G. Charpentier (p. 199-207).



DEUXIÈME PARTIE
LE SERMENT DE MIRIAM



I

VIEILLES CONNAISSANCES


Un an s’est écoulé depuis la condamnation de Marianne.

Il y a dix-huit mois que madame de Sauvetat est veuve et que Marguerite est orpheline.

Quoique l’engrenage quotidien de la vie paisible et somnolente de la petite ville ait repris dans ses rouages, un instant désorganisés, les divers personnages de ce récit, leurs existences se sont plus ou moins ressenties du drame auquel ils ont été mêlés.

M. Drieux, devenu, suivant la promesse de M. de Moussignac, l’heureux époux de Louise, a touché la dot, mais s’est trouvé dupé dans les influences dont avait tant parlé le vieil hobereau.

En effet, ces relations, qui dataient toutes de fort loin, s’étaient éteintes d’elles-mêmes déjà depuis longtemps, ou bien s’étaient éloignées, froissées d’une union généralement désapprouvée.

Cependant, une vieille amie de M. de Moussignac, la marquise de Montlezun, avait eu pitié des déceptions de M. Drieux ; elle était partie pour Paris, promettant de ne pas revenir sans que le talent du procureur ne reçoive une marque d’estime véritablement méritée. Au bout d’un mois elle était de retour.

— Le ministre, dit-elle, m’a proposé de vous nommer conseiller à Agen.

M. Drieux devient rayonnant.

— Conseiller à Agen !…

Il crut la chose faite.

— Quand la nomination paraîtra-t-elle au Moniteur ? demanda-t-il.

— Vous ne me laissez pas achever, dit-elle. Il m’a proposé la place dont je vous parle, mais on m’a donné à choisir, ailleurs… en haut lieu de vous voir conseiller, ou chevalier de Grégoire-le-Grand. Vu la grande piété de madame votre tante, j’ai…

M. Drieux poussa un cri. Il saisit le bras de la marquise.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle.

Et, tirant, de son sac de voyage, un parchemin et une médaille :

— J’ai remercié le ministre, continua-t-elle, et j’ai cru devoir accepter un insigne qui vous fait vraiment noble, et vous donne droit de cité dans notre monde.

Le procureur aurait volontiers étranglé la vieille ; il dut néanmoins se contenir, et il attacha sur sa poitrine le fameux ruban rouge, dont il dissimulait le plus possibles les lisérés étrangers et agaçants.

Au bout de quelque temps, peut-être pour faire honneur à la croix du saint père, il s’improvisa une noblesse subite. Le nom d’une vieille tour en ruines, ayant appartenu à son père, vint alors s’ajouter à son nom de Drieux, qui, aujourd’hui, comme autrefois celui de François, ne lui suffisait plus.

Il s’appelait donc maintenant Drieux de Pieussac. Depuis quelques jours même, il signait D. de Pieussac, sans qu’on criât trop fort dans le pays ; car, en Gascogne, on s’habitue facilement à ces noms ronflants, éclos du jour au lendemain, et on les accepte plus aisément encore, surtout lorsqu’en dessous on sent le nouvel écusson solidement doré.

Il était riche, en apparence heureux ; il donnait de bons dîners, allongeait plus que jamais ses manchettes et ses favoris, il avait grandi d’un pied et maigri de dix kilos, mais il ne pouvait s’habituer à l’absence de ces grandeurs qu’il avait rêvées, lorsqu’un événement inattendu vint lui mettre subitement le pied à l’étrier.

Une élection difficile se présenta à Roqueberre, des offres lui furent faites par le candidat officiel ; il n’hésita pas.

Lui, qui n’avait jusque-là, en politique, affirmé d’autre principe qu’un très léger cléricalisme, nécessité par le ruban qu’il portait, s’improvisa instantanément des convictions très arrêtées.

Avec un zèle qui rappelait l’enquête du procès de Sauvetat, il organisa des réunions, rédigea lui-même des professions de foi, surveilla l’affichage, accompagna le candidat dans toutes ses tournées, et, en définitive, trempa dans un tripotage assez louche d’urnes et de bulletins.

Le nouvel élu, dont l’influence était réelle, récompensa son zèle par la place de président au tribunal de Roqueberre.

Désormais inamovible, il s’en rapportait à l’habileté de son caractère et aux services à rendre encore à M. de Pialliac pour ne pas s’arrêter en si beau chemin.

Orphée Labarthe est toujours sceptique et bon, dévoué et moqueur.

Pour le quart d’heure, il bat des mains à une nouvelle intimité existant entre Étienne Delorme et le docteur Despax.

