G. Charpentier (p. 362-372).

XIV

LA LÉGION ETRANGÈRE


C’était au mois d’août 1844. Muzza devenait chaque jour plus sombre et plus préoccupé : il recevait de fréquentes nouvelles, toutes mauvaises.

En effet, le Maroc, qui, malgré les traités, avait ravitaillé Abd-el-Kader, avait été attaqué par la France et défait à Tanger et Mogador.

Les marabouts parcouraient la tribu, excitant les Beni-Muzza à prendre leur part de la guerre sainte.

Le vieux chef hésitait, l’émir n’avait pas ses sympathies ; ce caractère cauteleux et souple n’avait rien de commun avec le sien.

Ne valait-il pas mieux demeurer tranquille et oublié dans la vallée, que d’aller combattre pour une politique que les gens d’honneur n’approuvaient pas ?

Les anciens de la tribu partageaient son avis, ils étaient les interprètes du peuple ; les Beni-Muzza ne prendraient pas part à la nouvelle guerre.

Mais, un matin, tous les échos de la vallée retentirent d’un bruit étrange.

De sourds roulements continus et profonds se faisaient entendre, la fusillade crépitait au-dessous même, dans les terres basses. C’était la patrie menacée, les frères tués, la vieille terre d’Afrique envahie ; les Beni-Muzza se levèrent comme un seul homme, les paisibles pasteurs furent instantanément transformés en soldats.

Cette chose intime, plus profonde que les sources même de la vie, cette chose qui s’éveille et frémit en nous, au bruit de la mitraille ennemie, venait de parler chez eux plus haut que l’intérêt personnel et la sûreté particulière.

— On se bat sur l’Isly, crièrent-ils en entourant la tente de Muzza ; l’Afrique est menacée, partons !…

— Bien, mes enfants, répondit le vieux cheik, allons défendre notre liberté ou mourir pour elle.

Il décrocha ses armes de guerre, et, monté sur son meilleur cheval, il partit avec tous les hommes valides de la tribu.

— Allah est grand, répétèrent les marabouts en voyant la vaillante troupe s’engager dans les défilés ; les Français vont être chassés d’Algérie et les Arabes seront pour toujours libres.

Chériffa, malheureuse et désespérée, se retira au plus profond de sa demeure, et involontairement le petit cœur de Miriam se serrait à se briser.

Au bout de trois jours la fusillade sembla diminuer d’intensité.

Cependant aucun homme de la tribu n’était revenu, on n’avait pas de nouvelles.

Tout à coup, au loin, dans la nuit, on entendit un long hennissement qui s’affaiblit peu à peu, et s’éteignit comme un râle de mort.

Chériffa se leva d’un bond, et essaya d’éloigner les serviteurs qui se pressaient affolés autour d’elle ; au même instant le vieux cheik entra.

Il était livide et se soutenait à peine. Le grand haïk dans lequel il s’enveloppait était à l’endroit de la poitrine tout marbré de larges taches de sang. Ses traits portaient l’empreinte d’un désespoir sans bornes :

— Nous sommes vaincus, dit-il en tombant sur la peau de lion qui recouvrait son divan ; c’en est fait de la liberté arabe, tous nos cavaliers sont morts ou dispersés, les Français sont nos maîtres. Allah est grand !… Je n’ai pas de fils ; ma race ne sera pas esclave, et moi, je vais mourir !…

Il entr’ouvrit son burnous et montra sa poitrine sanglante.

Chériffa se jeta aux pieds du blessé.

— Ô mon père bien-aimé, s’écria-t-elle, pourquoi n’être pas demeuré dans votre paisible vallée où vous étiez si heureux ?

— Pourquoi, ma fille ? Parce que le devoir m’appelait là-bas, où les nôtres se faisaient tuer !… Qu’importe de vivre, si nous devons être asservis ?

La jeune femme sanglotait.

L’enfant, qui comprenait tout ce qui se passait devant elle, demeurait pensive et sérieuse.

— Je ne t’ai jamais rien reproché, ma fille bien-aimée, continua Muzza d’une voix plus faible ; je ne t’ai jamais demandé ce que tu ne me disais pas : tu as été heureuse !… cela m’a suffi !… Qu’Allah et nos aïeux pardonnent à ma faiblesse paternelle !…

Elle voulut répondre, il lui fit signe de se taire.

