L’Encyclopédie/1re édition/COMPAGNIE

* COMPAGNIE, s. f. (Gramm.) se dit en général d’une association libre de plusieurs particuliers, qui ont un ou plusieurs objets communs. Il y a des associations de personnes religieuses, militaires, commerçantes, &c. ce qui forme plusieurs sortes de compagnies différentes par leur objet.

Compagnie, c’est dans l’Art militaire un certain nombre de gens de guerre sous la conduite d’un chef appellé capitaine. Les régimens sont composés de compagnies.

Il y a plusieurs compagnies en France qui ne sont point enrégimentées, ou qui ne composent point de régimens, telles sont celle des grenadiers-à-cheval, des gardes-du-corps, des gendarmes & chevaux-legers de la garde, des mousquetaires, des gendarmes, des compagnies d’ordonnance, &c. Voyez toutes ces compagnies aux articles qui leur conviennent, c’est-à-dire, voyez Grenadiers-à-cheval, Gardes-du-corps, &c. (Q)

Compagnies d’ordonnance ; c’étoit dans l’origine quinze compagnies de gendarmes créées par Charles VII, de cent hommes d’armes chacune. V. Homme d’armes.

Ces compagnies, dont plusieurs princes & grands seigneurs étoient capitaines, ont subsisté jusques vers le tems de la paix des Pyrenées, sous le regne de Louis XIV. Celles des seigneurs furent alors supprimées : on ne conserva que celles des princes.

Le Roi est aujourd’hui capitaine de toutes les compagnies de gendarmerie, & les commandans de ces compagnies n’ont que le titre de capitaine-lieutenant. Elles sont fort différentes des anciennes compagnies d’ordonnance ; cependant pour distinguer les gendarmes qui les composent des gendarmes de la garde du Roi, on les appelle ordinairement gendarmes des compagnies d’ordonnance. Voyez Gendarme & Gendarmerie (Q)

Compagnies. On a ainsi appellé autrefois en France des especes de troupes de brigands, que les princes prenoient à leur solde dans le besoin, pour s’en servir dans les armées.

Ces troupes n’étoient ni Angloises ni Françoises, mais mêlées de diverses nations. On leur donne dans l’histoire divers noms, tantôt on les appelle cotteraux, coterelli, tantôt routiers, ruptarii, rutarii, & tantôt Brabançons, Brabantiones. Nos anciens historiens François appelloient ces troupes les routes ou les compagnies.

Cette milice, dont le P. Daniel croit que Philippe Auguste fut le premier qui commença à se servir, subsista jusqu’au regne de Charles V. Ce prince, surnommé le sage, & dont en effet la sagesse fut le principal caractere, trouva le moyen de délivrer la France de ces brigands par l’entremise de Bertrand du Guesclin. Ce seigneur engagea les compagnies & les routes à le suivre en Espagne, pour aller faire la guerre à Pierre le cruel, roi de Castille, en faveur du comte de Transtamare frere bâtard de ce prince. Du Guesclin réussit si bien, qu’il détrôna Pierre le cruel & mit sur le trône Henri de Transtamare. Les compagnies dans les deux expéditions d’Espagne périrent presque toutes ou se dissiperent ; & le Roi donna de si bons ordres par-tout, qu’en peu d’années elles furent entierement exterminées en France. Le P. Daniel, histoire de la milice Françoise. (Q)

Compagnie, (Jurisp.) on appelle compagnies de justice, les tribunaux qui sont composés de plusieurs juges. Ils ne se qualifient pas de compagnie dans les jugemens ; les cours souveraines usent du terme de cour, les juges inférieurs usent du terme collectif nous. Mais dans les délibérations qui regardent les affaires particulieres du tribunal, & lorsqu’il s’agit de cérémonies, les tribunaux, soit souverains ou inférieurs, se qualifient de compagnie ; ils en usent de même pour certains arrêtés concernant leur discipline ou leur jurisprudence ; ces arrêtés portent que la compagnie a arrêté, &c. (A)

Compagnies semestres, sont des cours ou autres corps de justice, dont les officiers sont partagés en deux colonnes, qui servent chacune alternativement pendant six mois de l’année. Voyez Semestres. (A)

Compagnies souveraines ou Cours supérieures, sont celles qui sous le nom & l’autorité du Roi, jugent souverainement & sans appel dans tous les cas, de maniere qu’elles ne reconnoissent point de juges supérieurs auxquels elles ressortissent, tels sont les parlemens, le grand-conseil, les chambres des comptes, cours des aides, cours des monnoies, les conseils supérieurs, &c.