Ce dernier est un saint homme de docteur, nous l’avons dit, en lui fleurissent toutes les vertus, il implore souvent les lumières du Saint-Esprit, il sait se repentir de ses fautes.

C’est pour cela qu’après la scène des assises et l’admonestation sévère du président, il a généreusement fait des excuses à Étienne Delorme qui les a acceptées, et leur amitié est devenue plus étroite que jamais.

Ce n’est pas étonnant ! Les braves gens sympathisent si aisément entre eux !…

Du reste, on dirait que cette affaire si triste de crime et d’empoisonnement, en donnant à certaines personnalités, jusque-là très obscures, un bien mince relief, leur a porté bonheur.

Le croirait-on ?… La sublime combinaison de Despax a avorté, et cependant Viguebel a marié sa fille !…

Oui, quoique les cinq cent mille francs à toucher pour sa part lui aient fait défaut, le gendre tant rêvé, ce gendre phénix, introuvable jusque-là, a pointé à l’horizon.

Il est bon d’expliquer qu’il a toutes les qualités requises : gommeux sans le sou, avocat sans causes, ce qui a fait dire à Orphée le jour de la noce :

— Ne croirait-on pas vraiment que les imbéciles manquent ici ? En voilà encore un qui nous arrive !

Viguebel ne se plaint pas ; ses enfants s’entendent et se comprennent. De plus son gendre, M. Chanteclair, a été reçu dans quelques-unes des bonnes maisons de la ville, entre autres chez madame de Sauvetat.

Celle-ci, en effet, d’abord confinée dans une réclusion presque absolue et dans un deuil des plus austères, a consenti depuis peu de jours à voir quelques intimes pour produire sa fille et essayer de l’égayer.

M. et madame Chanteclair, qui sont du nombre des privilégiés, admirent la jeune femme et chantent ses louanges à tout venant.

Après la catastrophe de sa vie et le scandale du terrible procès de l’empoisonnement, Blanche retirée au plus profond de sa maison, aurait voulu pleurer éternellement, disait-elle, ceux qu’elle avait perdus ; mais Marguerite était là, Marguerite qui s’étiolait et dépérissait dans cette atmosphère de tristesse.

La veuve s’était alors oubliée pour faire place à la mère ; elle avait entr’ouvert sa porte et fait signe à quelques amis de venir chez elle.

Que voulez-vous, la vie a de ces impitoyables nécessités !…

— J’aime tant ma fille ! répétait-elle souvent à madame de Pieussac aujourd’hui sa meilleure amie ; ah ! il faut bien que ce soit pour elle.

Et Louise de Moussignac, attendrie, essuyait les yeux de Blanche, et s’inclinait devant ce dévouement sublime.

Mais sa grâce touchante et sa vertu au-dessus de toute épreuve ont accompli un autre miracle, affirme Étienne Delorme.

Jacques Descat et M. de Boutin, ses deux plus cruels ennemis, édifiés enfin sur son compte, ont abjuré toute prévention et sont revenus chez elle.

M. de Boutin, après avoir soigné et sauvé Jacques, l’avait, en effet, ramené chez lui à Roqueberre.

Là, aussitôt que le jeune homme avait pu sortir, peut-être pour hâter sa convalescence par quelque distraction, mais, à coup sûr, au grand ébahissement de tous ceux qui avaient connu sa misanthropie, le juge l’avait présenté dans quelques familles honorables de la meilleure société.

L’accueil qu’ils avaient reçu tous deux avait été des plus empressés.

Il n’y avait pas un homme de cœur qui ne serrât la main de Jacques ; pas une femme qui ne sentît son âme se fondre comme la neige au soleil devant ce beau garçon si triste, si pâle, si désespéré.

Il y avait deux mois que Marianne était partie pour la maison centrale où elle devait subir sa peine ; quelques jours seulement que Jacques revenait à la vie, lorsque M. de Boutin s’en alla rendre visite à madame de Sauvetat.

En apercevant le juge devant elle, Blanche devint livide et froide comme une morte.

— Que me voulez-vous ? murmura-t-elle, ne sachant pas ce que cette visite pouvait signifier.

— Vous demander pour moi et mon ami la permission de voir journellement votre fille, Madame, il en a le droit, Marguerite est sa pupille.

— Sa pupille ? Chaque jour !… Mais, c’est alors de Jacques que vous me parlez ? Il va donc habiter ici, Roqueberre. Ah !…

Et la veuve affolée, se cramponna pour ne pas tomber au chambranle de la cheminée.