— Les secrets du mari n’appartiennent pas à la femme, dit-il, ne parle pas. Mais il y a une chose que je confie à ton honneur ; à côté de la cassette où sont nos richesses, il y en a une seconde qui contient les papiers de l’émir, ses plans de campagne, le nom des chefs de tribu qui ont juré de l’aider dans sa tâche, plusieurs traités passés avec divers cheiks.

Il a confié autrefois ces documents d’une valeur incalculable à ma loyauté. Depuis il ne les a pas réclamés, parce qu’il les savait en sûreté.

Lorsque je n’y serai plus, défends-les jusqu’à la mort.

— Je le jure, murmura Chériffa.

Une écume noire vint franger les lèvres de Muzza.

Il rassembla ce qui lui restait de forces, et attirant le front de Miriam jusqu’à lui :

— Ma fille, dit-il d’une voix solennelle, je meurs heureux, malgré l’anéantissement de ma race et le désastre des miens, parce que je meurs pour le devoir et pour l’honneur ; ne l’oublie jamais !…

Il ferma les yeux : le dernier Muzza avait vécu !…

Mais son désir suprême a été réalisé ; l’enfant devenue femme n’a jamais oublié la dernière recommandation de l’aïeul mourant.

Que de fois, en remontant au plus lointain de ses souvenirs, n’a-t-elle pas revu cette scène de mort si simple et si émouvante : la kasbah ornée de trésors inestimables, d’armes et de tentures du plus grand prix ; une nuée de serviteurs empressés autour de cette jeune femme si belle, affaissée mourante au pied de la couche funèbre, où quelques chefs arabes, presque tous sanglants et mutilés, drapés farouches dans leurs haïks de guerre, le sabre hors du fourreau, entouraient le cadavre du dernier de leurs rois, de ce Muzza, pâle, grand dans son immobilité, le visage empreint d’une majesté sereine et irrésistible.

Au loin, dans la profondeur de la montagne, le rugissement du lion semblait continuer cet autre formidable rugissement, bien autrement terrible, qui venait trois jours durant d’ébranler ce coin de terre.

Que de fois, plus tard, Miriam, dans ses luttes et ses douleurs, n’a-t-elle pas entendu la voix de l’aïeul, dominant encore ses autres souvenirs ; que de fois ses dernières paroles n’ont-elles pas retenti à son oreille :

— C’est le devoir, ma fille ; va, imite-moi, quitte tout pour lui, ta vie, ou, chose mille fois plus atroce, celui que tu aimes !

Et… elle a obéi !…

Le lendemain, la fusillade, qui semblait s’être apaisée depuis deux jours, se réveilla plus vive et surtout plus proche.

Les cheiks qui avaient échappé au massacre d’Isly s’apprêtèrent à aller défendre l’entrée de la vallée.

— Restez, dit Chériffa, vous ne pouvez lutter ; laissez-moi négocier la paix. Votre dignité sera sauvegardée, et la France respectera vos familles et vos biens.

— Nous devons mourir, répondirent-ils simplement, le chef l’a dit. Lorsque les femmes demeureront seules, tu feras ce que tu voudras.

Ils partirent pour garder les défilés. Aucun d’eux n’est revenu.

À la tombée du jour, comme le soleil venait de se coucher derrière l’Atlas plus calme, plus beau que jamais, alors que l’ombre s’étendait mystérieuse et envahissante sur la vallée dépeuplée, au milieu de ce silence plein de douleurs et de larmes, on entendit tout à coup une explosion épouvantable de bruit d’armes, de hurlements indistincts mêlés aux cris plus faibles des femmes et des enfants qu’on égorgeait.

Hélas ! la guerre ! Quelles atrocités, quelles infamies n’entraîne-t-elle pas avec elle !…

C’était une bande de soldats étrangers, maraudeurs pour la plupart, qui avaient quitté le champ de bataille et, au hasard, avaient gravi les premiers escarpements de la montagne.

