L’Encyclopédie/1re édition/CORVÉE

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Corvée, s. f. (Jurisprud.) est un service que le sujet doit à son seigneur, tel que l’obligation de faucher ou faner ses foins, de labourer ses terres & ses vignes, de scier ses blés, faire ses vendanges, battre ses grains, faire des voitures & charrois pour lui-même, lui fournir à cet effet des bœufs, chevaux, & autres bêtes de sommes ; des charrettes, & autres harnois ; curer les fossés du château, réparer les chemins, & autres œuvres semblables.

Dans la basse latinité la corvée étoit appellée corvata : quelques-uns prétendent que ce terme vient à curvando, parce que celui qui doit la corvée se courbe pour l’acquitter ; d’autres tiennent que ce terme est composé de deux mots cor & vée, dont le dernier en vieil langage lyonnois signifie peine & travail. Cette étymologie paroît d’autant plus naturelle, que la corvée est en effet ordinairement un ouvrage de corps, & que l’origine de ces servitudes vient des pays de droit écrit & du droit Romain.

Les corvées chez les Romains étoient de deux sortes : savoir, celles qui étoient dûes à des particuliers ; celles que l’on mettoit au nombre des charges publiques, & que tout le monde devoit.

La premiere sorte de corvées, c’est-à-dire celles dûes à des particuliers, étoient principalement dûes aux patrons par leurs affranchis appellés liberti. C’étoient des conditions & des devoirs imposés aux esclaves lors de leur affranchissement.

Cette matiere est traitée dans plusieurs titres du Droit ; savoir, au digeste de muneribus & honoribus patrim. de excusatione & vacatione munerum, & au code de muneribus patrim. & autres titres.

Les corvées y sont appellées operæ ; & les lois les regardent comme un travail d’un jour, & qui se fait de jour, diurnum officium. Il y avoit pourtant des corvées dûes de jour & de nuit, comme le guet & garde, vigiliæ, excubiæ.

Les lois distinguent les corvées en officiales & en fabriles, seu artificiales. Les premieres consistoient à rendre certains devoirs d’honneur au patron, comme de l’accompagner où il alloit. Les autres consistoient à faire quelque ouvrage ; & sous ce point de vûe les lois comprenoient même ce qui dépendoit de certains talens particuliers, comme de peindre, d’exercer la Medecine, même de joüer des pantomimes.

Les corvées appellées officiales, n’étoient point cessibles, & ne pouvoient être dûes qu’au patron personnellement ; au lieu que les corvées fabriles ou artificielles pouvoient être dûes à toutes sortes de personnes, & étoient cessibles ; le patron pouvoit en disposer, & les appliquer au profit d’une tierce personne.

Il n’étoit dû aucune corvée, qu’elle n’eût été réservée lors de l’affranchissement. Celles que l’affranchi faisoit volontairement ne formoient pas un titre pour en exiger d’autres ; mais l’affranchi les ayant faites, ne pouvoit en répéter l’estimation, étant censé les avoir faites en reconnoissance de la liberté à lui accordée : ce qu’il faut sur-tout entendre des corvées obséquiales ou officiales qui ne gisent point en estimation ; car pour les œuvres serviles, si elles avoient été faites par erreur, & que le sujet en eût souffert une perte de tems considérable eu égard à sa fortune, il pourroit en répéter l’estimation dans l’année, condictione indebiti.

Les lois Romaines nous enseignent encore qu’on ne peut stipuler de corvées, ou il y ait péril de la vie, ni corvées deshonnêtes & contraires à la pudeur.

Que l’âge ou l’infirmité du corvéable est une excuse légitime pour les travaux du corps, & que dans ces cas les corvées n’arréragent point, quoiqu’elles ayent été demandées, parce que le corvéable n’est pas en demeure, per eum non stetit.

Que la dignité à laquelle est parvenu le corvéable l’exempte des corvées personnelles, comme s’il a embrassé l’état ecclésiastique.

Que l’affranchi doit se nourrir & se vêtir à ses dépens pendant la corvée ; mais que s’il n’a pas dequoi se nourrir, le patron est obligé de le lui fournir, ou du moins de lui donner le tems de gagner sa nourriture.

Que les corvées n’étoient point dûes sans demande, & qu’elles devoient être acquittées dans le lieu où demeuroit le patron ; que si l’affranchi demeuroit loin du patron, & qu’il lui fallût un jour pour venir & autant pour s’en retourner, ces deux jours étoient comptés comme s’ils eussent été employés à faire des corvées : de sorte que si l’affranchi devoit quatre jours de corvées, il n’en restoit plus que deux à acquitter ; & le patron ne pouvoit les exiger que dans un lieu fixe, & non pas se faire suivre par-tout par son affranchi.

Quand l’affranchi s’étoit obligé par serment de faire autant de corvées que le patron voudroit, cela devoit s’exécuter modérément, sinon on les régloit arbitrio boni viri.

Les corvées officieuses ne passoient point aux héritiers du patron, mais seulement celles qu’on appelloit fabriles ; & à l’égard de celles-ci, lorsqu’il en étoit dû plusieurs, & que l’affranchi laissoit plusieurs héritiers, l’obligation se divisoit entr’eux.

Telles sont les principales regles que l’on observoit chez les Romains pour les corvées dûes par les affranchis à leurs patrons, ou entre d’autres particuliers.

A l’égard des charges publiques appellées tantôt munus publicum, tantôt onus & aussi obsequia, c’est-à-dire devoirs, par où l’on désignoit tous les travaux publics ; c’étoient aussi des especes de corvées, & qui étoient dûes par tous les sujets. On les distinguoit en charges personnelles, patrimoniales, & mixtes. On appelloit corvées ou charges personnelles, celles qui ne consistoient qu’en travail de corps ; patrimoniales ou réelles, celles où le possesseur d’un fonds étoit taxé à fournir tant de chariots, ou autres choses, suivant la valeur de son héritage. Le droit de gîte, par exemple, étoit une corvée réelle ; les pauvres qui ne possédoient point de fonds n’étoient pas sujets à ces corvées réelles. On ne connoissoit alors d’autres corvées réelles, que celles qui étoient établies par une taxe publique ; il n’y en avoit point encore d’établies par le titre de concession de l’héritage : enfin les mixtes étoient des travaux de corps auxquels chacun étoit taxé à proportion de ses fonds.

Personne n’étoit exempt des corvées ou charges publiques patrimoniales, c’est-à-dire réelles, ni les forains, ni les vétérans, ni les ecclésiastiques, même les évêques ; aucune dignité ni autre qualité n’en exemptoit les philosophes, les femmes, les mineurs : tous étoient sujets aux corvées réelles, c’est-à-dire dûes à cause des fonds. On ne pouvoit s’en exempter que quand c’étoient des ouvrages du corps, que l’âge ou l’infirmité ne permettoient pas de faire.

L’origine des corvées en France vient des lois Romaines, que les Francs trouverent établies dans les Gaules, lorsqu’ils en firent la conquête. Les rois de la premiere & de la seconde race puiserent la plûpart de leurs ordonnances dans ces lois ; & elles continuerent d’être le droit principal de plusieurs provinces, qu’on appella de-là pays de droit écrit. Il y eut même plusieurs dispositions adoptées dans nos coûtumes, qui avoient aussi été empruntées du droit Romain.

