G. Charpentier (p. 120-140).



XIV

UN AVOCAT D’OFFICE


— L’analyse est terminée, Mademoiselle, dit M. de Boutin à Marianne en entrant le lendemain dans sa cellule ; le résultat est foudroyant.

Ses grands yeux se remplirent de larmes.

— Hélas ! balbutia-t-elle, c’était bien à prévoir.

— Mais, continua le juge, vous allez enfin parler, n’est-ce pas ? Je ne peux plus demeurer ainsi, malheureux et désespéré, convaincu que vous n’êtes pas coupable et que la justice est sur le point de consommer une de ses terribles erreurs, trop souvent hélas ! irréparables. Mieux vaudrait mourir.

Vous n’allez pas me laisser, en présence de mon devoir à accomplir sans m’aider à déchiffrer ce mystère que je pressens et que vous seule pouvez éclaircir ! Je vous en supplie, si vous n’avez pas pitié de vous, ayez pitié de moi !

Elle regarda le magistrat.

Une rougeur légère envahit son front ; mais, se remettant aussitôt :

— Un mystère, dit-elle, je n’en connais pas, Monsieur ; vous vous trompez. M. de Sauvetat est mort ; vos experts se sont prononcés ; c’est moi que tout accuse, à quoi bon me défendre ?

Devant cette résistance opiniâtre. M. de Boutin se sentit frappé de stupeur.

— Ah ! s’écria-t-il en tressaillant profondément, ce n’est pas vous qui l’avez tué ! Non, sur mon âme ! Je suis sûr de votre innocence, mais vous l’aimiez et vous ne voulez plus vivre parce qu’il est mort !

Marianne envoya au juge un de ces étranges regards que nul ne pouvait définir.

— Vous vous trompez, dit-elle lentement, en laissant tomber ses paroles une à une ; ce n’était pas lui que j’aimais ainsi, et je lui avais, au contraire, promis de vivre… Mais si, à ses chères cendres irritées, il faut une victime, ne vaut-il pas mieux que ce soit moi qu’une autre… moi, la délaissée, l’oubliée, moi dont nul ne se souviendra demain, et qui n’ai ni nom, ni patrie, ni famille ?

Et, en disant ces mots, elle appuya son front blanc sur sa petite main pâle, où les veines bleues se dessinaient maintenant sous la peau amincie.

Le magistrat se rapprocha d’elle.

— Vous êtes cruelle pour ceux qui vous aiment, dit-il. D’ailleurs, pourquoi vous calomnier et vous méconnaître vous-même ? Êtes-vous vraiment de ces femmes qu’on oublie et que l’on méprise ? N’êtes-vous pas plutôt une de ces saintes créatures, anges bénis de la famille, gardiennes adorées du foyer domestique, devant lesquelles tout homme devrait s’agenouiller ? Votre souvenir n’est-il pas de ceux qu’on garde éternellement intacts et vénérés, et que les générations se transmettent avec le même sentiment de respect et d’amour ineffaçable ?

Marianne ne répondait pas, mais de grosses larmes gonflaient ses paupières, tandis que son sein se soulevait avec violence.

Était-ce donc vrai ? Un être sur terre l’aimait-il encore de cet amour complet, inviolable, respectueux et absolu ?

Comme pour répondre à ce doute qu’elle ne formulait pas, M. de Boutin reprit :

— Voulez-vous me promettre que si, d’ici à deux jours, un honnête homme vient en s’agenouillant à vos pieds, vous offrir son nom, vous vous laisserez sauver par lui ?

Elle se leva avec une sorte de frayeur.

— Si ce que vous dites là pouvait arriver, s’écria-t-elle, ce serait un immense malheur !

— Un malheur ! interrompit le juge ; ah ! vous blasphémez ! Avouez donc, au contraire, que ce serait la plus juste et la plus méritée des réparations.

— Vous ne pouvez pas me comprendre… la vérité n’en serait pas plus connue pour cela. Les choses suivraient le même cours, et moi, il me faudrait briser un cœur loyal et bon.

M. de Boutin ne cachait pas son désespoir.

— Qui donc vous décidera ? demanda-t-il complètement découragé ; quelle est la force qui vous fera parler ?…

— Il n’y en a pas. L’enchaînement terrible des événements veut que je sois coupable ; rien au monde, rien ne saurait m’empêcher de l’être.

— Ou de le paraître, répondit le juge.

Et à bout de forces, il s’inclina.

