L’Encyclopédie/1re édition/ATHÉES

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 798-815).
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ATHÉES, s. m. pl. (Métaph.) On appelle athées ceux qui nient l’existence d’un Dieu auteur du monde. On peut les diviser en trois classes. Les uns nient qu’il y ait un Dieu ; les autres affectent de passer pour incrédules ou sceptiques sur cet article ; les autres enfin, peu différens des premiers, nient les principaux attributs de la nature divine, & supposent que Dieu est un être sans intelligence, qui agit purement par nécessité ; c’est-à-dire, un être qui, à parler proprement, n’agit point du tout, mais qui est toûjours passif. L’erreur des athées vient nécessairement de quelqu’une de ces trois sources.

Elle vient 1°. de l’ignorance & de la stupidité. Il y a plusieurs personnes qui n’ont jamais rien examiné avec attention, qui n’ont jamais fait un bon usage de leurs lumieres naturelles, non pas même pour acquérir la connoissance des vérités les plus claires & les plus faciles à trouver : elles passent leur vie dans une oisiveté d’esprit qui les abaisse & les avilit à la condition des bêtes. Quelques personnes croyent qu’il y a eu des peuples assez grossiers & assez sauvages, pour n’avoir aucune teinture de religion. Strabon rapporte qu’il y avoit des nations en Espagne & en Afrique qui vivoient sans dieux, & chez lesquels on ne découvroit aucune trace de religion : Si cela étoit, il en faudroit conclurre qu’ils avoient toûjours été athées ; car il ne paroît nullement possible qu’un peuple entier passe de la religion à l’athéisme. La religion est une chose qui étant une fois établie dans un pays, y doit durer éternellement : on s’y attache par des motifs d’intérêt, par l’espérance d’une félicité temporelle, ou d’une félicité éternelle. On attend des dieux la fertilité de la terre, le bon succès des entreprises : on craint qu’ils n’envoyent la stérilité, la peste, les tempêtes, & plusieurs autres calamités ; & par conséquent on observe les cultes publics de religion, tant par crainte que par espérance. L’on est fort soigneux de commencer par cet endroit-là l’éducation des enfans ; on leur recommande la religion comme une chose de la derniere importance, & comme la source du bonheur & du malheur, selon qu’on sera diligent ou négligent à rendre aux dieux les honneurs qui leur appartiennent : de tels sentimens qu’on suce avec le lait, ne s’effacent point de l’esprit d’une nation ; ils peuvent se modifier en plusieurs manieres ; je veux dire, que l’on peut changer de cérémonies ou de dogmes, soit par vénération pour un nouveau docteur, soit par les menaces d’un conquérant : mais ils ne sauroient disparoître tout-à-fait ; d’ailleurs les personnes qui veulent contraindre les peuples en matiere de religion, ne le font jamais pour les porter à l’athéisme : tout se réduit à substituer aux formulaires de culte & de créance qui leur déplaisent, d’autres formulaires. L’observation que nous venons de faire a paru si vraie à quelques auteurs, qu’ils n’ont pas hésité de regarder l’idée d’un Dieu comme une idée innée & naturelle à l’homme : & delà ils concluent qu’il n’y a eu jamais aucune nation, quelque féroce & quelque sauvage qu’on la suppose, qui n’ait reconnu un Dieu. Ainsi, selon eux, Strabon ne mérite aucune créance ; & les relations de quelques voyageurs modernes, qui rapportent qu’il y a dans le nouveau monde des nations qui n’ont aucune teinture de religion, doivent être tenues pour suspectes, & même pour fausses. En effet, les voyageurs touchent en passant une côte, ils y trouvent des peuples inconnus ; s’ils leur voyent faire quelques cérémonies, ils leur donnent une interprétation arbitraire ; & si au contraire ils ne voyent aucune cérémonie, ils concluent qu’ils n’ont point de religion. Mais comment peut-on savoir les sentimens de gens dont on ne voit pas la pratique, & dont on n’entend point la langue ? Si l’on en croit les voyageurs, les peuples de la Floride ne reconnoissoient point de Dieu, & vivoient sans religion : cependant un auteur Anglois, qui a vécu dix ans parmi eux, assure qu’il n’y a que la religion révélée qui ait effacé la beauté de leurs principes ; que les Socrates & les Platons rougiroient de se voir surpasser par des peuples d’ailleurs si ignorans. Il est vrai qu’ils n’ont ni idoles, ni temples, ni aucun culte extérieur : mais ils sont vivement persuadés d’une vie à venir, d’un bonheur futur pour récompenser la vertu, & de souffrances éternelles pour punir le crime. Que avons-nous, ajoûte-t-il, si les Hottentots, & tels autres peuples qu’on nous représente comme athées, sont tels qu’ils nous paroissent ? S’il n’est pas certain que ces derniers reconnoissent un Dieu, du moins est-il sûr par leur conduite qu’ils reconnoissent une équité, & qu’ils en sont pénétrés. La Description du Cap de bonne Espérance, par M. Kolbe, prouve bien que les Hottentots les plus barbares n’agissent pas sans raison, & qu’ils savent le droit des gens & de la nature. Ainsi, pour juger s’il y a eu des nations sauvages, sans aucune teinture de divinité & de religion, attendons à en être mieux informés que par les relations de quelques voyageurs.

La seconde source d’athéisme, c’est la débauche & la corruption des mœurs. On trouve des gens qui, à force de vices & de déreglemens, ont presqu’éteint leurs lumieres naturelles, & corrompu leur raison. Au lieu de s’appliquer à la recherche de la vérité d’une maniere impartiale, & de s’informer avec soin des regles ou des devoirs que la nature prescrit, ils s’accoûtument à enfanter des objections contre la religion, à leur prêter plus de force qu’elles n’en ont, & à les soûtenir opiniatrément. Ils ne sont pas persuadés qu’il n’y a point de Dieu : mais ils vivent comme s’ils l’étoient, & tâchent d’effacer de leur esprit toutes les notions qui tendent à leur prouver une divinité. L’existence d’un Dieu les incommode dans la joüissance de leurs plaisirs criminels : c’est pourquoi ils voudroient croire qu’il n’y a point de Dieu, & ils s’efforcent d’y parvenir. En effet il peut arriver quelquefois qu’ils réussissent à s’étourdir & à endormir leur conscience : mais elle se réveille de tems en tems ; & ils ne peuvent arracher entierement le trait qui les déchire.

Il y a divers degrés d’athéisme pratique ; & il faut être extrèmement circonspect sur ce sujet. Tout homme qui commet des crimes contraires a l’idée d’un Dieu, & qui persévere même quelque tems, ne sauroit être déclaré aussi-tôt athée de pratique. David, par exemple, en joignant le meurtre à l’adultere, sembla oublier Dieu : mais on ne sauroit pour cela le ranger au nombre des athées, de pratique ; ce caractere ne convient qu’à ceux qui vivent dans l’habitude du crime, & dont toute la conduite ne paroît tendre qu’à nier l’existence de Dieu.

L’athéisme du cœur a conduit le plus souvent à celui de l’esprit. A force de desirer qu’une chose soit vraie, on vient enfin à se persuader qu’elle est telle : l’esprit devient la dupe du cœur ; les vérités les plus évidentes ont toûjours un côté obscur & ténébreux, par où l’on peut les attaquer. Il suffit qu’une vérité nous incommode & qu’elle contrarie nos passions : l’esprit agissant alors de concert avec le cœur, découvrira bientôt des endroits foibles auxquels il s’attache ; on s’accoûtume insensiblement à regarder comme faux ce qui avant la dépravation du cœur brilloit à l’esprit de la plus vive lumiere : il ne faut pas moins que la violence des passions pour étouffer une notion aussi évidente que celle de la divinité. Le monde, la cour & les armées fourmillent de ces sortes d’athées. Quand ils auroient renversé Dieu de dessus son throne, ils ne se donneroient pas plus de licence & de hardiesse. Les uns ne cherchant qu’à se distinguer par les excès de leurs débauches, y mettent le comble en se moquant de la religion ; ils veulent faire parler d’eux, & leur vanité ne seroit pas satisfaite s’ils ne jouissoient hautement & sans bornes de la réputation d’impies : cette réputation dangereuse est le but de leurs souhaits, & ils seroient mécontens de leurs expressions si elles n’étoient extraordinairement odieuses. Les railleries, les profanations, & les blasphèmes de cette sorte d’impies, ne sont point une marque qu’en effet ils croyent qu’il n’y a point de divinité : ils ne parlent de la sorte, que pour faire dire qu’ils enchérissent sur les débauchés ordinaires ; leur athéisme n’est rien moins que raisonné, il n’est pas même la cause de leurs débauches ; il en est plûtôt le fruit & l’effet, & pour ainsi dire, le plus haut degré. Les autres, tels que les grands qui sont le plus soupçonnés d’athéisme, trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n’est pas, se reposent mollement dans le sein des délices. « Leur indolence, dit la Bruyere, va jusqu’à les rendre froids & indifférens sur cet article si capital, comme sur la nature de leur ame, & sur les conséquences d’une vraie religion : ils ne ment ces choses, ni ne les accordent ; ils n’y pensent point ». Cette espece d’athéisme est la plus commune, & elle est aussi connue parmi les Turcs que parmi les Chrétiens. M. Ricaut, secrétaire de M. le comte de Winchelsey, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, rapporte que les athées ont formé une secte nombreuse en Turquie, qui est composée pour la plûpart de Cadis, & de personnes savantes dans les livres Arabes ; & de Chrétiens renégats, qui pour éviter les remords qu’ils sentent de leur apostasie, s’efforcent de se persuader qu’il n’y a rien à craindre ni à espérer après la mort. Il ajoûte que cette doctrine contagieuse s’est insinuée jusque dans le sérail, & qu’elle a infecté l’appartement des femmes & des eunuques ; qu’elle s’est aussi introduite chez les bachas ; & qu’après les avoir empoisonnés, elle a répandu son venin sur toute leur cour ; que le sultan Amurat favorisoit fort cette opinion dans sa cour & dans son armée.

Il y a enfin des athées de spéculation & de raisonnement, qui se fondant sur des principes de Philosophie, soûtiennent que les argumens contre l’existence & les attributs de Dieu, leur paroissent plus forts & plus conciuans que ceux qu’on employe pour établir ces grandes vérités. Ces sortes d’athées s’appellent des athées théoriques. Parmi les anciens on compte Protagoras, Démocrite, Diagoras, Théodore, Nicanor, Hippon, Evhemere, Epicure & ses sectateurs, Lucrece, Pline le jeune, &c. & parmi les modernes, Averroès, Calderinus, Politien, Pomponace, Pierre Bembus, Cardan, Cæsalpin, Taurellus, Crémonin, Bérigord, Viviani, Thomas Hobbe, Benoît Spinosa, le marquis de Boulainvilliers, &c. Je ne pense pas qu’on doive leur associer ces hommes qui n’ont ni principes, ni système ; qui n’ont point examiné la question, & qui ne savent qu’imparfaitement le peu de difficultés qu’ils débitent. Ils se font une sotte gloire de passer pour esprits forts ; ils en affectent le style pour se distinguer de la foule, tout prêts à prendre le parti de la religion, si tout le monde se déclaroit impie & libertin ; la singularité leur plaît.

Ici se présente naturellement la célebre question ; savoir si les lettrés de la Chine sont véritablement athées. Les sentimens sur cela sont fort partagés. Le P. le Comte, Jésuite, a avancé que le peuple de la Chine a conservé près de deux mille ans la connoissance du véritable Dieu ; qu’ils n’ont été accusés publiquement d’athéisme par les autres peuples, que parce qu’ils n’avoient ni temple, ni sacrifices, qu’ils étoient les moins crédules & les moins superstitieux de tous les habitans de l’Asie. Le P. le Gobien, aussi Jésuite, avoue que la Chine n’est devenue idolatre que cinq ou six ans avant la naissance de J. C. D’autres prétendent que l’athéisme a régné dans la Chine jusqu’à Confucius, & que ce grand philosophe même en fut infecté. Quoi qu’il en soit de ces tems si reculés, sur lesquels nous n’osons rien décider ; le zele de l’apostolat d’un côté, & de l’autre l’avidité insatiable des négocians Européens, nous ont procuré la connoissance de la religion de ce peuple subtil, savant & ingénieux. Il y a trois principales sectes dans l’empire de la Chine. La premiere fondée par Li-laokium, adore un Dieu souverain, mais corporel, & ayant sous sa dépendance beaucoup de divinités subalternes sur lesquelles il exerce un empire absolu. La seconde, infectée de pratiques folles & absurdes, met toute sa confiance en une idole nommée Fo ou Foë. Ce Fo ou Foë mourut à l’âge de 79 ans ; & pour mettre le comble à son impiété, après avoir établi l’idolatrie durant sa vie, il tâcha d’inspirer l’athéisme à sa mort : pour lors il déclara à ses disciples qu’il n’avoit parlé dans tous ses discours que par énigme, & qu’on s’abusoit si l’on cherchoit hors du néant le premier principe des choses : c’est de ce néant, dit-il, que tout est sorti ; & c’est dans le néant que tout doit retomber ; voilà l’abysme où aboutissent nos espérances. Cela donna naissance parmi les Bonzes à une secte particuliere d’athées, fondée sur ces dernieres paroles de leur maître. Les autres, qui eurent de la peine à se défaire de leurs préjugés, s’en tinrent aux premieres erreurs. D’autres enfin tâcherent de les accorder ensemble, en faisant un corps de doctrine où ils enseignerent une double loi, qu’ils nommerent la loi extérieure & la loi intérieure. La troisieme enfin plus repandue que les deux autres, & même la seule autorisée par les lois de l’état, tient lieu de politique, de religion, & sur-tout de philosophie. Cette derniere secte que professent tous les nobles & tous les savans, ne reconnoît d’autre divinité que la matiere, ou plûtôt la nature ; & sous ce nom, source de beaucoup d’erreurs & d’équivoques, elle entend je ne sai quelle ame invisible du monde, je ne sai quelle force ou vertu surnaturelle, qui produit, qui arrange, qui conserve les parties de l’univers. C’est, disent-ils, un principe très-pur, très-parfait, qui n’a ni commencement, ni fin ; c’est la source de toutes choses, l’essence de chaque être, & ce qui en fait la véritable différence. Ils se servent de ces magnifiques expressions pour ne pas abandonner en apparence l’ancienne doctrine : mais au fond ils s’en font une nouvelle. Quand on l’examine de près, ce n’est plus ce souverain maître du ciel, juste, tout-puissant, le premier des esprits & l’arbitre de toutes les créatures : on ne voit chez eux qu’un athéisme rafiné, & un éloignement de tout culte religieux. Ce qui le prouve, c’est que cette nature à laquelle ils donnent des attributs si magnifiques, qu’il semble qu’ils l’affranchissent des imperfections de la matiere, en la séparant de tout ce qui est sensible & corporel, est néanmoins aveugle dans ses actions les plus réglées, qui n’ont d’autre fin que celle que nous leur donnons, & qui par conséquent ne sont utiles qu’autant que nous avons en faire un bon usage. Quand on leur objecte que le bel ordre qui regne dans l’univers n’a pû être l’effet du hasard, que tout ce qui existe doit avoir été créé par une premiere cause, qui est Dieu : donc, répliquent-ils d’abord, Dieu est l’auteur du mal moral & du mal physique. On a beau leur dire que Dieu étant infiniment bon ne peut être l’auteur du mal : donc, ajoûtent-ils, Dieu n’est pas l’auteur de tout ce qui existe. Et puis, continuent-ils d’un air triomphant, doit-on croire qu’un être plein de bonté ait créé le monde, & que le pouvant remplir de toutes sortes de perfections, il ait précisément fait le contraire ? Quoiqu’ils regardent toutes choses comme l’effet de la nécessité, ils enseignent cependant que le monde a eu un commencement & qu’il aura une fin. Pour ce qui est de l’homme, ils conviennent tous qu’il a été formé par le concours de la matiere terrestre & de la matiere subtile, à-peu-près comme les plantes naissent dans les îles nouvellement formées, où le laboureur n’a point semé, & où la terre seule est devenue féconde par sa nature. Au reste notre ame, disent-ils, qui en est la portion la plus épurée, finit avec le corps quand ses parties sont dérangées, & renait aussi avec lui quand le hasard remet ces mêmes parties dans leur premier état.