Il ne faut donc pas s’étonner si les corvées usitées en France, même dans le pays coûtumier, sont une imitation du droit Romain. Les seigneurs qui, dans les commencemens de la monarchie, ne tenoient leurs seigneuries qu’à titre d’offices & de bénéfices à vie ou à tems, vers la fin de la seconde race & au commencement de la troisieme, se rendirent propriétaires de leurs seigneuries ; ils usurperent la puissance publique & tous les droits qui en dépendoient. Ils traiterent leurs sujets comme des esclaves ; ou s’ils les affranchirent, ce ne fut qu’à des conditions onéreuses, & sous la reserve de certaines corvées. Ils s’attribuerent ainsi les devoirs dont les affranchis étoient tenus envers leurs patrons ; ils appliquerent de même à leur profit particulier les charges dont leurs sujets étoient tenus envers l"état, & par ce moyen s’attribuerent toutes les corvées publiques & particulieres : aussi trouve-t-on dans le droit Romain toutes les mêmes corvées qui sont présentement en usage parmi nous, soit en pays de droit écrit, soit en pays coûtumier.

On distingue parmi nous, comme chez les Romains, deux sortes de corvées ; savoir publiques, & particulieres.

Les corvées publiques sont celles qui sont dûes pour le service de l’état, ou pour l’intérêt commun d’une province, d’une ville ou d’une communauté d’habitans ; le Prince est le seul qui puisse les ordonner quand il le juge à propos.

Les corvées particulieres sont celles qui sont dûes à quelques seigneurs, en vertu de la loi du pays ou de quelque titre particulier, ou d’une possession qui tient lieu de titre.

La plûpart des corvées particulieres ont été acquises, comme on l’a dit, par usurpation ; mais depuis que les coûtumes ont été rédigées par écrit, on a eu l’attention de n’admettre aucune de ces servitudes, si elles ne paroissent fondées sur une cause & un titre légitime.

Les capitulaires de nos rois, & les ordonnances d’Orléans & de Blois, défendent de les exiger, si elles ne sont fondées en titre.

Tous les auteurs, tant des pays de droit écrit que des pays coûtumiers, conviennent unanimement que la possession sans titre ne suffit pas pour les établir.

En pays de droit écrit, les corvées peuvent être stipulées par le bail à fief, & sont réputées un droit seigneurial ; elles sont reportées dans les terriers, comme étant des droits de la seigneurie, & néanmoins elles n’y entrent pas dans l’estimation des rentes seigneuriales. On peut les acquérir du jour de la contradiction, lorsque les sujets les ont servis depuis pendant trente ou quarante ans sans réclamer.

En Auvergne les corvées de justice qui sont à merci & à volonté, sont seigneuriales, mais non celles qui sont de convention.

En pays coûtumier on ne les considere point comme un droit ordinaire des seigneuries & justices, mais comme un droit exorbitant & peu favorable, qui ne reçoit point d’extension, & doit être renfermé dans ses justes bornes.

Le droit commun veut qu’on ne puisse les exiger sans titre : il y a néanmoins quelques coûtumes qui semblent se contenter de la possession ; telles que Bassigny, art. 40. qui admet titre ou haute possession ; de même Nivernois, ch. viij. art. 4 & 5. On tient aussi en Artois que vingt ans de possession suffisent.

La coûtume de Paris, art. 71. requiert titre valable, aveu & dénombrement ancien.

Le titre, pour être valable, doit être consenti par tous ceux contre lesquels on prétend s’en servir.

Il faut aussi que cet acte ait une cause légitime, & qui ait tourné au profit des corvéables, tel qu’un affranchissement ou une concession de communes, bois, pâtures.

Un aveu seul, quelqu’ancien qu’il fût, ne formeroit pas seul un titre, étant à l’égard des corvéables res inter alios acta ; il faut qu’il y en ait au moins deux conformes, passés en différens tems, & qu’ils ayent été suivis d’une possession publique & non interrompue, & qu’il y ait preuve par écrit que les corvées ont été servies à titre de corvées, & non autrement.

Toutes ces preuves ne seroient même admissibles que pour des corvées établies avant la réformation de la coûtume ; car l’art. 186 portant que nulle servitude sans titre, cela doit présentement s’appliquer aux corvées qui sont de véritables servitudes.

On ne connoît plus parmi nous ces corvées appellées fabriles chez les Romains. On pouvoit stipuler que l’affranchi qui avoit quelque talent particulier, comme de peindre, ou d’exercer la Médecine ou autre Art libéral, seroit tenu d’en travailler pour son patron ; mais en France, où les corvées sont odieuses, on les restreint aux travaux serviles de la campagne : c’est pourquoi par arrêt rendu en la tournelle civile le 13 Août 1735, on jugea qu’un notaire n’étoit point tenu, pendant les jours de corvée, de recevoir à ce titre tous les actes du seigneur, quoique l’aveu portât que chaque habitant devoit trois jours de corvées de son métier, comme le laboureur de sa charrue, &c.

On tient communément en pays de droit écrit, que toutes corvées y sont imprescriptibles, si ce n’est du jour de la contradiction. La raison est que dans ces pays elles sont seigneuriales ; mais pour leur donner ce privilége d’être imprescriptibles, il faut qu’elles tiennent lieu de cens, autrement la prescription est toûjours favorable de la part des corvéables.

En pays coûtumier, les corvées à volonté ne se prescrivent que du jour de la contradiction, parce que ce sont des droits de pure faculté, qui ne se perdent point par le non-usage, à moins que le seigneur n’eût été cent ans sans en être servi.

Pour ce qui est des autres corvées, soit réelles ou personnelles, elles se prescrivent par trente ou quarante ans, de même que toutes actions & droits personnels ou réels. Les servitudes sont odieuses, la liberté au contraire est toûjours favorable.

Les corvéables sont obligés de se fournir des outils & instrumens nécessaires à la corvée qu’ils doivent ; ils sont aussi obligés de se nourrir à leurs dépens pendant le tems même de la corvée : tel est l’usage le plus général du pays coûtumier, à moins que le titre ou la coûtume du lieu ne soit contraire, telles que les coûtumes d’Auvergne & de la Marche, & quelques autres voisines des pays de droit écrit. Si le titre paroît charger le seigneur, il doit être interprété favorablement pour les habitans, qui sont déjà assez grevés de travailler gratuitement, pour qu’il soit juste de la part du seigneur de les nourrir, pour peu que la coûtume ou le titre y incline.

A l’égard des chevaux, bœufs & autres bêtes de labour ou de somme que le corvéable fournit, c’est au seigneur à les nourrir pendant la corvée.

Les corvées ne doivent être acquittées en général que dans les limites de la seigneurie ou justice à laquelle elles sont dûes ; il y en a cependant quelques-unes, telles que la dohade ou vinade que le corvéable doit faire même hors les limites, mais toûjours de maniere qu’elle se puisse faire sans découcher. Cela dépend au surplus des termes de la coûtume, des titres & de la possession.

Quand les corvées sont dûes avec charroi & bestiaux, si les corvéables n’en ont pas, ils sont obligés de les faire avec une bête de somme, s’ils en ont une ; ou s’ils n’en ont pas non plus, de faire ce qu’ils peuvent avec leurs bras.

Toutes les corvées, soit de fief ou de justice, réelles ou personnelles, ne sont point dûes qu’elles ne soient demandées ; elles ne tombent point en arrérages que du jour de la demande, depuis lequel tems on les évalue en argent : hors ce cas, il n’est pas permis au seigneur de les exiger en argent.

Il y a seulement une exception pour le fermier du domaine, à l’égard duquel on a évalué les charrois à 20 sols, & chaque manœuvre ou corvée de bras, à 5 sols.

Quoique les corvées à merci ou à volonté annoncent un droit indéfini de la part du seigneur, il ne lui est pas permis cependant d’en abuser pour vexer ses sujets ; non-seulement il ne peut en demander que pour son usage, mais elles doivent être reglées modérément, arbitrio boni viri. Si la coûtume n’en détermine pas le nombre, on les fixe ordinairement à douze par an. En Pologne les paysans travaillent cinq jours de la semaine pour leur seigneur, & le dimanche & le lundi pour eux.

Le droit du seigneur, par rapport aux corvées, est un usage personnel, de sorte qu’il ne peut le céder à un autre.