— Je suis obligé d’attendre votre décision, reprit-il plus bas, je vous crois innocente ; malheureusement vous et… l’autre… avez été habiles ; il n’y a ni une trace, ni une preuve, je ne puis rien sans vous. Mais le jour où vous voudrez que justice se fasse, je serai là, pensez-y !

Elle lui tendit la main, plus émue qu’elle ne voulait le paraître :

— Merci, dit-elle, la voix tremblante, merci ; je n’oublie jamais rien. Je me souviendrai de vous, je vous le jure…

M. de Boutin fit quelques pas vers la porte.

Au moment d’en franchir le seuil, il se retourna.

— Il vous faut un avocat, lui dit-il, les usages ne vous permettent pas de vous en passer. Qui désirez-vous pour défenseur ?

Une pâleur mortelle blanchit les joues de Marianne, pendant que ses yeux semblaient regarder bien loin devant elle :

— Je ne connais plus personne sur terre, murmura-t-elle enfin tout bas ; à part vous, Monsieur, qui donc se souvient encore de moi ? Je suis morte, bien morte pour tous. Envoyez-moi le premier qui se présentera ; agréé par vous, je l’accepte d’avance.

M. de Boutin la salua profondément et sortit sans ajouter une parole, mais en proie à une émotion qui arrivait aux dernières limites.

Ce même jour, vers quatre heures, la prisonnière était accoudée sur la petite table en bois blanc, où se voyait encore intact le repas du matin.

Les premières ombres du soir commençaient à estomper de noir les murs blancs et nus de la cellule.

On était précisément à cet instant où, en hiver, le jour disparaît et se couche dans le brouillard. Au froid devenu plus intense se joint alors l’humidité qui pénètre jusqu’à la moelle des os.

C’est l’heure où la tristesse du temps envahit le cœur tout entier, où la volonté s’affaisse, où l’âme s’anéantit, où tout ce qu’elle a souffert lui revient jusque dans les moindres détails, et où elle succombe sous un sentiment de douleur et de désespoir qui se trouve dans la nature elle-même.

Marianne souffrait affreusement.

À son attitude brisée, à l’altération profonde de ses traits, aux frissons qui, de temps en temps, la secouaient des pieds à la tête, on devinait quel terrible combat se livrait en elle depuis sa conversation avec M. de Boutin.

Par moments elle se levait, marchait au hasard, poussait deux ou trois exclamations où l’on distinguait ces seuls mots :

— Quelle fatalité ! ah ! je ne peux pas !… C’est plus fort que moi !… Je veux mourir !…

Et désespérée, en proie à une douleur indicible, elle revenait tomber mourante et presque inanimée devant son lit de sangle.

La gardienne entra, portant la lampe fumeuse qui éclairait le soir la cellule.

C’était une fille d’Armagnac, ronde et rouge, naïve et bonne comme les simples filles des montagnes ; pleine de cœur, on le devinait à ses yeux doux et honnêtes.

Elle devait s’être attachée à la prisonnière, car elle s’arrêtait de temps en temps devant elle, tout en vaquant à ses occupations ordinaires, et elle l’enveloppait de regards pleins d’affection et de sollicitude.

Elle avait déjà toussé plusieurs fois pour attirer l’attention de Marianne ; mais rien ne pouvait arracher celle-ci à ses sombres préoccupations. Jeannie se décida alors à lui adresser la parole :

— Mademoiselle n’a pas mangé ?… dit-elle avec un accent d’affectueux reproche : mademoiselle veut donc tomber malade ?

La jeune fille tressaillit ; on aurait dit que cette parole humaine la ramenait de je ne sais quels lointains pays de rêves et de douleurs.

Elle releva la tête, et essuyant ses yeux mouillés de larmes :

— Merci, dit-elle d’une voix douce ; je n’avais pas faim.

Jeannie se retourna à son tour essuyant les pleurs qui couvraient ses joues.

Mais elle revint subitement vers la prisonnière, et avec un imperceptible tremblement dans la voix :

— Mademoiselle veut-elle recevoir son avocat ? demanda-t-elle. Ce monsieur attend au moins depuis une demi-heure.

— Mon avocat, répéta Marianne avec une certaine surprise. Je croyais n’en pas avoir.

Et pensant à sa conversation du matin

— Ah ! je sais, dit-elle, c’est celui que m’envoie le juge.

Bien. Vous le connaissez sans doute ? Veuillez me dire son nom.

— Que mademoiselle m’excuse, il n’est pas d’ici, je ne l’ai jamais vu.

La prisonnière fit un brusque mouvement.

