G. Charpentier (p. 150-157).



XVI

UNE PROPOSITION


Quelques jours plus tard, vers sept heures, et comme la nuit commençait à se faire noire, on remit à Jacques un petit billet arrivé par la poste. Il contenait ceci :

— Si vous voulez apprendre une chose très grave et très importante, trouvez-vous ce soir mardi, à huit heures, sur la route d’Auch, à la hauteur de la dernière maison.

Sans réfléchir, sans se demander quelle pouvait être la valeur d’une lettre qu’on n’avait pas eu le courage de signer, Jacques partit. L’obscurité était profonde, il pleuvait à torrents.

Le jeune homme marchait vite et ne faisait attention ni à la tempête qui tordait les arbres, ni aux sifflements du vent, ni aux rafales d’eau glacée qui trempaient ses vêtements et fouettaient son visage.

Une seule pensée et un seul but, éclairaient comme une étoile lumineuse la route obscure.

Marianne ! Ah si le hasard lui envoyait cette preuve qu’il cherchait !

Déjà il avait dépassé les dernières maisons, et malgré les ténèbres auxquelles son œil s’habituait, il ne distinguait aucun être vivant autour de lui.

Enfin derrière un pan de mur écroulé, il lui sembla voir une ombre se mouvoir.

Il attendit.

Un homme enveloppé d’un manteau, s’approcha :

— M. Descat ? appela tout bas une voix déguisée.

— C’est moi, répondit résolument le jeune homme, que voulez-vous ?

— Vous révéler une chose d’où dépend, à coup sûr, le sort de mademoiselle Marianne : voulez-vous venir avec moi ?

— Marchez, dit Jacques sans la moindre hésitation, je vous suis.

— Pas avant que vous m’ayez juré deux choses.

— Lesquelles ?

— Attendez, vous les saurez tout à l’heure ; mais pourquoi ne me demandez-vous pas mon nom ? C’est peut-être du courage de votre part, ou bien vous êtes armé…

Ici la voix trembla légèrement.

— Je ne suis pas armé, répondit Jacques ; je n’ai pas peur, parce qu’à part la tâche à laquelle je me suis voué, tout, même la vie, m’est indifférent.

— Oh ! nous ne sommes pas des malfaiteurs, mais seulement des gens prudents. Voilà l’explication de notre bizarre rendez-vous.

— Je ne vous en demandais pas tant, dit Jacques, encore une fois, cela m’est égal. Hâtez-vous seulement de me faire connaître les conditions que vous mettez à notre entretien.

— Vous êtes homme d’honneur ; vous allez d’abord me donner votre parole d’honnête homme de ne jamais révéler à âme qui vive ce que nous vous dirons. Ensuite vous nous payerez la somme que nous vous demanderons si notre proposition vous agrée.

— Je ne ferai part à personne de ce que vous me révélerez, dit Jacques en étendant la main, je vous le jure, et si ce que vous avez à me dire peut m’aider à sauver Marianne, je vous donnerai la moitié de ma fortune : un million.

À ces mots, si l’obscurité avait été moins profonde, on aurait pu voir briller dans l’ombre deux prunelles aussi ardentes que celles d’un loup à jeun.

— Venez, dit la voix.

Les deux hommes descendirent un sentier à peu près impraticable, où à chaque minute ils trébuchaient l’un et l’autre.

Enfin, ils arrivèrent à la porte d’une maisonnette située au milieu des arbres.

Entre les ais mal joints des contrevents disloqués, on voyait, au premier, briller une faible lumière.

— Entrez, dit le guide à Jacques, et montez l’escalier qui est tout droit devant vous.

Jacques, avec le pied, trouva en effet derrière la porte entre-bâillée la première marche d’un escalier de bois.

Il monta une vingtaine de degrés environ, et tout en haut, une deuxième porte s’étant encore ouverte, il se trouva dans une petite pièce éclairée par une seule bougie et par la flamme claire de quelques têtes de maïs qui flambaient dans la cheminée.

Un homme était debout devant l’âtre.

Jacques reconnut l’expert Viguebel.

Il se retourna vivement. Le docteur Despax, débarrassé de son manteau, était derrière lui.