Les présidiaux ne sont pas des compagnies souveraines, quoiqu’ils jugent en dernier ressort au premier chef de l’édit, parce que leur pouvoir est limité à certains objets. Voyez Loiseau, des seign. chap. iij. n. 23. (A)

Compagnie de Commerce : on entend par ce mot une association formée pour entreprendre, exercer, ou conduire des opérations quelconques de commerce.

Ces compagnies sont de deux sortes, ou particulieres, ou privilégiées.

Les compagnies particulieres sont ordinairement formées entre un petit nombre d’individus, qui fournissent chacun une portion des fonds capitaux, ou simplement leurs conseils & leur tems, quelquefois le tout ensemble, à des conditions dont on convient par le contrat d’association : ces compagnies portent plus communément la dénomination de sociétés. Voy. Société.

L’usage a cependant conservé le nom de compagnie, à des associations ou sociétés particulieres, lorsque les membres sont en grand nombre, les capitaux considérables, & les entreprises relevées soit par leur risque, soit par leur importance. Ces sortes de sociétés-compagnies sont le plus souvent composées de personnes de diverses professions, qui peu entendues dans le commerce, confient la direction des entreprises à des associés ou à des commissionnaires capables, sous un plan général. Quoique les opérations de ces compagnies ne reçoivent aucune préférence publique sur les opérations particulieres, elles sont cependant toûjours regardées d’un œil mécontent dans les places de commerce, parce que toute concurrence diminue les bénéfices. Mais cette raison même doit les rendre très-agréables à l’état, dont le commerce ne peut être étendu & perfectionné, que par la concurrence des négocians.

Ces compagnies sont utiles aux commerçans, même en général ; parce qu’elles étendent les lumieres & l’intérêt d’une nation sur cette partie toûjours enviée & souvent méprisée, quoiqu’elle soit l’unique ressort de toutes les autres.

L’abondance de l’argent, le bas prix de son intérêt, le bon état du crédit public, l’accroissement du luxe, tous signes évidens de la prospérité publique, sont l’époque ordinaire de ces sortes d’établissemens : ils contribuent à leur tour à cette prospérité, en multipliant les divers genres d’occupation pour le peuple, son aisance, ses consommations, & enfin les revenus de l’état.

Il est un cas cependant où ils pourroient être nuisibles ; c’est lorsque les intérêts sont partagés en actions, qui se négotient & se transportent sans autre formalité : par ce moyen les étrangers peuvent éluder cette loi si sage, qui dans les états policés défend d’associer les étrangers non-naturalisés ou non-domiciliés dans les armemens. Les peuples qui ont l’intérêt de l’argent à meilleur marché que leurs voisins, peuvent à la faveur des actions s’attirer de loin tout le bénéfice du commerce de ces voisins ; quelquefois même le ruiner, si c’est leur intérêt : c’est uniquement alors que les négocians ont droit de se plaindre. Autre regle générale : tout ce qui peut être la matiere d’un agiotage est dangereux dans une nation qui paye l’intérêt de l’argent plus cher que les autres.

L’utilité que ces associations portent aux intéressés est bien plus équivoque, que celle qui en revient à l’état. Cependant il est injuste de se prévenir contre tous les projets, parce que le plus grand nombre de ceux qu’on a vû éclore en divers tems, a échoüé. Les écueils ordinaires sont le défaut d’œconomie, inséparable des grandes opérations ; les dépenses fastueuses en établissemens, avant d’avoir assûré les profits ; l’impatience de voir le gain ; le dégoût précipité ; enfin la mesintelligence.

La crédulité, fille de l’ignorance, est imprudente ; mais il est inconséquent d’abandonner une entreprise qu’on savoit risquable, uniquement parce que ses risques se sont déployés. La fortune semble prendre plaisir à faire passer par des épreuves ceux qui la sollicitent ; ses largesses ne sont point reservées à ceux que rebutent ses premiers caprices.