— Oh ! que mademoiselle se rassure, reprit la gardienne, se méprenant à l’émotion de la jeune fille, ce monsieur a l’air si bon !

Marianne s’était levée ; ses yeux étaient hagards, elle tremblait des pieds à la tête, et cependant sur ses traits bouleversés, empreints de douleurs et de regrets, quelque chose comme un rayon du ciel passa.

Elle porta les deux mains à son cœur, et renversant en arrière sa belle tête frémissante :

— Ah ! murmura-t-elle, moi qui ai douté de lui !…

Puis, avec un accent d’inexprimable terreur :

— Hélas !… malheureuse ! s’il allait me croire coupable !…

— Un pas rapide et très nettement accentué retentit dans le corridor, et deux coups secs furent frappés à la porte de la cellule.

Marianne voulut s’élancer pour aller ouvrir elle-même ; mais, ses forces la trahissant, elle se retourna vers Jeannie.

— Ouvrez, lui dit-elle d’une voix à peine distincte.

La gardienne obéit et disparut, pendant que sur le seuil de la porte entr’ouverte on pouvait distinguer la silhouette élégante d’un homme de haute taille.

Immobile et la tête découverte, il semblait cloué à la porte de cette misérable prison par une force supérieure à sa volonté.

Il était jeune, d’une physionomie franche et résolue. Sur un grand front large plein de pensées et d’intelligence, on lisait une indomptable énergie. Sa bouche, un peu épaisse, légèrement relevée vers les coins, était bien celle d’un orateur, toute faite pour laisser tomber des paroles d’admiration, de dédain, d’ironie ou de colère. Des yeux bleus, longs et tendres, mais le plus souvent pleins d’éclairs et de volonté, animaient cette figure froide, grave et sévère.

Marianne, la première s’avança vers lui :

— Jacques, demanda-t-elle, pourquoi êtes-vous venu ?

Sa voix d’une douceur inexprimable avait en même temps des accents déchirants.

Le charme qui retenait Jacques Descat en dehors de la cellule sembla s’être rompu.

Il fit deux pas en avant, et reprenant toute sa volonté :

— Pourquoi ? demanda-t-il à son tour ; parce qu’un ami sûr m’a averti au delà des mers que mon trésor, mon amour, mon bien, ma vie étaient menacés, et qu’aucune puissance ne pouvait m’empêcher de venir défendre et sauver tout cela.

— Ah ! fit-elle, se soutenant à peine, que je vous ai fait souffrir, que je vous ferai souffrir encore !…

— Souffrir, moi ! vous parlez de moi, vous pensez à moi, lorsque c’est vous qu’on méconnaît, qu’on accuse, qu’on torture, vous Marianne ! vous ! vous !…

En disant ces mots, il la regardait bien en face ; le pâle rayon de la lampe éclairait son beau visage fatigué, ses grands yeux cernés brillaient pleins de fièvre ; Jacques tressaillit des pieds à la tête.

En voyant ce que deux mois de luttes et d’angoisses avaient fait de sa fiancée jadis si belle et si fière, il eut un mouvement de désespoir indicible, deux larmes brûlantes roulèrent sur ses joues.

— Ah ! les misérables ! s’écria-t-il avec un accent de haine et d’énergie impossibles à rendre, qu’est-ce que je leur ferai donc pour payer ces souffrances-là ? Les lâches !… Elle était seule au monde, comme ils en ont profité !…

Il voulut saisir ses mains, mais elle le repoussa légèrement, et surmontant son émotion :

— Connaissez-vous l’enquête, mon ami ? demanda-t-elle. Savez-vous la conclusion des experts ? Avez-vous parlé à M. de Boutin ?

— Oui, j’ai tout vu, tout lu, tout appris.

— Et… que concluez vous ?

La voix de Marianne était mourante.

Jacques, cette fois-ci, prit par force sa petite main froide et crispée.

— Ce que j’ai toujours pensé et toujours dit : que vous êtes la créature la plus parfaite et la plus sainte qui soit sur terre ; que vous êtes grande et généreuse comme ces martyres qui, pour une idée, s’en allaient, aux premiers jours du monde, mourir dans les arènes romaines ; que si, depuis longtemps, mon amour n’avait pas atteint les dernières limites, je vous aimerais encore plus que par le passé. Oui, Marianne, je suis fier de vous ; et c’est à mon bras, au bras de votre mari, de votre seul protecteur, que vous allez sortir d’ici pour venir au grand jour et devant tous prendre dans ma maison la place de ma mère morte, place qui depuis si longtemps devrait être la vôtre !

