L’Encyclopédie/1re édition/AUXILIAIRE

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 903-904).
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AUXILIAIRE, adj. (Grammaire.) ce mot vient du Latin auxiliaris, & signifie qui vient au secours. En terme de Grammaire, on appelle verbes auxiliaires le verbe être, & le verbe avoir, parce qu’ils aident à conjuguer certains tems des autres verbes, & ces tems sont appellés tems composés.

Il y a dans les verbes des tems qu’on appelle simples, c’est lorsque la valeur du verbe est énoncée en un seul mot, j’aime, j’aimois, j’aimerai, &c.

Il y a encore les tems composés, j’ai aimé, j’avois aimé, j’aurois aimé, &c. ces tems sont énoncés en deux mots.

Il y a même des tems doublement composés, qu’on appelle sur-composés, c’est lorsque le verbe est énoncé par trois mots ; quand il a eu dîné, j’aurois été aimé, &c.

Plusieurs de ces tems, qui sont composés ou surcomposés en François, sont simples en Latin, sur-tout à l’actif amavi, j’ai aimé, &c. Le François n’a point de tems simples au passif ; il en est de même en Espagnol, en Italien, en Allemand & dans plusieurs autres langues vulgaires. Ainsi quoiqu’on dise en Latin, en un seul mot, amor, amaris, amatur, on dit en François, je suis aimé, &c. en Espagnol, soy amado, je suis aimé ; ares amado, tu es aimé ; es amado, il est aimé, &c. en Italien, sono amato, sei amato, è amato.

Les verbes passifs des Latins ne sont composés qu’aux préterits & aux autres tems qui se forment du participe passé, amatus sum vel fui, j’ai été aimé ; amatus ero vel fuero, j’aurai été aimé ; on dit aussi à l’actif, amatum ire, qu’il aimera, ou qu’il doit aimer, & au passif, amatum iri, qu’il sera, ou qu’il doit être aimé ; amatum est alors un nom indéclinable, ire ou iri ad amatum. Voyez Supin.

Cependant on ne s’est point avisé en Latin de donner en ces occasions le nom d’auxiliaire au verbe sum, ni à habeo, ni à ire, quoiqu’on dise habeo persuasum, & que César ait dit misit copias quas habebat paratas, habere grates, fidem, mentionem, odium, &c.

Notre verbe devoir ne sert-il pas aussi d’auxiliaire aux autres verbes par métaphore, ou par extension, pour signifier ce qui arrivera ; je dois aller demain à Versailles, je dois recevoir, &c. il doit partir, il doit arriver, &c.

Le verbe faire a souvent aussi le même usage, faire voir, faire part, faire des complimens, faire honte, faire peur, faire pitié, &c.

Je crois qu’on n’a donné le nom d’auxiliaire à être & à avoir, que parce que ces verbes étant suivis d’un nom verbal, deviennent équivalens à un verbe simple des Latins, veni, je suis venu ; c’est ainsi que parce que propter est une préposition en Latin, on a mis aussi notre à cause au rang des prépositions françoises, & ainsi de quelques autres.

Pour moi je suis persuadé qu’il ne faut juger de la nature des mots, que relativement au service qu’ils rendent dans la langue où ils sont en usage, & non par rapport à quelqu’autre langue, dont ils sont l’équivalent ; ainsi ce n’est que par périphrase ou circonlocution que je suis venu est le préterit de venir. Je est le sujet ; c’est un pronom personnel : suis est seul le verbe à la premiere personne du tems présent je suis actuellement : venu est un participe ou adjectif verbal, qui signifie une action passée, & qui la signifie adjectivement comme arrivée, au lieu que avenement la signifie substantivement & dans un sens abstrait ; ainsi il est venu, c’est-à-dire, il est actuellement celui qui est venu, comme les Latins disent venturus est, il est actuellement celui qui doit venir. J’ai aimé, le verbe n’est que ai, habeo ; j’ai est dit alors par figure, par métaphore, par similitude. Quand nous disons, j’ai un livre, &c. j’ai est au propre, & nous tenons le même langage par comparaison, lorsque nous nous servons de termes abstraits ; ainsi nous disons, j’ai aimé, comme nous disons j’ai honte, j’ai peur, j’ai envie, j’ai soif, j’ai faim, j’ai chaud, j’ai froid ; je regarde donc alors aimé comme un véritable nom substantif abstrait & métaphysique, qui répond à amatum, amatu des Latins, quand ils disent amatum ire, aller au sentiment d’aimer, ou amatum iri, l’action d’aller au sentiment d’aimer, être faite, le chemin d’aller au sentiment d’aimer, être pris, viam iri ad amatum ; or comme en Latin amatum, amatu, n’est pas le même mot qu’amatus ; a, tum, de même aimé, dans j’ai aimé, n’est pas le même mot que dans je suis aimé ou aimée ; le premier est actif, j’ai aimé, au lieu que l’autre est passif, je suis aimé ; ainsi quand un officier dit, j’ai habillé mon régiment, mes troupes ; habillé est un nom abstrait pris dans un sens actif, au lieu que quand il dit, les troupes que j’ai habillées, habillées est un pur adjectif participe qui est dit dans le sens que paratas, dans la phrase ci-dessus, copias quas habebat paratas. César.

Ainsi, il me semble que nos Grammaires pourroient bien se passer du mot d’auxiliaire, & qu’il suffiroit de remarquer en ces occasions le mot qui est verbe, le mot qui est nom, & la périphrase qui équivaut au mot simple des Latins. Si cette précision paroît trop recherchée à certaines personnes, du moins elles n’y trouveront rien qui les empêche de s’en tenir au train commun, ou plûtôt à ce qu’elles savent déjà.

Ceux qui ne savent rien ont bien plus de facilité à apprendre bien, que ceux qui déjà savent mal.

Nos Grammairiens, en voulant donner à nos verbes des tems qui répondissent comme en un seul mot aux tems simples des Latins, ont inventé le mot de verbe auxiliaire : c’est ainsi qu’en voulant assujettir les langues modernes à la méthode Latine, ils les ont embarrassées d’un grand nombre de préceptes inutiles, de cas, de déclinaisons & autres termes qui ne conviennent point à ces langues, & qui n’y auroient jamais été reçûs si les Grammairiens n’avoient pas commencé par l’étude de la langue Latine. Ils ont assujetti de simples équivalens à des regles étrangeres : mais on ne doit pas régler la Grammaire d’une langue par les formules de la Grammaire d’une autre langue.

Les regles d’une langue ne doivent se tirer que de cette langue même. Les langues ont précédé les Grammaires, & celles-ci ne doivent être formées que d’observations justes tirées du bon usage de la langue particuliere dont elles traitent. (F)