Pour ce qui est des exemptions qui peuvent avoir lieu en faveur de certaines personnes, les ecclésiastiques & les nobles sont exempts des corvées personnelles, dont le ministere est vil & abject ; mais quant aux corvées réelles, personne n’en est exempt, parce que c’est le fonds qui doit : ainsi les ecclésiastiques & les nobles y sont sujets comme les autres ; ils doivent fournir un homme à leur place, ou payer l’estimation de la corvée en argent.

Il ne nous reste plus qu’à donner dans les subdivisions suivantes, une notion sommaire des différentes sortes de corvées.

Corvée d’animaux, est celle où le sujet est tenu de fournir son bœuf, cheval ou âne, soit pour labourer les terres du seigneur, ou pour voiturer quelque chose pour lui. Le corvéable est quelquefois tenu de mener lui-même ses bêtes, & de les faire travailler : cela dépend du titre.

Corvées artificielles, en latin artificiales seu fabriles, sont celles qui consistent à faire quelqu’œuvre servile pour le seigneur, comme de faucher ou faner ses foins, labourer ses terres ou ses vignes, scier ses bleds, & autres ouvrages semblables.

Corvées à bras, sont celles où le corvéable n’est tenu de fournir que ses bras, c’est-à-dire le travail de ses mains, à la différence de celles où le corvéable doit fournir quelque bête de somme, ou une charrette ou autre ustensile.

Corvée de charroi, est celle qui consiste à fournir quelques voitures, & à charroyer quelque chose pour le seigneur. Voyez Charroi.

Corvées de convention, sont celles qui sont fondées sur une convention expresse ou tacite, faite entre le seigneur & les corvéables ; elle est expresse, quand on rapporte le titre originaire ; tacite, lorsqu’il y a un grand nombre de reconnoissances conformes les unes aux autres, antérieures à la réformation des coûtumes, & soûtenues d’une possession constante & non interrompue, qui font présumer un titre constitutif consenti par les habitans, soit en acceptant les clauses d’un affranchissement, soit en acceptant des communes, ou pour quelqu’autre cause légitime.

Corvées de corps, sont celles où le corvéable est obligé de travailler de son corps & de ses bras à quelqu’œuvre servile, comme de faner, labourer, scier, vendanger, &c. Toutes corvées en général sont de leur nature des corvées de corps ; il y en a néanmoins où le corvéable n’est pas censé travailler de corps, telles que les corvées obséquiales, où il est seulement obligé d’accompagner son seigneur, ou lorsqu’il est seulement tenu de lui fournir quelques bêtes de somme ou voitures pour faire des charrois.

Corvées fabriles, du latin fabriles, sont les mêmes que les corvées artificielles ou d’œuvre servile.

Corvées de fief, sont celles qui ont été reservées par le seigneur par le bail à cens ou autre concession par lui faite aux habitans, à la différence des corvées de justice, qui sont imposées en conséquence de la puissance publique que le seigneur a comme haut-justicier.

Corvées d’hommes & de femmes, sont celles qui sont dûes par tête de chaque habitant, & non par feu & par ménage, ni à proportion des fonds.

Corvées de justice, ou dûes au seigneur à cause de la justice ; il y en a en Auvergne, en Languedoc, en Bourbonnois. Voyez ci-devant Corvées de fief.

Corvées à merci ou à volonté, sont celles que le seigneur peut exiger quand bon lui semble, & pendant tout le tems qu’il en a besoin, sans que le tems ni le nombre en soit limité. La jurisprudence des arrêts les réduit néanmoins à douze par an.

Corvées mixtes, sont celles qui sont en partie réelles & en partie personnelles ; il y en a peu qui soient véritablement mixtes : car elles sont naturellement ou réelles, c’est-à-dire dûes à cause des fonds ; ou personnelles, c’est-à-dire dûes par les habitans, comme habitans : cependant on en distingue deux sortes de mixtes ; savoir, les réelles mixtes, telles que les corvées à bras, dûes par les détenteurs des fonds qui en peuvent être chargés ; & les mixtes personnelles, qui sont dûes par chaque habitant, comme habitant, mais par charrois & par chevaux ; ce qui a toûjours rapport au plus ou moins de fonds qu’il fait valoir.

Corvées obséquiales, sont celles qui consistent en certains devoirs de déférence envers le seigneur, telles que celles qui étoient dûes aux patrons chez les Romains, & qui consistoient à adesse patrono, comitari patronum.

Corvées officieuses ou officiales, en latin officiales, sont la même chose que les corvées obséquiales ; elles sont opposées à celles qu’on appelle fabriles.

Corvées particulieres, voyez ci-après Corvées publiques.

Corvées personnelles. Toutes corvées sont dûes par des personnes ; mais on entend sous ce nom celles qui sont dûes principalement par la personne, c’est-à-dire par l’habitant, comme habitant, & indépendamment des fonds, soit qu’il en possede ou qu’il n’en possede pas. Voyez ci-devant Corvées mixtes, & ci-après Corvées réelles.

Corvées publiques, sont celles qui sont dûes pour quelques travaux publics, comme pour construire ou réparer des ponts, chaussées, chemins, &c. à la différence des corvées qui sont dûes au seigneur pour son utilité particuliere. Voyez plus bas Corvée, Ponts & Chaussées. (A)

Corvées réelles ; sont celles que le sujet doit à cause de quelque fonds qu’il possede en la seigneurie. Voyez ci-devant Corvées mixtes & personnelles.

Corvées seigneuriales, sont celles qui sont stipulées dans les terriers ou reconnoissances, comme un droit du fief, ou comme un droit de justice, à la différence de celles qui peuvent être imposées par convention sur des fonds.

Corvées taillablieres, sont celles qui procedent de la taille réelle, & que l’on regarde elles-mêmes comme une taille. Ces sortes de corvées ont lieu dans les coûtumes de Bourbonnois & de la Marche. En Bourbonnois celles qui procedent de la taille personnelle, & sur le chef franc ou serf, le corvéable doit quatre charrois par an ; ou s’il n’a point de charrette & de bœufs, il doit quatre corvées à bras ; au lieu que les corvées qui procedent de la taille réelle & à cause des héritages, & que l’on appelle taillablieres, sont reglées à trois charrois par an ; ou, à défaut de charrois, à trois corvées à bras.

Corvées à terrier, sont les corvées seigneuriales qui sont établies par le bail à fief, & relatives dans le terrier.

Corvées a volonté, voyez ci-devant Corvées à merci. Voyez la biblioh. de Bouchel, le glossaire de M. de Lauriere, au mot Corvées, & la conférence des coûtumes ; le traité des Corvées de M. Guyot, tome I. des fiefs ; Henris, tome I. liv. III. ch. iij. quest. 32 & 33. Despeisses, tome III. p. 207. (A)

Corvée, (Ponts & Chaussées.) La corvée est un ouvrage public, que l’on fait faire aux communautés, aux particuliers, desquels on demande dans les saisons mortes, quelques journées de leur tems sans salaire. Une telle condition est dure sans doute pour chacun de ces particuliers ; elle indique par conséquent toute l’importance dont il est de les bien conduire, pour tirer des jours précieux qu’on leur demande sans salaire le plus d’utilité que l’on peut, afin de ne point perdre à la fois & le tems du particulier, & le fruit que l’état en doit retirer.

On peut donc établir sur cette seule considération, que la perfection de la conduite des corvées doit consister à faire le plus d’ouvrage possible dans le moins de tems possible ; d’où il s’ensuit qu’il faut de toutes les voies choisir la plus prompte & la plus expéditive, comme celle qui doit être la meilleure.