Ceux qui voudroient absolument purger d’athéisme les Chinois, disent qu’il ne faut pas faire un trop grand fond sur le témoignage des missionnaires, & que la seule difficulté d’apprendre leur langue & de lire leurs livres, est une grande raison de suspendre son jugement. D’ailleurs en accusant les Jésuites, sans doute à tort, de souffrir les superstitions des Chinois, on a sans y penser détruit l’accusation de leur athéisme, puisque l’on ne rend pas un culte à un être qu’on ne regarde pas comme Dieu. On dit qu’ils ne reconnoissent que le ciel matériel pour l’Être suprème : mais ils pourroient reconnoitre le ciel matériel, (si tant est qu’ils ayent un mot dans leur langue qui réponde au mot de matériel) & croire néanmoins qu’il y a quelque intelligence qui l’habite, puisqu’ils lui demandent de la pluie & du beau tems, la fertilité de la terre, &c. Il se peut faire aisément qu’ils confondent l’intelligence avec la matiere, & qu’ils n’ayent que des idées confuses de ces deux êtres, sans nier qu’il y ait une intelligence qui préside dans le ciel. Epicure & ses disciples ont cru que tout étoit corporel, puisqu’ils ont dit qu’il n’y avoit rien qui ne fût composé d’atomes ; & néanmoins ils ne nioient pas que les ames des hommes ne fussent des êtres intelligens. On sait aussi qu’avant Descartes on ne distinguoit pas trop bien dans les écoles l’esprit & le corps ; & l’on ne peut pas dire néanmoins que dans les écoles on niât que l’ame humaine fût une nature intelligente. Qui sait si les Chinois n’ont pas quelque opinion semblable du ciel ? Ainsi leur athéisme n’est rien moins que décidé.

Vous demanderez peut-être, comment plusieurs Philosophes anciens & modernes ont pû tomber dans l’athéisme ; le voici. Pour commencer par les Philosophes payens ; ce qui les jetta dans cette énorme erreur, ce furent apparemment les fausses idées de la divinité qui régnoient alors ; idées qu’ils surent détruire, sans savoir édifier sur leurs ruines celle du vrai Dieu. Et quant aux modernes, ils ont été trompés par des sophismes captieux, qu’ils avoient l’esprit d’imaginer sans avoir assez de sagacité ou de justesse pour en découvrir le foible. Il ne sauroit assûrement y avoir d’athée convaincu de son sistème ; car il faudroit qu’il eût pour cela une démonstration de la non-existence de Dieu, ce qui est impossible : mais la conviction & la persuasion sont deux choses différentes. Il n’y a que la derniere qui convienne à l’athée. Il se persuade ce qui n’est point : maits rien n’empêche qu’il ne le croye aussi fermement en vertu de ses sophismes, que le théiste croit l’existence de Dieu en vertu des démonstrations qu’il en a. Il ne faut pour cela que convertir en objections les preuves de l’existence de Dieu, & les objections en preuves. Il n’est pas indifférent de commencer par un bout plûtôt que par l’autre, la discussion de ce qu’on regarde comme un problème : car si vous commencez par l’affirmative, vous la rendrez plus facilement victorieuse ; au lieu que si vous commencez par la négative, vous rendrez toûjours douteux le succès de l’affirmative. Les mêmes raisonnemens font plus ou moins d’impression selon qu’ils sont proposés ou comme des preuves, ou comme des objections. Si donc un Philosophe débutoit d’abord par la these, il n’y a point de Dieu, & qu’il rangeât en forme de preuves ce que les orthodoxes ne font venir sur les rangs que comme de simples difficultés, il s’exposeroit à l’égarement ; il se trouveroit satisfait de ses preuves, & n’en voudroit point démordre, quoiqu’il ne sût comment se débarrasser des objections ; car, diroit-il, si j’affirmois le contraire, je me verrois obligé de me sauver dans l’asyle de l’incompréhensibilité. Il choisit donc malheureusement les incompréhensibilités, qui ne devoient venir qu’après.

Jettez les yeux sur les principales controverses des Catholiques & des Protestans, vous verrez que ce qui passe dans l’esprit des uns pour une preuve démonstrative de fausseté, ne passe dans l’esprit des autres que pour un sophisme, ou tout au plus pour une objection spécieuse, qui fait voir qu’il y a quelques nuages même autour des vérités révelées. Les uns & les autres portent le même jugement des objections des Sociniens : mais ceux-ci les ayant toûjours considérées comme leurs preuves, les prennent pour des raisons convaincantes : d’où ils concluent que les objections de leurs adversaires peuvent bien être difficiles à résoudre, mais qu’elles ne sont pas solides En général, dès qu’on ne regarde une chose que comme l’endroit difficile d’une these qu’on a adoptée, on en fait très-peu de cas : on étouffe tous les doutes qui pourroient s’élever, & on ne se permet pas d’y faire attention ; ou si on les examine, c’est en ne les considérant que comme de simples difficultés ; & c’est par-là qu’on leur ôte la force de faire impression sur l’esprit. Il n’est donc point surprenant qu’il y ait eu, & qu’il y ait encore des athées de théorie, c’est-à-dire, des athées qui par la voie du raisonnement soient parvenus à se persuader qu’il n’y a point de Dieu. Ce qui le prouve encore, c’est qu’il s’est trouvé des athées que le cœur n’avoit pas séduits, & qui n’avoient aucun intérêt à s’affranchir d’un joug qui les incommodoit. Qu’un professeur d’athéisme, par exemple, étale fastueusement toutes les preuves par lesquelles il prétend appuyer son système impie, elles saisiront ceux qui auront l’imprudence de l’écouter, & les disposeront à ne point se rebuter des objections qui suivent. Les premieres impressions seront comme une digue qu’ils opposeront aux objections ; & pour peu qu’ils ayent de penchant au libertinage, ne craignez pas qu’ils se laissent entraîner à la force de ces objections.

Quoique l’expérience nous force à croire, que plusieurs Philosophes anciens & modernes ont vêcu & sont morts dans la profession d’athéisme ; il ne faut pourtant pas s’imaginer qu’ils soient en si grand nombre, que le supposent certaines personnes ou trop zélées pour la Religion, ou mal intentionnées contre elle. Le pere Mersenne vouloit qu’il n’y eût pas moins que 50 mille athées dans Paris ; il est visible que cela est outré à l’excès. On attache souvent cette note injurieuse à des personnes qui ne la méritent point. On n’ignore pas qu’il y a certains esprits qui se piquent de raisonnement, & qui ont beaucoup de force dans la dispute. Ils abusent de leur talent, & se plaisent à s’en servir pour embarrasser un homme, qui leur paroit convaincu de l’existence de Dieu. Ils lui font des objections sur la religion ; ils attaquent ses réponses & ne veulent pas avoir le dernier : ils crient & s’échauffent, c’est leur coûtume. Leur adversaire sort mal satisfait, & les prend pour des athées ; quelques-uns des assistans prennent le même scandale, & portent le même jugement ; ce sont souvent des jugemens téméraires. Ceux qui aiment la dispute & qui s’y sentent très-forts, soûtiennent en mille rencontres le contraire de ce qu’ils croyent bien fermement. Il suffira quelquefois, pour rendre quelqu’un suspect d’athéisme, qu’il ait disputé avec chaleur sur l’insuffisance d’une preuve de l’existence de Dieu ; il court risque, quelque orthodoxe qu’il soit, de se voir bien-tôt décrié comme un athée ; car, dira-t-on, il ne s’échaufferoit pas tant s’il ne l’étoit : quel intérêt sans cela pourroit-il prendre dans cette dispute ? La belle demande ! n’y est-il pas intéressé pour l’honneur de son discernement ? Voudroit-on qu’il laissât croire qu’il prend une mauvaise preuve pour un argument démonstratif ?

Le parallele de l’athéisme & du paganisme se présente ici fort naturellement. On se partage beaucoup sur ce problème, si l’irreligion est pire que la superstition ; on convient que ce sont les deux extrémités vicieuses au milieu desquelles la vérité est située : mais il y a des personnes qui pensent avec Plutarque, que la superstition est un plus grand mal que l’athéisme : il y en a d’autres qui n’osent décider, & plusieurs enfin qui déclarent que l’athéisme est pire que la superstition. Juste Lipse prend ce dernier parti : mais en même tems il avoue que la superstition est plus ordinaire que l’irreligion, qu’elle s’insinue sous le masque de la piété, & que n’étant qu’une image de la religion, elle séduit de telle sorte l’esprit de l’homme qu’elle le rend son joüet. Personne n’ignore combien ce sujet a occupé Bayle, & comment il s’est tourné de tous côtés & a employé toutes les subtilités du raisonnement, pour soûtenir ce qu’il avoit une fois avancé. Il s’est appliqué à pénétrer jusques dans les replis les plus cachés de la nature humaine : aussi remarquable par la force & la clarté du raisonnement, que par l’enjoüement, la vivacité & la délicatesse de l’esprit, il ne s’est égaré que par l’envie demesurée des paradoxes. Quoique familiarisé avec la plus saine Philosophie, son esprit toûjours actif & extrèmement vigoureux n’a pû se renfermer dans la carriere ordinaire ; il en a franchi les bornes. Il s’est plu à jetter des doutes sur les choses qui sont les plus généralement reçûes, & à trouver des raisons de probabilité pour celles qui sont les plus généralement rejettées. Les paradoxes, entre les mains d’un auteur de ce caractere, produisent toûjours quelque chose d’utile & de curieux ; & on en a la preuve dans la question présente : car l’on trouve dans les pensées diverses de M. Bayle, un grand nombre d’excellentes observations sur la nature & le génie de l’ancien polythéisme Comme il ne s’est proposé d’autre méthode, que d’écrire selon que les choses se présenteroient à sa pensée, ses argumens se trouvent confusément épars dans son ouvrage. Il est nécessaire de les analyser & de les rapprocher. On les exposera dans un ordre où ils viendront à l’appui les uns des autres ; & loin de les affoiblir, on tâchera de leur prêter toute la force dont ils peuvent être susceptibles.

Dans ses pensées diverses, M. Bayle posa sa these de cette maniere générale, que l’athéisme n’est pas un plus grand mal que l’idolatrie. C’est l’argument d’un de ses articles. Dans l’article même il dit que l’idolatrie est pour le moins aussi abominable que l’athéisme. C’est ainsi qu’il s’explique d’abord : mais les contradictions qu’il essuya, lui firent proposer sa these avec les restrictions suivantes. « L’idolatrie des anciens payens n’est pas un mal plus affreux que l’ignorance de Dieu dans laquelle on tomberoit, ou par stupidité, ou par défaut d’attention, sans une malice préméditée, fondée sur le dessein de ne sentir nuls remords, en s’adonnant à toutes sortes de crimes ». Enfin dans sa continuation des pensées diverses, il changea encore la question. Il supposa deux anciens philosophes, qui s’étant mis en tête d’examiner l’ancienne religion de leur pays, eussent observé dans cet examen les lois les plus rigoureuses de la recherche de la vérité. « Ni l’un ni l’autre de ces deux examinateurs ne se proposent de se procurer un système favorable à leurs intérêts ; ils mettent à part leurs passions, les commodités de la vie, toute la morale ; en un mot ils ne cherchent qu’à éclairer leur esprit. L’un d’eux ayant comparé autant qu’il a pû & sans aucun préjugé les preuves & les objections, les réponses, les répliques, conclut que la nature divine n’est autre chose que la vertu qui meut tous les corps par des lois nécessaires & immuables ; qu’elle n’a pas plus d’égard à l’homme qu’aux autres parties de l’univers ; qu’elle n’entend point nos prieres ; que nous ne pouvons lui faire ni plaisir ni chagrin », c’est-à-dire en un mot, que ce premier philosophe deviendroit athée. Le second philosophe, après le même examen, tombe dans les erreurs les plus grossieres du Paganisme. M. Bayle soûtient que le péché du premier ne seroit pas plus énorme que le péché du dernier, & que même ce dernier auroit l’esprit plus faux que le premier. On voit par ces échantillons, combien M. Bayle s’est plu à embarrasser cette question ; divers savans l’ont réfuté, & sur-tout M. Bernard dans différens endroits de ses nouvelles de la république des lettres, & M. Warburton dans ses dissertations sur l’union de la religion, de la morale & de la politique. C’est une chose tout-à-fait indifférente à la vraie Religion, de savoir lequel de l’athéisme ou de l’idolatrie est un plus grand mal. Les intérêts du Christianisme sont tellement séparés de ceux de l’idolatrie payenne, qu’il n’a rien à perdre ni à gagner, soit qu’elle passe pour moins mauvaise ou pour plus mauvaise que l’irreligion. Mais quand on examine le parallele de l’athéisme & du polythéisme par rapport à la société, ce n’est plus un problème indifférent. Il paroît que le but de M. Bayle étoit de prouver que l’athéisme ne tend pas à la destruction de la société ; & c’est-là le point qu’il importe de bien développer : mais avant de toucher à cette partie de son système, examinons la premiere ; & pour le faire avec ordre, n’oublions pas la distinction qu’on fait des athées de théorie & des athées de pratique. Cette distinction une fois établie, on peut dire que l’athéisme pratique renferme un degré de malice, qui ne se trouve pas dans le polithéisme : on en peut donner plusieurs raisons.

La premiere est qu’un payen qui ôtoit à Dieu la sainteté & la justice, lui laissoit non-seulement l’existence, mais aussi la connoissance & la puissance ; au lieu qu’un athée pratique lui ôte tout. Les Payens pouvoient être regardés comme des calomniateurs qui flétrissoient la gloire de Dieu ; les athées pratiques l’outragent & l’assassinent à la fois. Ils ressemblent à ces peuples qui maudissoient le soleil, dont la chaleur les incommodoit, & qui l’eussent détruit, si cela eût été possible. Ils étouffent, autant qu’il est en eux, la persuasion de l’existence de Dieu ; & ils ne se portent à cet excès de malice, qu’afin de se délivrer des remords de leur conscience.

La seconde est que la malice est le caractere de l’athéisme pratique, mais que l’idolatrie payenne étoit un péché d’ignorance ; d’où l’on conclut que Dieu est plus offensé par les athées pratiques que par les Payens, & que leurs crimes de lese-majesté divine sont plus injurieux au vrai Dieu que ceux des Payens. En effet ils attaquent malicieusement la notion de Dieu qu’ils trouvent & dans leur cœur, & dans leur esprit ; ils s’efforcent de l’étouffer ; ils agissent en cela contre leur conscience, & seulement par le motif de se délivrer d’un joug qui les empêche de s’abandonner à toutes sortes de crimes. Ils font donc directement la guerre à Dieu ; & ainsi l’injure qu’ils font au souverain Etre est plus offensante que l’injure qu’il recevroit des adorateurs des idoles. Du moins ceux-ci étoient bien intentionnés pour la divinité en général, ils la cherchoient dans le dessein de la servir & de l’adorer ; & croyant l’avoir trouvée dans des objets qui n’étoient pas Dieu, ils l’honoroient selon leurs faux préjugés, autant qu’il leur étoit possible. Il faut déplorer leur ignorance : mais en même tems il faut reconnoitre que la plûpart n’ont point su qu’ils erroient. Il est vrai que leur conscience étoit erronée : mais du moins ils s’y conformoient, parce qu’ils la croyoient bonne.