La petite troupe des Beni-Muzza leur avait tenu tête un instant, malgré leur courage et leur dévouement, ils avaient été écrasés par le nombre ; vaillamment ils étaient tombés jusqu’au dernier dans les gorges qu’ils s’étaient chargés de défendre.

Les maraudeurs, exaspérés de cette résistance inattendue, devinèrent derrière ce rempart vivant une proie bonne à prendre.

Comme des chacals alléchés par l’odeur du sang, ils se dirigèrent vers la tribu, massacrant tout ce qui se trouvait sur leur passage.

— Grâce ! criaient les femmes éperdues ; grâce !…

— Où est la demeure du chef ? demandèrent-ils dans un accent bizarre qui n’était ni l’arabe ni le français, et que nul ne comprit.

On ne la leur montra pas, mais ils la reconnurent à ses proportions, aux jardins qui l’entouraient, aux richesses qu’elle semblait contenir.

Chériffa, au bruit de cet indescriptible tumulte, avait rassemblé tous ses serviteurs autour d’elle ; et, debout, dans la pièce où Muzza avait rendu le dernier soupir, elle essayait de remonter le courage des siens.

— À mort ! à mort ! crièrent en entrant les soldats affolés.

Un instant, la jeune femme hésita : elle pouvait nommer son mari, dire qu’elle était Française ; mais ce qui restait de la tribu était là, sa famille, ses amis, tous ceux dont les pères et les frères s’étaient fait tuer dans la gorge pour sauver la liberté !

À ce moment, invoquer un nom qui ne pouvait être une sauvegarde que pour elle seule, devenait une lâcheté : elle le sentit. Aussi, faisant appel à tout son courage, elle se tut, et, ne reculant pas, elle attendit vaillamment la mort.

Déjà les baïonnettes menaçaient les têtes et les poitrines.

Un soldat, prononçant quelques mots d’arabe, s’approcha.

— Tu peux te sauver, dit-il.

M. de Sauvetat se faisait accompagner quelquefois dans ses visites, jusqu’à l’entrée des gorges, par des hommes dévoués : elle se crut reconnue.

— Seule ? demanda-t-elle hautaine et résolue, jamais !

— Oh ! qu’à cela ne tienne : avec qui tu voudras.

— Avec la tribu entière.

— Eh bien ! donne tout ce que tu possèdes d’or et de bijoux et tu pourras tout emmener avec toi.

— Volontiers.

Et Chériffa ouvrit un grand coffre placé derrière elle, et laissa voir deux cassettes.

— Prenez, dit-elle.

En même temps, elle tendit aux maraudeurs, dont les yeux brillèrent, le coffret où étaient enfermées ses richesses à elle.

Mais les soldats voulaient les deux.

— Et l’autre ? demandèrent-ils.

— Elle est sans valeur pour vous, dit la fille des Muzza en devenant toute pâle, il n’y a que des papiers sans importance.

— Tu mens, crièrent les pillards qui avaient vu son hésitation ; ce sont tes valeurs les plus précieuses.

Et ils s’élancèrent vers le coffret.

Chériffa le couvrit de son corps.

— À moi, mes amis, cria-t-elle en arabe à ses serviteurs, c’est un dépôt confié à l’honneur de mon père, défendons-le ensemble.

Tous se précipitèrent, une horrible mêlée s’ensuivit ; les femmes s’accrochaient aux baïonnettes qui leur déchiraient les flancs, elles mordaient les mains qu’elles pouvaient atteindre ; on n’entendait que des cris de douleur, des supplications, des blasphèmes c’était horrible !

Chériffa se défendait comme une lionne, son sang coulait de toutes parts ; les armes du vieux cheik étaient à sa portée, elle n’en avait cependant saisi aucune, elle cherchait simplement à éviter les coups, et surtout à sauvegarder la cassette de l’émir.

Mais les soldats étaient las de la lutte, les coups devinrent plus meurtriers ; chaque fois que Chériffa se relevait silencieuse et résolue, la baïonnette s’enfonçait dans son beau corps souple et en ressortait rouge jusqu’à la garde.

Tout à coup, comme elle retombait inerte, criblée de blessures, sans forces, presque sans vie, le galop effréné d’un cheval se fit entendre et s’arrêta droit devant la kasbah !