On n’a déjà que trop éprouvé en plusieurs provinces, qu’une corvée languissante étoit un fardeau immense sur les particuliers, & une servitude dans l’état, qui sans produire le fruit que l’on avoit en vûe, fatiguoit sans cesse les peuples, & gênoit pendant un grand nombre d’années la liberté civile des citoyens. Il suffit, pour en être plus convaincu, de joindre à un peu d’expérience, quelques sentimens de commisération pour les peuples. Il ne s’agit donc que de chercher quelle est la méthode qui répond le mieux à ces principes, premierement pour la distribution & la conduite des travaux, & ensuite pour la police avec laquelle on doit régir les travailleurs.

De la conduite & distribution des travaux. Toutes les actions des hommes ont un mobile ; l’argent & l’intérêt sont ceux qui les conduisent aux travaux, mais ce sont des mobiles dont les corvées sont privées ; il a fallu y en substituer d’autres pour tenir lieu de ceux-là. Ceux qui ont été reconnus devoir être employés, sont les tâches que l’on donne & qu’il faut indispensablement donner aux corvoyeurs ; on a vû que c’étoit l’unique moyen de les intéresser au progrès de l’ouvrage, & de les engager à travailler d’eux-mêmes avec diligence, pour se décharger promptement du fardeau qui leur étoit imposé. Ces tâches font ordinairement naître une telle émulation au milieu d’un attelier si ingrat pour celui qui y travaille, qu’il y a eu des corvées si bien conduites, que leur progrès l’emportoit même sur celui des travaux à prix d’argent.

On peut distribuer ces tâches de différentes manieres, & c’est le choix que l’on en doit faire qu’on aura ici particulierement en vûe ; parce que l’on doit encore se servir de ce moyen avec quelques reserves, la distribution de tout un ouvrage public en plusieurs ouvrages particuliers pouvant quelquefois se faire de telle sorte, qu’au lieu d’y trouver l’avantage que l’on y cherche, l’ouvrage public languit & dégenere, parce qu’il change trop de nature.

Un esprit d’équité qu’on ne sauroit trop loüer, joint à l’habitude que l’on a de voir les tailles & les impositions annuelles réparties sur les communautés & reglées pour chaque particulier, est ce qui a fait sans doute regarder les travaux publics comme une autre sorte de taille que l’on pouvoit diviser de même en autant de portions qu’il y avoit d’hommes dans les communautés, sur lesquelles le tout étoit imposé. Rien ne paroît en effet plus naturel, plus simple, & en même tems plus juste que cette idée ; cependant elle ne répond point du tout dans l’exécution, au principe de faire le plus d’ouvrage possible dans le moins de tems possible, & de plus elle entraîne des inconvéniens de toute espece.

Il suffiroit pour s’en convaincre de considérer l’état de la route de Tours au Château-du-Loir ; cette route a été commencée il y a quinze à dix-huit ans, par conséquent long-tems avant l’arrivée de M. l’intendant & de M. Bayeux dans cette généralité ; elle a été divisée en plusieurs milliers de tâches, qui ont été réparties sur tous les particuliers : néanmoins ce n’est encore aujourd’hui qu’avec mille peines qu’on en peut atteindre la fin. On a dû penser vraissemblablement dans le commencement de cette route, que par une voie si simple & si équitable en apparence, chaque particulier pouvant aisément remplir en trois ou quatre ans au plus la tâche qui lui étoit donnée, la communication de ces deux villes devoit être libre & ouverte dans ce même terme ; puis donc que l’exécution a si peu répondu au projet, il est bon d’examiner de près ce genre de travail, pour voir s’il n’y a point quelque vice caché dans la méthode qui le conduit.

Il semble au premier coup d’œil que le défaut le plus considérable, & celui duquel tous les autres sont dérivés, est d’avoir totalement fait changer de nature à un ouvrage public, en le décomposant à l’infini, pour n’en faire qu’une multitude sans nombre d’ouvrages particuliers ; d’avoir par-là trop divisé l’intérêt commun, & rendu la conduite de ces travaux d’une difficulté étonnante & même insurmontable.

Un seul ouvrage, quoique considérable par le nombre des travailleurs, comme sont ordinairement tous les travaux publics, ne demande pas beaucoup de personnes pour être bien conduit ; un seul ouvrage, une seule tête, le nombre des bras n’y fait rien ; mais il faut qu’avec l’unité d’esprit, il y ait aussi unité d’action : ce qui ne se rencontre point dans tout ouvrage public que l’on a déchiré en mille parties différentes, où l’intérêt particulier ne tient plus à l’intérêt général, & où il faut par conséquent un bien plus grand nombre de têtes pour pouvoir les conduire tous ensemble avec quelque succès, & pour les réunir malgré le vice de la méthode qui les desunit.

Puisque la distribution de la taille avoit conduit à la distribution de toute une route en tâche particuliere, on auroit dû sentir que comme il falloit plusieurs collecteurs par communauté pour lever une imposition d’argent, il auroit fallu au moins un conducteur sur chacune pour tenir les rôles & les états de cette corvée tarifée, & pour tracer & conduire toutes les portions d’ouvrage assignées à chaque particulier. On aura pû faire sans doute cette réflexion simple ; mais l’œconomie sur le nombre des employés ne permettant pas dans un état où il se fait une grande quantité de ces sortes d’ouvrages de multiplier autant qu’il seroit nécessaire, sur-tout dans cette méthode, les ingénieurs, les inspecteurs, les conducteurs, &c. il est arrivé que l’on n’a jamais pû embrasser & suivre tous ces ouvrages particuliers, pour les conduire chacun à leur perfection.

Quand on supposeroit que tous les particuliers ont été de concert dès le commencement pour se rendre sur toute l’étendue de la route, chacun sur sa partie, un inspecteur & quelques conducteurs ont-ils suffi le premier lundi pour marquer à un chacun son lieu, pour lui tracer sa portion, pour veiller pendant la semaine à ce qu’elle fût bien faite, & enfin pour recevoir toutes ces portions les unes après les autres le samedi, & en donner à chacun le reçu & la décharge ? Qui ne voit qu’il y a de l’impossibilité à conduire ainsi chaque particulier, lorsque l’on a entrepris de la sorte une route divisée dans toute son étendue ? Ces inconvéniens inévitables dès la premiere semaine du travail, ont dû nécessairement entraîner le desordre de la seconde ; de saisons en saisons & d’années en années, il n’a plus fait que croître & augmenter jusqu’au point où il est aujourd’hui. De l’impossibilité de les conduire, on est tombé ensuite dans l’impossibilité de les contraindre ; le nombre des réfractaires ayant bientôt excédé tout moyen de les punir.

J’ai tous les jours, dit l’auteur de cet article, des preuves de cette situation étrange pour un ouvrage public, où depuis environ dix mois de travail je n’ai jamais trouvé plus de trois corvoyeurs ensemble, plus de dix ou douze sur toute l’étendue de la route, & où le plus souvent je n’ai trouvé personne. Je n’ai pas été long-tems sans m’appercevoir que le principe d’une telle desertion ne pouvoit être que dans la division contre nature d’une action publique en une infinité d’actions particulieres, qui n’étoient unies ni par le lieu, ni par le tems ni par l’intérêt commun : chaque particulier sur cette route ne pense qu’à lui, il choisit à sa volonté le jour de son travail, il croit qu’il en est comme de la taille que chacun paye séparément & le plûtard qu’il peut, il ne s’embarrasse de celle des autres que pour ne pas commencer le premier, & comme chacun fait le même raisonnement, personne ne commence.

Je peux dire que je n’ai point encore été sur cette route avec un but ou un objet déterminé, soit d’y trouver telles ou telles communautés, soit de me rendre sur tel ou tel attelier pour y tracer l’ouvrage. Dans le printems dernier, par exemple, où je n’ai point laissé passer de semaine sans y aller, je ne me suis toûjours mis en marche qu’à l’avanture, & parce qu’il étoit du devoir de mon état d’y aller ; situation où je ne me suis jamais trouvé dans mes autres travaux, pour lesquels je ne montois jamais à cheval sans en avoir auparavant un sujet médité, & sans avoir un objet fixe & un but réfléchi qui m’y appelloit.