Il est quelques regles générales, dont les gens qui ne sont point au fait du commerce, & qui veulent s’y intéresser, peuvent se prémunir. 1°. Dans un tems où les capitaux d’une nation sont augmentés dans toutes les classes du peuple, quoiqu’avec quelque disproportion entre elles, les genres de commerce qui ont élevé de grandes fortunes, & qui soûtiennent une grande concurrence de négocians, ne procurent jamais des profits bien considérables ; plus cette concurrence augmente, plus le desavantage devient sensible. 2°. Il est imprudent d’employer dans des commerces éloignés & risquables, les capitaux dont les revenus ne sont point superflus à la subsistance : car si les intéressés retirent annuellement ou leurs bénéfices, ou simplement leurs intérêts à un taux un peu considérable, les pertes qui peuvent survenir retombent immédiatement sur le capital ; ce capital lui-même se trouve quelquefois déjà diminué par les dépenses extraordinaires des premieres années ; les opérations languissent, ou sont timides ; le plan projetté ne peut être rempli, & les bénéfices seront certainement médiocres, même avec du bonheur. 3°. Tout projet qui ne présente que des profits, est dressé par un homme ou peu sage, ou peu sincere. 4°. Une excellente opération de commerce est celle où, suivant le cours ordinaire des évenemens, les capitaux ne courent point de risque. 5°. Le gain d’un commerce est presque toûjours proportionné à l’incertitude du succès ; & l’opération est bonne, si cette proportion est bien claire. 6°. Le choix des sujets qui doivent être chargés de la conduite d’une entreprise, est le point le plus essentiel à son succès. Tel est capable d’embrasser la totalité des vûes, & de diriger celles de chaque opération particuliere à l’avantage commun, qui réussira très-mal dans les détails : l’aptitude à ceux-ci marque du talent, mais souvent ne marque que cela. On peut sans savoir le commerce, s’être enrichi par son moyen ; si les lois n’étoient point chargées de formalités, un habile négociant seroit sûrement un bon juge ; il seroit dans tous les cas un grand financier : mais parce qu’un homme sait les lois, parce qu’il a bien administré les revenus publics, ou qu’il a beaucoup gagné dans un genre de négoce, il ne s’ensuit pas que son jugement doive prévaloir dans toutes les délibérations de commerce.

On n’a jamais vû tant de plans & de projets de cette espece, que depuis le renouvellement de la paix ; & il est remarquable que presque tous ont tourné leurs vûes vers Cadix, la Martinique, & Saint-Domingue. Cela n’exigeoit pas une grande habileté ; & pour peu qu’on eût voulu raisonner, il étoit facile de prévoir le sort qu’ont éprouvé les intéressés. Il en a résulté que beaucoup plus de capitaux sont sortis de ces commerces, qu’il n’en étoit entré d’excédens.

Si l’on s’étoit occupé à découvrir de nouvelles mines, qu’on eût établi de solides factories dans des villes moins connues, comme à Naples, à Hambourg ; si des compagnies avoient employé de grands capitaux, sagement conduits dans le commerce de la Loüisiane ou du Nord ; si elles avoient formé des entreprises dans nos Antilles qui en sont susceptibles comme à la Guadeloupe, à Cayenne, on eût bientôt reconnu qu’il y a encore plus de grandes fortunes solides à faire dans les branches de commerce qui ne sont pas ouvertes, qu’il n’en a été fait jusqu’à présent. Les moyens de subsistance pour le peuple & les ressources des familles, eussent doublé en moins de dix ans.

Ces détails ne seroient peut-être pas faits pour un dictionnaire ordinaire ; mais le but de l’Encyclopédie est d’instruire, & il est important de disculper le commerce des fautes de ceux qui l’ont entrepris.

Les compagnies, ou communautés privilégiées, sont celles qui ont reçu de l’état un droit ou des faveurs particulieres pour certaines entreprises, à l’exclusion des autres sujets. Elles ont commencé dans des tems de barbarie & d’ignorance, où les mers étoient couvertes de pirates, l’art de la navigation grossier & incertain, & où l’usage des assûrances n’étoit pas bien connu. Alors il étoit nécessaire à ceux qui tentoient la fortune au milieu de tant de périls, de les diminuer en les partageant, de se soûtenir mutuellement, & de se réunir en corps politiques. L’avantage que les états en retiroient, firent accorder des encouragemens & une protection spéciale à ces corps ; ensuite les besoins de ces états & l’avidité des marchands, perpétuerent insensiblement ces priviléges, sous prétexte que le commerce ne se pouvoit faire autrement.

Ce préjugé ne se dissipa point entierement à mesure que les peuples se poliçoient, & que les connoissances humaines se perfectionnoient ; parce qu’il est plus commode d’imiter que de raisonner : & encore aujourd’hui bien des gens pensent que dans certains cas il est utile de restraindre la concurrence.

Un de ces cas particuliers que l’on cite, est celui d’une entreprise nouvelle, risquable, ou coûteuse. Tout le monde conviendra sans doute, que celles de ce genre demandent des encouragemens & des graces particulieres de l’état.

Si ces graces & ces encouragemens sont des exemptions de droits, il est clair que l’état ne perd rien à ce qu’un plus grand nombre de sujets en profite, puisque c’est une industrie nouvelle qu’il favorise. Si ce sont des dépenses, des gratifications, ce qui est le plus sûr & même indispensable, on sent qu’il résulte trois conséquences absolues de la concurrence. La premiere, qu’un plus grand nombre d’hommes s’enrichissant, les avances de l’état lui rentrent plus sûrement, plus promptement. La seconde, que l’établissement sera porté plûtôt à sa perfection, qui est l’objet des dépenses, à mesure que de plus grands efforts y contribueront. La troisieme, que ces dépenses cesseront plûtôt.

