L’Encyclopédie/1re édition/ANTÉDILUVIENNE

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 493-495).
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ANTÉDILUVIENNE (Philosophie) ou état de la Philosophie avant le déluge. Quelques-uns de ceux qui remontent à l’origine de la Philosophie ne s’arrêtent pas au premier homme, qui fut formé à l’image & ressemblance de Dieu : mais, comme si la terre n’étoit pas un séjour digne de son origine, ils s’élancent dans les cieux, & la vont chercher jusques chez les Anges, où ils nous la montrent toute brillante de clarté. Cette opinion paroît fondée sur ce que nous dit l’Ecriture de la nature & de la sagesse des Anges. Il est naturel de penser qu’étant d’une nature bien supérieure à la nôtre, ils ont eu par conséquent des connoissances plus parfaites des choses, & qu’ils sont de bien meilleurs Philosophes que nous autres hommes. Quelques Savans ont poussé les choses plus loin ; car pour nous prouver que les Anges excelloient dans la Physique, ils ont dit que Dieu s’étoit servi de leur ministere pour créer ce monde, & former les différentes créatures qui le remplissent. Cette opinion, comme l’on voit, est une suite des idées qu’ils avoient puisées dans la doctrine de Pythagore & de Platon. Ces deux Philosophes, embarrassés de l’espace infini qui est entre Dieu & les hommes, jugerent à propos de le remplir de génies & de démons : mais, comme dit judicieusement M. de Fontenelle contre Platon, Hist. des Oracles, de quoi remplira-t-on l’espace infini qui sera entre Dieu & ces génies, ou ces démons mêmes ? car de Dieu à quelque créature que ce soit, la distance est infinie. Comme il faut que l’action de Dieu traverse, pour ainsi dire, ce vuide infini pour aller jusqu’aux démons, elle pourra bien aller aussi jusqu’aux hommes, puisqu’ils ne sont plus éloignés que de quelques degrés, qui n’ont nulle proportion avec ce premier éloignement. Lorsque Dieu traite avec les hommes par le moyen des Anges, ce n’est pas à dire que les Anges soient nécessaires pour cette communication, ainsi que Platon le prétendoit ; Dieu les y employe par des raisons que la Philosophie ne pénétrera jamais, & qui ne peuvent être parfaitement connues que de lui seul. Platon avoit imaginé les démons pour former une échelle par laquelle, de créature plus parfaite en créature plus parfaite, on montât enfin jusqu’à Dieu, desorte que Dieu n’auroit que quelques degrés de perfection par-dessus la premiere des créatures. Mais il est visible que, comme elles sont toutes infiniment imparfaites à son égard, parce qu’elles sont toutes infiniment éloignées de lui, les différences de perfection qui sont entr’elles disparoissent dès qu’on les compare avec Dieu : ce qui les éleve les unes au-dessus des autres, ne les approche guere de lui. Ainsi, à ne consulter que la raison humaine, on n’a besoin de démons, ni pour faire passer l’action de Dieu jusqu’aux hommes, ni pour mettre entre Dieu & nous quelque chose qui approche de lui plus que nous ne pouvons en approcher.

Mais si les bons Anges, qui sont les ministres des volontés de Dieu, & ses messagers auprès des hommes, sont ornés de plusieurs connoissances philosophiques ; pourquoi refuseroit-on cette prérogative aux mauvais Anges ? leur réprobation n’a rien changé dans l’excellence de leur nature, ni dans la perfection de leurs connoissances ; on en voit la preuve dans l’Astrologie, les augures, & les aruspices. Ce n’est qu’aux artifices d’une fine & d’une subtile dialectique, que le démon qui tenta nos premiers parens, doit la victoire qu’il remporta sur eux. Il n’y a pas jusqu’à quelques Peres de l’Eglise qui, imbus des rêveries platoniciennes, ont écrit que les esprits réprouvés ont enseigné aux hommes qu’ils avoient sû charmer & avec lesquels ils avoient eu commerce, plusieurs secrets de la nature ; comme la métallurgie, la vertu des simples, la puissance des enchantemens, & l’art de lire dans le ciel la destinée des hommes.