— Chériffa ! Chériffa ! France ! France !… put-on entendre.

Aussitôt un homme entra, ou plutôt se précipita comme un boulet au milieu du carnage, du sang, des cris d’agonie et des râles de mourant.

À sa vue, les armes s’abaissèrent, les fronts s’inclinèrent :

— Le général, murmurèrent les brigands affolés, tremblants de peur.

— Lâches ! s’écria celui-ci, lâches, qui tuez des femmes ! Ah ! c’est la légion étrangère !… Des Allemands !… Voleurs !… Assassins !…

Et de son revolver, M. de Sauvetat fracassa autour de lui autant de têtes qu’il avait de coups à tirer.

Les autres, enjambant les blessés et les cadavres, se précipitèrent dehors.

Mais lui, mal éclairé par la seule lampe fumeuse qui ne se fût pas éteinte dans la mêlée, ne voyait pas encore tout son malheur.

— Ô Chériffa ! Chériffa ! dit-il, Miriam ! où êtes-vous ? Miséricorde, si elles avaient pu fuir !

Un gémissement profond se fit entendre ; il s’élança ; il lui sembla que dans un faible soupir on bégayait son nom.

— Ô Pierre !… ce ne sont donc pas des Français qui m’ont tuée ?… dit-elle ; Dieu soit loué !…

Il se baissa et la souleva dans ses bras.

Cette Chériffa inerte et mourante, qu’il entrevoyait criblée de blessures, lui enlevait sa raison.

— Ma femme ! s’écria-t-il, mon amour, ma bien-aimée, ne me quitte pas ; oh ! reste, reste !…

— Enlève-moi d’ici, murmura-t-elle, je ne veux pas mourir dans ce carnage.

Il l’emporta dans la partie de la kasbah qui leur était réservée.

Miriam, à genoux contre sa petite couchette recouverte de peaux de cygnes, attendait sa mère. Nul, heureusement, n’avait soupçonné sa présence durant la tuerie.

— Ô mon trésor, demanda le général, pendant que de grosses larmes coulaient sur ses joues hâlées, pourquoi n’as-tu pas essayé de fuir ?

— J’avais juré à mon père de défendre les papiers de l’émir, je les ai sauvés ; les voici. Ab-el-Kader est ton ennemi, mais je te connais, tu brûleras ses secrets.

Il le jura tout en répétant :

— Pourquoi n’as-tu pas fui !…

Elle eut un pâle et beau sourire.

— C’était le devoir ! murmura-t-elle.

Et sa main déjà froide retomba sur la petite tête brune de l’enfant qui sanglotait à ses pieds.

— Pierre, dit-elle d’une voix qui s’en allait, elle est Française, emporte-la, cache-la bien… Ils essayeront de te la prendre, c’est la fille de leurs chefs… Emmène-la dans ce pays que j’aurais tant voulu voir, le tien ! le nôtre !… Change son nom, appelle-là Marianne, c’est presque le même.

Lui, farouche et désespéré, voulait mourir avec elle.

— Il faut vivre pour Miriam, fit-elle avec autorité ; elle a besoin d’être aimée.

— Ô ma mère, mère chérie ! dit l’enfant en couvrant de baisers les cheveux noirs de Chériffa, pourquoi vivre si loin de toi ?

— Pour toujours être vaillante et forte et rester à la hauteur de tous les dévouements. De tes pères du désert, ma fille, ne retiens que leur vieille devise, celle pour laquelle nous sommes tous morts.

Elle poussa un faible soupir.

— Je t’ai bien aimé, Pierre ; ne m’oublie pas !…

Elle réunit leurs deux mains dans la sienne :

— Pierre,… ma fille,… adieu !…

Et tournant péniblement la tête du côté de l’Orient où l’aurore blanchissait déjà dans les profondeurs de la nuit, son regard devint fixe et rayonnant, une expression d’ineffable quiétude remplaça les douloureux tiraillements qui crispaient ses traits depuis son agonie, elle sourit à quelque vision de l’autre monde, et, fermant ses beaux yeux :

— Ô Marianne !… murmura-t-elle dans un soupir faible comme le souffle d’un nouveau-né.

C’était le dernier.