Le lecteur sera mieux instruit sur cette matiere, en mettant sous ses yeux le sentiment d’un des plus habiles hommes de l’Angleterre dans le commerce. Je parle de M. Josias Child, au ch. iij. d’un de ses traités intitulé, Trade, and interest of money considered.

Personne n’est en droit de se flatter de penser mieux ; & ce que je veux dire, soûtenu d’une pareille autorité, donnera moins de prise à la critique. Il est bon d’observer que l’auteur écrivoit en 1669, & que plusieurs choses ont changé depuis ; mais presque toutes en extension de ses principes.

« Nous avons parmi nous, dit M. J. Child, deux sortes de compagnies de commerce. Dans les unes, les capitaux sont réunis comme dans la compagnie des Indes orientales, dans celle de Morée, qui est une branche de celle de Turquie ; & dans celle de Groenland, qui est une branche de la compagnie de Moscovie. Dans les autres associations ou compagnies de commerce, les particuliers qui en sont membres trafiquent avec des capitaux séparés, mais sous une direction & des regles communes. C’est ainsi que se font les commerces de Hambourg, de Turquie, du Nord, & de Moscovie.

» Depuis plusieurs années, on dispute beaucoup sur cette question ; savoir, s’il est utile au public de réunir les marchands en corps politiques.

» Voici mon opinion à ce sujet.

» 1°. Les compagnies me paroissent absolument nécessaires pour faire le commerce dans les pays avec lesquels S. M. n’a point d’alliances, ou n’en peut avoir ; soit à raison des distances, soit à cause de la barbarie des peuples qui habitent ces contrées, ou du peu de communication qu’ils ont avec les princes de la Chrétienté : enfin par-tout où il est nécessaire d’entretenir des forts & des garnisons. Tel est le cas des commerces à la côte d’Afrique & aux Indes orientales.

» 2°. Il me paroît évident que la plus grande partie de ces deux commerces, doit être faite par une compagnie dont les fonds soient réunis ». (Depuis ce tems les Anglois ont trouvé le secret de mettre d’accord la liberté & la protection du commerce à la côte d’Afrique. Voyez Grande Bretagne son commerce.)

» 3°. Il me paroît fort difficile de décider qu’aucune autre compagnie de commerce privilégiée, soit utile ou dommageable au public.

» 4°. Je ne laisse pas de conclure en général, que toutes les restrictions de commerce sont nuisibles ; & conséquemment que nulle compagnie quelconque, soit qu’elle trafique avec des capitaux réunis ou simplement sous des regles communes, n’est utile au public ; à moins que chaque sujet de S. M. n’ait en tout tems la faculté de s’y faire admettre à très-peu de frais. Si ces frais excedent au total la valeur de vingt livres sterlings, c’est beaucoup trop, pour trois raisons.

» La premiere, parce que les Hollandois dont le commerce est le plus florissant en Europe, & qui ont les regles les plus sûres pour s’enrichir par son moyen, admettent librement & indifféremment, dans toutes leurs associations de marchands & même de villes, non seulement tous les sujets de l’état, mais encore les Juifs, & toutes sortes d’étrangers.

» La seconde, parce que rien au monde ne peut nous mettre en état de soûtenir la concurrence des Hollandois dans le commerce, que l’augmentation des commerçans & des capitaux : c’est ce que nous procurera une entrée libre dans les communautés qui s’en occupent. Le grand nombre des hommes & la richesse des capitaux sont aussi nécessaires pour pousser avantageusement un commerce, que pour faire la guerre.

» Troisiemement, le seul bien qu’on puisse espérer des communautés ou associations, c’est de régler & de guider le commerce. Si l’on rend libre l’entrée à des compagnies, les membres n’en seront pas moins soûmis à cet ordre qu’on veut établir ; ainsi la nation en retirera tous les avantages qu’elle a pû se promettre.

» Le commerce du Nord consomme, outre une grande quantité de nos productions, une infinité de denrées d’Italie, d’Espagne, du Portugal, & de France. Le nombre de nos négocians qui font ce commerce, est bien peu de chose, si nous le comparons avec le nombre des négocians qui en Hollande font le même commerce. Nos négocians du Nord s’occupent principalement de ce commerce au-dedans & au-dehors, & conséquemment ils sont bien moins au fait de ces denrées étrangeres ; peut-être même ne sont-ils pas assez riches pour en entreprendre le négoce. Si d’un autre côté on fait attention que par les chartes de cette compagnie, nos autres négocians qui connoissent parfaitement bien les denrées d’Italie, d’Espagne, du Portugal & de France, sont exclus d’en faire commerce dans le Nord ; ou qu’au moins, s’ils reçoivent permission de la compagnie d’y en envoyer, ils ne l’ont pas d’en recevoir les retours, il sera facile de concevoir que les Hollandois doivent fournir par préférence le Danemark, la Suede, & toutes les côtes de la mer Baltique, de ces mêmes denrées étrangeres. C’est ce qui arrive réellement.