Ce n’est point faute d’ordonnances néanmoins, & faute de réglemens de la part de l’autorité publique, si ces travaux se trouvent dans une telle situation ; ils n’ont même été peut-être que trop multipliés ; les bureaux qui en sont occupés & qui entrent dans les plus petits détails de cette partie, en sont surchargés & même rebutés depuis long-tems : mais malgré la sagesse de ces réglemens, & quel que soit leur nombre, ce n’est pas la quantité des lois & les écritures qui conviennent pour le progrès des travaux, mais plûtôt des lois vivantes à la tête des travailleurs ; & pour cela il me paroît qu’il faut donc les réunir, afin qu’ils soient tous à portée de voir la main qui les conduit, & afin qu’ils sentent plus vivement l’impression de l’ame qui les fait mouvoir.

L’intention des ordonnances est dans le fond que tous les particuliers ayent à se rendre au reçû desdits ordres ou au jour indiqué sur les atteliers, pour y remplir chacun leur objet ; mais c’est en cela même que consiste ce vice qui corrompt toute l’harmonie des travaux, puisque s’ils y vont tous, on ne pourra les conduire, & que s’ils n’y vont pas, on ne pourra les punir d’une façon convenable.

La voie de la prison, qui seroit la meilleure, ne peut être admise, parce qu’il y a trop de réfractaires, & que chaque particulier ne répondant que pour sa tâche, il faudroit autant de cavaliers de maréchaussée qu’il y a de réfractaires. La voie des garnisons est toûjours insuffisante, quoiqu’elle ait été employée une infinité de fois ; elle se termine par douze ou quinze francs de frais, que l’on répartit avec la plus grande précision sur toute la communauté rébelle, ensorte que chaque particulier en est ordinairement quitte pour trois, six, neuf, douze, ou quinze sous : or quel est celui qui n’aime mieux payer une amende si modique pour six semaines ou deux mois de desobéissance, que de donner cinq à six jours de son tems pour finir entierement sa tâche ? aussi sont-ils devenus généralement insensibles à cette punition, si c’en est une, & aux ordonnances reglées des saisons. On n’a jamais vû plus d’ouvriers sur les travaux après les garnisons, jamais plus de monde sur les routes dans la huitaine ou quinzaine après l’indication du jour de la corvée qu’auparavant ; on ne reconnoît la saison du travail que par deux ou trois corvoyeurs que l’on rencontre par fois, & par les plaintes qui se renouvellent dans les campagnes sur les embarras qu’entraînent les corvées & les chemins.

Il n’est pas même jusqu’à la façon dont travaillent le peu de corvoyeurs qui se rendent chacun sur leur partie, qui ne découvre les défauts de cette méthode ; l’un fait son trou d’un côté, un autre va faire sa petite butte ailleurs, ce qui rend tout le corps de l’ouvrage d’une difformité monstrueuse : c’est surtout un coup d’œil des plus singuliers, de voir au long de la route auprès de tous les ponceaux & aqueducs qui ont demandé des remblais, cette multitude de petites cases séparées ou isolées les unes des autres, que chaque corvoyeur a été faire depuis le tems qu’on travaille sur cette route, dans les champs & dans les prairies, pour en tirer la toise ou la demi-toise de remblai dont il étoit tenu par le rôle général. Une méthode aussi singuliere de travailler ne frappe-t-elle pas tout inspecteur un peu versé dans la connoissance des travaux publics, pour lesquels on doit réunir tous les bras, & non les diviser ? On ne desunit point de même les moyens de la défense d’un état ; on n’assigne point à chaque particulier un coin de la frontiere à garder, ou un ennemi à terrasser : mais on assemble en un corps ceux qui sont destinés à ce service, leur union les rend plus forts ; on exerce sur un grand corps une discipline que l’on ne peut exercer sur des particuliers dispersés, une seule ame fait remuer cent mille bras. Il en doit être ainsi des ouvrages publics qui intéressent tout l’état, ou au moins toute une province. Un seul homme peut présider sur un seul ouvrage où il aura cinq cents ouvriers réunis, mais il ne pourra suffire pour cinq cents ouvrages épars, où sur chacun il n’y aura néanmoins qu’un seul homme. Il ne convient donc point de diviser cet ouvrage ; & la méthode de partager une route entiere entre des particuliers, comme une taille, ne peut convenir tout au plus qu’à l’entretien des routes quand elles sont faites, mais jamais quand on les construit.

Enfin pour juger de toutes les longueurs qu’entraînent les corvées tarifées, il n’y a qu’à regarder la plûpart des ponceaux de cette route : ils ont été construits à ce qu’on dit il y a plus de douze ou treize ans ; néanmoins malgré toutes les ordonnances données en chaque saison, malgré les allées, les venues des ingénieurs-inspecteurs, des garnisons, les remblais qui ont été répartis toise à toise, ne sont point encore faits sur plusieurs, les culées en sont isolées presque en entier, le public n’a pû jusqu’à présent passer dessus d’une façon commode ; & il pourra arriver si cette route est encore quelques saisons à se finir, qu’il y aura plusieurs de ces ouvrages auxquels il faudra des réparations sur des parties qui n’auront cependant jamais servi ; chose d’autant plus surprenante, que ces remblais l’un portant l’autre ne demandoient pas chacun plus de dix à douze jours de corvée, avec une trentaine de voitures au plus, & un nombre proportionné de pionniers.

Peut-on s’empêcher de représenter ici en passant l’embarrassante situation d’un inspecteur, que l’on croit vulgairement être l’agent & le mobile de semblables ouvrages ? n’est-ce point un poste dangereux pour lui, qu’une besogne dont la conduite ne peut que le deshonorer aux yeux de ses supérieurs & du public, qui prévenus en faveur d’une méthode qu’ils croyent la meilleure & la plus juste, n’en doivent rejetter le mauvais succès que sur la négligence ou l’incapacité de ceux à qui l’inspection en est confiée ?

Non-seulement les corvées tarifées sont d’une difficulté insurmontable dans l’exécution, elles sont encore injustes dans le fond. 1°. Soient supposés dix particuliers ayant égalité de biens, & par conséquent égalité de taille, & conséquemment égalité de tâches ; ont-ils aussi tous les dix égalité de force dans les bras ? C’est sans doute ce qui ne se rencontre guere ; ainsi quoique sur les travaux publics ces dix manouvriers ne puissent être tenus de travailler suivant leur taille, mais suivant leur force, il doit arriver & il arrive tous les jours qu’en réglant les tâches suivant l’esprit de la taille, on commet une injustice, qui fait faire à l’un plus du double ou du triple, au moins plus de la moitié ou du tiers qu’à un autre. 2°. Si l’on admet pour un moment que les forces de tous ces particuliers soient au même degré, ou que la différence en soit legere, le terrein qui leur est distribué par égale portion, est-il lui-même d’une nature assez uniforme pour ne présenter sous volume égal qu’une égale résistance à tous ? Cette homogénéité de la terre ne se rencontrant nulle part, il naît donc de-là encore cette injustice dans les répartitions que l’on vouloit éviter avec tant de soin. Il est à présumer qu’on a bien pû dans les commencemens de cette route avoir quelques égards à la différente nature des contrées ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne reste plus nul vestige qu’on ait eu primitivement cette attention : bien plus, quand on l’auroit eue, comme c’est une chose que l’on ne peut estimer toise à toise, mais par grandes parties, il ne doit toûjours s’ensuivre que de la disproportion entre toutes les tâches ; injustice où l’on ne tombe encore que parce que l’on a choisi une méthode qui paroissoit être juste.