M. de Boutin ne voulut pas remarquer sa terreur.

— Oui, Madame, dit-il, sans affectation, mais en appuyant légèrement sur chacune de ses paroles ; M. Descat quitte le barreau. Il ne plaidera plus.

Désormais, il vivra dans la propriété de sa mère, aux portes de la ville ; il pourra de cette façon se consacrer exclusivement aux intérêts de mademoiselle votre fille, dont il est le tuteur.

— Et… il ne retournera plus à Auch ?

— Ce n’est pas probable, Madame, Jacques souffre et ne veut ni se consoler ni oublier.

La veuve tressaillit jusqu’au plus profond des entrailles.

Durant quelques instants, ses fins sourcils rapprochés disaient l’intensité de ses réflexions.

— Qu’il vienne, répondit-elle enfin, je veux le voir.

Le lendemain, Jacques se présenta.

Le désespoir, plus encore que la maladie, avait bouleversé ses traits. Quelques fils d’argent zébraient ses cheveux bruns et abondants ; ses yeux devenus plus clairs et entourés d’un large cercle de bistre, avaient par instants des lueurs inquiétantes ; entre ses deux sourcils une ride profonde s’était creusée.

Vu ainsi, ravagé par la douleur, mais droit, résolu, et plus énergique que jamais, il fit à la veuve l’effet de la statue du commandeur : il était vraiment superbe et effrayant.

Pendant qu’il la saluait, elle eut comme une tentation folle de se jeter à ses genoux et de crier grâce devant cet homme ; pour la première fois peut-être de sa vie, elle sentit en elle un frisson étrange dans lequel son cœur se brisait.

Mais reprenant possession d’elle-même :

— Vous voulez vous rapprocher de votre pupille ? lui demanda-t-elle d’une voix dure et brève.

— Je l’ai promis, répondit-il simplement, je dois veiller sur elle.

— Et si je vous ferme la porte de ma maison, me prendrez-vous ma fille, comme c’est votre droit de tuteur ?

— Immédiatement.

— Ah !… Et vous la garderez chez vous, dans votre demeure, n’est-ce pas ?

— Non, Madame, elle ira dans un endroit déjà choisi, chez des personnes honorables qui la soigneront jusqu’à son mariage.

À ce dernier mot, madame de Sauvetat tressaillit plus profondément encore et regarda Jacques.

Le jeune homme était impassible.

— Et si Marguerite refuse ?…

— Elle acceptera. Voulez-vous que nous lui demandions tout de suite ?

— Non, dit-elle sombre et farouche, c’est inutile.

À grands pas, elle fit deux ou trois fois le tour du boudoir.

Au bout de quelques secondes, Jacques entendit un long sanglot étouffé ; il se retourna.

Le coude appuyé sur un bahut d’ébène, elle déchirait à pleines dents son mouchoir de batiste ; ses yeux brillaient, sa bouche se contractait douloureusement. Elle vint droit à lui et prit sa main par surprise.

Elle était tout près du jeune homme, suppliante et brisée :

— Soyons amis, voulez-vous ? dit-elle. Et plus bas, en s’inclinant, elle ajouta : Je vous en prie.

À son tour Jacques trembla de la tête aux pieds. Un éclair de sauvage colère passa sur ses traits fatigués ; il la regarda, courbée devant lui, avec une suprême expression de mépris, puis il rejeta sa main, et, pesant chacune de ses paroles :

— Je ne peux jamais oublier, moi, Madame, fit-il enfin, la voix mal assurée ; mais je ne vous reparlerai point du passé si vous le désirez, et vous serai reconnaissant de m’admettre chez vous.

Elle se laissa tomber sur sa chauffeuse avec un sentiment inexprimable de découragement et de dépit.

— Venez tous les jours si cela vous plaît, répondit-elle. Vous verrez Marguerite autant que vous le voudrez.

Jacques, impassible et sévère, se dirigea vers la porte.

Au moment où il allait la franchir, elle le rappela.

— À propos, dit-elle, M. de Boutin m’avait déjà fait la même demande que vous ; vous pourrez venir ensemble, je vous y autorise.

Il salua de nouveau et sortit aussi raide et aussi implacable qu’il était entré.

Elle le suivit des yeux et eut un étrange sourire. Puis, secouant sa torpeur :

— Ah ; monsieur Descat, dit-elle, vous êtes très fort, et mon cœur serait peut-être devenu lâche pour vous, mais ne me défiez pas, je saurai bien vous briser… vous ne me connaissez guère…