Pour l’athéisme spéculatif, il est moins injurieux à Dieu, & par conséquent un moindre mal que le polythéisme. Je pourrois alléguer grand nombre de passages d’auteurs, tant anciens que modernes, qui reconnoissent tous unanimement, qu’il y a plus d’extravagance, plus de brutalité, plus de fureur, plus d’aveuglement dans l’opinion d’un homme qui admet tous les dieux des Grecs & des Romains, que dans l’opinion de celui qui n’en admet point du tout. « Quoi, dit Plutarque (traité de la Superst.) celui qui ne croit point qu’il y ait des dieux, est impie ; & celui qui croit qu’ils sont tels que les superstitieux se les figurent, ne le sera pas ? Pour moi, j’aimerois mieux que tous les hommes du monde dissent, que jamais Plutarque n’a été, que s’ils disoient, Plutarque est un homme inconstant, léger, colere, qui se venge des moindres offenses ». M. Bossuet ayant donné le précis de la théologie que Wiclef a débitée dans son trialogue, ajoûte ceci : « Voilà un extrait fidele de ses blasphèmes : ils se réduisent à deux chefs ; à faire un dieu dominé par la nécessité ; & ce qui en est une suite, un dieu auteur & approbateur de tous les crimes, c’est-à-dire un dieu que les athées auroient raison de nier : de sorte que la religion d’un si grand réformateur est pire que l’athéisme ». Un des beaux endroits de M. de la Bruyere est celui-ci : « Si ma religion étoit fausse, je l’avoue, voilà le piége le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer ; il étoit inévitable de ne pas donner tout au travers, & de n’y être pas pris. Quelle majesté ! quel éclat des mysteres ! quelle suite & quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur ! quelle innocence de mœurs ! quelle force invincible & accablante de témoignages rendus successivement & pendant trois siecles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre. Dieu même pouvoit il jamais mieux rencontrer pour me séduire ? par où échapper, où aller, où me jetter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S’il faut périr, c’est par-là que je veux périr ; il m’est plus doux de nier Dieu, que de l’accorder avec une tromperie si spécieuse & si entiere ». Voyez la continuation des pensées diverses de M. Bayle.

La comparaison de Richeome nous fera mieux sentir que tous les raisonnemens du monde, que c’est un sentiment moins outrageant pour la divinité, de ne la point croire du tout, que de croire ce qu’elle n’est pas, & ce qu’elle ne doit pas être. Voilà deux portiers à l’entrée d’une maison : on leur demande, peut-on parler à votre maître ? Il n’y est pas, répond l’un : il y est, répond l’autre, mais fort occupé à faire de la fausse monnoie, de faux contrats, des poignards & des poisons, pour perdre ceux qui ont exécuté ses desseins : l’athée ressemble au premier de ces portiers, le payen à l’autre. Il est donc visible que le payen offense plus grievement la divinité que ne fait l’athée. On ne peut comprendre que des gens qui auroient été attentifs à cette comparaison, eussent balancé à dire que la superstition payenne valoit moins que l’irreligion.

S’il est vrai, 1°. que l’on offense beaucoup plus celui que l’on nomme fripon, scélérat, infame, que celui auquel on ne songe pas, ou de qui on ne dit ni bien ni mal : 2°. qu’il n’y a point d’honnête femme, qui n’aimât mieux qu’on la fit passer pour morte, que pour prostituée : 3°. qu’il n’y a point de mari jaloux qui n’aime mieux que sa femme fasse vœu de continence, ou en général qu’elle ne veuille plus entendre parler de commerce avec un homme, que si elle se prostituoit à tout venant : 4°. qu’un roi chassé de son throne s’estime plus offensé, lorsque ses sujets rébelles sont ensuite très-fideles à un autre roi, que s’ils n’en mettoient aucun à sa place : 5°. qu’un roi qui a une forte guerre sur les bras, est plus irrité contre ceux qui embrassent avec chaleur le parti de ses ennemis, que contre ceux qui se tiennent neutres. Si, dis-je, ces cinq propositions sont vraies, il faut de toute nécessité, que l’offense que les Payens faisoient à Dieu soit plus atroce que celle que lui font les athées spéculatifs, s’il y en a : ils ne songent point à Dieu ; ils n’en disent ni bien ni mal ; & s’ils nient son existence, c’est qu’ils la regardent non pas comme une chose réelle, mais comme une fiction de l’entendement humain. C’est un grand crime, je l’avoue : mais s’ils attribuoient à Dieu tous les crimes les plus infames, comme les Payens les attribuoient à leur Jupiter & à leur Vénus ; si après l’avoir chassé de son throne, ils lui substituoient une infinité de faux dieux, leur offense ne seroit-elle pas beaucoup plus grande ? Ou toutes les idées que nous avons des divers degrés de péchés sont fausses, ou ce sentiment est véritable. La perfection qui est la plus chere à Dieu est la sainteté ; par conséquent le crime qui l’offense le plus est de le faire méchant : ne point croire son existence, ne lui point rendre de culte, c’est le dégrader ; mais de rendre le culte qui lui est dû à une infinité d’autres êtres, c’est tout-à-la-fois le dégrader & se déclarer pour le démon dans la guerre qu’il fait à Dieu. L’Ecriture nous apprend que c’est au diable que se terminoit l’honneur rendu aux idoles, dii gentium dæmonia. Si au jugement des personnes les plus raisonnables & les plus justes, un attentat à l’honneur est une injure plus atroce qu’un attentat à la vie ; si tout ce qu’il y a d’honnêtes gens conviennent qu’un meurtrier fait moins de tort qu’un calomniateur qui flétrit la réputation, ou qu’un juge corrompu qui déclare infame un innocent : en un mot, si tous les hommes qui ont du sentiment, regardent comme une action très-criminelle de préférer la vie à l’honneur, l’infamie à la mort ; que devons-nous penser de Dieu, qui verse lui-même dans les ames ces sentimens nobles & généreux ? Ne devons-nous pas croire que la sainteté, la probité, la justice, sont ses attributs les plus essentiels, & dont il est le plus jaloux : donc la calomnie des Payens, qui le chargeant de toutes sortes de crimes, détruit ses perfections les plus précieuses, lui est une offense plus injurieuse que l’impiété des athées, qui lui ôte la connoissance & la direction des évenemens.

C’est un grand défaut d’esprit de n’avoir pas reconnu dans les ouvrages de la nature un Dieu souverainement parfait : mais c’est un plus grand défaut d’esprit encore, de croire qu’une nature sujette aux passions les plus injustes & les plus sales, soit un Dieu, & mérite nos adorations : le premier défaut est celui des athées, & le second celui des Payens.

C’est une injure sans doute bien grande d’effacer de nos cœurs l’image de la Divinité qui s’y trouve naturellement empreinte : mais cette injure devient beaucoup plus atroce, lorsqu’on défigure cette image, & qu’on l’expose au mépris de tout le monde. Les athées ont effacé l’image de Dieu, & les Payens l’ont rendue méconnoissable ; jugez de quel côté l’offense a été plus grande.

Le grand crime des athées parmi les Payens, est de n’avoir pas mis le véritable Dieu sur le throne, après en avoir si justement & si raisonnablement précipité tous les faux dieux : mais ce crime, quelque criant qu’il puisse être, est-il une injure aussi sanglante pour le vrai Dieu que celle qu’il a reçûe des Idolatres, qui, après l’avoir déthroné, ont mis sur son throne les plus infâmes divinités qu’il fût possible d’imaginer ? Si la reine Elisabeth, chassée de ses états, avoit appris que ses sujets révoltés lui eussent fait succéder la plus infame prostituée qu’ils eussent pû déterrer dans Londres, elle eût été plus indignée de leur conduite, que s’ils eussent pris une autre forme de gouvernement, ou que pour le moins ils eussent donné la couronne à une illustre princesse. Non-seulement la personne de la reine Elisabeth eût été tout de nouveau insultée par le choix qu’on auroit fait d’une infame courtisane, mais aussi le caractere royal eût été deshonoré, profané ; voilà l’image de la conduite des Payens a l’égard de Dieu. Ils se sont révoltés contre lui ; & après l’avoir chassé du ciel, ils ont substitué à sa place une infinité de dieux chargés de crimes, & ils leur ont donné pour chef un Jupiter, fils d’un usurpateur & usurpateur lui-même. N’étoit-ce pas flétrir & deshonorer le caractere divin, exposer au dernier mépris la nature & la majesté divine ?

A toutes ces raisons, M. Bayle en ajoûte une autre, qui est que rien n’éloigne davantage les hommes de se convertir à la vraie religion, que l’idolatrie : en effet, parlez à un Cartésien ou à un Péripatéticien, d’une proposition qui ne s’accorde pas avec les principes dont il est préoccupé, vous trouvez qu’il songe bien moins à pénétrer ce que vous lui dites, qu’à imaginer des raisons pour le combattre : parlez-en à un homme qui ne soit d’aucune secte, vous le trouvez docile, & prêt à se rendre sans chicaner. La raison en est, qu’il est bien plus mal-aisé d’introduire quelque habitude dans une ame qui a déjà contracté l’habitude contraire, que dans une ame qui est encore toute nue. Qui ne sait, par exemple, qu’il est plus difficile de rendre libéral un homme qui a été avare toute sa vie, qu’un enfant qui n’est encore ni avare ni libéral ? De même il est beaucoup plus aisé de plier d’un certain sens un corps qui n’a jamais été plié, qu’un autre qui a été plié d’un sens contraire. Il est donc très-raisonnable de penser que les apôtres eussent convertis plus de gens à J. C. s’ils l’eussent prêché à des peuples sans religion, qu’ils n’en ont converti, annonçant l’Evangile à des nations engagées par un zele aveugle & entêté aux cultes superstitieux du Paganisme. On m’avouera, que si Julien l’apostat eût été athée, du caractere dont il étoit d’ailleurs, il eût laissé en paix les Chrétiens ; au lieu qu’il leur faisoit des injures continuelles, infatué qu’il étoit des superstitions du paganisme, & tellement infatué, qu’un historien de sa religion n’a pû s’empêcher d’en faire une espece de raillerie ; disant que s’il fût retourné victorieux de son expédition contre les Perses, il eût dépeuplé la terre de bœufs à force de sacrifices. Tant il est vrai, qu’un homme entêté d’une fausse religion, résiste plus aux lumieres de la véritable, qu’un homme qui ne tient à rien de semblable. Toutes ces raisons, dira-t-on à M. Bayle, ne sont tout au plus concluantes que pour un athée négatif, c’est-à-dire, pour un homme qui n’a jamais pensé à Dieu, qui n’a pris aucun parti sur cela. L’ame de cet homme est comme un tableau nud, tout prêt à recevoir telles couleurs qu’on voudra lui appliquer : mais peut-on dire la même chose d’un athée positif, c’est-à-dire, d’un homme qui, après avoir examiné les preuves sur lesquelles on établit l’existence de Dieu, finit par conclurre qu’il n’y en a aucune qui soit solide, & capable de faire impression sur un esprit vraiment philosophique ? Un tel homme est assûrément plus éloigné de la vraie religion, qu’un homme qui admet une divinité, quoiqu’il n’en ait pas les idées les plus saines. Celui-ci se conserve le tronc sur lequel on pourra enter la foi véritable : mais celui-là a mis la hache à la racine de l’arbre, & s’est ôté toute espérance de se relever. Mais en accordant que le payen peut être guéri plus facilement que l’athée, je n’ai garde de conclurre qu’il soit moins coupable que ce dernier. Ne sait-on pas que les maladies les plus honteuses, les plus sales, les plus infames, sont celles dont la guérison est la plus facile ?

Nous voici enfin parvenus à la seconde partie du parallele de l’athéisme & du polithéisme. M. Bayle va plus loin : il tâche encore de prouver que l’athéisme ne tend pas à la destruction de la société. Pour nous, quoique nous soyons persuadés que les crimes de lese-majesté divine sont plus énormes dans le système de la superstition, que dans celui de l’irreligion, nous croyons cependant que ce dernier est plus pernicieux au genre humain que le premier : voici sur quoi nous nous fondons.

On a généralement pensé qu’une des preuves que l’athéisme est pernicieux à la société, consistoit en ce qu’il exclut la connoissance du bien & du mal moral, cette connoissance étant postérieure à celle de Dieu. C’est pourquoi le premier argument dont M. Bayle fait usage pour justifier l’athéisme, c’est que les athées peuvent conserver les idées, par lesquelles on découvre la différence du bien & du mal moral ; parce qu’ils comprennent, aussi-bien que les déistes ou théistes, les premiers principes de la Morale & de la Métaphysique ; & que les Epicuriens qui nioient la Providence, & les Stratoniciens qui nioient l’existence de Dieu, ont eu ces idées.

Pour connoître ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces argumens, il faut remonter jusqu’aux premiers principes de la Morale ; matiere en elle-même claire & facile à comprendre, mais que les disputes & les subtilités ont jettée dans une extrème confusion. Tout l’édifice de la Morale-pratique est fondé sur ces trois principes réunis, savoir le sentiment moral, la différence spécifique des actions humaines, & la volonté de Dieu. J’appelle sentiment moral cette approbation du bien, cette horreur pour le mal, dont l’instinct ou la nature nous prévient antérieurement à toutes réflexions sur leur caractere & sur leurs conséquences. C’est-là la premiere ouverture, le premier principe qui nous conduit à la connoissance parfaite de la Morale, & il est commun aux athées aussi-bien qu’aux théïstes. L’instinct ayant conduit l’homme jusques-là, la faculté de raisonner qui lui est naturelle, le fait réfléchir sur les fondemens de cette approbation & de cette horreur. Il découvre que ni l’une ni l’autre ne sont arbitraires, mais qu’elles sont fondées sur la différence qu’il y a essentiellement dans les actions des hommes. Tout cela n’imposant point encore une obligation assez forte pour pratiquer le bien & pour éviter le mal, il faut nécessairement ajoûter la volonté supérieure d’un législateur, qui non-seulement nous ordonne ce que nous sentons & reconnoissons pour bon, mais qui propose en même tems des récompenses pour ceux qui s’y conforment, & des châtimens pour ceux qui lui desobéissent. C’est le dernier principe des préceptes de Morale ; c’est ce qui leur donne le vrai caractere de devoir ; c’est donc sur ces trois principes que porte tout l’édifice de la Morale. Chacun d’eux est soûtenu par un motif propre & particulier. Lorsqu’on se conforme au sentiment moral, on éprouve une sensation agréable : lorsqu’on agit conformément à la différence essentielle des choses, on concourt à l’ordre & à l’harmonie de l’univers ; & lorsqu’on se soûmet à la volonté de Dieu, on s’assûre des récompenses, & l’on évite des peines.

De tout cela, il résulte évidemment ces deux conséquences : 1°. qu’un athée ne sauroit avoir une connoissance exacte & complete de la moralité des actions humaines, proprement nommée : 2°. que le sentiment moral & la connoissance des différences essentielles qui spécifient les actions humaines, deux principes dont on connoît qu’un athée est capable, ne concluent néanmoins rien en faveur de l’argument de M. Bayle ; parce que ces deux choses même unies ne suffisent pas pour porter l’athée à la pratique de la vertu, comme il est nécessaire pour le bien de la société, ce qui est le point dont il s’agit.