— Alors, Jacques… vous ne croyez pas à ma culpabilité… vous ?

— Toi, coupable, toi, ma bien-aimée, toi ma sœur, mon amie, ma femme !… Oh ! qui a dit cela ? Qui osera le répéter devant moi, qui m’empêchera de prouver au monde entier ta pureté immaculée ?

Quelque chose de plus fort que sa volonté, la poussa dans les bras que Jacques tendait vers elle.

Comme un pauvre oiseau blessé, elle cacha sa tête dans la poitrine du jeune homme.

— Ah ! s’écria-t-elle, que c’est bon d’être aimée ainsi ! Je puis mourir, maintenant ; que m’importe !

Mais lui, couvrant de baisers ses splendides cheveux, pressant sur son cœur ce beau corps souple et tiède qui se brisait comme celui de la gazelle atteinte d’un plomb mortel.

— Que parles-tu de mourir, ma bien-aimée ? lui dit-il ; que vois-tu encore de sombre ou de noir autour de toi, lorsque je suis venu pour te sauver et que je suis là ?

Elle se raidit.

Il continua :

Est-ce que tu ne veux plus revoir ceux qui t’ont soupçonnée ? Veux-tu fuir le pays où tu as été calomniée, où tu as souffert ? Nous partirons ensemble, nous irons loin, bien loin ; s’il le faut, aux confins du monde, n’importe où, pourvu que je puisse te voir soir et matin, te faire vivre, veiller sur toi, te couvrir de mon nom, t’envelopper de mon amour ; pour toute récompense, entendre ta voix adorée me dire : « Merci ! » sentir la pression de cette main loyale m’encourager au bien ou au devoir !…

Le devoir !… quel mot !… C’est pour y demeurer fidèle, qu’elle eut le courage de s’arracher de ses bras où tout ce qui avait été pour elle douleur, honte ou souffrances était oublié ; où elle ne pensait plus ni aux vivants ni aux morts, où elle avait entrevu un coin du paradis !

— Le devoir ! répéta-t-elle avec le premier accent de regret qu’elle eut témoigné depuis son arrestation. Il est bien dur quelquefois !…

Avez-vous lu mon interrogatoire, Jacques ? demanda-t-elle après un moment de silence.

— Oui, d’un bout à l’autre.

— Vous êtes-vous rendu compte de mes réponses ? Avez-vous apprécié mon silence et mon dédain de toutes choses ?

— Hélas ! vous voulez vous sacrifier à je ne sais quelle folle chimère, sans doute ?

— Eh bien ! reprit-elle toujours plus triste à mesure qu’elle parlait, si je me suis tue vis-à-vis de tous, si j’ai laissé s’accumuler contre moi tant de mensonges et de calomnies qui sont devenues des choses presque avérées, mais dans tous les cas irréfutables, c’est qu’il y avait à tout cela des raisons bien graves !

— Oui, je sais ! Il y a, en effet, dans votre vie des secrets que vous ne voulez pas confier à des indifférents. Pour soulever certains voiles sans vous faire souffrir, il fallait une main plus qu’amie ; et M. de Boutin lui-même ne pouvait entendre prononcer un nom sacré pour vous. Moi seul, votre fiancé, votre mari, avais le droit de recevoir la fin des confidences commencées un soir sur la terrasse au bord de la Beyre.

Elle remua la tête, pendant qu’une douleur infinie bouleversait ses traits.

— Malheureuse que je suis, dit-elle enfin, il ne veut rien voir, il ne veut rien entendre !

— Quoi ! Que voulez-vous dire ? interrompit Jacques avec un accent de terreur désespérée, est-ce que vous allez vous taire vis-à-vis de moi aussi ? Je ne mérite donc plus votre confiance, ou bien vous ne voulez pas que ce soit moi qui vous sauve ?

— Ni vous, ni personne. Un devoir inexorable m’est imposé, un serment plus inviolable encore me lie, je ne puis ni ne dois reculer. Il faut que je sois coupable, il faut que la honte et le malheur tombent sur moi seule, il faut me laisser mourir si la société outragée demande une victime, il faut oublier que j’ai vécu !

Jacques la repoussa violemment, et, avec un geste sublime d’énergie :

— Je vous sauverai, s’écria-t-il, je le sens, je le veux !

— Malgré moi ? demanda-t-elle presque hautaine, se redressant à son tour.

— Malgré vous, malgré elle, malgré le monde entier.

— Je vous le défends.