» Quoique les Hollandois n’ayent point de compagnies du Nord, ils y font dix fois plus de commerce que nous.

» Notre commerce en Portugal, en Espagne, en Italie, n’est point en compagnies, & il est égal à celui que la Hollande fait dans ces pays, s’il n’est plus considérable. »

(Si dans cette position des choses, le commerce de l’Angleterre étoit égal à celui de la Hollande dans les pays qu’on vient de nommer, il est évident ou que ce commerce eût augmenté par la liberté de la navigation du Nord, ou que l’Angleterre revendoit à la Hollande une partie de ses retours, & se privoit ainsi d’une portion considérable de leur bénéfice. C’est l’effet de toutes les navigations restraintes, parce que les grands assortimens procurent seuls de grandes ventes).

« Nous avons des compagnies pour le commerce de la Russie & du Groenland ; mais il est presque entierement perdu pour nous, & nous n’y en faisons pas la quarantieme partie autant que les Hollandois, qui n’ont point eu recours aux compagnies pour l’établir.

» De ces faits il résulte.

» 1°. Que les compagnies restraintes & limitées ne sont pas capables de conserver ou d’accroître une branche de commerce.

» 2°. Qu’il arrive que des compagnies limitées, quoiqu’établies & protégées par l’état, font perdre à la nation une branche de son commerce.

» 3°. Qu’on peut étendre avec succès notre commerce dans toute la Chrétienté, sans établir de compagnies.

» 4°. Que nous avons plus déchû, ou si l’on veut, que nous avons fait moins de progrès dans les branches confiées à des compagnies limitées, que dans celles où tous les sujets de S. M. indifféremment ont eu la liberté du négoce.

» On fait contre cette liberté diverses objections, auxquelles il est facile de répondre. »

Premiere objection. « Si tous ceux qui veulent faire un commerce en ont la liberté, il arrivera que de jeunes gens, des détaillans, & d’autres voudront s’ériger en marchands ; leur inexpérience causera leur ruine & portera préjudice au commerce, parce qu’ils acheteront cher ici pour vendre à bon marché dans l’étranger ; ou bien ils acheteront à haut prix les denrées étrangeres, pour les revendre à leur perte.

» A cela je réponds, que c’est une affaire personnelle, chacun doit être son propre tuteur. Ces personnes, après tout, ne feront dans les branches de commerce qui sont aujourd’hui en compagnies, que ce qu’elles ont fait dans celles qui sont ouvertes à tous les sujets. Les soins des législateurs embrassent la totalité du peuple, & ne s’étendent pas aux affaires domestiques. Si ce qu’on allegue se trouve vrai, que nos marchandises se vendront au-dehors à bon marché, & que les denrées étrangeres seront données ici à bas prix, j’y vois deux grands avantages pour la nation. »

II. objection. « Si la liberté est établie, les boutiquiers ou détaillans qui revendent les denrées que nous importent en retour les compagnies, auront un tel avantage dans ces commerces sur les marchands, qu’ils s’empareront de toutes les affaires.

» Nous ne voyons rien de pareil en Hollande, ni dans nos commerces libres ; tels que celui de France, de Portugal, d’Espagne, d’Italie, & de toutes nos colonies : de plus, cela ne peut arriver. Un bon détail exige des capitaux souvent considérables, & il est d’une grande sujettion ; le commerce en gros de son côté révendique les mêmes soins : ainsi il est très-difficile qu’un homme ait tout à la fois assez de tems & d’argent pour suivre également ces deux objets. De plusieurs centaines de détaillans qu’on a vû entreprendre le commerce étranger, il en est très-peu qui au bout de deux ou trois ans d’expérience, n’ayent renoncé à l’une de ces occupations pour s’adonner entierement à l’autre. Quoi qu’il en soit, cette considération est peu touchante pour la nation, dont l’intérêt général est d’acheter à bon marché, quel que soit le nom ou la qualité du vendeur, soit gentilhomme, négociant, ou détaillant. »

III. objection. « Si les boutiquiers ou autres gens ignorans dans le commerce étranger, le peuvent faire librement, ils négligeront l’exportation de nos productions, & feront entrer au contraire des marchandises étrangeres, qu’ils payeront en argent ou en lettres de change ; ce qui sera une perte évidente pour la nation.