Voyons d’abord comment M. Bayle a prétendu prouver la moralité des actions humaines, suivant les principes d’un Stratonicien. Il le fait raisonner de la maniere suivante : « La beauté, la symmétrie, la régularité, l’ordre que l’on voit dans l’univers, sont l’ouvrage d’une nature qui n’a point de connoissance ; & encore que cette nature n’ait point suivi des idées, elle a néanmoins produit une infinité d’especes, dont chacune a ses attributs essentiels. Ce n’est point en conséquence de nos opinions que le feu & l’eau different d’espece, & qu’il y a une pareille différence entre l’amour & la haine, & entre l’affirmation & la négation. Cette différence spécifique est fondée dans la nature même des choses : mais comment la connoissons-nous ? N’est-ce pas en comparant les propriétés essentielles de l’un de ces êtres avec les propriétés essentielles de l’autre ? Or nous connoissons par la même voie qu’il y a une différence spécifique entre le mensonge & la vérité, entre l’ingratitude & la gratitude, &c. Nous devons donc être assûrés que le vice & la vertu different spécifiquement par leur nature, & indépendamment de nos opinions ». M. Bayle en conclut, que les Stratoniciens ont pû connoître que le vice & la vertu étoient deux especes de qualités, qui étoient naturellement séparées l’une de l’autre. On le lui accorde. « Voyons, continue-t-il, comment ils ont pû savoir qu’elles étoient outre cela séparées moralement. Ils attribuoient à la même nécessité de la nature, l’établissement des rapports que l’on voit entre les choses, & celui des regles par lesquelles nous distinguons ces rapports. Il y a des regles de raisonnement, indépendantes de la volonté de l’homme ; ce n’est point à cause qu’il a plu aux hommes d’établir les regles du syllogisme, qu’elles sont justes & véritables ; elles le sont en elles-mêmes, & toute entreprise de l’esprit humain contre leur essence & leurs attributs seroit vaine & ridicule ». On accorde tout cela à M. Bayle. Il ajoûte : « s’il y a des regles certaines & immuables pour les opérations de l’entendement, il y en a aussi pour les actes de la volonté ». Voilà ce qu’on lui nie, & ce qu’il tâche de prouver de cette maniere. « Les regles de ces actes-là ne sont pas toutes arbitraires. Il y en a qui émanent de la nécessité de la nature, & qui imposent une obligation indispensable. ..... La plus générale de ces regles-ci, c’est qu’il faut que l’homme veuille ce qui est conforme à la droite raison. Il n’y a pas de vérité plus évidente, que de dire, qu’il est digne de la créature raisonnable de se conformer à la raison, & qu’il est indigne de la créature raisonnable de ne se pas conformer à la raison ».

Le passage de M. Bayle fournit une distinction à laquelle on doit faire beaucoup d’attention, pour se former des idées nettes de morale. Cet auteur a distingué avec soin la différence par laquelle les qualités des choses ou des actions sont naturellement séparées les unes des autres, & celle par laquelle ces qualités sont moralement séparées ; d’où il naît deux sortes de différences : l’une naturelle, l’autre morale. De la différence naturelle & spécifique des choses, il suit qu’il est raisonnable de s’y conformer, ou de s’en abstenir ; & de la différence morale, il suit qu’on est obligé de s’y conformer ou de s’en abstenir. De ces deux différences, l’une est spéculative ; elle fait voir le rapport ou défaut de rapport qui se trouve entre les choses : l’autre est pratique ; outre le rapport des choses, elle établit une obligation dans l’agent ; ensorte que différence morale & obligation de s’y conformer sont deux idées inséparables. Car c’est-là uniquement ce que peuvent signifier les termes de différence naturelle & de différence morale ; autrement ils ne signifieroient que la même chose, ou ne signifieroient rien du tout.

Or si l’on prouve que de ces deux différences, l’une n’est pas nécessairement une suite de l’autre, l’argument de M. Bayle tombe de lui-même. C’est ce qu’il est aisé de faire voir. L’idée d’obligation suppose nécessairement un être qui oblige, & qui doit être différent de celui qui est obligé. Supposer que celui qui oblige & celui qui est obligé sont une seule & même personne, c’est supposer qu’un homme peut faire un contrat avec lui-même ; ce qui est la chose du monde la plus absurde en matiere d’obligation. Car c’est une maxime incontestable, que celui qui acquiert un droit sur quelque chose par l’obligation dans laquelle un autre entre avec lui, peut céder ce droit. Si donc celui qui oblige & celui qui est obligé sont la même personne, toute obligation devient nulle par cela même, ou pour parler plus exactement, il n’y a jamais eu d’obligation. C’est-là néanmoins l’absurdité où tombe l’athée Stratonicien, lorsqu’il parle de différence morale, ou autrement d’obligations : car quel être peut lui imposer des obligations ? dira-t-il que c’est la droite raison ? Mais c’est-là précisément l’absurdité dont nous venons de parler ; car la raison n’est qu’un attribut de la personne obligée, & ne sauroit par conséquent être le principe de l’obligation : son office est d’examiner & de juger des obligations qui lui sont imposées par quelqu’autre principe. Dira-t-on que par la raison, on n’entend pas la raison de chaque homme en particulier, mais la raison en général ? Mais cette raison générale n’est qu’une notion arbitraire, qui n’a point d’existence réelle. Et comment ce qui n’existe pas, peut-il obliger ce qui existe ? C’est ce qu’on ne comprend pas.

Tel est le caractere de toute obligation en général ; elle suppose une loi qui commande & qui défende : mais une loi ne peut être imposée que par un être intelligent & supérieur, qui ait le pouvoir d’exiger qu’on s’y conforme. Un être aveugle & sans intelligence n’est ni ne sauroit être législateur ; & ce qui procéde nécessairement d’un pareil être, ne sauroit être considéré sous l’idée de loi proprement nommée. Il est vrai que dans le langage ordinaire, on parle de loi de raison, & de loi de nécessité : mais ce ne sont que des expressions figurées. Par la premiere, on entend la regle que le législateur de la nature nous a donnée pour juger de sa volonté ; & la seconde signifie seulement que la nécessité a en quelque maniere une des propriétés de la loi, celle de forcer ou de contraindre. Mais on ne conçoit pas que quelque chose puisse obliger un être dépendant & doüé de volonté, si ce n’est une loi prise dans le sens philosophique. Ce qui a trompé M. Bayle, c’est qu’ayant apperçu que la différence essentielle des choses est un objet propre pour l’entendement, il en a conclu avec précipitation que cette différence devoit également être le motif de la détermination de la volonté : mais il y a cette disparité, que l’entendement est nécessité dans ses perceptions, & que la volonté n’est point nécessitée dans ses déterminations. Les différences essentielles des choses n’étant donc pas l’objet de la volonté, il faut que la loi d’un supérieur intervienne pour former l’obligation du choix ou la moralité des actions.

Hobbes, quoiqu’accusé d’athéisme, semble avoir pénétré plus avant dans cette matiere que le Stratonicien de Bayle. Il paroît qu’il a senti que l’idée de morale renfermoit nécessairement celle d’obligation, l’idée d’obligation celle de loi, & l’idée de loi celle de législateur. C’est pourquoi, après avoir en quelque sorte banni le législateur de l’univers, il a jugé à propos, afin que la moralité des actions ne restât pas sans fondement, de faire intervenir son grand monstre, qu’il appelle le léviathan, & d’en faire le créateur & le soûtien du bien & du mal moral. C’est donc en vain qu’on prétendroit qu’il y auroit un bien moral à agir conformément à la relation des choses, parce que par là on contribueroit au bonheur de ceux de son espece. Cette raison ne peut établir qu’un bien ou un mal naturel, & non pas un bien ou un mal moral. Dans ce système, la vertu seroit au même niveau que les productions de la terre, & que la benignité des saisons ; le vice seroit au même rang que la peste & les tempêtes, puisque ces différentes choses ont le caractere commun de contribuer au bonheur ou au malheur des hommes. La mortalité ne sauroit résulter simplement de la nature d’une action ni de celle de son effet, car qu’une chose soit raisonnable ou ne le soit pas, il s’ensuit seulement qu’il est convenable ou absurde de la faire ou de ne la point faire : & si le bien ou le mal qui résulte d’une action, rendoit cette action morale, les brutes dont les actions produisent ces deux effets, auroient le caractere d’agens moraux.

Ce qui vient d’être exposé fait voir que l’athée ne sauroit parvenir à la connoissance de la moralité des actions proprement nommées. Mais quand on accorderoit à un athée le sentiment moral & la connoissance de la différence essentielle qu’il y a dans les qualités des actions humaines, cependant ce sentiment & cette connoissance ne seroient rien en faveur de l’argument de M. Bayle ; parce que ces deux choses unies ne suffisent point pour porter la multitude à pratiquer la vertu, ainsi qu’il est nécessaire pour le maintien de la société. Pour discuter cette question à fond, il faut examiner jusqu’à quel point le sentiment moral seul peut influer sur la conduite des hommes pour les porter à la vertu : en second lieu, quelle nouvelle force il acquiert, lorsqu’il agit conjointement avec la connoissance de la différence essentielle des choses ; distinction d’autant plus nécessaire à observer, qu’encore que nous ayons reconnu qu’un athée peut parvenir à cette connoissance, il est néanmoins un genre d’athées qui en sont entierement incapables, & sur lesquels il n’y a par conséquent que le sentiment moral seul qui puisse agir. Ce sont les athées Epicuriens, qui prétendent que tout en ce monde n’est que l’effet du hasard.

En posant que le sentiment moral est dans l’homme un instinct, le nom de la chose ne doit pas nous tromper, & nous faire imaginer que les impressions de l’instinct moral sont aussi fortes que celles de l’instinct animal dans les brutes. Le cas est différent. Dans la brute, l’instinct étant le seul principe d’action, a une force invincible : mais dans l’homme, ce n’est à proprement parler, qu’un pressentiment officieux, dont l’utilité est de concilier la raison avec les passions, qui toutes à leur tour déterminent la volonté. Il doit donc être d’autant plus foible, qu’il partage avec plusieurs autres principes, le pouvoir de nous faire agir. La chose même ne pouvoit être autrement, sans détruire la liberté du choix. Le sentiment moral est si délicat, & tellement entre-lacé dans la constitution de la nature humaine ; il est d’ailleurs si aisément & si fréquemment effacé, que quelques personnes n’en pouvant point découvrir les traces dans quelques-unes des actions les plus communes, en ont nié l’existence. Il demeure presque sans force & sans vertu, à moins que toutes les passions ne soient bien tempérées, & en quelque maniere en équilibre. De-là on doit conclurre, que ce principe seul est trop foible, pour avoir une grande influence sur la pratique.

Lorsque le sentiment moral est joint à la connoissance de la différence essentielle des choses, il est certain qu’il acquiert beaucoup de force ; car d’un côté, cette connoissance sert à distinguer le sentiment moral d’avec les passions déréglées & vicieuses ; & d’un autre côté, le sentiment moral empêche qu’en raisonnant sur la différence essentielle des choses, l’entendement ne s’égare & ne substitue des chimeres à des réalités. Mais la question est de savoir si ces deux principes, indépendamment de la volonté & du commandement d’un supérieur, & par conséquent de l’attente des récompenses & des peines, auront assez d’influence sur le plus grand nombre des hommes pour les déterminer à la pratique de la vertu. Tous ceux qui ont étudié avec quelque attention, & qui ont tant soit peu approfondi la nature de l’homme, ont tous trouvé qu’il ne suffit pas de reconnoître que la vertu est le souverain bien, pour être porté à la pratiquer. Il faut qu’on s’en fasse une application personnelle, & qu’on l’a considere comme un bien, faisant partie de notre propre bonheur. Le plaisir de satisfaire une passion qui nous tyrannise avec force & avec vivacité, & qui a l’amour propre dans ses intérêts, est communément ce que nous regardons comme le plus capable de contribuer à notre satisfaction & à notre bonheur. Les passions étant très-souvent opposées à la vertu & incompatibles avec elle ; il faut pour contre-balancer leur effet, mettre un nouveau poids dans la balance de la vertu ; & ce poids ne peut être que les récompenses ou les peines que la religion propose.

L’intérêt personnel, qui est le principal ressort de toutes les actions des hommes, en excitant en eux des motifs de crainte & d’espérance, a produit tous les desordres qui ont obligé d’avoir recours à la société ; le même intérêt personnel a suggéré les mêmes motifs pour remédier à ces desordres, autant que la nature de la société pouvoit le permettre. Une passion aussi universelle que celle de l’intérêt personnel, ne pouvant être combattue que par l’opposition de quelque autre passion aussi forte & aussi active, le seul expédient dont on ait pû se servir, a été de la tourner contre elle-même, en l’employant pour une fin contraire. La société incapable de remédier par sa propre force aux desordres qu’elle devoit corriger, a été obligée d’appeller la religion à son secours, & n’a pû déployer sa force qu’en conséquence des mêmes principes de crainte & d’espérance. Mais comme des trois principes qui servent de base à la morale, ce dernier qui est fondé sur la volonté de Dieu, & qui manque à un athée, est le seul qui présente ces puissans motifs : il s’ensuit évidemment que la religion, à qui seule on en est redevable, est absolument nécessaire pour le maintien de la société ; ou, ce qui revient au même, que le sentiment moral & la connoissance de la différence essentielle des choses, réunis ensemble, ne sauroient avoir assez d’influence sur la plûpart des hommes, pour les déterminer à la pratique de la vertu.

M. Bayle a très-bien compris que l’espérance & la crainte sont les plus puissans ressorts de la conduite des hommes. Quoiqu’après avoir distingué la différence naturelle des choses & leur différence morale, il les avoit ensuite confondues pour en tirer un motif qui pût obliger les hommes à la pratique de la vertu ; il a apparemment senti l’inefficacité de ce motif, puisqu’il en a appellé un autre à son secours, en supposant que le desir de la gloire & la crainte de l’infamie suffiroient pour régler la conduite des athées ; & c’est-là le second argument dont il se sert pour défendre son paradoxe. « Un homme, dit-il, destitué de foi peut être fort sensible à l’honneur du monde, fort avide de loüange & d’encens. S’il se trouve dans un pays où l’ingratitude & la fourberie exposent les hommes au mépris, & où la générosité & la vertu seront admirées, ne doutez point qu’il ne fasse profession d’être homme d’honneur, & qu’il ne soit capable de restituer un dépôt, quand même on ne pourroit l’y contraindre par les voies de la justice. La crainte de passer dans le monde pour un traître & pour un coquin, l’emportera sur l’amour de l’argent ; & comme il y a des personnes qui s’exposent à mille peines & à mille périls, pour se venger d’une offense qui leur a été faite devant très-peu de témoins, & qu’ils pardonneroient de bon cœur, s’ils ne craignoient d’encourir quelque infamie dans leur voisinage : je crois de même, que malgré les oppositions de son avarice, un homme qui n’a point de religion est capable de restituer un dépôt qu’on ne pourroit le convaincre de retenir injustement, lorsqu’il voit que sa bonne foi lui attirera les éloges de toute une ville, & qu’on pourroit un jour lui faire des reproches de son infidélité, ou le soupçonner à tout le moins d’une chose qui l’empêcheroit de passer pour un honnête-homme dans l’esprit des autres. Car c’est à l’estime intérieure des autres que nous aspirons surtout. Les gestes & les paroles qui marquent cette estime ne nous plaisent qu’autant que nous nous imaginons que ce sont des signes de ce qui se passe dans l’esprit. Une machine qui viendroit nous faire la révérence, & qui formeroit des paroles flatteuses, ne seroit guere propre à nous donner bonne opinion de nous-mêmes ; parce que nous saurions que ce ne seroient pas des signes de la bonne opinion qu’un autre auroit de notre mérite. C’est pourquoi celui dont je parle, pourroit sacrifier son avarice à sa vanité, s’il croyoit seulement qu’on le soupçonneroit d’avoir violé les lois sacrées du dépôt. Et s’il se croyoit à l’abri de tout soupçon, encore pourroit-il bien se résoudre à lâcher sa prise, par la crainte de tomber dans l’inconvénient qui est arrivé à quelques-uns, de publier eux-mêmes leurs crimes pendant qu’ils dormoient, ou pendant les transports d’une fievre chaude. Lucrece se sert de ce motif pour porter à la vertu des hommes sans religion ».

