L’Encyclopédie/1re édition/CHANSON

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CHANSON, s. f. (Litt. & Mus.) est une espece de petit poëme fort court auquel on joint un air, pour être chanté dans des occasions familieres, comme à table, avec ses amis, ou seul pour s’égayer & faire diversion aux peines du travail ; objet qui rend les chansons villageoises préférables à nos plus savantes compositions.

L’usage des chansons est fort naturel à l’homme : il n’a fallu, pour les imaginer, que déployer ses organes, & fixer l’expression dont la voix est capable, par des paroles dont le sens annonçât le sentiment qu’on vouloit rendre, ou l’objet qu’on vouloit imiter. Ainsi les anciens n’avoient point encore l’usage des lettres, qu’ils avoient celui des chansons : leurs lois & leurs histoires, les loüanges des dieux & des grands hommes, furent chantées avant que d’être écrites ; & de-là vient, selon Aristote, que le même nom grec fut donné aux lois & aux chansons. (S)

Les vers des chansons doivent être aisés, simples, coulans, & naturels. Orphée, Linus, &c. commencerent par faire des chansons : c’étoient des chansons que chantoit Eriphanis en suivant les traces du chasseur Ménalque : c’étoit une chanson que les femmes de Grece chantoient aussi pour rappeller les malheurs de la jeune Calycé, qui mourut d’amour pour l’insensible Evaltus : Thespis barbouillé de lie, & monté sur des treteaux, célébroit la vendange, Silene & Bacchus, par des chansons à boire : toutes les odes d’Anacréon ne sont que des chansons : celles de Pindare en sont encore dans un style plus élevé ; le premier est presque toûjours sublime par les images ; le second ne l’est guere souvent que par l’expression : les poésies de Sapho n’étoient que des chansons vives & passionnées ; le feu de l’amour qui la consumoit, animoit son style & ses vers. (B)

En un mot toute la poésie lyrique n’étoit proprement que des chansons : mais nous devons nous borner ici à parler de celles qui portoient plus particulierement ce nom, & qui en avoient mieux le caractere.

Commençons par les airs de table. Dans les premiers tems, dit M. de la Nauze, tous les convives, au rapport de Dicearque, de Plutarque, & d’Artemon, chantoient ensemble & d’une seule voix les loüanges de la divinité : ainsi ces chansons étoient de véritables pæans ou cantiques sacrés.

Dans la suite les convives chantoient successivement, chacun à son tour tenant une branche de myrthe, qui passoit de la main de celui qui venoit de chanter à celui qui chantoit après lui.

Enfin quand la Musique se perfectionna dans la Grece, & qu’on employa la lyre dans les festins, il n’y eut plus, disent les trois écrivains déjà cités, que les habiles gens qui fussent en état de chanter à table, du moins én s’accompagnant de la lyre ; les autres contraints de s’en tenir à la branche de myrthe, donnerent lieu à un proverbe grec, par lequel on disoit qu’un homme chantoit au myrthe, quand on le vouloit taxer d’ignorance.

Ces chansons accompagnées de la lyre, & dont Terpandre fut l’inventeur, s’appellent scolies, mot qui signifie oblique ou tortueux, pour marquer la difficulté de la chanson, selon Plutarque, ou la situation irréguliere de ceux qui chantoient, comme le veut Artemon : car comme il falloit être habillé pour chanter ainsi, chacun ne chantoit pas à son rang, mais seulement ceux qui savoient la musique, lesquels se trouvoient dispersés çà-&-là, placés obliquement l’un par rapport à l’autre.

Les sujets des scolies se tiroient non-seulement de l’amour & du vin, comme aujourd’hui, mais encore de l’histoire, de la guerre, & même de la morale. Telle est cette chanson d’Aristote sur la mort d’Hermias son ami & son allié, laquelle fit accuser son auteur d’impiété.

« O vertu, qui malgré les difficultés que vous présentez aux foibles mortels, êtes l’objet charmant de leurs recherches ! vertu pure & aimable ! ce fut toûjours aux Grecs un destin digne d’envie, que de mourir pour vous, & de souffrir sans se rebuter les maux les plus affreux. Telles sont les semences d’immortalité que vous répandez dans tous les cœurs ; les fruits en sont plus précieux que l’or, que l’amitié des parens, que le sommeil le plus tranquille : pour vous le divin Hercule & les fils de Léda essuyerent mille travaux, & le succès de leurs exploits annonça votre puissance. C’est par amour pour vous qu’Achille & Ajax allerent dans l’empire de Pluton ; & c’est en vûe de votre aimable beauté que le prince d’Atarne s’est aussi privé de la lumiere du soleil ; prince à jamais célebre par ses actions ! les filles de mémoire chanteront sa gloire toutes les fois qu’elles chanteront le culte de Jupiter hospitalier, ou le prix d’une amitié durable & sincere ».

Toutes leurs chansons morales n’étoient pas si graves que celle-là : en voici une d’un goût différent, tirée d’Athénée.

« Le premier de tous les biens est la santé ; le second, la beauté ; le troisieme, les richesses amassées sans fraude ; & le quatrieme, la jeunesse qu’on passe avec ses amis ».

Quant aux scolies qui roulent sur l’amour & le vin, on en peut juger par les soixante & dix odes d’Anacréon qui nous restent : mais dans ces sortes de chansons même on voyoit encore briller cet amour de la patrie & de la liberté dont les Grecs étoient transportés.

« Du vin & de la santé, dit une de ces chansons, pour ma Clitagora & pour moi, avec le secours des Thessaliens ». C’est qu’outre que Clitagora étoit Thessalienne, les Athéniens avoient autrefois reçu du secours des Thessaliens contre la tyrannie des Pisistratides.