— Vous me le défendez ? De quel droit ? Ah ! c’est ce que nous verrons ! Un jour, une seule fois, vous avez comme tout à l’heure reposé votre tête sur mon cœur, vous acceptiez alors mon amour, vous consentiez à venir illuminer de votre chère présence ma maison déserte. Le lendemain de ce jour, unique dans ma vie, sans une explication, sans une parole d’espoir, vous avez brisé ce cœur qui vous appartenait, qui vous appartient toujours exclusivement ! Vous avez exigé que je m’éloigne, que je renonce à vous ! Ah ! quelle torture !… Ai-je souffert, ai-je pleuré ? Vous ai-je, dans mes heures de solitude et de désespoir, regrettée et désirée !… Vous ai-je appelée, maudite et adorée tour à tour ?… Et cependant, je ne vous ai pas reproché votre cruauté ; je ne vous ai jamais fait connaître ces deuils sans fin, ces douleurs sans nom, dont seule vous étiez cause ; jamais je n’ai cherché à vous faire revenir sur votre résolution !

Non ! Vous vous apparteniez, Mademoiselle, vous étiez heureuse, ou vous en aviez l’air. Autour de vous il y avait l’estime de tous, les joies saintes de la famille ; je n’avais donc, moi, le plus dévoué de vos serviteurs, qu’à respecter votre volonté et espérer tout au plus que quelque jour vous auriez pitié.

Aujourd’hui, comme alors, sans plus d’explications, vous me repoussez encore ; mais cette fois je ne vous obéis plus ; je dois rester, rester, quand bien même votre haine devrait, me récompenser de ma persévérance ; oui, je dois rester et vous sauver ! Le contraire serait une lâcheté, Mademoiselle, et Jacques Descat se fera tuer avant d’en commettre une seule.

Il s’était levé en prononçant ces dernières paroles, et haletant, bouleversé, parcourait l’étroite cellule.

Elle avait caché son front dans ses mains, les sanglots soulevaient sa poitrine, des larmes brûlantes passaient entre ses doigts effilés et retombaient une à une sur la table grossière où son coude, s’appuyait.

Tout à coup, Jacques s’arrêta et la contempla en silence. Devant cette attitude brisée, devant ce désespoir qu’une volonté supérieure contenait à peine, la flamme de son regard s’éteignit, l’expression amère et sarcastique de ses traits fit place à une douleur poignante, et venant tomber aux pieds de Marianne :

— Je suis fou, n’est-ce pas, lui demanda-t-il, je ne sais plus ni voir, ni entendre ? C’est une épreuve que vous m’infligez ; vous avez voulu savoir si moi aussi, je douterais de vous ? Est-ce que c’est possible !

Et comme elle se taisait toujours, il poursuivit :

— Marianne, ne me désespérez pas ! Vous savez bien que je ne vis que pour vous, que je vous appartiens tout entier.

J’ai foi en vous comme le nègre a foi dans son fétiche, je sais qu’en vous tout est noble, grand et pur. Vous avez voulu me taire votre nom et votre origine, et moi je vous ai offert le nom que mon père m’a transmis honnête et honoré. Jamais, je m’y engage, je ne vous demanderai ce secret qui est pour vous une souffrance. Vous serez pour moi l’ange qui a sa patrie là-haut et qui n’a pas de nom sur terre ; vous serez comme ces eaux salutaires de nos montagnes, qui donnent la vie, mais qui cachent leur source.

Vous me laisserez vous adorer en silence, sans me le rendre si vous le voulez ; mais ne me refusez pas de vous enlever d’ici, de faire éclater votre innocence, de sauver votre honneur qui est le mien.

Vous vous taisez ! ah ! vous êtes sans pitié ! Vous ne m’aimez pas, je suis maudit !

À ces mots, Marianne saisit la tête de Jacques, et, la couvrant de baisers :

— Tais-toi, dit-elle, ne blasphème pas, tais-toi !

Ah ! continua-t-elle d’une voix sifflante à force de passion, je ne t’aime pas ! Eh bien, écoute ce que je ne t’ai jamais dit, mais ce qui déborde malgré moi de mon cœur et de mes lèvres : il y a bien longtemps, j’ai tout quitté, mon pays, le coin de terre où ma mère dormait de l’éternel sommeil, la famille qui m’aimait et qui me réclamait, pour obéir au dernier vœu d’un mourant. À ce lit de mort, j’avais juré de consacrer ma vie au devoir, au sacrifice, au dévouement dans ce qu’il y a de plus illimité, et cela afin de payer un dévouement, une affection, une délicatesse qui ne reculaient devant aucune difficulté.