On conviendra avec M. Bayle que le desir de l’honneur & la crainte de l’infamie sont deux puissans motifs pour engager les hommes à se conformer aux maximes adoptées par ceux avec qui ils conversent, & que les maximes reçûes parmi les nations civilisées, (non toutes les maximes, mais la plûpart) s’accordent avec les regles invariables du juste, nonobstant tout ce que Sextus Empiricus & Montagne ont pû dire de contraire, appuyés de quelques exemples dont ils ont voulu tirer une conséquence trop générale. La vertu contribuant évidemment au bien du genre humain, & le vice y mettant obstacle, il n’est point surprenant qu’on ait cherché à encourager par l’estime de la réputation, ce que chacun en particulier trouvoit tendre à son avantage : & que l’on ait tâché de décourager par le mépris & l’infamie, ce qui pouvoit produire un effet opposé. Mais comme il est certain qu’on peut acquérir la réputation d’honnête homme, presqu’aussi sûrement & beaucoup plus aisément & plus promptement, par une hypocrisie bien concertée & bien soûtenue, que par une pratique sincere de la vertu ; un athée qui n’est retenu par aucun principe de conscience, choisira sans doute la premiere voie, qui ne l’empêchera pas de satisfaire en secret toutes ses passions. Content de paroître vertueux, il agira en scélérat lorsqu’il ne craindra pas d’être découvert, & ne consultera que ses inclinations vicieuses, son avarice, sa cupidité, la passion criminelle dont il se trouvera le plus violemment dominé. Il est évident que ce sera là en général le plan de toute personne qui n’aura d’autre motif pour se conduire en honnête homme, que le desir d’une réputation populaire. En effet, des-là que j’ai banni de mon cœur tout sentiment de religion, je n’ai point de motif qui m’engage à sacrifier à la vertu mes penchans favoris, mes passions les plus impérieuses, toute ma fortune, ma réputation même. Une vertu détachée de la religion n’est guere propre à me dédommager des plaisirs véritables & des avantages réels auxquels je renonce pour elle. Les athées diront-ils qu’ils aiment la vertu pour elle-même, parce qu’elle a une beauté essentielle, qui la rend digne de l’amour de tous ceux qui ont assez de lumieres pour la reconnoitre ? Il est assez étonnant, pour le dire en passant, que les personnes qui outrent le plus la piété ou l’irreligion, s’accordent néanmoins dans leurs prétentions touchant l’amour pur de la vertu : mais que veut dire dans la bouche d’un athée, que la vertu a une beauté essentielle ? n’est-ce pas là une expression vuide de sens ? Comment prouveront-ils que la vertu est belle, & que supposé qu’elle ait une beauté essentielle, il faut l’aimer, lors même qu’elle nous est inutile, & qu’elle n’influe pas sur notre félicité ? Si la vertu est belle essentiellement, elle ne l’est que parce qu’elle entretient l’ordre & le bonheur dans la société humaine ; la vertu ne doit paroitre belle, par conséquent, qu’à ceux qui par un principe de religion se croyent indispensablement obligés d’aimer les autres hommes, & non pas à des gens qui ne sauroient raisonnablement admettre aucune loi naturelle, sinon l’amour le plus grossier. Le seul égard auquel la vertu peut avoir une beauté essentielle pour un incrédule, c’est lorsqu’elle est possédée & exercée par les autres hommes, & que par-là elle sert pour ainsi dire d’asyle aux vices du libertin : ainsi, pour s’exprimer intelligiblement, les incrédules devroient soûtenir qu’à tout prendre, la vertu est pour chaque individu humain, plus utile que le vice, & plus propre à nous conduire vers le néant d’une maniere commode & agréable. Mais c’est ce qu’ils ne prouveront jamais. De la maniere dont les hommes sent faits, il leur en coûte beaucoup plus pour suivre scrupuleusement la vertu, que pour se laisser aller au cours impétueux de leurs penchans. La vertu dans ce monde est obligée de lutter sans cesse contre mille obstacles qui à chaque pas l’arrêtent ; elle est traversée par un tempérament indocile, & par des passions fougueuses ; mille objets séducteurs détournent son attention ; tantôt victorieuse & tantôt vaincue, elle ne trouve & dans ses défaites & dans ses victoires, que des sources de nouvelles guerres, dont elle ne prévoit pas la fin. Une telle situation n’est pas seulement triste & mortifiante ; il me semble même qu’elle doit être insupportable, à moins qu’elle ne soit soûtenue par des motifs de la derniere force ; en un mot, par des motifs aussi puissans que ceux qu’on tire de la religion.

Par conséquent, quand même un athée ne douteroit pas qu’une vertu qui joüit tranquillement du fruit de ses combats, ne soit plus aimable & plus utile que le vice, il seroit presque impossible qu’il y pût jamais parvenir. Plaçons un tel homme dans l’âge où d’ordinaire le cœur prend son parti, & commence à former son caractere ; donnons-lui, comme à un autre homme, un tempérament, des passions, un certain degré de lumiere. Il délibere avec lui-même s’il s’abandonnera au vice, ou s’il s’attachera à la vertu. Dans cette situation il me semble qu’il doit raisonner à peu près de cette maniere. « Je n’ai qu’une idée confuse que la vertu tranquillement possédée, pourroit bien être préférable aux agrémens du vice : mais je sens que le vice est aimable, utile, fécond en sensations délicieuses ; je vois pourtant que dans plusieurs occasions il expose à de fâcheux inconvéniens : mais la vertu me paroît sujette en mille rencontres à des inconvéniens du moins aussi terribles. D’un autre côté je comprends parfaitement bien que la route de la vertu est escarpée, & qu’on n’y avance qu’en se gênant, qu’en se contraignant ; il me faudra des années entieres, avant que de voir le chemin s’applanir sous mes pas, & avant que je puisse joüir des effets d’un si rude travail. Ma premiere jeunesse, cet âge où l’on goûte toutes sortes de plaisirs avec le plus de vivacité & de ravissement, ne sera employée qu’à des efforts aussi rudes que continuels. Quel est donc le grand motif qui doit me porter à tant de peine & à de si cruels embarras ? Seront-ce les délices qui sortent du fond de la vertu ? Mais je n’ai de ces délices qu’une très-foible idée : d’ailleurs je n’ai qu’une espece d’existence d’emprunt. Si je pouvois me promettre de joüir pendant un grand nombre de siecles de la félicité attachée à la vertu, j’aurois raison de ramasser toutes les forces de mon ame, pour m’assûrer un bonheur si digne de mes recherches : mais je ne suis sur de mon être que durant un seul instant ; peut-être que le premier pas que je ferai dans le chemin de la vertu, me précipitera dans le tombeau. Quoi qu’il en soit, le néant m’attend dans un petit nombre d’années ; la mort me saisira peut-être, lorsque je commencerai à goûter les charmes de la vertu. Cependant toute ma vie se sera écoulée dans le travail & dans le desagrément : ne seroit-il pas ridicule que pour une félicité peut-être chimérique, & qui, si elle est réelle, n’existera peut-être jamais pour moi, je renonçasse à des plaisirs présens, vers lesquels mes passions m’entraînent, & qui sont de si facile accès, que je dois employer toutes les forces de ma raison pour m’en éloigner ? Non : le moment où j’existe est le seul dont la possession me soit assûrée ; il est raisonnable que j’y saisisse tous les agrémens que je puis y rassembler ».

Il me semble qu’il seroit difficile de trouver dans ce raisonnement d’un jeune esprit fort, un défaut de prudence, ou un manque de justesse d’esprit. Le vice conduit avec un peu de prudence, l’emporte infiniment sur une vertu exacte qui n’est point soûtenue de la consolante idée d’un être suprème. Un athée sage éconôme du vice, peut joüir de tous les avantages qu’il est possible de puiser dans la vertu considérée en elle-même ; & en même tems il peut éviter tous les inconvéniens attachés au vice imprudent & à la rigide vertu. Epicurien circonspect, il ne refusera rien à ses desirs. Aime-t-il la bonne chere : il contentera cette passion autant que sa fortune & sa santé le lui permettront ; & il se fera une étude de se conserver toûjours en état de goûter les mêmes plaisirs, avec le même ménagement. La gaieté que le vin répand dans l’ame, a-t-elle de grands charmes pour lui : il essayera les forces de son tempérament, & il observera jusqu’à quel degré il peut soûtenir les délicieuses vapeurs d’un commencement d’ivresse. En un mot il se formera un système de tempérance voluptueuse, qui puisse étendre sur tous les jours de sa vie, des plaisirs non interrompus. Son penchant favori le porte-t-il aux délices de l’amour : il employera toutes sortes de voies pour surprendre la simplicité & pour séduire l’innocence. Quelle raison aura-t-il sur-tout de respecter le sacré lien du mariage ? Se fera-t-il un scrupule de dérober à un mari le cœur de son épouse, dont un contrat autorisé par les lois l’a mis seul en possession ? Nullement : son intérêt veut qu’il se regle plûtôt sur les lois de ses desirs, & que profitant des agrémens du mariage, il en laisse le fardeau au malheureux époux.

Il est aisé de voir par ce que je viens de dire, qu’une conduite prudente, mais facile, suffit pour se procurer sans risque mille plaisirs, en manquant à propos de candeur, de justice, d’équité, de générosité, d’humanité, de reconnoissance, & de tout ce qu’on respecte sous l’idée de vertu. Qu’avec tout cet enchaînement de commodités & de plaisirs, dont le vice artificieusement conduit est une source intarissable, on mette en parallele tous les avantages qu’on peut se promettre d’une vertu qui se trouve bornée aux espérances de la vie présente ; il est évident que le vice aura sur elle de grands avantages, & qu’il influera beaucoup plus qu’elle sur le bonheur de chaque homme en particulier. En effet, quoique la prudente joüissance des plaisirs des sens puisse s’allier jusqu’à un certain degré avec la vertu même, combien de sources de ces plaisirs n’est-elle pas obligée de fermer ? Combien d’occasions de les goûter ne se contraint-elle pas de négliger & d’écarter de son chemin ? Si elle se trouve dans la prospérité & dans l’abondance, j’avoue qu’elle y est assez à son aise. Il est certain pourtant que dans les mêmes circonstances, le vice habilement mis en œuvre a encore des libertés infiniment plus grandes : mais l’appui des biens de la fortune manque-t-il à la vertu ? rien n’est plus destitué de ressources que cette triste sagesse. Il est vrai que si la masse générale des hommes étoit beaucoup plus éclairée & dévoüée à la sagesse, une conduite réguliere & vertueuse seroit un moyen de parvenir à une vie douce & commode : mais il n’en est pas ainsi des hommes ; le vice & l’ignorance l’emportent, dans la societé humaine, sur les lumieres & sur la sagesse. C’est-là ce qui ferme le chemin de la fortune aux gens de bien, & qui l’élargit pour une espece de sages vicieux. Un athée se sent un amour bisarre pour la vertu, il s’aime pourtant : la bassesse, la pauvreté, le mépris, lui paroissent des maux véritables ; le crédit, l’autorité, les richesses, s’offrent à ses desirs comme des biens dignes de ses recherches. Supposons qu’en achetant pour une somme modique la protection d’un grand seigneur, un homme puisse obtenir malgré les lois une charge propre à lui donner un rang dans le monde, à le faire vivre dans l’opulence, à établir & à soûtenir sa famille. Mais peut-il se résoudre à employer un si coupable moyen de s’assûrer un destin brillant & commode ? Non : il est forcé de négliger un avantage si considérable, qui sera saisi avec avidité par un homme qui détache la religion de la vertu ; ou par un autre qui agissant par principes, secoue en même tems le joug de la religion.

Je ne donnerai point ici un détail étendu de semblables situations, dans lesquelles la vertu est obligée de rejetter des biens très-réels, que le vice adroitement ménagé s’approprieroit sans peine & sans danger : mais qu’il me soit permis de demander à un athée vertueux, par quel motif il se résoud à des sacrifices si tristes. Qu’est-ce que la nature de sa vertu lui peut fournir, qui suffise pour le dédommager de tant de pertes considérables ? Est-ce la certitude qu’il fait son devoir ? Mais je crois avoir démontré, que son devoir ne consiste qu’à bien ménager ses véritables intérêts pendant une vie de peu de durée. Il sert donc une maîtresse bien pauvre & bien ingrate, qui ne paye ses services les plus pénibles, d’aucun véritable avantage, & qui pour prix du dévoüement le plus parfait, lui arrache les plus flatteuses occasions d’étendre sur toute sa vie les plus doux plaisirs & les plus vifs agrémens.

Si l’athée vertueux ne trouve pas dans la nature de la vertu l’équivalent de tout ce qu’il sacrifie à ce qu’il considere comme son devoir, du moins il le trouvera, direz-vous, dans l’ombre de la vertu, dans la réputation qui lui est si légitimement dûe. Quoiqu’à plusieurs égards la réputation soit un bien réel, & que l’amour qu’on a pour elle, soit raisonnable : j’avouerai cependant que c’est un bien foible avantage, quand c’est l’unique récompense qu’on attend d’une stérile vertu. Otez les plaisirs que la vanité tire de la réputation, tout l’avantage qu’un athée en peut espérer, n’aboutit qu’à l’amitié, qu’aux caresses & qu’aux services de ceux qui ont formé de son mérite des idées avantageuses. Mais qu’il ne s’y trompe point : ces douceurs de la vie ne trouvent pas une source abondante dans la réputation qu’on s’attire par la pratique d’une exacte vertu. Dans le monde fait comme il est, la réputation la plus brillante, la plus étendue & la plus utile, s’accorde moins à la vraie sagesse, qu’aux richesses, qu’aux dignités, qu’aux grands talens, qu’à la supériorité d’esprit, qu’à la profonde érudition. Que dis-je ? un homme de bien se procure-t-il une estime aussi vaste & aussi avantageuse, qu’un homme poli, complaisant, badin, qu’un fin railleur, qu’un aimable étourdi, qu’un agréable débauché ? Quelle utile réputation, par exemple, la plus parfaite vertu s’attire-t-elle, lorsqu’elle a pour compagne la pauvreté & la bassesse ? Quand par une espece de miracle, elle perce les ténebres épaisses qui l’accablent, sa lumiere frappe-t-elle les yeux de la multitude ? Echauffe-t-elle les cœurs des hommes, & les attire-t-elle vers un mérite si digne d’admiration ? Nullement. Ce pauvre est un homme de bien ; on se contente de lui rendre cette justice en très-peu de mots, & on le laisse joüir tranquillement des avantages foibles & peu enviés qu’il peut tirer de son foible & stérile mérite. Il est vrai que ceux qui ont quelque vertu, préserveront un tel homme de l’affreuse indigence ; ils le soûtiendront par de modiques bienfaits : mais lui donneront-ils des marques éclatantes de leur estime ? Se lieront-ils avec lui par les nœuds d’une amitié que la vertu peut rendre féconde en plaisirs purs & solides ? Ce sont-là des phénomenes qui ne frappent guere nos yeux. Virtus laudatur & alget. On accorde à la vertu quelques loüanges vagues ; & presque toûjours on la laisse croupir dans la misere. Si dans les tristes circonstances où elle se trouve, elle cherche du secours dans son propre sein ; il faut que par des nœuds indissolubles elle se lie à la religion, qui seule peut lui ouvrir une source inépuisable de satisfactions vives & pures.