» Il est clair que ces personnes ont comme toutes les autres, leur intérêt personnel pour premiere loi : si elles trouvent de l’avantage à exporter nos productions, elles le feront ; s’il leur convient mieux de remettre de l’argent ou des lettres de change à l’étranger, elles n’y manqueront pas : dans toutes ces choses, les négocians ne suivront point d’autres principes. »

IV. objection. « Si le commerce est libre, que gagnera-t-on par l’engagement de sept années de services, & par les sommes que les parens payent à un marchand pour mettre leurs enfans en apprentissage ? quels sont ceux qui prendront un tel parti ?

» Le service de sept années, & l’argent que donnent les apprentis, n’ont pour objet que l’instruction de la jeunesse qui veut apprendre l’art ou la science du commerce, & non pas l’acquisition d’un monopole ruineux pour la patrie. Cela est si vrai, qu’on contracte ces engagemens avec des négocians qui ne sont incorporés dans aucune communauté ou compagnie ; & parmi ceux qui y sont incorporés, il en est auxquels on ne voudroit pour rien au monde confier des apprentis ; parce que c’est la condition du maître que l’on recherche, suivant sa capacité, sa probité, le nombre, & la nature des affaires qu’il fait, sa bonne ou sa mauvaise conduite, tant personnelle que dans son domestique. »

V. objection. « Si le commerce est rendu libre, ne sera-ce pas une injustice manifeste à l’égard des compagnies de négocians, qui par eux-mêmes ou par leurs prédécesseurs ont dépensé de grandes sommes pour obtenir des priviléges au-dehors, comme fait la compagnie de Turquie & celle de Hambourg ?

» Je n’ai jamais entendu dire qu’aucune compagnie sans réunion de capitaux, ait déboursé d’argent pour obtenir ses priviléges, qu’elle ait construit des forteresses, ou fait la guerre à ses dépens. Je sai bien que la compagnie de Turquie entretient à ses frais un ambassadeur & deux consuls ; que de tems en tems elle est obligée de faire des présens au grand-seigneur ou à ses principaux officiers ; que la compagnie de Hambourg est également tenue à l’entretien de son ministre ou député dans cette ville : aussi je pense qu’il seroit injuste que des particuliers eussent la liberté d’entreprendre ces négoces, sans être soûmis à leur quote part des charges des compagnies respectives. Mais je ne conçois point par quelle raison un sujet seroit privé de ces mêmes négoces, en se soûmettant aux réglemens & aux dépenses communes des compagnies, ni pourquoi son association devroit lui coûter fort cher. »

Sixieme objection. « Si l’entrée des compagnies est libre, elles se rempliront de boutiquiers à un tel point, qu’ils auront la pluralité des suffrages dans les assemblées : par ce moyen les places de directeurs & d’assistans seront occupées par des personnes incapables, au préjudice des affaires communes.

» Si ceux qui font cette objection sont négocians, ils savent combien peu elle est fondée : car c’est beaucoup si une vingtaine de détaillans entrent dans une année dans une association ; & ce nombre n’aura pas d’influence dans les élections. S’il s’en présente un plus grand nombre, c’est un bonheur pour la nation, & ce n’est point un mal pour les compagnies : car l’intérêt est l’appas commun de tous les hommes ; & ce même intérêt commun fait desirer à tous ceux qui s’engagent dans un commerce, de le voir reglé & gouverné par des gens sages & expérimentés. Les vœux se réuniront toûjours pour cet objet ; & la compagnie des Indes en fournit la preuve, depuis que tout Anglois a pû y entrer en achetant une action, & en payant cinq livres pour son association. Les contradicteurs sur cette matiere ont dû se convaincre que la compagnie a été appuyée sur de meilleurs fondemens, & mieux gouvernée infiniment que dans les tems où l’association coûtoit cinquante livres sterlings.

» Le succès a justifié cet arrangement, puisque la nouvelle compagnie étayée par des principes plus profitables, a triplé son capital ; tandis que l’ancienne plus limitée, a déchû continuellement, & enfin s’est ensevelie sous ses ruines, quoique commencée avec plus de succès ».

Ce qui regarde les diverses compagnies de l’Europe, est renvoyé au commerce de chaque état. Cet article est de M. V. D. F.

La regle de Compagnie, en Arithmétique, est une regle dont l’usage est très-nécessaire pour arrêter les comptes entre les marchands & propriétaires de vaisseaux ; lorsqu’un certain nombre de personnes ayant fait ensemble un fonds, on propose de partager le gain ou la perte proportionnellement entr’eux.

La regle de trois répétée plusieurs fois est le fondement de la regle de compagnie, & satisfait pleinement à toutes les questions de cette espece ; car la mise de chaque particulier doit être à sa part du gain ou de la perte, comme le fonds total est à la perte ou au gain total : donc il faut additionner les différentes sommes d’argent que les associés ont fournies, pour en faire le premier terme ; le gain on la perte commune sera le second ; chaque mise particuliere sera le troisieme ; & il faudra répéter la regle de trois autant de fois qu’il y a d’associés.