L’avocat ne fut pas étonné de voir le second, ayant reconnu le premier. On les accusait vaguement en ville de s’associer pour certains commerces illicites où l’honnêteté médicale et la bourse des clients n’étaient pas précisément ce qu’ils ménageaient le plus.

Le docteur sourit, et mettant un doigt sur ses lèvres :

— Vous avez juré !… dit-il.

— Et je jure encore de me taire, répondit gravement le jeune homme. Parlez, qu’avez-vous à me dire ? Sur tout ce que j’ai de plus sacré, je vous donne ma parole que votre nom ne sera jamais prononcé par moi.

— C’est très sérieux, fit Despax en avançant une chaise ; asseyez-vous.

Jacques obéit et s’assit entre les deux experts. Viguebel, suivant son habitude, tremblait, mais n’ouvrait pas la bouche.

— Nous avons eu le triste honneur d’être appelés par M. le juge d’instruction, commença M. Despax ; vous savez sans doute, en votre qualité de défenseur de la prévenue, le résultat de nos analyses médico-légales ?

L’avocat fit un signe de la tête.

— M. Gaste et M. Labarthe, continua Despax, ont trouvé le corps de M. de Sauvetat saturé de poison. Que diriez-vous, si tout cela était faux, si à la place d’un rapport foudroyant, on vous établissait de bonnes petites conclusions prouvant comme un et un font deux, que M. de Sauvetat n’a pas été empoisonné le moins du monde ; que l’acétate de plomb vu par M. Gaste est une chimère, qu’il n’y avait nulle part une parcelle de poison dans ce qui nous a été confié, que votre cousin enfin a succombé à une hépatite des mieux caractérisées, comme l’avait diagnostiqué M. Delorme ?

— Comment ! s’écria Jacques, suffoquant de joie, ce que vous me dites là est vrai, exact ?… En votre âme et conscience, il n’y a pas de poison ?… Vous êtes d’opinions différentes, deux contre deux. Oh ! mais alors, je la sauverai, elle me sera rendue !…

Et Jacques, haletant, pâle comme la mort, mourant de bonheur, à la perspective de cette révélation si peu attendue, arracha d’un geste brusque sa cravate, car l’émotion l’étranglait.

Devant cette expansion, Despax pouvait à peine se contenir, et si la préoccupation de Jacques eût été moins intense, il eût pu entendre le docteur murmurer, en grattant le bout de son nez d’une longueur démesurée :

— Un million !

Cette perspective avait également rassuré Viguebel, il ne tremblait plus. Il pensait qu’avec la moitié de la somme lui revenant, il pourrait enfin trouver un mari à sa fille, pauvre petite naine à moitié idiote, ridicule, prétentieuse, hystérique, disait-on, par-dessus le marché.

Jusqu’ici les chiendents et les rhubarbes du pharmacien n’avaient guère attiré d’épouseurs.

Mais avec 250,000 francs de dot ne viendrait-il pas quelque avocat sans cause, ou quelque gommeux sans sous ni maille, prêt à se charger de son implacable héritière ?

Pendant quelques minutes, Jacques, ployant sous l’émotion, avait essayé de réfléchir.

— Vous ne vous trompez pas ? demanda-t-il enfin, c’est bien sûr ? Votre opinion est sérieusement arrêtée, et c’est sur des bases certaines que vous l’établissez ?

— Hippocrate dit oui, prononça finement Despax, Galien dit non. Le reste des matières a été employé hier pour les dernières expériences, il n’y a donc plus de contre-expertise possible. Nous sommes deux contre deux ; où est la vérité, où est l’erreur ? Si vous avez du talent, et vous en avez, maître, le reste est facile à deviner.

Les yeux de Jacques s’agrandirent dilatés par une idée qui pointait au fond de son esprit.

— C’est en votre âme et conscience que vous m’affirmez tous deux qu’il n’y a pas de poison ? répéta-t-il. C’est votre conviction sincère, loyale et intime ? Vous le signerez et vous ferez le contre-rapport, aussi clair, aussi net que l’autre ?