Je vais plus loin. Je veux bien supposer les hommes assez sages pour accorder l’estime la plus utile à ce qui s’offre à leur esprit sous l’idée de la vertu. Mais cette idée est-elle juste & claire chez la plûpart des hommes ? Le contraire n’est que trop certain. Le grand nombre dont les suffrages décident d’une représentation, ne voit les objets qu’à travers ses passions & ses préjugés. Mille fois le vice usurpe chez lui les droits de la vertu ; mille fois la vertu la plus pure s’offrant à son esprit sous le faux jour de la prévention, prend une forme desagréable & triste.

La véritable vertu est resserrée dans des bornes extrèmement étroites. Rien de plus déterminé & de plus fixé qu’elle par les regles que la raison lui prescrit. A droite & à gauche de sa route ainsi limitée, se découvre le vice. Par-là elle est forcée de négliger mille moyens de briller & de plaire, & de s’exposer à paroître souvent odieuse & méprisable. Elle met au nombre de ses devoirs la douceur, la politesse, la complaisance : mais ces moyens assurés de gagner les cœurs des hommes, sont subordonnés à la justice ; ils deviennent vicieux dès qu’ils s’échapent de l’empire de cette vertu souveraine, qui seule est en droit de mettre à nos actions & à nos sentimens le sceau de l’honnête.

Il n’en est pas ainsi d’une fausse vertu : faite exprès pour la parade & pour servir le vice ingénieux qui trouve son intérêt à se cacher sous ce voile imposteur, elle peut s’arroger une liberté infiniment plus étendue ; aucune regle inalterable ne la gêne. Elle est la maîtresse de varier ses maximes & sa conduite selon ses intérêts, & de tendre toujours sans la moindre contrainte vers les récompenses que la gloire lui montre. Il ne s’agit pas pour elle de mériter la réputation, mais de la gagner de quelque maniere que ce soit. Rien ne l’empêche de se prêter aux foiblesses de l’esprit humain. Tout lui est bon, pourvû qu’elle aille à ses fins. Est-il nécessaire pour y parvenir, de respecter les erreurs populaires, de plier sa raison aux opinions favorites de la mode, de changer avec elle de parti, de se prêter aux circonstances & aux préventions publiques : ces efforts ne lui coûtent rien ; elle veut être admirée ; & pourvû qu’elle réussisse, tous les moyens lui sont égaux.

Mais combien ces vérités deviennent-elles plus sensibles, lorsqu’on fait attention que les richesses & les dignités procurent plus universellement l’estime populaire, que la vertu même ! Il n’y a point d’infamie qu’elles n’effacent & qu’elles ne couvrent. Leur éclat tentera toûjours fortement un homme que l’on suppose sans autre principe que celui de la vanité, en lui présentant l’appât flatteur de pouvoir s’enrichir aisément par ses injustices secretes ; appât si attrayant qu’en lui donnant les moyens de gagner l’estime extérieure du public, il lui procure en même tems la facilité de satisfaire ses autres passions, & légitime pour ainsi dire les manœuvres secretes, dont la découverte incertaine ne peut jamais produire qu’un effet passager, promptement oublié, & toûjours réparé par l’éclat des richesses. Car qui ne sait que le commun des hommes (& c’est ce dont il est uniquement question dans cette controverse) se laisse tyranniser par l’opinion ou l’estime populaire ? & qui ignore que l’estime populaire est inséparablement attachée aux richesses & au pouvoir ? Il est vrai qu’une classe peu nombreuse de personnes, que leurs vertus & leurs lumieres tirent de la foule, oseront lui marquer tout le mépris dont il est digne : mais s’il suit noblement ses principes, l’idée qu’elles auront de son caractere ne troublera ni son repos, ni ses plaisirs. Ce sont de petits génies, indignes de son attention. D’ailleurs les mepris de ce petit nombre de sages & de vertueux peuvent-ils balancer les respects & les soûmissions dont il sera environné, les marques extérieures d’une estime véritable que la multitude lui prodiguera ? Il arrivera même qu’un usage un peu généreux qu’il fera de ses thrésors mal acquis, les lui fera adjuger par le vulgaire, & surtout par ceux avec qui il partagera le revenu de ses fourberies.

Après bien des détours, M. Bayle est comme forcé de convenir que l’athéisme tend par sa nature à la destruction de la société : mais à chaque pas qu’il cede, il se fait un nouveau retranchement ; il prétend donc qu’encore que les principes de l’athéisme puissent tendre au bouleversement de la société, ils ne la ruineroient cependant pas, parce que les hommes n’agissent pas conséquemment à leurs principes, & ne reglent pas leur vie sur leurs opinions. Il avoue que la chose est étrange : mais il soûtient qu’elle n’en est pas moins vraie ; & il en appelle pour le fait aux observations du genre humain. « Si cela n’étoit pas, dit-il, comment seroit-il possible que les Chrétiens qui connoissent si clairement par une révélation soûtenue de tant de miracles, qu’il faut renoncer au vice pour être éternellement heureux & pour n’être pas éternellement malheureux ; qui ont tant d’excellens prédicateurs, tant de directeurs de conscience, tant de livres de dévotion ; comment seroit-il possible parmi tout cela, que les Chrétiens vécussent, comme ils font, dans les plus énormes déreglemens du vice » ? Dans un autre endroit en parlant de ce contraste, voici ce qu’il dit : « Ciceron l’a remarqué à l’égard de plusieurs Epicuriens, qui étoient bons amis, honnêtes-gens, & d’une conduite accommodée, non pas aux desirs de la » volupté, mais aux regles de la raison. Ils vivent mieux, dit-il qu’ils ne parlent ; au lieu que les autres parlent mieux qu’ils ne vivent. On a fait une semblable remarque sur la conduite des Stoïciens. Leurs principes étoient que toutes choses arrivent par une fatalité si inévitable, que Dieu lui-même ne peut ni n’a jamais pû l’éviter. « Naturellement cela devoit les conduire à ne s’exciter à n’user jamais ni d’exhortations, ni de menaces, ni de censures, ni de promesses. Cependant il n’y a jamais eu de Philosophes qui se soient servis de tout cela plus qu’eux ; & toute leur conduite faisoit voir qu’ils se croyoient entierement les maîtres de leur destinée ». De ces différens exemples, M. Bayle conclut que la religion n’est point aussi utile pour réprimer le vice, qu’on le prétend, & que l’athéisme ne cause point le mal que l’on s’imagine, par l’encouragement qu’il donne à la pratique du vice ; puisque de part & d’autre, on agit d’une maniere contraire aux principes que l’on fait profession de croire. Il seroit infini, ajoûte-t-il, de parcourir toutes les bisarreries de l’homme ; c’est un monstre plus monstrueux que les centaures & la chimere de la fable.

A entendre M. Bayle, l’on seroit tenté de supposer avec lui quelque obscurité mystérieuse dans une conduite si extraordinaire, & de croire qu’il y auroit dans l’homme quelque principe bisarre qui le disposeroit, sans savoir comment, à agir contre ses opinions quelles qu’elles fussent. C’est ce qu’il doit nécessairement supposer, ou ce qu’il dit ne prouve rien de ce qu’il veut prouver. Mais si ce principe, quel qu’il soit, loin de porter l’homme à agir constamment d’une maniere contraire à sa créance, le pousse quelquefois avec violence à agir conformément à ses opinions ; ce principe ne favorise en rien l’argument de M. Bayle. Si même après y avoir pensé, l’on trouve que ce principe si mystérieux & si bisarre n’est autre chose que les passions irrégulieres & les desirs dépravés de l’homme, alors bien loin de favoriser l’argument de M. Bayle, il est directement opposé à ce qu’il soûtient : or c’est-là le cas, & heureusement M. Bayle ne sauroit s’empêcher d’en faire l’aveu. Car quoiqu’il affecte communément de donner à la perversité de la conduite des hommes en ce point, un air d’incompréhensibilité, pour cacher le sophisme de son argument ; cependant, lorsqu’il n’est plus sur ses gardes, il avoue & déclare naturellement les raisons d’une conduite si extraordinaire. « L’idée générale, dit-il, veut qu’un homme qui croit un Dieu, un paradis, & un enfer, fasse tout ce qu’il connoît être agréable à Dieu, & ne fasse rien de ce qu’il sait lui être desagréable. Mais la vie de cet homme nous montre qu’il fait tout le contraire. Voulez-vous savoir la cause de cette incongruité ? la voici. C’est que l’homme ne se détermine pas à une certaine action plûtôt qu’à une autre, par les connoissances générales qu’il a de ce qu’il doit faire ; mais par le jugement particulier qu’il porte de chaque chose, lorsqu’il est sur le point d’agir. Or ce jugement particulier peut bien être conforme aux idées générales que l’on a de ce qu’on doit faire, mais le plus souvent il ne l’est pas. Il s’accommode presque toûjours à la passion dominante du cœur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes contractées, & au goût ou à la sensibilité qu’on a pour de certains objets ». c’est-là le cas, comme ce l’est en effet, on doit nécessairement tirer de ce principe une conséquence directement contraire à celle qu’en tire M. Bayle ; que si les hommes n’agissent pas conformément à leurs opinions, & que l’irrégularité des passions & des desirs soit la cause de cette perversité, il s’ensuivra à la vérité qu’un théiste religieux agira souvent contre ses principes, mais qu’un athée agira conformément aux siens ; parce qu’un athée & un théiste satisfont leurs passions vicieuses, le premier en suivant ses principes, & le second en agissant d’une maniere qui y est opposée. Ce n’est donc que par accident que les hommes agissent contre leurs principes, seulement lorsque leurs principes se trouvent en opposition avec leurs passions. On voit par-là toute la foiblesse de l’argument de M. Bayle, lorsqu’il est dépouillé de la pompe de l’éloquence & de l’obscurité qu’y jettent l’abondance de ses discours, le faux éclat de ses raisonnemens captieux, & la malignité de ses réflexions.

Il est encore d’autres cas, que ceux des principes combattus par les passions, où l’homme agit contre ses opinions ; & c’est lorsque ses opinions choquent les sentimens communs du genre humain, comme le fatalisme des Stoïciens, & la prédestination de quelques sectes chrétiennes : mais l’on ne peut tirer de ces exemples aucun argument pour soûtenir & justifier la doctrine de M. Bayle. Ce subtil controversiste en fait néanmoins usage, en insinuant qu’un athée qui nie l’existence de Dieu, agira aussi peu conformément à son principe, que le fataliste qui nie la liberté, & qui agit toûjours comme s’il la croyoit. Le cas est différent. Que l’on applique aux fatalistes la raison que M. Bayle assigne lui-même pour la contrariété qu’on observe entre les opinions & les actions des hommes, on reconnoîtra qu’un fataliste qui croit en Dieu, ne sauroit se servir de ses principes pour autoriser ses passions. Car, quoiqu’en niant la liberté, il en doive naturellement résulter que les actions n’ont aucun mérite, néanmoins le fataliste reconnoissant un Dieu, qui récompense & qui punit les hommes, comme s’il y avoit du mérite dans les actions, il agit aussi comme s’il y en avoit réellement. Otez au fataliste la créance d’un Dieu, rien alors ne l’empêchera d’agir conformément à son opinion ; ensorte que bien loin de conclurre de son exemple que la conduite d’un athée démentira ses opinions, il est au contraire évident que l’athéisme joint au fatalisme, réalisera dans la pratique les spéculations que l’idée seule du fatalisme n’a jamais pû faire passer jusques dans la conduite de ceux qui en ont soûtenu le dogme.

Si l’argument de M. Bayle est vrai en quelque point, ce n’est qu’autant que son athée s’écarteroit des notions superficielles & légeres que cet auteur lui donne sur la nature de la vertu & des devoirs moraux : en ce point, l’on convient que l’athée est encore plus porté que le théiste à agir contre ses opinions. Le théiste ne s’écarte de la vertu, qui, suivant ses principes, est le plus grand de tous les biens, que parce que ses passions l’empêchent, dans le moment de l’action, de considérer ce bien comme partie nécessaire de son bonheur. Le conflit perpétuel qu’il y a entre sa raison & ses passions, produit celui qui se trouve entre sa conduite & ses principes. Ce conflit n’a point lieu chez l’athée : ses principes le conduisent à conclurre que les plaisirs sensuels sont le plus grand de tous les biens ; & ses passions, de concert avec des principes qu’elles chérissent, ne peuvent manquer de lui faire regarder ce bien comme partie nécessaire de son bonheur ; motif dont la vérité ou l’illusion détermine nos actions. Si quelque chose est capable de s’opposer à ce desordre, & de nous faire regarder la vertu comme partie nécessaire de notre bonheur, sera-ce l’idée innée de sa beauté ? sera-ce la contemplation encore plus abstraite de sa différence essentielle d’avec le vice ? réflexions qui sont les seules dont un athée puisse faire usage : ou ne sera-ce pas plûtôt l’opinion que la pratique de la vertu, telle que la religion l’enseigne, est accompagnée d’une récompense infinie, & que celle du vice est accompagnée d’un châtiment également infini ? On peut observer ici que M. Bayle tombe en contradiction avec lui-même : là il voudroit faire accroire que le sentiment moral & la différence essentielle des choses suffisent pour rendre les hommes vertueux ; & ici il prétend que ces deux motifs réunis, & soûtenus de celui d’une providence qui récompense & qui punit, ne sont presque d’aucune efficacité.

Mais, dira M. Bayle, l’on ne doit pas s’imaginer qu’un athée, précisément parce qu’il est athée, & qu’il nie la providence, tournera en ridicule ce que les autres appellent vertu & honnêteté ; qu’il fera de faux sermens pour la moindre chose ; qu’il se plongera dans toutes sortes de desordres ; que s’il se trouve dans un poste qui le mette au-dessus des lois humaines, aussi-bien qu’il s’est déjà mis au-dessus des remords de sa conscience, il n’y a point de crime qu’on ne doive attendre de lui ; qu’étant inaccessible à toutes les considérations qui retiennent un théiste, il deviendra nécessairement le plus grand & le plus incorrigible scélérat de l’univers. Si cela étoit vrai, il ne le seroit que quand on regarde les choses dans leur idée, & qu’on fait des abstractions métaphysiques. Mais un tel raisonnement ne se trouve jamais conforme à l’expérience. L’athée n’agit pas autrement que le théiste, malgré la diversité de ses principes. Oubliant donc dans l’usage de la vie & dans le train de leur conduite, les conséquences de leur hypothese, ils vont tous deux aux objets de leur inclination ; ils suivent leur goût, & ils se conforment aux idées qui peuvent flatter l’amour propre : ils étudient, s’ils aiment la science ; ils préferent la sincérité à la fourberie, s’ils sentent plus de plaisir après avoir fait un acte de bonne foi, qu’après avoir dit un mensonge ; ils pratiquent la vertu, s’ils sont sensibles à la réputation d’honnête homme : mais si leur tempérament les pousse tous-deux vers la débauche, & s’ils aiment mieux la volupté que l’approbation du public, ils s’abandonneront tous deux à leur penchant, le théiste comme l’athée. Si vous en doutez, jettez les yeux sur les nations qui ont différentes religions, & sur celles qui n’en ont pas ; vous trouverez partout les mêmes passions. L’ambition, l’avarice, l’envie, le desir de se venger, l’impudicité, & tous les crimes qui peuvent satisfaire les passions, sont de tous les pays & de tous les siecles. Le Juif & le Mahométan, le Turc & le More, le Chrétien & l’Infidele, l’Indien & le Tartare, l’habitant de terre ferme & l’habitant des îles, le noble & le roturier ; toutes ces sortes de gens, qui sur la vertu ne conviennent, pour ainsi dire, que dans la notion générale du mot, sont si semblables à l’égard de leurs passions, que l’on diroit qu’ils se copient les uns les autres. D’où vient tout cela, sinon que le principe pratique des actions de l’homme n’est autre chose que le tempérament, l’inclination naturelle pour le plaisir, le goût que l’on contracte pour certains objets, le desir de plaire à quelqu’un, une habitude qu’on s’est formée dans le commerce de ses amis, ou quelqu’autre disposition qui résulte du fond de la nature, en quelque pays que l’on naisse, & de quelques connoissances que l’on nous remplisse l’esprit ? Les maximes que l’on a dans l’esprit laissent les sentimens du cœur dans une parfaite indépendance : la seule cause qui donne la forme à la différente conduite des hommes, sont les différens degrés d’un tempérament heureux ou malheureux, qui naît avec nous, & qui est l’effet physique de la constitution de nos corps. Conformément à cette vérité d’expérience, il peut se faire qu’un athée vienne au monde avec une inclination naturelle pour la justice & pour l’équité, tandis qu’un théiste entrera dans la société humaine accompagné de la dureté, de la malice & de la fourberie. D’ailleurs, presque tous les hommes naissent avec plus ou moins de respect pour les vertus qui lient la société : n’importe d’où puisse venir cette utile disposition du cœur humain ; elle lui est essentielle : un certain degré d’amour pour les autres hommes nous est naturel, tout comme l’amour souverain que nous avons chacun pour nous-même : delà vient que quand même un athée, pour se conformer à ses principes, tenteroit de pousser la scélératesse jusqu’aux derniers excès, il trouveroit dans le fond de sa nature quelques semences de vertu, & les cris d’une conscience, qui l’effrayeroit, qui l’arrêteroit, & qui feroit échoüer ses pernicieux desseins.