Enfin si l’on joint à tant de défauts essentiels, l’impossibilité qu’il y a encore d’employer une telle méthode dans des pays montueux & hors des plaines, c’est un autre sujet de la desaprouver & d’en prendre une autre dont l’application puisse être générale par sa simplicité. Il est facile de comprendre que les tâches d’hommes à hommes ne peuvent être appliquées aux descentes & aux rampes des grandes vallées, où il y a en même tems des remblais considérables à élever & des déblais profonds à faire dans des terreins inconnus, & au-travers de bancs de toute nature qui se découvrent à mesure que l’on approfondit. Ce sont-là des travaux qui, encore moins que tous les autres, ne doivent jamais être divisés en une multitude d’ouvrages particuliers. On présentera pour exemple la route de Vendôme, qu’il est question d’entreprendre dans quelque tems. Il y a sur cette route deux parties beaucoup plus difficiles que les autres à traiter par la quantité de déblais, de remblais, de roches, & de bancs de pierre qu’il faudra démolir suivant des pentes réglées, & nécessairement avec les forces réunies de plusieurs communautés ; l’un de ces endroits est cette grande vallée auprès de Villedômé, qu’il faut descendre & remonter ; l’autre est la montagne de Château-Renault. Ces deux parties, par où il conviendra de commencer parce qu’elles seront les plus difficiles, demanderont la plus grande assiduité de la part des inspecteurs, & le concours d’un grand nombre de travailleurs & de voitures, afin que ces grands morceaux d’ouvrage puissent être terminés dans deux ou trois saisons au plus, sans quoi il est presqu’évident qu’ils ne seront point faits en trente années, si on divise la masse des déblais & des remblais en autant de portions qu’il y aura de particuliers : puis donc que la corvée, sur le ton de la taille, est défectueuse en elle-même par-tout, & ne convient point particulierement aux endroits les plus difficiles & les plus considérables des ouvrages publics, il convient présentement de chercher une regle générale qui soit constante & uniforme pour tous les lieux & pour toutes les natures d’ouvrage.

On ne proposera ici que ce qui a paru répondre au principe de faire le plus d’ouvrage possible dans le moins de tems possible, & l’on n’avancera rien qui n’ait été exécuté sur de très-grands travaux avec le plus grand succès & à la satisfaction des supérieurs ; cependant comme il peut arriver que la situation & l’œconomie des provinces soient différentes, & que le génie & le caractere des unes ne repondent pas toûjours au génie & au caractere des autres, l’on soumet d’avance tout ce que l’on exposera aux lumieres & aux connoissances des supérieurs.

L’acte de la corvée n’étant pas un acte libre, c’est dans notre gouvernement une des choses dont il paroît par conséquent que la conduite & les réglemens doivent être simples & la police breve & militaire. Un acte de cette nature ne supporte point non plus une justice minutieuse, comme tous les autres actes qui ont directement pour objet la liberté civile & la sûreté des citoyens. La conduite en doit être d’autant plus simple, que l’on ne peut préposer pour y veiller qu’un très-petit nombre de personnes, & la police en doit être d’autant plus concise, qu’il faut que ces ouvrages soient exécutés dans le moins de tems possible, pour n’en point tenir le fardeau sur les peuples pendant un grand nombre d’années.

La véritable occupation d’un inspecteur chargé d’un travail public, est de résider sur son ouvrage, d’y être plus souvent le piquet d’une main pour tracer, & l’autre main libre pour poster les travailleurs & les conduire sans qu’ils se nuisent les uns aux autres, que d’avoir une plume entre les doigts pour tenir bureau au milieu d’un ouvrage qui ne demande que des yeux & de l’action.

Suivant ces principes, il ne me paroît pas convenable d’entreprendre en entier & à la fois la construction de toute une route ; les travailleurs y seroient trop dispersés, chaque partie ne pourroit être qu’imparfaitement faite : l’inspecteur, obligé de les aller chercher les uns après les autres, passeroit tout son tems en transport de sa personne & en courses, ce qui multiplieroit extrèmement les instans perdus pour lui & pour les travailleurs qui ne font rien en son absence, ou qui ne font rien de bien. Il devient donc indispensable de n’entreprendre toute une route que parties à parties, en commençant toûjours par celles qui sont les plus difficiles & les plus urgentes, & en réunissant à cette fin les forces de toutes les communautés chargées de la construction. On ne doit former qu’un ou deux atteliers au plus, sur chacun desquels un inspecteur doit faire sa résidence. Les communautés y seront appellées par détachement de chacune d’elles, qui se releveront toutes de semaines en semaines ; ces détachemens travailleront en corps, mais à chacun d’eux il sera assigné une tâche particuliere, qui sera déterminée suivant la quantité des jours qu’on leur demandera, sur la force du détachement, dont les hommes robustes compenseront les foibles, & enfin sur la nature du terrein.

On évitera avec grand soin tout ce qui peut multiplier les détails & attirer les longueurs ; les ordonnances adressées aux communautés, une seule fois chaque saison, indiqueront tout simplement le jour, le lieu, la force du détachement, & la nature des outils & des voitures.

Sur ces ordres, les détachemens s’étant rendus au commencement d’une semaine sur l’attelier indiqué, on distribuera d’abord à chaque détachement une longueur de fossés proportionnée à ses forces, & on les postera de suite les uns au bout des autres. On suivra cette manœuvre jusqu’à ce que les fossés soient faits sur toute la partie que l’on aura crû pouvoir entreprendre dans une saison ou dans une campagne. On fouillera ensuite l’encaissement de même, & lorsqu’il sera ouvert & dressé sur ladite longueur, on en usera aussi de la même sorte pour l’empierrement, en donnant chaque semaine pour tâche à chaque détachement une longueur suffisante d’encaissement à remplir, qui sera proportionnée à la facilité ou à la difficulté du tirage & de la voiture de la pierre. Cet empierrement se fera à l’ordinaire, couche par couche. Les tâches hebdomadaires seront marquées les unes au bout des autres. Le cailloutis ou jard sera amené & répandu ensuite, & les bermes seront ajustées & réglées aussi suivant la même méthode.

Si l’ouvrage public consiste en déblais & en remblais dans une grande & profonde vallée, on place les détachemens sur les côtes qu’il faut trancher ; on les dispose sur une ou plusieurs lignes ; on fait marcher les tombereaux par colonnes, ou de telle autre façon que la disposition du lieu le permet ; & comme dans ce genre de travail il ne se voiture de terre qu’autant que l’on en fouille par jour, & qu’il seroit difficile d’apprétier ce que les pionniers peuvent fouiller pour une quantité quelconque de voitures, eu égard à la distance du transport ; c’est par la quantité de voyages que chaque voiturier peut faire chaque jour, que l’on regle le travail du journalier. Un piqueur placé sur le lieu de la décharge, donne à cette fin une contre-marque à chaque voiturier pour chaque voyage ; & comme chacun d’eux cherche à finir promptement la quantité qui lui est prescrite pour le jour & pour la semaine, chaque voiturier devient un piqueur qui presse le manouvrier, & chaque manouvrier en est un aussi vis-à-vis de tous les voituriers.

C’est à l’intelligence de l’inspecteur à proportionner au juste, chaque jour (parce que l’emplacement varie chaque jour ou au moins chaque semaine), la quantité de pionniers au nombre des voitures, & le nombre des voitures à la quantité de pionniers, de façon qu’il n’y ait point trop de voitures pour les uns, & trop peu de manouvriers pour les autres, sans quoi il arriveroit qu’il y auroit ou une certaine quantité de voitures, ou une certaine quantité de manouvriers qui perdroient leur tems, ce qu’il est de conséquence de prévoir & d’éviter dans les corvées. C’est dans de tels ouvrages que les talens d’un inspecteur se font connoître s’il en a, ou qu’il est à portée d’en acquérir & de se perfectionner dans l’art de conduire de grands atteliers. Enfin de semblables travaux, par le nombre des travailleurs, par la belle discipline que l’on y peut mettre, par le progrès surprenant qu’ils font chaque semaine & chaque saison, méritent le nom d’ouvrages publics.