— Il est tout fait, répondit Despax en montrant un volumineux dossier, et nous allons le signer tous deux, avec toute espèce de preuves à l’appui, des citations d’auteurs, tout ce que vous voudrez enfin ; mais en même temps vous apposerez, vous, votre signature sur des lettres de change représentant toutes ensemble la somme que vous avez fixée vous-même.

Et une deuxième fois les yeux de Despax brillèrent comme ceux d’un chat sauvage qui va s’élancer sur sa proie.

Devant ce regard, les sourcils de Jacques se froncèrent tout à fait.

— J’exige votre parole d’honneur, dit-il d’une voix impérieuse, que vous n’avez pas trouvé de poison dans le corps de M. de Sauvetat.

Despax haussa les épaules et allongea les lèvres :

— Mon cher, fit-il dédaigneusement, si vous voulez qu’on vous mette les points sur les i, je vais le faire ; mais je vous supposais plus homme d’esprit que cela :

L’acétate de plomb se trouve en quantité considérable et presque incalculable dans les organes que nous avons analysés ; seulement, fit-il hypocritement, la peur du scandale d’un côté, car vous savez que l’Évangile nous le défend, et de l’autre votre générosité nous font passer sur ce détail. En toute tranquillité de conscience, nous signerons, et nous soutiendrons ce que nous aurons signé aux assises.

Que vous font les arrangements que nous prendrons avec nous-mêmes, si notre rapport vous fait sauver Marianne. Du reste, conclut-il cyniquement, vous ne paierez qu’après votre mariage.

Jacques se leva. Au dehors la tempête s’était tout à fait déchaînée, et le vent, s’engouffrant sous le toit délabré de la maisonnette, semblait vouloir tout entraîner avec lui : mais le jeune homme étendit le bras, et domina de sa voix courroucée les éclats de l’ouragan :

— Misérables, s’écria-t-il. Arrière ! Celle que je défends est innocente, je la sauverai tout seul, je n’ai pas besoin de vous. Si les hommes la condamnent, mon amour et ma volonté la réhabiliteront. Quant à vous, je vous tue comme deux chiens si jamais vous prononcez son nom !

— Oh ! pas tant d’éclat, mon jeune maître, interrompit Despax ; réfléchissez bien : avec nous vous la sauverez, sans nous tout est dit.

— J’aime mieux la perdre à jamais, que l’avoir au prix que vous me proposez ! s’écria Jacques. Si je la sauve, c’est parce que son innocence aura été plus forte que toutes les préventions, si la fatalité est contre elle, j’attendrai que les événements l’obligent à parler. Quant à vos propositions odieuses, gardez-les pour qui est capable de les écouter.

Signez tout ce que vous voudrez, mensonge ou vérité, je m’en lave les mains. Cependant, si vous faisiez un contre-rapport et dans le sens que vous disiez tout à l’heure, prenez garde ! Je veux lutter au grand jour, je veux faire triompher une cause juste entre toutes ; mais je ne veux appeler à mon aide que la vérité.

— Vous nous menacez, dit Despax ; pourtant vous ne pouvez rien contre nous, car vous avez juré de vous taire.

L’œil du jeune homme s’enflamma.

— Je peux vous tuer comme des bandits que vous êtes, dit-il froidement.

Viguebel tomba à deux genoux.

— Grâce cria-t-il ne joignant les mains ; je ne signerai rien, monsieur Descat, je vous le jure sur la tête de ma fille.

— Tu signeras, triple brute, rugit Despax, pas un autre rapport, mais bien le rapport de Gaste, et aux assises c’est moi qui en soutiendrai les conclusions. On verra alors qu’il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi, ajouta-t-il avec le regard que la vipère impuissante doit jeter sur celui qui lui a arraché son dard.

— Je n’ai peur de personne, Monsieur, répliqua Jacques. Je tâche de ne jamais froisser ma conscience, je la mets au-dessus de tout, même de mon bonheur ; pour le reste, je m’en rapporte à ma volonté.

Il sortit de la chaumière après avoir lancé aux deux complices un foudroyant regard. Il reprit le chemin de Roqueberre, le cœur moins rempli d’espérance qu’au départ, mais sans un regret pour ce que sa loyauté lui avait dicté, avec un sentiment de mépris en plus pour la bassesse et l’ignominie de certaines natures.