Pour répondre à cette objection qui tire un air ébloüissant de la maniere dont M. Bayle l’a proposée en divers endroits de ses ouvrages, j’avoüerai d’abord que le tempérament de l’homme est pour lui une feconde source de motifs, & qu’il a une influence très-étendue sur toute sa conduite. Mais ce tempérament forme-t-il seul notre caractere ? détermine-t-il tous les actes de notre volonté ? sommes-nous absolument inflexibles à tous les motifs qui nous viennent de dehors ? nos opinions, vraies ou fausses, sont-elles incapables de rien gagner sur nos penchans naturels ? Rien au monde n’est plus évidemment faux ; & pour le soûtenir il faut n’avoir jamais démêlé les ressorts de sa propre conduite. Nous sentons tous les jours que la réflexion sur un intérêt considérable nous fait agir directement contre les motifs qui sortent du fond de notre nature. Une sage éducation ne fait pas toûjours tout l’effet qu’on pourroit s’en promettre : mais il est rare qu’elle soit absolument infructueuse. Supposons dans deux hommes le même degré d’un certain tempérament & de génie : est-il sûr que le même caractere éclatera dans toute leur conduite ? L’un n’aura eu d’autre guide que son naturel ; son esprit assoupi dans l’inaction, n’aura jamais opposé la moindre réflexion à la violence de ses penchans ; toutes les habitudes vicieuses dérivées de son tempérament, auront le loisir de se former ; elles auront asservi sa raison pour jamais. L’autre, au contraire, aura appris dès l’âge le plus tendre à cultiver son bon sens naturel ; on lui aura rendu familiers des principes de vertu & d’honneur ; on aura fortifié dans son ame la sensibilité pour le prochain, de laquelle les semences y ont été placées par la nature ; on l’aura formé à l’habitude de refléchir sur lui-même, & de résister à ses penchans impérieux : ces deux personnes seront-elles nécessairement les mêmes ? cette idée peut-elle entrer dans l’esprit d’un homme judicieux ? Il est vrai qu’un trop grand nombre d’hommes ne démentent que trop souvent dans leur conduite le sentiment légitime de leurs principes, pour s’asservir à la tyrannie de leurs passions : mais ces mêmes hommes n’ont pas dans toutes les occasions une conduite également inconséquente ; leur tempérament n’est pas toûjours excité avec la même violence. Si un tel degré de passion détourne leur attention de la lumiere de leurs principes, cette passion moins animée, moins fougueuse, peut céder à la force de la réflexion, quand elle offre un intérêt plus grand que celui qui nous est promis par nos penchans. Notre tempérament a sa force, & nos principes ont la leur ; selon que ces forces sont plus ou moins grandes de côté & d’autre, notre conduite varie. Un homme qui n’a point de principes opposés à ses penchans, ou qui n’en a que de très foibles, tel que l’athée, suivra toûjours indubitablement ce que lui dicte son naturel ; & un homme dont le tempérament est combattu par les lumieres fausses ou véritables de son esprit, doit être souvent en état de prendre le parti de ses idées contre les intérêts de ses penchans. Les récompenses & les peines d’une autre vie sont un contrepoids salutaire, sans lequel bien des gens auroient été entraînés dans l’habitude du vice par un tempérament qui se seroit fortifié tous les jours. Souvent la religion fait plier sous elle le naturel le plus impérieux, & conduit peu à peu son heureux prosélyte à l’habitude de la vertu.

Les législateurs étoient si persuadés de l’influence de la religion sur les bonnes mœurs, qu’ils ont tous mis à la tête des lois qu’ils ont faites, les dogmes de la providence & d’un état futur. M. Bayle, le coryphée des incrédules, en convient en termes exprès. « Toutes les religions du monde, dit-il, tant la vraie que les fausses, roulent sur ce grand pivot ; qu’il y a un juge invisible qui punit & qui récompense après cette vie les actions de l’homme, tant intérieures qu’extérieures : c’est de là qu’on suppose que découle la principale utilité de la religion ». M. Bayle croit que l’utilité de ce dogme est si grande, que dans l’hypothese où la religion eût été une invention politique, c’eût été, selon lui, le principal motif qui eût animé ceux qui l’auroient inventée.

Les poëtes Grecs les plus anciens, Musée, Orphée, Homere, Hesiode, &c. qui ont donné des systèmes de théologie & de religion conformes aux idées & aux opinions populaires de leur tems, ont tous établi le dogme des peines & des récompenses futures comme un article fondamental. Tous leurs successeurs ont suivi le même plan ; tous ont rendu témoignage à ce dogme important : on en peut voir la preuve dans les ouvrages d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide & d’Aristophane, dont la profession étoit de peindre les mœurs de toutes les nations policées, greques ou barbares : & cette preuve se trouve perpétuée dans les écrits de tous les historiens & de tous les philosophes.

Plutarque, si remarquable par l’étendue de ses connoissances, a sur ce sujet un passage digne d’être rapporté. « Jettez les yeux, dit-il dans son traité contre l’épicurien Colotès, sur toute la face de la terre ; vous y pourrez trouver des villes sans fortification, sans lettres, sans magistrats réguliers, sans habitations distinctes, sans professions fixes, sans propriété, sans l’usage des monnoies, & dans l’ignorance universelle des beaux arts : mais vous ne trouverez nulle part une ville sans la connoissance d’un Dieu ou d’une religion, sans l’usage des vœux, des sermens, des oracles, sans sacrifices pour se procurer des biens, ou sans rits déprécatoires pour détourner les maux ». Dans sa consolation à Apollonius, il déclare que l’opinion que les hommes vertueux seront recompensés après leur mort, est si ancienne qu’il n’a jamais pû en découvrir ni l’auteur, ni l’origine. Cicéron & Seneque avoient déclaré la même chose avant lui. Sextus Empiricus voulant détruire la démonstration de l’existence de Dieu, fondée sur le consentement universel de tous les hommes, observe que ce genre d’argument prouveroit trop, parce qu’il prouveroit également la vérité de l’enfer fabuleux des poëtes.

Quelques diversités qu’il y eût dans les opinions des philosophes, quels que fussent les principes de politique que suivît un historien, quelque système qu’un philosophe eût adopté ; la nécessité de ce dogme général, je veux dire des peines & des récompenses d’une autre vie, étoit un principe fixe & constant, qu’on ne s’avisoit point de révoquer en doute. Le partisan du pouvoir arbitraire regardoit cette opinion comme le lien le plus fort d’une obéissance aveugle ; le défenseur de la liberté civile l’envisageoit comme une source féconde de vertus & un encouragement à l’amour de la patrie : & quoique son utilité eût dû être une preuve invincible de la divinité de son origine, le philosophe athée en concluoit au contraire qu’elle étoit une invention de la politique ; comme si le vrai & l’utile n’avoient pas nécessairement un point de réunion, & que le vrai ne produisît pas l’utile, comme l’utile produit le vrai. Quand je dis l’utile, j’entends l’utilité générale, & j’exclus l’utilité particuliere toutes les fois qu’elle se trouve en opposition avec l’utilité générale. C’est pour n’avoir pas fait cette distinction juste & nécessaire, que les sages de l’antiquité payenne, philosophes ou législateurs, sont tombés dans l’erreur de mettre en opposition l’utile & le vrai : & il en résulte que le philosophe négligeant l’utile pour ne rechercher que le vrai, a souvent manqué le vrai ; & que le législateur au contraire négligeant le vrai pour n’aller qu’à l’utile, a souvent manqué l’utile.

Mais pour revenir à l’utilité du dogme des peines & des récompenses d’une autre vie, & pour faire voir combien l’antiquité a été unanime sur ce point, je vais transcrire quelques passages qui confirment ce que j’avance. Le premier est de Timée le Locrien, un des plus anciens disciples de Pythagore, homme d’état, & qui suivant l’opinion de Platon, étoit consommé dans les connoissances de la Philosophie. Timée après avoir fait voir de quel usage est la science de la Morale pour conduire au bonheur un esprit naturellement bien disposé, en lui faisant connoître quelle est la mesure du juste & de l’injuste, ajoûte que la société fut inventée pour retenir dans l’ordre des esprits moins raisonnables, par la crainte des lois & de la religion. « C’est à l’égard de ceux-ci, dit-il, qu’il faut faire usage de la crainte des châtimens, soit ceux qu’infligent les lois civiles, ou ceux que fulminent les terreurs de la religion du haut du ciel & du fond des enfers ; châtimens sans fin, réservés aux ombres des malheureux ; tourmens dont la tradition a perpétué l’idée, afin de purifier l’esprit de tout vice ».

Polybe nous fournira le second passage. Ce sage historien extrèmement versé dans la connoissance du genre humain, & dans celle de la nature des sociétés civiles ; qui fut chargé de l’auguste emploi de composer des lois pour la Grece, après qu’elle eut été réduite sous la puissance des Romains, s’exprime ainsi en parlant de Rome. « L’excellence supérieure de cette république éclate particulierement dans les idées qui y regnent sur la providence des dieux. La superstition, qui en d’autres endroits ne produit que des abus & des desordres, y soûtient au contraire & y anime toutes les branches du gouvernement, & rien ne peut surmonter la force avec laquelle elle agit sur les particuliers & sur le public. Il me semble que ce puissant motif a été expressément imaginé pour le bien des états. S’il falloit à la vérité former le plan d’une société civile qui fût entierement composée d’hommes sages, ce genre d’institution ne seroit peut-être pas nécessaire : mais puisqu’en tous lieux la multitude est volage, capricieuse, sujette à des passions irrégulieres, & à des ressentimens violens & déraisonnables ; il n’y a pas d’autre moyen de la retenir dans l’ordre, que la terreur des châtimens futurs, & l’appareil pompeux qui accompagne cette sorte de fiction. C’est pourquoi les anciens me paroissent avoir agi avec beaucoup de jugement & de pénétration dans le choix des idées qu’ils ont inspirées au peuple concernant les dieux & un état futur ; & le siecle présent montre beaucoup d’indiscrétion & un grand manque de sens, lorsqu’il tâche d’effacer ces idées, qu’il encourage le peuple à les mépriser, & qu’il lui ôte le frein de la crainte. Qu’en résulte-t-il ? En Grece, par exemple, pour ne parler que d’une seule nation, rien n’est capable d’engager ceux qui ont le maniement des deniers publics, à être fideles à leurs engagemens. Parmi les Romains au contraire, la seule religion rend la foi du serment un garant sûr de l’honneur & de la probité de ceux à qui l’on confie les sommes les plus considérables, soit dans l’administration publique des affaires, soit dans les ambassades étrangeres ; & tandis qu’il est rare en d’autres pays de trouver un homme integre & desintéressé qui puisse s’abstenir de piller le public, chez les Romains rien n’est plus rare que de trouver quelqu’un coupable de ce crime ».

Ce passage mérite l’attention la plus sérieuse. Polybe étoit Grec ; & comme homme de bien, il aimoit tendrement sa patrie, dont l’ancienne gloire & la vertu étoient alors sur leur déclin, dans le tems que la prospérité de la république Romaine étoit à son comble. Pénétré du triste état de son pays, & observant les effets de l’influence de la religion sur l’esprit des Romains, il profite de cette occasion pour donner une leçon à ses compatriotes, & les instruire de ce qu’il regardoit comme la cause principale de la ruine dont ils étoient menacés. Un certain libertinage d’esprit avoit infecté les premiers hommes de l’état, & leur faisoit penser & débiter, que les craintes qu’inspire la religion ne sont que des visions & des superstitions ; ils croyoient sans doute faire paroître par la plus de pénétration que leurs ancêtres, & se tirer du niveau du commun du peuple. Polybe les avertit qu’ils ne doivent pas chercher la cause de la décadence de la Grece dans la mutabilité inévitable des choses humaines, mais qu’ils doivent l’attribuer à la corruption des mœurs introduite par le libertinage de l’esprit. Ce fut cette corruption qui affoiblit & qui énerva la Grece, & qui l’avoit pour ainsi dire conquise ; ensorte que les Romains n’eurent qu’à en prendre possession.

Mais si Polybe eût vécu dans le siecle suivant, il auroit pû adresser la même leçon aux Romains. L’esprit de libertinage, funeste avant-coureur de la chûte des états, fit parmi eux de grands progrès en peu de tems. La religion y dégénéra au point que César osa déclarer en plein sénat, avec une licence dont toute l’antiquité ne fournit point d’exemple, que l’opinion des peines & des récompenses d’une autre vie étoit une notion sans fondement. C’étoit-là un terrible pronostic de la ruine prochaine de la république.

L’esprit d’irreligion fait tous les jours des progrès ; il avance à pas de géant & gagne insensiblement tous les états & toutes les conditions. Les philosophes modernes, les esprits forts me permettront-ils de leur demander quel est le fruit qu’ils prétendent retirer de leur conduite ? Un d’eux, le célebre comte de Shaftsbury, aussi fameux par son irreligion que par sa réputation de citoyen zélé, & dont l’idée étoit de substituer dans le gouvernement du monde la bienveillance à la créance d’un état futur, s’exprime ainsi dans son style extraordinaire. « La conscience même, j’entens, dit-il, celle qui est l’effet d’une discipline religieuse, ne sera sans la bienveillance qu’une misérable figure : elle pourra peut-être faire des prodiges parmi le vulgaire. Le diable & l’enfer peuvent faire effet sur des esprits de cet ordre, lorsque la prison & la potence ne peuvent rien : mais le caractere de ceux qui sont polis & bienveillans, est fort différent ; ils sont si éloignés de cette simplicité puérile, qu’au lieu de régler leur conduite dans la société par l’idée des peines & des récompenses futures, ils font voir évidemment par tout le cours de leur vie, qu’ils ne regardent ces notions pieuses que comme des contes propres à amuser les enfans & le vulgaire ». Je ne demanderai point où étoit la religion de ce citoyen zélé lorsqu’il parloit de la sorte, mais où étoient sa prudence & sa politique ; car s’il est vrai, comme il le dit, que le diable & l’enfer ont tant d’effet, lors même que la prison & la potence sont inefficaces, pourquoi donc cet homme qui aimoit sa patrie, vouloit-il ôter un frein si nécessaire pour retenir la multitude & en restraindre les excès ? si ce n’étoit pas son dessein, pourquoi donc tourner la religion en ridicule ? Si son intention étoit de rendre tous les Anglois polis & bienveillans, il pouvoit aussi-bien se proposer de les faire tous mylords.