Pour être fidèle à ce serment, j’ai commencé par être presque mère à un âge où les autres enfants ne vivent que des caresses et des baisers de leur mère à eux.

J’étais dans un milieu nouveau, étrangère, seule, malheureuse, ne sentant autour de moi ni intérêt, ni sollicitude, moi qui, jusque-là, avais grandi et vécu des ardeurs passionnées d’un amour exclusif. Ce que j’ai souffert de cette solitude, de cette indifférence, dans cette grande maison où je me faisais encore petite, nul ne le saura jamais ; ce que j’ai eu horreur de l’affection menteuse que, à part Lucien, on me témoignait en public, ne cherche pas à le deviner, Jacques ; pour le comprendre, il faut l’avoir subi.

Et j’ai dû ainsi, à l’âge des effusions infinies et des tendresses sans nom, m’habituer à vivre isolée, concentrée et inutile. Je sentais au dedans de moi des besoins d’aimer que rien ne pouvait satisfaire, et je me taisais pour ne pas troubler le bonheur de celui qui m’avait recueillie ; je me jurai alors, au milieu de mes souffrances, d’être plus forte que la douleur, de commander à ma destinée, puisque je devais vivre seule, de ne jamais rien aimer sur terre, à part l’enfant qu’on m’avait confiée.

Mais voilà que, au milieu de ces résolutions et de ces serments, tu es arrivé, toi ! Tu n’avais pas encore prononcé mon nom, que mon cœur avait déjà tressailli dans ma poitrine, et mon âme t’appartenait.

Te souviens-tu de la première fois où ta main a touché la mienne ? Non, n’est-ce pas… les hommes ne voient pas ces choses-là. J’allais coucher Marguerite ; c’était au seuil de la porte, tu as voulu me dire adieu ; lorsque j’ai senti cette longue et douce pression, j’ai cru que j’allais mourir. J’ai eu à peine la force de gagner ma chambre, et là, à genoux au pied de mon lit, j’ai pleuré et sangloté de bonheur ; j’ai prié, j’ai appelé ma mère, je lui ai tout raconté !…

Tout ! Ah ! oui ! c’est que bien longtemps avant que tes yeux aient parlé, que ta bouche ait souri, je savais que tu m’aimais. Je connaissais le secret de ton cœur, et le mien était à toi.

Mon amour ! l’as-tu compris et deviné, Jacques ? Sais-tu de quoi il est fait, de quoi il est capable ? Crois-tu que ta Marianne, ta fiancée, ta femme, comme tu l’appelles, t’aime comme on aime ici autour de nous, avec les exaltations factices de passions éphémères, ou les calculs mesquins de l’égoïsme qui raisonne ?

Non, à partir du moment où je t’ai donné mon âme, il n’y a plus eu qu’un être pour moi sur terre : toi. En dehors de toi, rien n’existait, rien ne vivait. Le jour, ton souvenir ne me quittait pas ; la nuit, ton image hantait mes rêves, et, mêlée à celle de mon père, vous m’enseigniez tous deux la persévérance et l’honneur.

En fermant les yeux, je te revoyais, avec ton doux regard, cette expression de tendresse infinie qui est la tienne, quand tu me parles ; j’entendais le son de ta voix, elle m’enveloppait comme une ardente caresse ; loin de toi, je ne pensais plus.

Lorsque tu t’éloignais, la vie se suspendait en moi, je baisais les objets que tu avais touchés, si tu revenais vers moi, mon cœur s’arrêtait de battre ; quand tes yeux rencontraient les miens, je me sentais mourir !

— Tu m’aimais, balbutia Jacques, et je n’ai pas osé le comprendre ! quel irréparable malheur ! Tu serais ma femme aujourd’hui !

— Ta femme, répéta-t-elle avec une expression de bonheur infini, ta femme ! que de choses dans ce mot ! Ton bien, ton cœur, toi !… Dire à tous : je lui appartiens et je l’aime ! c’est pour moi qu’il travaille, c’est à moi qu’il pense dans ses luttes et ses labeurs. Si jamais ses vaillantes idées, ses opinions généreuses créent un danger autour de lui, c’est sur moi qu’il s’appuiera, c’est mon amour qui le consolera de tout. Si jamais aussi le désespoir ou l’exil tombent sur lui, ne serai-je pas là pour le sauver, guérir ses blessures, le suivre aux extrémités de la terre, lui reconstituer partout une famille, un foyer, une patrie ?