Je ne m’amuserai point à prouver ici combien sont pitoyables tous ces raisonnemens par lesquels on prétend démontrer que les Anges & les diables sont des Philosophes, & même de grands Philosophes. Laissons cette philosophie des habitans du ciel & du ténare ; elle est trop au-dessus de nous : parlons de celle qui convient proprement aux hommes, & qui est de notre ressort.

Adam le premier de tous les hommes a-t-il été Philosophe ? c’est une chose dont bien des personnes ne doutent nullement. En effet, nous dit Hornius, nous croyons qu’Adam avant sa chûte fut orné non-seulement de toutes les qualités & de toutes les connoissances qui perfectionnent l’esprit, mais même qu’après sa chûte il conserva quelques restes de ses premieres connoissances. Le souvenir de ce qu’il avoit perdu étant toûjours présent à son esprit, alluma dans son cœur un desir violent de rétablir en lui les connoissances que le péché lui avoit enlevées, & de dissiper les ténebres qui les lui voiloient. C’est pour y satisfaire, qu’il s’attacha toute sa vie à interroger la nature, & à s’élever aux connoissances les plus sublimes : il y a même tout lieu de penser qu’il n’aura pas laissé ignorer à ses enfans la plûpart de ses découvertes, puisqu’il a vêcu si long-tems avec eux. Tels sont à peu près les raisonnemens du docteur Hornius, auquel nous joindrions volontiers les docteurs Juifs, si leurs fables méritoient quelque attention de notre part. Voici encore quelques raisonnemens bien dignes du docteur Hornius, pour prouver qu’Adam a été Philosophe, & même Philosophe du premier ordre. S’il n’avoit été Physicien, comment auroit-il pû imposer à tous les animaux qui furent amenés devant lui, des noms qui paroissent à bien des personnes exprimer leur nature ? Eusebe en a tiré une preuve pour la Logique d’Adam. Pour les Mathématiques, il n’est pas possible de douter qu’il ne les ait sûes ; car autrement comment auroit-il pû se faire des habits de peaux de bêtes, se construire une maison, observer le mouvement des astres, & régler l’année sur la course du soleil ? Enfin ce qui met le comble à toutes ces preuves si décisives en faveur de la Philosophie d’Adam, c’est qu’il a écrit des Livres, & que ces Livres contenoient toutes les sublimes connoissances qu’un travail infatigable lui avoit acquises. Il est vrai que les Livres qu’on lui attribue sont apocryphes ou perdus : mais cela n’y fait rien. On ne les aura supposés à Adam, que parce que la tradition avoit conservé les titres des Livres authentiques dont il étoit le véritable auteur.