Cette regle a deux cas : il y a différens tems à observer, ou il n’y en a point.

La regle de compagnie, sans distinction de tems, est celle dans laquelle on ne considere que la quantité de fonds que chaque associé a fourni, sans avoir égard au tems que cet argent a été employé, parce que l’on suppose que tous les fonds ont été mis dans le même tems. Un exemple rendra cette opération facile.

A, B, & C, ont chargé un vaisseau de 212 tonneaux de vin ; A a fourni 1342 liv. B 1178 liv. & C 630 liv. toute la cargaison est vendue à raison de 32 liv. chaque tonneau. On demande combien il revient à chacun.

Trouvez le produit entier du vin en multipliant 212 par 32, qui revient à 6784 liv. ensuite ajoûtant ensemble les mises particulieres 1342 liv. 1178 liv. & 630 liv. qui font 3150 liv. l’opération sera

3150:6784 1342 est à 2890.
1178 est à 2537.
630 est à 1356.

Preuve 3150 6783.     Chambers. (E)

La raison pour laquelle on n’a point d’égard aux tems dans cette regle, c’est qu’étant le même pour chaque mise, il doit influer également sur le gain ou la perte que chacune doit porter. Mais il n’en est pas de même, lorsque le tems de chaque mise est différent.

C’est ce qu’on appelle regle de compagnie par tems, & qu’il est bon d’expliquer avec clarté, d’autant que plusieurs de ceux qui en ont parlé y ont laissé des difficultés. Supposons deux particuliers que, pour plus de facilité, je distinguerai par A & par B, qui ayent fait ensemble une société. L’un met au premier Janvier la somme a, & au premier Avril la somme b ; le second met au premier Janvier la somme c, au premier Juillet la somme d ; & au bout de quinze mois il leur vient la somme c qu’il faut partager entr’eux. On demande de quelle maniere on la doit partager.

Il est évident que la mise de chacun doit être regardée comme un fonds qui travaille pendant tout le tems qui s’écoule depuis cette mise jusqu’au tems du profit ; que par conséquent on peut la regarder comme de l’argent placé à un certain denier x, dont la quantité dépend de la somme e. De plus ce denier doit être le même pour chacun des intéressés, il n’y aura que le plus ou moins de tems qui fera varier le profit ; ensorte que si xa est le denier x de a pour un mois, xb, xc, xd, seront aussi le denier de b, c, &c. pour un mois.

Il faut savoir maintenant sur quel pié l’intérêt doit être envisagé ici, s’il est simple ou composé. Voyez Intérêt. C’est une chose qui dépend uniquement de la convention entre les intéressés. C’est ce qu’on a déjà fait sentir à l’article Arrérages, & qui sera expliqué plus en détail à l’art. Intérêt. On regarde ordinairement l’intérêt comme simple dans ces sortes de calculs ; nous allons d’abord le considérer sous ce point de vûe.

1°. Supposons que l’intérêt soit simple, que x soit le denier de la somme a pour un mois, il est certain que la somme a mise au 1er Janvier, doit au bout des quinze mois produire  ; que la somme b mise au premier Avril, & travaillant pendant douze mois, doit au bout des quinze mois produire  ; que la somme c mise au premier Janvier produira  ; & que la somme d mise au premier Juillet, & travaillant pendant neuf mois, doit produire . Or ces quatre quantités prises ensemble doivent être égales à la somme retirée e. Donc .
Donc
Donc la somme gagnée par le premier sera , laquelle sera
, & ainsi des autres.

Si l’intérêt est composé, en ce cas au lieu de , il faudra , &c. & l’on aura . Equation beaucoup plus difficile à résoudre que la précédente, mais dont on peut venir à bout par approximation.

Il me semble que dans les regles de compagnie on devroit traiter l’intérêt comme composé ; car tout intérêt est tel par sa nature, à moins qu’il n’y ait entre les intéressés une convention formelle du contraire ; voyez Intérêt & Arrérages. Mais il semble que l’usage, sans qu’on sache trop pourquoi, est de regarder l’intérêt comme simple dans ces sortes d’associations.

Quand le tems des mises est égal, alors soit qu’on regarde l’intérêt comme simple ou comme composé, il est inutile d’avoir égard au tems. En effet supposons que les deux mises soient a & c, on a dans le premier cas  ; donc &
d’où l’on voit que le gain de a est à la mise comme le gain total e est à la mise totale a + c, ainsi que le donne la regle de compagnie, où on n’a point d’égard au tems.

Si l’intérêt est composé, on aura  ; donc  ; donc , ce qui donne encore la même analogie.