J’ai toûjours évité, dit l’auteur de cet article, dans les travaux où je me suis trouvé, composés de quatre & cinq cents travailleurs, & d’un nombre proportionné de voitures, de faire mention dans les ordonnances dont la dispensation m’étoit confiée, de toutes les différentes parties dont l’ouvrage d’une grande route est composé, ainsi qu’on le pratique depuis long tems sur la route de Tours au Château-du-Loir : on y donne successivement des ordonnances pour les fossés, pour les déblais, pour les remblais, pour le tirage de la pierre, pour sa voiture, & enfin pour le tirage & l’emploi du jard. Ou je me trompe, ou quand on multiplie ainsi aux yeux des peuples que l’on fait travailler sans salaire tous les différens objets de la corvée, on doit encore par-là la leur rendre plus à charge & plus insupportable. Et comment ne leur seroit elle pas à charge, puisque pour ceux mêmes qui les conduisent, ces détails ne peuvent être que pénibles & laborieux ? ces ordonnances menent nécessairement à un détail infini ; elles deviennent une pépiniere immense d’états, de rôles, & de bien d’autres ordonnances qui en résultent. Autant d’ordonnances, autant ensuite de diverses branches de réfractaires qui pullulent de jour en jour. Une ordonnance pour cent toises de pierre n’en produit que quatre-vingts ; une ordonnance pour deux cents toises de fossés, n’en produit que cent soixante ; autant il en arrive pour les déblais & pour les remblais : on est ensuite obligé de recourir à des supplémens & à de nouvelles impositions qu’il faut encore faire & repartir sur le général : & tout ceci est inévitable, non-seulement parce qu’il y a autant de petites fraudes qu’il y a de particuliers & de différens objets dans leurs tâches, mais encore parce que cette méthode ne pouvant manquer d’entraîner des longueurs, & demandant un nombre d’années considérable pour une entiere exécution, il y a sans cesse des absens dans les communautés, il y arrive un grand nombre de morts, & il se fait de nouveaux privilégiés & des insolvables.

De l’expérience de tant d’inconvéniens, il en résulte ce me semble que les ordonnances pour les corvées doivent se borner à demander des jours, & que l’emploi de ces jours doit être laissé à la direction des inspecteurs qui conduisent les ouvrages, pour qu’ils les appliquent suivant le tems & le lieu qui varient suivant le progrès des travaux. Si les détachemens sont au nombre de cinquante, il ne faut le premier jour de la semaine qu’une demi-matinée au plus, pour leur donner à chacun une tâche convenable. Les appels se font par brigade le soir & le matin ; on commence à cinq heures le matin, on finit à sept le soir ; l’heure des repas & du repos est réglée comme sur les ouvrages à prix d’argent. Dans tout ce qui peut intervenir chaque jour & chaque instant, l’inspecteur ne doit viser qu’au grand dans le détail, & éviter toutes les languissantes minuties. Sa principale attention est, comme j’ai dit, de mettre & de maintenir l’harmonie dans tous les mouvemens de ces bras réunis.

Les différens conducteurs dont il se sert peuvent eux-mêmes y devenir très-intelligens ; ces ouvrages seuls sont capables d’en former d’excellens pour la conduite de travaux de moindre importance. Il n’en est pas de même des corvées tarifées, les conducteurs qu’on y trouve n’ont pas même l’idée d’un ouvrage public ; ils ne font que marcher du matin au soir, ils courent quatre lieues pour enregistrer une demi-toise de pierre, qui sera peut-être volée le lendemain comme il arrive souvent, & ils font ensuite deux ou trois autres lieues pour trois ou quatre toises de fossés ou quelques quarts de remblais ; ils sont devenus excellens piétons & grands marcheurs, mais ils seroient incapables, quoiqu’ils soient employés depuis bien du tems, de conduire un attelier de vingt hommes réunis, & de leur tracer de l’ouvrage.

La simplicité de l’autre méthode n’a pas besoin d’être plus développée, quant à présent, pour être conçue ; passons à la maniere d’administrer la police sur les corvoyeurs de ces grands atteliers, pour les contraindre quand ils refusent de venir sur les travaux, pour les maintenir dans le bon ordre quand ils y sont, & pour punir les querelleurs, les deserteurs, &c.

C’est une question qui a souvent été discutée, si cette police devoit être exercée par les inspecteurs, ou si l’autorité publique devoit toûjours s’en reserver le soin. Pour définir & limiter l’étendue de leur ressort, il paroît que c’est la nature même de la chose sur laquelle réside la portion d’autorité qui leur est confiée, qui en doit déterminer & régler l’étendue ; ainsi on n’a qu’à appliquer ce principe à la police particuliere que les corvées demandent, pour savoir jusqu’à quel point l’autorité publique doit en prendre elle-même le détail, & où elle peut ensuite s’en rapporter aux inspecteurs qu’elle a crû capables de les conduire, & qu’elle n’a choisi qu’à cette fin.

Les travailleurs dont on se sert dans les travaux publics, sont ou volontaires ou forcés ; s’ils sont volontaires, comme dans les travaux à prix d’argent, le soin de leur conduite semble devoir appartenir à ceux qui président directement sur l’ouvrage ; ces travailleurs sont venus de gré se ranger sous leur police & sous leurs ordres, & ceux qui les commandent connoissent seuls parfaitement la nature & la conséquence des desordres qui peuvent y arriver.

S’ils sont forcés, comme dans les corvées, alors il est très-sensible que l’autorité publique, qui veille sur les peuples où les travailleurs forcés sont pris, doit entrer nécessairement pour cette partie qui intéresse tout l’état, dans le détail du service des corvées. C’est parce que ces travailleurs sont peuples, qu’il ne doit y avoir que les intendances & les subdélégations qui puissent décider du choix des paroisses, en regler la quantité, étendre ou modérer la durée de l’ouvrage, & en donner le premier signal ; il n’y a que dans ces bureaux où l’on soit parfaitement instruit de la bonté ou de la misere du tems, des facultés des communautés, & des vûes générales de l’état. Mais lorsque ces peuples sont ensuite devenus travailleurs par le choix de la puissance publique, ils deviennent en même-tems & par cette même raison soumis à l’autorité particuliere qui préside sur le travail ; il conviendra donc que pendant tout le tems qui aura été désigné, ils soient directement alors sous la police des ingénieurs & des inspecteurs, sur qui roule particulierement le détail de l’ouvrage, qui doivent faire l’emploi convenable suivant le tems & suivant le lieu, de tous les bras qu’on ne leur donne que parce que leur talent & leur état est d’en régler l’usage & tous les mouvemens.

Par la nature de la chose même, il paroîtroit ainsi décidé que les corvoyeurs, comme peuples, seroient appellés & rappellés des travaux par le canal direct de l’autorité supérieure, & qu’en qualité de travailleurs ils seront ensuite sous la police des ingénieurs & inspecteurs ; que ce doivent être ces derniers qui donneront à chacun sa part, sa tâche, & sa portion de la façon que la disposition & la nature de l’ouvrage indiqueront être nécessaire pour le bien commun de l’ouvrage & de l’ouvrier ; que ce seront eux qui feront venir les absens, qui puniront les réfractaires, les paresseux, les querelleurs, &c. & qui exerceront une police réglée & journaliere sur tous ceux qui leur auront été confiés comme travailleurs. Eux seuls en effet peuvent connoître la nature & la conséquence des délits, eux seuls résident sur l’ouvrage où les travailleurs sont rassemblés ; eux seuls peuvent donc rendre à tous la justice convenable & nécessaire. Bien entendu néanmoins que ces inspecteurs seront indispensablement tenus vis-à-vis de l’autorité publique (qui ne peut perdre de vûe les travailleurs parce qu’ils sont peuples) à lui rendre un compte fidele & fréquent de tout ce qui se passe parmi les travailleurs, ainsi que du progrés de l’ouvrage.