Rien de plus aisé que de réfuter toutes ces raisons : 1°. ce que l’on dit de la sagesse d’Adam avant sa chûte, n’a aucune analogie avec la Philosophie dans le sens que nous la prenons ; car elle consistoit cette sagesse dans la connoissance de Dieu, de soi-même, & sur-tout dans la connoissance pratique de tout ce qui pouvoit le conduire à la félicité pour laquelle il étoit né. Il est bien vrai qu’Adam a eu cette sorte de sagesse : mais qu’a-t-elle de commun avec cette Philosophie que produisent la curiosité & l’admiration filles de l’ignorance, qui ne s’acquiert que par le pénible travail des réflexions, & qui ne se perfectionne que par le conflit des opinions ? La sagesse avec laquelle Adam fut créé, est cette sagesse divine qui est le fruit de la grace, & que Dieu verse dans les ames mêmes les plus simples. Cette sagesse est sans doute la véritable Philosophie : mais elle est fort différente de celle que l’esprit enfante, & à l’accroissement de laquelle tous les siecles ont concouru. Si Adam dans l’état d’innocence n’a point eu de Philosophie, que devient celle qu’on lui attribue après sa chûte, & qui n’étoit qu’un foible écoulement de la premiere ? Comment veut-on qu’Adam, que son péché suivoit par-tout, qui n’étoit occupé que du soin de fléchir son Dieu, & de repousser les miseres qui l’environnoient, eût l’esprit assez tranquille pour se livrer aux stériles spéculations d’une vaine Philosophie ? Il a donné des noms aux animaux ; est-ce à dire pour cela qu’il en ait bien connu la nature & les propriétés ? Il raisonnoit avec Eve notre grand’mere commune, & avec ses enfans ; en conclurrez-vous pour cela qu’il sût la Dialectique ? avec ce beau raisonnement on transformeroit tous les hommes en Dialecticiens. Il s’est bâti une misérable cabane ; il a gouverné prudemment sa famille, il l’a instruite de ses devoirs, & lui a enseigné le culte de la religion : sont-ce donc là des raisons à apporter pour prouver qu’Adam a été Architecte, Politique, Théologien ? Enfin comment peut-on soûtenir qu’Adam a été l’inventeur des lettres, tandis que nous voyons les hommes long-tems même après le déluge se servir encore d’une écriture hiéroglyphique, laquelle est de toutes les écritures la plus imparfaite, & le premier effort que les hommes ont fait pour se communiquer réciproquement leurs conceptions grossieres ? On voit par-là combien est sujet à contradiction ce que dit l’ingénieux & savant auteur de l’Histoire critique de la Philosophie touchant son origine & ses commencemens : « Elle est née, si on l’en croit, avec le monde ; & contre l’ordinaire des productions humaines, son berceau n’a rien qui la dépare, ni qui l’avilisse. Au-travers des foiblesses & des begayemens de l’enfance, on lui trouve des traits forts & hardis, une sorte de perfection. En effet les hommes ont de tout tems pensé, refléchi, médité : de tout tems aussi ce spectacle pompeux & magnifique que présente l’univers, spectacle d’autant plus intéressant, qu’il est étudié avec plus de soin, a frappé leur curiosité ».

Mais, répondra-t-on, si l’admiration est la mere de la Philosophie, comme nous le dit cet Auteur, elle n’est donc pas née avec le monde, puisqu’il a fallu que les hommes, avant que d’avoir la Philosophie, ayent commencé par admirer. Or pour cela il falloit du tems, il falloit des expériences & des réflexions : d’ailleurs s’imagine-t-on que les premiers hommes eussent assez de tems pour exercer leur esprit sur des systèmes philosophiques, eux qui trouvoient à peine les moyens de vivre un peu commodément ? On ne pense à satisfaire les besoins de l’esprit, qu’après qu’on a satisfait ceux du corps. Les premiers hommes étoient donc bien éloignés de penser à la Philosophie : « Les miracles de la nature sont exposés à nos yeux long-tems avant que nous ayons assez de raison pour en être éclairés. Si nous arrivions dans ce monde avec cette raison que nous portâmes dans la salle de l’Opéra la premiere fois que nous y entrâmes, & si la toile se levoit brusquement ; frappés de la grandeur, de la magnificence, & du jeu des décorations, nous n’aurions pas la force de nous refuser à la connoissance des grandes vérités qui y sont liées : mais qui s’avise de s’étonner de ce qu’il voit depuis cinquante ans ? Entre les hommes, les uns occupés de leurs besoins n’ont guere eu le tems de se livrer à des spéculations métaphysiques ; le lever de l’astre du jour les appelloit au travail ; la plus belle nuit, la nuit la plus touchante étoit muette pour eux, ou ne leur disoit autre chose, sinon qu’il étoit l’heure du repos : les autres moins occupés, ou n’ont jamais eu occasion d’interroger la nature, ou n’ont pas eu l’esprit d’entendre la réponse. Le génie philosophe dont la sagacité secoüant le joug de l’habitude, s’étonna le premier des prodiges qui l’environnoient, descendit en lui-même, se demanda & se rendit raison de tout ce qu’il voyoit, a dû se faire attendre long-tems, & a pû mourir, sans avoir accrédité ses opinions ». Essai sur le mérite & la vertu, page 92.