Il y a cependant une observation à faire dans la regle de compagnie par tems, quand l’intérêt est simple. Je suppose, comme ci-dessus, que l’intéressé A mette a au mois de Janvier & b au mois d’Avril, il est évident qu’au premier Avril exprimera ce que l’intéressé A doit retirer, ou plûtôt sa véritable mise ; & cette mise étant augmentée de b, on aura pour sa mise au premier Avril ; or cette mise étant multipliée par donnera pour la mise totale de A à la fin des quinze mois, ce qui differe de qu’on a trouvé ci-dessus pour la mise totale de A, puisque cette mise est plus petite de la quantité  ; comment accorder tout cela ? en voici le dénouement.

Tout dépend ici de la convention mutuelle des intéressés ; c’est précisément le même cas que nous avons touché dans l’article Arrérage, en supposant que le débiteur rembourse au créancier une partie de son dû. En multipliant par , l’intérêt cesse d’être simple rigoureusement parlant, puisque l’intérêt de a qui devroit être , est 15 . C’est pourquoi l’intérêt étant supposé simple, il faut prendre simplement pour la mise de A, à moins qu’il n’y ait entre les intéressés une convention formelle pour le contraire. Cet inconvénient n’a pas lieu dans le cas de l’intérêt composé ; car ou sont la même chose : ce qui prouve, pour le dire en passant, que l’intérêt doit par sa nature être regardé comme composé, puisqu’on trouve le même résultat de quelque maniere qu’on envisage la question.

Si un des intéressés, par exemple B, retire de la société la somme f au bout de trois mois, alors dans le cas de l’intérêt composé il faudra ajoûter à la mise de A la somme , & retrancher de la mise de B la même somme, & achever le calcul, comme ci-dessus, en faisant la somme des deux mises égale à e. Si l’intérêt est simple, il faudra retrancher de la mise de B, & l’ajoûter à la mise de A, ou (si la convention entre les intéressés est telle) il faudra prendre pour la mise de A. & pour celle de B il faudra d’abord prendre  ; ajoûter cette quantité à d, & multiplier le tout par , puis faire la somme des deux mises égale à e.

Il est évident que quel que soit le nombre des intéressés on pourra employer la même méthode pour trouver le gain ou la perte de chacun. Ainsi nous n’en dirons pas davantage sur cette matiere. Nous aurions voulu employer un langage plus à la portée de tout le monde que le langage algébrique ; mais nous eussions été beaucoup plus longs, & nous eussions été beaucoup moins clairs ; ceux qui entendent cette langue n’auront aucune difficulté à nous suivre.

On peut rapporter aux regles de compagnie ou de partage cette question souvent agitée. Un pere en mourant laisse sa femme enceinte, & ordonne par son testament que si la femme accouche d’un fils, elle partagera son bien avec ce fils, de maniere que la part du fils soit à celle de la mere comme a à b ; & que si elle accouche d’une fille, elle partagera avec la fille de maniere que la part de la mere soit à celle de la fille comme c à d. On suppose qu’elle accouche d’un fils & d’une fille, on demande comment le partage se doit faire.

Soit A le bien total du pere x, y, z, les parts du fils, de la mere, & de la fille. Il est évident, 1°. que ; 2°. que suivant l’intention du testateur, x doit être à y comme a est à b. Donc  ; 3°. que suivant l’intention du même testateur, y doit être à z comme c à d. Donc . Donc . Equation qui servira à résoudre le problème.

Plusieurs arithméticiens ont écrit sur cette question qui les a fort embarrassés. La raison de leur difficulté étoit qu’ils vouloient la résoudre de maniere que les deux parts du fils & de la fille fussent entre elles comme a est à d, & qu’outre cela la part du fils fût à celle de la mere comme a est à b, & celle de la mere à celle de la fille comme c est à d. Or cela ne peut avoir lieu que quand b = c. Leur difficulté se seroit évanoüie s’ils avoient pris garde que le cas du fils & de la fille n’ayant été nullement prevû par le testateur, il n’a eu aucune intention de régler le partage entre le fils & la fille, c’est uniquement entre le fils & la mere ou entre la fille & la mere, qu’il a voulu faire un partage. Ainsi, en faisant x : y :: a : b, & y : z :: c : d, on a satisfait à la question suivant l’intention du testateur, & il ne faut point s’embarrasser du rapport qu’il doit y avoir entre x & z. Une preuve que ce prétendu rapport est illusoire, c’est que si au lieu du rapport de c à d, on mettoit celui de nc à nd, qui lui est égal, il faudroit donc alors que x & z, au lieu d’être entr’eux comme a est à d, fussent entr’eux comme a est à n d. Ainsi comme n peut être pris pour un nombre quelconque, la question auroit une infinité de solutions, ce qui seroit ridicule. (O)