Quelle tâche dont il serait le but pourrait être au-dessus de mes forces ? Y aurait-il même un sacrifice dans la chose la plus dure lorsqu’il serait là, lui, mon ami, mon maître, ma vie, mon amour ?

Notre bonheur était de ceux que la société protège, et que la famille bénit ; aussi, le soir, lorsque ton pas approchait de cette terrasse où je t’attendais, il me semblait voir ma mère, derrière les buissons noirs, me sourire et m’approuver.

Mais voilà qu’au milieu de mon rêve, en plein paradis, le lendemain du jour où nos âmes s’étaient fiancées, où je m’étais promise pour toujours, un horrible malheur me frappe comme un coup de foudre.

Cette liberté que j’allais aliéner, cette vie dont j’allais disposer ne m’appartenait plus. Je redevenais la maudite, la victime expiatoire acceptée et voulue par la destinée. Une fois de plus le devoir me reprenait, un devoir que je ne soupçonnais pas la veille, devoir austère, ingrat, qui ne porterait avec lui que déceptions et calomnie ! Ah ! quel réveil ! Je marchais en pleine lumière, le front dans le ciel. Quelle chute, quelle obscurité, quelle boue, quel enfer ! Et, chose mille fois plus terrible ! il me fallait briser et torturer celui que j’aimais plus que le souvenir de ma mère, plus que l’enfant qui avait si souvent dormi dans mes bras. Cet être par lequel j’avais connu les seules joies de ma vie, sans lequel je ne voulais pas vivre, je devais m’en séparer, le désespérer !…

Souffrir n’est rien encore, mais faire souffrir ceux pour lesquels on donnerait son sang, quelle torture !…

Jacques ! vous auriez vraiment pu avoir à défendre une criminelle, car cette nuit-là j’ai compris l’assassinat et la vengeance ! Et si ma raison n’a pas succombée c’est que, sans doute, mon père veillait sur moi !

Hélas ! je devais me taire ! je ne pouvais même pas te consoler par l’âpre bonheur d’une confidence, et j’ai dû te voir pâle, désespéré, me dire comme tout à l’heure : Vous ne m’aimez pas !… Miséricorde ! moi ne pas t’aimer !… Et il m’a fallu te voir partir chancelant, affolé, ne voulant plus vivre, maudissant toutes choses, toi, mon bien suprême !

Tu me parlais de douleur, il y a un instant, de sacrifices, de regrets, de séparation ? Les as-tu comptées mes larmes à moi, ces larmes versées loin de toi et que nul n’a essuyées ? Sais-tu que chacune de tes souffrances avait son contre-coup dans mon cœur ; que chacun de tes découragements me jetait dans des désespoirs pendant lesquels ma raison et ma volonté m’abandonnaient. Que de fois alors j’ai voulu partir, pour aller frapper à ta porte seule, à pied, dans la nuit, comme une mendiante, pour te dire : Tiens, prends-moi je suis, après tout, celle que tu as choisie, ta femme, fuyons ensemble, oublions tout ce qui n’est pas nous ! Y a-t-il sur terre autre chose que l’amour ?

Oui, il y avait ce devoir pour lequel je vivais sans toi, qui me volait à toi, mon idole ; ce devoir qui m’empêchait d’être tienne et de te consoler.

— Il souffre me disaient les uns.

— Il oublie, répondaient les autres.

Il souffre, alors je voulais mourir !

Il oublie, mon cœur se brisait, mais je ne les croyais pas. Jacques, mon Jacques, le fiancé de mon âme, l’éternel amour de ma vie n’avait pas un soupir qui ne fût à moi comme j’étais à lui !…

Épuisée, elle retomba sur sa chaise, cachant sa tête dans ses mains :

Jacques la souleva dans ses bras.

— Ah ! ma bien-aimée, ma vie, mon âme !… murmura-t-il, fou de bonheur. Que me fait le monde entier maintenant ? je sais comment tu m’aimes !

Leurs lèvres se rencontrèrent… Un long moment ils restèrent ainsi, confondant leurs baisers et leurs larmes.

Marianne, la première, s’arracha à l’extase.

— Jacques, dit-elle, je t’ai laissé lire dans mon cœur, tu sais qu’un seul être le remplit, et cet être c’est toi.

Comprendras-tu après cela que la nécessité qui me pousse à vouloir être condamnée, est vraiment impérieuse ? Croiras-tu que si je sacrifie un bonheur pareil à celui que notre amour nous aurait donné, ce soit pour une raison qu’on puisse facilement ébranler ?