Si Adam n’a point eu la Philosophie, il n’y a point d’inconvénient à la refuser à ses enfans Abel & Caïn : il n’y a que George Hornius qui puisse voir dans Caïn le fondateur d’une secte de Philosophie. Vous ne croiriez jamais que Caïn ait jetté les premieres semences de l’épicuréisme, & qu’il ait été Athée. La raison qu’Hornius en donne est tout-à-fait singuliere. Caïn étoit, selon lui, Philosophe, mais Philosophe impie & athée, parce qu’il aimoit l’amusement & les plaisirs, & que ses enfans n’avoient que trop bien suivi les leçons de volupté qu’il leur donnoit. Si l’on est Philosophe Epicurien, parce qu’on écoute la voix de ses plaisirs, & qu’on cherche dans un athéisme pratique l’impunité de ses crimes, les jardins d’Epicure ne suffiroient pas à recevoir tant de Philosophes voluptueux. Ce qu’il ajoûte de la ville que bâtit Caïn, & des instrumens qu’il mit en œuvre pour labourer la terre, ne prouve nullement qu’il fût Philosophe ; car ce que la nécessité & l’expérience, ces premieres institutrices des hommes, leur font trouver, n’a pas besoin des préceptes de la Philosophie. D’ailleurs on peut croire que Dieu apprit au premier homme le moyen de cultiver la terre, comme le premier homme en instruisit lui-même ses enfans.

Le jaloux Caïn ayant porté des mains homicides sur son frere Abel, Dieu fit revivre Abel dans la personne de Seth. Ce fut donc dans cette famille que se conserva le sacré dépôt des premieres traditions qui concernoient la religion. Les partisans de la Philosophie antédiluvienne ne regardent pas Seth seulement comme Philosophe, mais ils veulent encore qu’il ait été grand Astronome. Josephe faisant l’éloge des connoissances qu’avoient acquis les enfans de Seth avant le déluge, dit qu’ils éleverent deux colonnes pour y inscrire ces connoissances, & les transmettre à la postérité. L’une de ces colonnes étoit de brique, l’autre de pierre ; & on n’avoit rien épargné pour les bâtir solidement, afin qu’elles pussent résister aux inondations & aux incendies dont l’univers étoit menacé. Josephe ajoûte que celle de brique subsistoit encore de son tems. Je ne sai si l’on doit faire beaucoup de fond sur un tel passage. Les exagérations & les hyperboles ne coûtent gueres à Josephe, quand il s’agit d’illustrer sa nation. Cet Historien se proposoit sur-tout de montrer la supériorité des Juifs sur les Gentils, en matiere d’Arts & de Sciences : c’est-là probablement ce qui a donné lieu à la fiction des deux colonnes élevées par les enfans de Seth. Quelle apparence qu’un pareil monument ait pû subsister après les ravages que fit le déluge ? & puis on ne conçoit pas pourquoi Moyse, qui a parlé des Arts qui furent trouvés par les enfans de Caïn, comme la Musique, la Métallurgie, l’art de travailler le fer & l’airain, &c. ne dit rien des grandes connoissances que Seth avoit acquises dans l’Astronomie, de l’écriture dont il passe pour être inventeur, des noms qu’il donna aux astres, du partage qu’il fit de l’année en mois & en semaines.

Il ne faut pas s’imaginer que Jubal & Tubalcaïn ayent été de grands Philosophes : l’un pour avoir inventé la Musique ; & l’autre pour avoir eu le secret de travailler le fer & l’airain : peut-être ces deux hommes ne firent-ils que perfectionner ce qu’on avoit trouvé avant eux. Mais je veux qu’ils ayent été inventeurs de ces arts, qu’en peut-on conclurre pour la Philosophie ? Ne sait-on pas que c’est au hasard que nous devons la plûpart des arts utiles à la société ? Ce que fait la Philosophie, c’est de raisonner sur le génie qu’elle y remarque, après qu’ils ont été découverts. Il est heureux pour nous que le hasard ait prévenu nos besoins, & qu’il n’ait presque rien laissé à faire à la Philosophie. On ne rencontre pas plus de Philosophie dans la branche de Seth, que dans celle de Caïn ; on y voit des hommes à la vérité qui conservent la connoissance du vrai Dieu, & le dépôt des traditions primitives, qui s’occupent de choses sérieuses & solides, comme de l’agriculture & de la garde des troupeaux : mais on n’y voit point de Philosophes. C’est donc inutilement qu’on cherche l’origine & les commencemens de la Philosophie dans les tems qui ont précédé le déluge. Voyez Philosophie.