans l’autre, est actuellement une étude, une science des plus pénibles, sur laquelle nous voyons paroître sans cesse de nouveaux traités sous les noms de Cuisinier François, Cuisinier royal, Cuisinier moderne, Dons de Comus, Ecole des officiers de bouche, & beaucoup d’autres qui changeant perpétuellement de méthode, prouvent assez qu’il est impossible de réduire à un ordre fixe, ce que le caprice des hommes & le déréglement de leur goût, recherchent, inventent, imaginent, pour masquer les alimens.
Il faut pourtant convenir que nous devons à l’art de la cuisine beaucoup de préparations d’une grande utilité, & qui méritent l’examen des Physiciens. De ces préparations, les unes se rapportent à la conservation des alimens, & d’autres à les rendre de plus facile digestion.
La conservation des alimens est un point très-important. Indépendamment de la disette dont les régions les plus fertiles sont quelquefois affligées, les voyages de long cours exigent nécessairement cette conservation. La méthode pour y parvenir est la même par rapport aux alimens du regne végétal, comme à l’égard des alimens du regne animal. Cette méthode dépend de l’addition, ou de la soustraction de quelques parties qui tendent à empêcher la corruption, & ce dernier moyen de conserver les alimens tirés des animaux, est le plus simple. Il consiste dans la dessiccation qui s’opere à feu lent & doux, & dans les pays chauds à la chaleur du Soleil. C’est, par exemple, de cette derniere maniere, qu’on fait dessécher les poissons qui servent ensuite de nourriture.
On peut aussi soustraire aux sucs des animaux toute leur humidité superflue, & la leur rendre à-propos ; puisqu’ils sont mucilage, ils peuvent éprouver cette vicissitude : de-là vient l’invention des gelées & des tablettes de viande, qui souffrent le transport des voyages de long cours ; mais comme ces tablettes ne sont pas sans addition, elles appartiennent plus particulierement à l’espece de conservation qui est très-ordinaire, & qui se fait par l’addition de quelque corps étranger capable d’éloigner la putréfaction par lui-même : c’est ce que produisent le sel marin & le sel commun. Les acides végétaux, le vinaigre, les sucs de verjus, de citron, de limon, &c. sont encore propres à cet effet, parce qu’ils resserrent les solides des animaux sur lesquels on les employe, & rendent leur union plus intime & moins dissoluble.
On conserve aussi les viandes tirées des animaux par des sels volatils atténués par la déflagration des végétaux, & par des sels acides-volatils mêlés intimement avec une huile fort atténuée ; tels sont les alimens fumés : mais cette préparation est composée de la dessiccation qui en fait une grande partie ; cependant il est certain que l’huile qui sort de la fumée, & ces sels très-subtils prenant la place de l’eau qui s’évapore du corps de la viande, doivent la rendre beaucoup moins altérable. L’expérience le démontre tous les jours, car les viandes & les poissons que l’on prépare de cette façon se gardent davantage que par toute autre méthode.
Il est plusieurs autres manieres de conserver les alimens ; mais comme elles sont fondées sur les mêmes principes, je ne m’y dois pas arrêter. Ainsi en cuisant les viandes, soit qu’on les fasse bouillir ou rôtir, on les conserve toûjours mieux qu’autrement, parce qu’on retranche beaucoup de leur mucilage. On peut aussi conserver pendant quelque tems les parties des animaux & les végétaux, sous la graisse, sous l’huile, sous les sucs dépurés, qui empêchent leur fermentation ou leur pourriture en les défendant de l’air extérieur. Enfin les aromatiques, tels que le poivre, les épices, sont des conservatifs d’autant plus usités, qu’ils donnent ordinairement une saveur agréable aux alimens : cependant il est rare que le sel n’entre pas pour beaucoup dans cette préparation. Ajoûtons que la dessiccation concourt toûjours ou presque toûjours avec les aromatiques, pour les alimens qu’on veut long-tems conserver.
Dans ce qui concerne l’art de rendre les alimens des deux regnes plus faciles à digérer, la premiere regle en usage est une préparation de feu préalable & forte, sur-tout à l’égard des viandes, parce que les fibres de la chair crue adherent trop fortement ensemble pour que l’estomac des hommes puisse les séparer, & que le mucilage qui les joint a besoin d’une atténuation considérable, afin d’être plus soluble & de digestion plus aisée. C’est pourquoi on employe l’ébullition dans quelque liquide, comme dans l’eau, dans l’huile, dans le vin, &c. ou l’action d’un feu sec qui les rôtit & les cuit dans leur suc intérieur.
L’addition des différentes substances qu’on joint à cette premiere préparation, concourt encore à faciliter la digestion, ou à servir de correctif. L’assaisonnement le plus ordinaire pour faciliter la digestion, est le sel, qui en petite dose irrite légerement l’estomac, augmente son action & la secrétion des liqueurs. Tout correctif consiste à donner aux alimens le caractere d’altération contraire à leur excès particulier.
Mais à l’égard de la science de la gueule, si cultivée, qui ne s’exerce qu’à réveiller l’appétit, par l’apprêt déguisé des alimens, comme j’ai dit ci-dessus ce qu’on devoit penser de ces sortes de recherches expérimentales de sensualité, je me contente d’ajoûter ici, que quelque agréables que puissent être les ragoûts préparés par le luxe en tout pays, suivant les caprices de la Gastrologie, il est certain que ces ragoûts sont plûtôt des especes de poisons, que des alimens utiles & propres à la conservation de la santé. On trouvera dans l’essai sur les alimens par M. Lorry, Médecin de la Faculté de Paris 1754, in-12, une judicieuse théorie physiologique sur cette matiere. Cet article est de M. le Chevalier de Jaucourt.
Cuisine, terme d’Architecture, est une piece du département de la bouche ordinairement au rez-de-chaussée d’un bâtiment, & quelquefois dans l’étage soûterrein. En général elles doivent être spacieuses, bien éclairées, avoir une grande cheminée pour le rôt, lorsqu’il n’y a pas de rôtisserie particuliere, une autre pour les potages, des fourneaux ou potagers pour les ragoûts ; un four, quand on n’a pas un lieu destiné pour la pâtisserie en particulier ; une paillasse pour entretenir les viandes chaudes, des tables pour le service des cuisiniers ; un billot pour hacher & couper la viande, &c. Les cuisines doivent être voûtées pour éviter le feu, ou au moins plafonnées de plâtre, & leur plancher doit être tenu fort élevé : elles doivent avoir de l’eau abondamment, soit par des conduits amenés de dehors, ou par le secours d’une pompe pratiquée dans la cuisine. (P)
Cuisines ; c’est dans l’Art militaire des trous que font les soldats à la queue du camp, pour en former des especes de fourneaux où ils font cuire les choses nécessaires à leur nourriture. (Q)
Cuisine, (Marine.) Dans un vaisseau du premier rang, la cuisine a neuf à dix piés de long sur huit ou neuf de large. Il faut la garnir de plaques de cuivre qui soient bien jointes. La cheminée doit être de maçonnerie. A l’égard de l’endroit du vaisseau où on la place, cela peut être arbitraire, & suivant les vûes particulieres qu’on a. Quelquefois dans les navires de guerre on la place au fond-de-cale par le travers du vaisseau ; dans les vaisseaux marchands, on la place sous le premier pont vers l’arriere ; quelquefois aussi elle est au milieu du vaisseau ; on la place encore dans le château-d’avant. Voyez Pl. IV. fig. 1. n° 133. la cuisine placée vers l’avant du bâtiment, & ses dimensions. (Z)