Jacques n’avait pas la force de répondre.

— Te perdre, dit-il enfin, lorsque je te connais d’aujourd’hui seulement, lorsque je vois comment tu sais aimer, lorsque je peux à peine comprendre quels trésors de bonheur sont en toi ! Ah ! j’aime mieux mourir !…

Elle le regarda avec une indéfinissable expression.

— Jacques, mon unique ami, dit-elle, si je croyais qu’un seul homme sur terre pût vous égaler en noblesse et en dévouement, je ne vous imposerais pas un sacrifice presque au-dessus des forces humaines, je ne vous demanderais pas de me laisser avilir, d’y consentir et de vous taire. Mais à vous, l’honneur incarné, j’ose dire :

— Pardonnez-moi de vous faire souffrir, mais il faut que je paie une dette. Vous qui n’avez jamais manqué à votre parole, Jacques, voulez-vous que votre femme soit parjure ?

Sa générosité naturelle grandit à la pensée de ce dévouement sans nom, sa joue pâle s’anima.

— Courage, continua-t-elle, je sens que je vous serai rendue, mais soyez fort et plus tard… qui sait ?…

Jacques se méprit au sens de ces paroles.

— Ah ! s’écria-t-il, elle consent, elle se laissera sauver ! Fou que je suis, comme si j’avais besoin de confidences, comme si je ne pouvais pas seul retrouver le fil de la trame où ils me l’ont enserrée !…

Elle l’arrêta du geste.

— Vous ne me comprenez pas, Jacques. S’il y a une coupable, et il y en a une, fit-elle en appuyant tristement sur ces mots, ce doit être moi. Il faut que le nom de Sauvetat demeure intact ! Il faut que cette orpheline, qui est presque ma fille, vive heureuse et honorée. Protégez-moi, défendez-moi, cela me sera une joie suprême ; mais pas de preuves contre d’autres, pas de faits articulés, pas de mystères approfondis.

Sa voix s’altéra pendant qu’elle continuait.

— Il y en a qu’un amour comme le vôtre finirait par découvrir ; mais c’est ce que je vous défends formellement. Où la justice a été aveugle par impuissance, je veux que vous le soyez par volonté. Agir autrement serait me perdre sans retour, je vous le jure !

— Mais c’est de la folie !… mais on ne sacrifie pas plus que sa vie, son honneur, pour des étrangers, quel que soit le bien qu’ils vous ont fait ! mais c’est un dévouement qu’on n’a que pour un père, un frère, un mari, ou…

— Achevez, Jacques, dit-elle froidement en voyant l’hésitation du jeune homme.

Mais celui-ci était déjà à ses pieds.

— Je n’ai jamais douté de vous, Marianne, dit-il, je n’en douterai jamais.

Et portant la main à son front :

— Pardonnez-moi, fit-il ; je deviens fou, je souffre tant !… Moi qui mourrais pour prouver votre innocence !

Elle le releva.

— Je ne veux pas que vous souffriez jamais de… ces calomnies-là, reprit-elle vivement, jamais, certifiez-le-moi. Je m’étais juré que nul ne connaîtrait, moi vivante, le nom de mon père, ni le mystère de ma naissance. Je vous promets, Jacques, d’écrire tout cela pour vous, dans quelque temps… après ma condamnation… D’ici-là, croyez en moi, je vous le demande.

— Sa condamnation !… s’écria le jeune homme en s’arrachant les cheveux. Comme elle prononce cet horrible mot, et devant moi !…

À ce moment, le geôlier frappa à la porte de la cellule. L’heure règlementaire était écoulée depuis bien longtemps, il fallait se séparer.

— Je reviendrai, dit l’avocat, espérant obtenir, par ses visites quotidiennes, une indication ou un mot.

— Oui, répondit-elle, à une condition : c’est que vous ne chercherez plus à ébranler ma résolution. Me le promettez-vous ?

Jacques comprit que toute insistance se briserait contre cette volonté de fer, et qu’elle était femme à ne pas le revoir s’il hésitait.

— Soit, dit-il découragé et vaincu, mais si la douleur établit des liens vraiment indissolubles je vous défie maintenant de jamais dénouer ceux qui attachent mon cœur au vôtre !

Il la quitta, la maudissant et l’admirant tour à tour, lui reprochant de désespérer sa vie, et lui sachant gré, au dedans de lui-même, de cette résistance opiniâtre, derrière laquelle il pressentait un héroïsme qu’il était homme à comprendre.