Ce qui m’a presque toûjours porté, dit l’auteur, à regarder ces maximes comme les meilleures, ce n’est pas uniquement parce qu’elles sont tirées de la nature des choses, c’est aussi parce que j’en ai toûjours vû l’application heureuse, & que je n’ai reconnu que des inconvéniens fort à charge aux peuples, & très-contraires aux ouvrages quand on s’est écarté de ce genre de police.

Comment en effet les bureaux d’une intendance, ou un subdélégué dans son cabinet, peuvent-ils pourvoir au bon ordre des travaux dont ils sont toûjours éloignés ? les délits qui s’y commettent sont des délits de chaque jour, qu’il faut punir chaque jour ; ce sont des délits de chaque instant, qu’il faut réprimer à chaque instant ; l’impunité d’une seule journée fait en peu de tems d’un ouvrage public une solitude, ainsi qu’il est arrivé sur la route de Tours au Château-du-Loir, à cause de la police composée & nécessairement languissante qui y a toûjours été exercée : on y punit à la vérité, mais c’est par crise & par accès ; il n’y a point une police journaliere ; & elle ne peut y être, parce qu’il faut recourir, suivant la position des élections, à des autorités dispersées. Les subdélégués ou autres personnes sur qui l’autorité supérieure se décharge de ce soin, trouvent souvent dans la bonté de leur cœur des raisons & des moyens d’éluder ou de suspendre les actes d’une police qui ne doit jamais être interrompue. On pense même qu’une police est rigoureuse, lorsqu’elle n’est cependant qu’exacte ; elle ne devient véritablement rigoureuse, que par faute d’exactitude dans son exercice journalier. Quand on a une fois imprimé l’esprit de subordination & de discipline, lorsqu’on a réglé dès le commencement la régie des travaux publics, comme le sont les convois militaires & les pionniers dans les armées, les grands exemples de sévérité n’ont presque plus lieu, parce qu’il ne se trouve que point ou peu de réfractaires. J’ai bien plus souvent fait mettre sur mes travaux des corvoyeurs en prison parce qu’il étoient venus tard, ou qu’ils s’étoient retirés le soir avant l’heure, que parce qu’ils n’étoient point venus du tout. C’est un des plus grands avantages de la méthode que je propose, & qui lui est unique, d’être ainsi peu sujette aux réfractaires, parce que le brigadier de chaque détachement apportant au commencement de la semaine le rôle de sa brigade arrêté par le syndic, il ne peut s’absenter un seul homme qui ne soit en arrivant dénoncé par tous les autres ; ce qui ne peut jamais arriver dans la corvée divisée, parce que chacun travaillant séparément l’un de l’autre, & ayant des tâches distinctes, l’intérêt commun en est ôté, & qu’il importe peu à chaque corvoyeur en particulier que les autres travaillent ou ne travaillent pas : on peut juger par cela seul combien il est essentiel de ne jamais déchirer les travaux publics.

Il n’est pas étonnant au reste que des bureaux ayent rarement réussi quand ils ont été chargés du détail de cette police ; le service des travaux publics demande une expérience particuliere, que les personnes qui composent ces bureaux n’ont point été à portée d’acquérir, parce qu’elles n’ont jamais vû de près le détail & la nature de ces ouvrages. Il faut pour les conduire un art qui leur est propre, auquel il est difficile que l’esprit & le génie même puisse suppléer, puisqu’il ne s’acquiert que sur le lieu, par la pratique & par l’expérience.

J’ai eu par-devers moi plusieurs exemples des singuliers écarts où l’on a donné dans ces bureaux, quand on y a voulu, la plume à la main & le cœur plein de sentimens équitables, régler les punitions & les frais de garnison que l’on avoit envoyé dans les paroisses. On y demande, par exemple, qu’en répartissant sur tous les réfractaires ces frais qui montent ordinairement à douze, quinze, ou dix-huit francs, on ait égard aux divers espaces de tems que les particuliers auront été sans travailler, au plus ou au moins d’exactitude avec laquelle ils y seront revenus en conséquence des ordres dont le cavalier aura été le porteur, enfin sur la quantité de la tâche qu’ils redoivent chacun, & sur la nature qui consiste ou en déblais, ou en remblais, ou en fossé, ou en tirage, ou en voiture des pierres, & qui quelquefois est composée de plusieurs de ces objets ensemble. Ces calculs se font avec la plus grande précision, & l’on m’a même renvoyé un jour une de ces répartitions à calculer de nouveau, parce qu’il y avoit erreur de quelques sous sur un ou deux particuliers. Une telle précision est sans doute fort belle : mais qui ne peut juger cependant que de tels problèmes sont beaucoup plus composés qu’ils ne sont importans ; & que quoiqu’ils soient proposés par esprit de détail & d’équité, on s’attache trop néanmoins à cette justice minutieuse dont j’ai parlé, que ne supportent point les grands travaux, à des scrupules qui choquent la nature même de la corvée, & à des objets si multipliés, qu’ils font perdre de vûe le grand & véritable objet de la police générale, qui est l’accélération des travaux dont la décharge du peuple dépend ? Leur bien, en ce qui regarde les corvées qu’on leur fait faire, consiste, autant que mes lumieres peuvent s’étendre, à faire ensorte que le nom du Roi soit toûjours respecté, que l’autorité publique représentée par l’intendant & dans ses ordres, ne soit jamais compromise, que ses plus petites ordonnances ayent toûjours une exécution ponctuelle, & que le corvoyeur obéisse enfin sans délai, & se rende sur l’attelier à l’heure & au jour indiqué. De telles attentions dans des bureaux, sont les seuls soins & les seules vûes que l’on doit y avoir, parce qu’ils visent directement à la décharge des peuples par la prompte exécution des travaux qu’on leur impose.

Comme on n’a point encore vû en cette généralité une telle police en vigueur, on pourra peut-être penser d’avance qu’un service aussi exact & aussi militaire, doit extrèmement troubler la tranquillité des paroisses & la liberté des particuliers, & qu’il est indispensable dans la conduite des corvées de n’user au contraire que d’une police qui puisse se prêter au tems, en fermant plus ou moins les yeux sur les abus qui s’y passent. Le peuple est si misérable, dit-on : je conviens à la vérité de sa misere ; mais je ne conviens point que pour cette raison la police puisse jamais fléchir, & qu’elle doive être dans des tems plus ou moins exacte que dans d’autres ; elle ne peut être sujette à aucune souplesse sans se détruire pour jamais. Ainsi ce ne doit point être quant à l’exactitude & à la précision du service, qu’il faut modérer la corvée ; c’est seulement quant à sa durée. Dans les tems ordinaires le travail peut durer deux mois dans le printems, & autant dans l’automne : si le tems est devenu plus dur, on peut alors ne faire que six semaines ou qu’un mois de corvée en chaque saison, & ne travailler même que quinze jours s’il le faut ; mais pour la discipline elle doit être la même, aussi suivie pour quinze jours que pour quatre mois de travail, parce que l’on doit tirer proportionnellement autant de fruit de la corvée la plus courte que de la corvée la plus longue. Enfin il vaut mieux passer une campagne ou deux sans travailler, si les calamités le demandent, que de faire dégénérer le service. Ce mémoire est de M. Boullanger, sous-ingénieur des ponts & chaussées dans la généralité de Tours. S’il lui fait honneur par la vérité de ses vûes, il n’en fait pas moins au supérieur auquel il a été présenté, par la bonté avec laquelle il l’a reçu.