Strabon dit qu’il est impossible de gouverner le commun du peuple par les principes de la Philosophie ; qu’on ne peut faire d’impression sur lui que par le moyen de la superstition, dont les fictions & les prodiges sont la base & le soûtien ; que c’est pour cela que les législateurs ont fait usage de ce qu’enseigne la fable sur le tonnerre de Jupiter, l’égide de Minerve, le trident de Neptune, le thyrse de Bacchus, les serpens & les torches des Furies ; & de tout le reste des fictions de l’ancienne théologie, comme d’un épouvantail propre à frapper de terreur les imaginations puériles de la multitude.

Pline le naturaliste reconnoît qu’il est nécessaire pour le soûtien de la société, que les hommes croyent que les dieux interviennent dans les affaires du genre humain ; & que les châtimens dont ils punissent les coupables, quoique lents à cause de la diversité des soins qu’exige le gouvernement d’un si vaste univers, sont néanmoins certains & qu’on ne peut s’y soustraire.

Pour ne point trop multiplier les citations, je finirai par rapporter le préambule des lois du philosophe Romain ; comme il fait profession d’imiter Platon, qu’il en adopte les sentimens & souvent les expressions, nous connoîtrons par-là ce que pensoit ce Philosophe sur l’influence de la religion par rapport à la société : « Les peuples avant tout doivent être fermement persuadés de la puissance & du gouvernement des dieux, qu’ils font les souverains & les maîtres de l’univers, que tout est dirigé par leur pouvoir, leur volonté & leur providence, & que le genre humain leur a des obligations infinies. Ils doivent être persuadés que les Dieux connoissent l’intérieur de chacun, ce qu’il fait, ce qu’il pense, avec quels sentimens, avec quelle piété il remplit les actes de religion ; & qu’ils distinguent l’homme de bien d’avec le méchant. Si l’esprit est bien imbu de ces idées, il ne s’écartera jamais du vrai ni de l’utile. L’on ne sauroit nier le bien qui résulte de ces opinions, si l’on fait réflexion à la stabilité que les sermens mettent dans les affaires de la vie, & aux effets salutaires qui résultent de la nature sacrée des traités & des alliances. Combien de personnes ont été détournées du crime par la crainte des châtimens divins ! & combien pure & saine doit être la vertu qui regne dans une société, où les dieux immortels interviennent eux-mêmes comme juges & témoins » ! Voilà le préambule de la loi ; car c’est ainsi que Platon l’appelle. Ensuite viennent les lois, dont la premiere est conçue en ces termes : « Que ceux qui s’approchent des dieux soient purs & chastes ; qu’ils soient remplis de piété & exempts de l’ostentation des richesses. Quiconque fait autrement, dieu lui-même s’en fera vengeance. Qu’un saint culte soit rendu aux dieux, à ceux qui ont été regardés comme habitans du ciel, & aux héros que leur mérite y a placés, comme Hercule, Bacchus, Esculape, Castor, Pollux & Romulus. Que des temples soient édifiés en l’honneur des qualités qui ont élevé des mortels à ce degré de gloire, en l’honneur de la raison, de la vertu, de la piété & de la bonne foi ». A tous ces différens traits on reconnoit le génie de l’antiquité, & particulierement celui des législateurs, dont le soin étoit d’inspirer aux peuples les sentimens de religion pour le bien de l’état même. L’établissement des mysteres en est un autre exemple remarquable. Ce sujet important & curieux est amplement développé dans les dissertations sur l’union de la religion, de la morale, & de la politique, tirés par M. Silhouette d’un ouvrage de M. Warburton.

Enfin M. Bayle abandonne le raisonnement, qui est son fort : sa derniere ressource est d’avoir recours à l’expérience ; & c’est par-là qu’il prétend soûtenir sa these, en faisant voir qu’il y a eu des athées qui ont vécu moralement bien, & que même il y a eu des peuples entiers qui se sont maintenus sans croire l’existence de Dieu. Suivant lui, la vie de plusieurs athées de l’antiquité prouve pleinement que leur principe n’entraine pas nécessairement la corruption des mœurs ; il en allegue pour exemple Diagoras, Théodore, Evhemere, Nicanor & Hippon, philosophes, dont la vertu a paru si admirable à S. Clément d’Alexandrie, qu’il a voulu en décorer la religion & en faire autant de théistes, quoique l’antiquité les reconnoisse pour des athées décidés. Il descend ensuite à Epicure & à ses sectateurs, dont la conduite, de l’aveu de leurs ennemis, étoit irréprochable. Il cite Atticus, Cassius, & Pline le naturaliste. Enfin il finit cet illustre catalogue par l’éloge de la vertu de Vanini & de Spinosa. Ce n’est pas tout ; il cite des nations entieres d’athées, que des voyageurs modernes ont découvertes dans le continent & dans les îles d’Afrique & de l’Amérique ; & qui pour les mœurs l’emportent sur la plûpart des idolatres qui les environnent. Il est vrai que ces athées sont des sauvages, sans lois, sans magistrats, sans police civile : mais de ces circonstances il en tire des raisons d’autant plus fortes en faveur de son sentiment ; car s’ils vivent paisiblement hors de la société civile, à plus forte raison le feroient-ils dans une société, où des loix générales empêcheroient les particuliers de commettre des injustices.

L’exemple des Philosophes qui, quoique athées, ont vécu moralement bien, ne prouve rien par rapport à l’influence que l’athéisme peut avoir sur les mœurs des hommes en général, & c’est-là néanmoins le point dont il est question. En examinant les motifs différens qui engageoient ces Philosophes à être vertueux, l’on verra que ces motifs qui étoient particuliers à leur caractere, à leurs circonstances, à leur dessein, ne peuvent agir sur la totalité d’un peuple qui seroit infecté de leurs principes. Les uns étoient portés à la vertu par le sentiment moral & la différence essentielle des choses, capables de faire un certain effet sur un petit nombre d’hommes studieux, contemplatifs, & qui joignent à un heureux naturel, un esprit délicat & subtil : mais ces motifs sont trop foibles pour déterminer le commun des hommes. Les autres agissoient par passion pour la gloire & la réputation : mais quoique tous les hommes ressentent cette passion dans un même degré de force, ils ne l’ont pas tous dans un même degré de délicatesse : la plûpart s’embarrassent peu de la puiser dans des sources pures : plus sensibles aux marques extérieures de respect & de déférence qui l’accompagnent, qu’au plaisir intérieur de la mériter, ils marcheront par la voie la plus aisée & qui gênera le moins leurs autres passions, & cette voie n’est point celle de la vertu. Le nombre de ceux sur qui ces motifs sont capables d’agir est donc très-petit, comme Pomponace lui-même, qui étoit athée, en fait l’aveu. « Il y a, dit-il, quelques personnes d’un naturel si heureux, que la seule dignité de la vertu suffit pour les engager à la pratiquer, & la seule difformité du vice suffit pour le leur faire éviter. Que ces dispositions sont heureuses, mais qu’elles sont rares ! Il y a d’autres personnes dont l’esprit est moins héroïque, qui ne sont point insensibles à la dignité de la vertu ni à la bassesse du vice ; mais que ce motif seul, sans le secours des loüanges & des honneurs, du mépris & de l’infamie, ne pourroit point entretenir dans la pratique de la vertu & dans l’éloignement du vice. Ceux-ci forment une seconde classe ; d’autres ne sont retenus dans l’ordre, que par l’espérance de quelque bien réel ou par la crainte de quelque punition corporelle. Le législateur pour les engager à la pratique de la vertu, leur a présenté l’appât des richesses, des dignités, ou de quelque autre chose semblable ; & d’un autre côté il leur a montré des punitions, soit en leur personne, en leur bien, ou en leur honneur, pour les détourner du vice. Quelques autres d’un caractere plus féroce, plus vicieux, plus intraitable, ne peuvent être retenus par aucuns de ces motifs. A l’égard de ces derniers, le législateur a inventé le dogme d’une autre vie, où la vertu doit recevoir des récompenses éternelles, & où le vice doit subir des châtimens qui n’auront point de fin ; deux motifs dont le dernier a beaucoup plus de force sur l’esprit des hommes que le premier. Plus instruit pas l’expérience de la nature des maux que de celle des biens, on est plûtôt déterminé par la crainte que par l’espérance. Le législateur prudent & attentif au bien public, ayant observé d’une part le penchant de l’homme vers le mal, & de l’autre côté, combien l’idée d’une autre vie peut être utile à tous les hommes de quelque condition qu’ils soient, a établi le dogme de l’immortalité de l’ame, moins occupé du vrai que de l’utile, & de ce qui pouvoit conduire les hommes à la pratique de la vertu : & l’on ne doit pas le blâmer de cette politique ; car de même qu’un medecin trompe un malade afin de lui rendre la santé, de même l’homme d’état inventa des apologues ou des fictions utiles pour servir à la correction des mœurs. Si tous les hommes à la vérité étoient de la premiere classe, quoiqu’ils crussent leur ame mortelle, ils rempliroient tous leurs devoirs : mais comme il n’y en a presque pas de ce caractere, il a été nécessaire d’avoir recours à quelque autre expédient ».

Les autres motifs étoient bornés à leur secte ; c’étoit l’envie d’en soûtenir l’honneur & le crédit ; & de tâcher de l’anoblir par ce faux lustre. Il est étonnant jusqu’à quel point ils étoient préoccupés & possédés de ce desir. L’histoire de la conversation de Pompée & de Possidonius le stoïque, qui est rapportée dans les Tusculanes de Ciceron, en est une exemple bien remarquable : ô douleur, disoit ce Philosophe malade & souffrant ! tes efforts sont vains ; tu peux être incommode, jamais je n’avouerai que tu sois un mal. Si la crainte de se rendre ridicule en désavoüant ses principes, peut engager des hommes à se faire une si grande violence, la crainte de se rendre généralement odieux n’a pas été un motif moins puissant pour les engager à la pratique de la vertu. Cardan lui-même reconnoît que l’athéisme tend malheureusement à rendre ceux qui en sont les partisans, l’objet de l’exécration publique. De plus, le soin de leur propre conservation les y engageoit ; le magistrat avoit beaucoup d’indulgence pour les spéculations philosophiques : mais l’athéisme étant en général regardé comme tendant à renverser la société, souvent il déployoit toute sa vigueur contre ceux qui vouloient l’établir ; ensorte qu’ils n’avoient d’autre moyen de désarmer sa vengeance, que de persuader par une vie exemplaire, que ce principe n’avoit point en lui même une influence si funeste. Mais ces motifs étant particuliers aux sectes des philosophes, qu’ont-ils de commun avec le reste des hommes ?

A l’égard des nations de sauvages athées, qui vivent dans l’état de nature sans société civile, avec plus de vertu que les idolatres qui les environnent ; sans vouloir révoquer ce fait en doute, il suffira d’observer la nature d’une telle société, pour démasquer le sophisme de cet argument.

Il est certain que dans l’état de la société, les hommes sont constamment portés à enfraindre les lois. Pour y remédier, la société est constamment occupée à soûtenir & à augmenter la force & la vigueur de ses ordonnances. Si l’on cherche la cause de cette perversité, on trouvera qu’il n’y en a point d’autre que le nombre & la violence des desirs qui naissent de nos besoins réels & imaginaires. Nos besoins réels sont nécessairement & invariablement les mêmes, extrèmement bornés en nombre, extrèmement aisés à satisfaire. Nos besoins imaginaires sont infinis, sans mesure, sans regle, augmentant exactement dans la même proportion qu’augmentent les différens arts. Or ces différens arts doivent leur origine à la société civile : plus la police y est parfaite, plus ces arts sont cultivés & perfectionnés, plus on a de nouveaux besoins & ardens desirs ; & la violence de ces desirs qui ont pour objet de satisfaire des besoins imaginaires, est beaucoup plus forte que celle des desirs fondés sur les besoins réels, non-seulement parce que les premiers sont en plus grand nombre, ce qui fournit aux passions un exercice continuel ; non-seulement, parce qu’ils sont plus déraisonnables, ce qui en rend la satisfaction plus difficile, & que n’étant point naturels, ils sont sans mesure : mais principalement parce qu’une coûtume vicieuse a attaché à la satisfaction de ces besoins, une espece d’honneur & de réputation, qui n’est point attachée à la satisfaction des besoins réels. C’est en conséquence de ces principes, que nous disons que toutes les précautions, dont la prévoyance humaine est capable, ne sont point suffisantes par elles-mêmes pour maintenir l’état de la société, & qu’il a été nécessaire d’avoir recours à quelqu’autre moyen. Mais dans l’état de nature où l’on ignore les arts ordinaires, les besoins des hommes réels sont en petit nombre, & il est aisé de les satisfaire : la nourriture & l’habillement sont tout ce qui est nécessaire au soûtien de la vie ; & la Providence a abondamment pourvû à ces besoins ; ensorte qu’il ne doit y avoir guere de dispute, puisqu’il se trouve presque toûjours une abondance plus que suffisante pour satisfaire tout le monde.

Par-là, on peut voir clairement comment il est possible que cette canaille d’athées, s’il est permis de se servir de cette expression, vive paisiblement dans l’état de nature ; & pourquoi la force des lois humaines ne pourroit pas retenir dans l’ordre & le devoir une société civile d’athées. Le sophisme de M. Bayle se découvre de lui-même. Il n’a pas soûtenu ni n’auroit voulu soûtenir que ces athées, qui vivent paisiblement dans leur état présent, sans le frein des lois humaines, vivroient de même sans le secours des lois, après qu’ils auroient appris les différens arts, qui sont en usage parmi les nations civilisées ; il ne nieroit pas sans doute que dans la société civile, qui est cultivée par les arts, le frein des lois est absolument nécessaire. Or voici les questions qu’il est naturel de lui faire. Si un peuple peut vivre paisiblement hors de la société civile sans le frein des lois, mais ne sauroit sans ce frein vivre paisiblement dans l’état de société : quelle raison avez-vous de prétendre que, quoiqu’il puisse vivre paisiblement hors de la société sans le frein de la religion, ce frein ne devienne pas nécessaire dans l’état de société ? La réponse à cette question entraîne nécessairement l’examen de la force du frein qu’il faut imposer à l’homme qui vit en société : or nous avons prouvé qu’outre le frein des lois humaines, il falloit encore celui de la religion.

On peut observer qu’il regne un artifice uniforme dans tous les sophismes, dont M. Bayle fait usage pour soûtenir son paradoxe. Sa these étoit de prouver que l’athéisme n’est pas pernicieux à la société ; & pour le prouver, il cite des exemples. Mais quels exemples ? De sophistes, ou de sauvages, d’un petit nombre d’hommes spéculatifs fort au-dessous de ceux qui dans un état forment le corps des citoyens, ou d’une troupe de barbares & de sauvages infiniment au-dessous d’eux, dont les besoins bornés ne réveillent point les passions ; des exemples, en un mot, dont on ne peut rien conclurre, par rapport au commun des hommes, & à ceux d’entr’eux qui vivent en société. Voyez les dissertations de l’union de la religion, de la morale & de la politique de M. Warbuton, d’où sont extraits la plûpart des raisonnemens qu’on fait contre ce paradoxe de M. Bayle. Lisez l’article du Polythéisme, où l’on examine quelques difficultés de cet auteur. (X)