Ils avoient aussi des chansons pour les diverses professions : telles étoient les chansons des bergers, dont une espece appellée bucoliasme, étoit le véritable chant de ceux qui conduisoient le bétail ; & l’autre, qui est proprement la pastorale, en étoit l’agréable imitation : la chanson des moissonneurs, appellée le lytierse, du nom d’un fils de Midas qui s’occupoit par goût à faire la moisson : la chanson des meuniers, appellée hymëe ou épiaulie, comme celle-ci tirée de Plutarque : Moulez, meule ; moulez ; car Pittacus qui regne dans l’auguste Mytilene, aime à moudre ; parce que Pittacus étoit grand mangeur : la chanson des tisserands, qui s’appelloit éline : la chanson jule des ouvriers en laine : celle des nourrices, qui s’appelloit catabaucalese ou nunnie : la chanson des amans, appellée nomion : celle des femmes, appellée calycé, & harpalyce celle des filles ; ces deux dernieres étoient aussi des chansons d’amour.

Pour des occasions particulieres, ils avoient la chanson des noces, qui s’appelloit hyménée, épithalame : la chanson de Datis, pour des occasions joyeuses : les lamentations, l’ialéme & le linos, pour des occasions funebres & tristes : ce linos se chantoit aussi chez les Egyptiens, & s’appelloit par eux maneros, du nom d’un de leurs princes. Par un passage d’Euripide cité par Athénée, on voit que le linos pouvoit aussi marquer la joie.

Enfin il y avoit encore des hymnes ou chansons en l’Honneur des dieux & des héros : telles étoient les jules de Cérès & de Proserpine, la philélie d’Apollon, les upinges de Diane, &c. (S)

Ce genre passa des Grecs aux Latins ; plusieurs des odes d’Horace sont des chansons galantes ou bacchiques. (B)

Les modernes ont aussi leurs chansons de différentes especes selon le génie & le caractere de chaque nation : mais les François l’emportent sur tous les peuples de l’Europe, pour le sel & la grace de leurs chansons : ils se sont toûjours plûs à cet amusement, & y ont toûjours excellé ; témoin les anciens Troubadours. Nous avons encore des chansons de Thibaut comte de Champagne. La Provence & le Languedoc n’ont point dégénéré de leur premier talent : on voit toûjours régner dans ces provinces un air de gaieté qui les porte au chant & à la danse : un provençal menace son ennemi d’une chanson, comme un Italien menaceroit le sien d’un coup de stylet ; chacun a ses armes. Les autres pays ont aussi leurs provinces chansonnieres : en Angleterre, c’est l’Ecosse ; en Italie, c’est Venise.

L’usage établi en France d’un commerce libre entre les femmes & les hommes, cette galanterie aisée qui regne dans les sociétés, le mêlange ordinaire des deux sexes dans tous les repas, le caractere même d’esprit des Francois, ont dû porter rapidement chez eux ce genre à sa perfection. (B)

Nos chansons sont de plusieurs especes ; mais en général elles roulent ou sur l’amour, ou sur le vin, ou sur la satyre : les chansons d’amour sont les airs tendres, qu’on appelle encore airs sérieux : les romances, dont le caractere est d’émouvoir l’ame par le récit tendre & naïf de quelqu’histoire amoureuse & tragique ; les chansons pastorales, dont plusieurs sont faites pour danser, comme les musettes, les gavottes, les branles, &c. (S)

On ne connoît guere les auteurs des paroles de nos chansons françoises : ce sont des morceaux peu réfléchis, sortis de plusieurs mains, & que pour la plûpart le plaisir du moment a fait naître : les musiciens qui en ont fait les airs sont plus connus, parce qu’ils en ont laissé des recueils complets ; tels sont les livres de Lambert, de Dubousset, &c.

Cette sorte d’ouvrage perpétue dans les repas le plaisir à qui il doit sa naissance. On chante indifféremment à table des chansons tendres, bacchiques, &c. Les étrangers conviennent de notre supériorité en ce genre : le François débarrassé de soins, hors du tourbillon des affaires qui l’a entraîné toute la journée, se délasse le soir dans des soupers aimables de la fatigue & des embarras du jour : la chanson est son égide contre l’ennui ; le vaudeville est son arme offensive contre le ridicule : il s’en sert aussi quelquefois comme d’une espece de soulagement des pertes ou des revers qu’il essuie ; il est satisfait de ce dédommagement ; dès qu’il a chanté, sa haine ou sa vengeance expirent. (B)

Les chansons à boire sont assez communément des airs de basse, ou des rondes de table. Nous avons encore une espece de chanson qu’on appelle parodie ; ce sont des paroles qu’on ajuste sur des airs de violon ou d’autres instrumens, & que l’on fait rimer tant bien que mal, sans avoir d’égard à la mesure des vers.

La vogue des parodies ne peut montrer qu’un très-mauvais goût ; car outre qu’il faut que la voix excede & passe de beaucoup sa juste portée pour chanter des airs faits pour les instrumens : la rapidité avec laquelle on fait passer des syllabes dures & chargées de consonnes, sur des doubles croches & des intervalles difficiles, choque l’oreille très-desagréablement. Les Italiens, dont la langue est bien plus douce que la nôtre, prodiguent à la vérité les vîtesses dans les roulades ; mais quand la voix a quelques syllabes à articuler, ils ont grand soin de la faire marcher plus posément, & de maniere à rendre les mots aisés à prononcer & à entendre. (S)