L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 4/Chapitre 1

Hachette (Tome 3p. 570-583).


CHAPITRE I


L’Église nationale et les cultes étrangers. — Privilèges de l’Église orthodoxe. Leur raison historique. Lien séculaire de la nationalité russe et de l’orthodoxie. — Défiances nationales et politiques pour les cultes étrangers. Le système du cantonnement religieux. Interdiction du prosélytisme. — Comment la Russie entend la liberté de conscience. Théorie officielle de cette liberté. Le droit de prosélytisme ne lui est pas inhérent. Ce droit est réservé à l’Église nationale. — Comment l’Église exerce son privilège de prosélytisme. Ses procédés de propagande et les pseudo-orthodoxes. Les missions russes.


En dehors des 12 on 15 millions de raskolniks en révolte contre l’Église officielle, le Tsar compte, dans ses États, plus de 30 millions de sujets entièrement étrangers à l’orthodoxie orientale : protestants, catholiques, arméniens, juifs, musulmans, bouddhistes.

Jusqu’à Pierre le Grand, la Russie était, sauf quelques Tatars mahométans, un État exclusivement orthodoxe. En étendant ses frontières en Europe et en Asie, il lui a fallu faire une place légale aux cultes des contrées annexées, A chaque acquisition, tes tsars s’étaient engagés à respecter la religion de leurs nouvelles provinces, ils n’en étaient pas moins les tsars orthodoxes, jaloux de conserver à leur Église, parmi leurs anciens sujets, son antique monopole. Cela explique la politique confessionnelle de la Russie. L’Église orthodoxe est restée l’Église russe ; à elle toutes les faveurs et tous les droits. Les autres cultes, introduits dans l’empire par la conquête, ont été autorisée pour les populations conquises, non pour les Russes de la vieille Russie. Le Polonais a pu demeurer catholique ; le Tatar, musulman ; l’Allemand, protestant ; le Juif, juif ; mais le Russe dut demeurer orthodoxe ; et toute conquête de l’Orthodoxie sur les cultes dissidents fui regardée comme un gain de la Russie sur les nationalités étrangères.

Ce n’est pas tout : en entrant dans l’empire autocratique, les cultes dissidents ont dû compter avec l’autocratie. L’Angleterre a. comme la Russie, une Église nationale ; d’où vient que les deux pays ont en face des autres confessions une attitude si différente ? Cela tient, en grande partie, de la diversité de leurs institutions politiques. En Angleterre, un seul culte a une position officielle ; les autres sont ignorés du pouvoir. En Russie, tous les cultes tolérés (en dehors du raskol) sont reconnus par l’État, qui fait partout sentir sa main. Le système russe se rapproche davantage du système français, avec cette double différence qu’en France il n’y a ni religion d’État, ni autocratie. Le gouvernement de Pétersbourg est prêt à tolérer, à subventionner même tous les cultes, à la condition que tous se plieront au régime autocratique et qu’aucun n’empiétera sur le domaine de l’Église dominante. Nul État ne reconnaît autant de religions ; toutes les grandes doctrines du globe semblent s’être donné rendez-vous en Russie. La loi les proclame toutes libres. Elle ne leur accorde pas seulement, comme naguère Rome ou l’Espagne, la liberté de conscience individuelle, mais aussi celle du culte extérieur. Sur la perspective Nevsky, en face de la cathédrale grecque de Notre-Dame de Kazan, s’élèvent une église luthérienne, une église catholique, une église arménienne, en sorte qu’à la principale rue de la capitale on a pu donner le surnom de rue de la Tolérance. Sur le champ de foire de Nijni, la mosquée et l’église se font pendant. Le peuple russe est naturellement tolérant ; y a-t-il en Russie des restrictions à la liberté religieuse, la raison en est à la politique plus qu’à la religion. Elle est dans les formes du gouvernement ou dans les défiances nationales.

L’Église russe, on le sait déjà, n’est pas seulement une Église d’État, c’est une Église essentiellement nationale, si bien liée par l’histoire et les habitudes à l’existence de la Russie que, en dehors d’elle, il semble qu’on ne puisse être russe. Au gouvernement comme au peuple, l’orthodoxie paraît, encore aujourd’hui, le plus sûr garant de patriotisme ou de loyalisme. Moscou est bien l’héritière de Byzance qui de la foi orthodoxe avait fait le ciment de l’empire grec. La Russie ressemble, par là, à la Turquie où, jusqu’à ces derniers temps, la religion tenait lieu de nationalité ou se confondait avec elle. Cette tradition orientale semble, dans l’Europe moderne, un anachronisme ; dans la sainte Russie, elle a des fondements historiques qui la font durer. C’est l’orthodoxie grecque qui a fondu en un peuple les éléments ethniques d’où est sortie la nation russe. La Moscovie n’a rencontré de religions différentes que parmi ses ennemis d’Europe et d’Asie. Il y a là, pour la cohésion de l’empire, il y a là surtout, pour son développement libéral, un obstacle sérieux. Il est peu sûr, pour un État qui comprend des populations de différents cultes, de faire reposer l’unité nationale sur une Église. L’assimilation religieuse risque de retarder l’assimilation politique. Aux provinces de culte dissident, la russification n’apparaît qu’au bout de l’apostasie ; aux Russes enclins à sortir du giron orthodoxe, la patrie semble enjoindre de se dénationaliser.

Les désignations officielles accusent nettement cette position des cultes hétérodoxes vis-à-vis du culte dominant. Dans la langue gouvernementale, les confessions non orthodoxes sont appelées confessions étrangères (inostranyia ispovedaniia). Une telle expression met en suspicion devant le patriotisme russe près d’un tiers des sujets russes. L’empire a d’autant plus d’intérêt à l’abandon d’une pareille désignation que, historiquement, elle semble plus fondée. Les cultes hétérodoxes ne se rencontrent que dans les provinces d’origine étrangère, ou demeurées longtemps sous la domination de l’étranger. Du Nord au Sud, ils forment, aux flancs de la Russie orthodoxe, deux bandes d’une largeur variable, le plus souvent en concordance avec les limites ethnographiques. Du golfe de Bothnie à la frontière autrichienne, ce sont des protestants, des catholiques, des juifs ; à l’Est, le long de l’Oural, du Volga et du Caucase, ce sont des musulmans mêlés de quelques païens. Les cultes dissidents comptent dans l’empire près de 35 millions d’adhérents, dont plus de 20 millions en Europe[1]. Chacune de ces religions étrangères a une région où elle domine : le protestantisme en Finlande et dans les provinces baltiques, le catholicisme en Pologne et en Lithuanie, l’islamisme dans plusieurs districts de l’Oural, de la Crimée, du Caucase. Est-il besoin de montrer ce qu’a d’embarrassant, pour un gouvernement, cette répartition territoriale qui lie chaque culte à une province, à une race, souvent à une langue ? L’Irlande et l’Angleterre offrent, à cet égard, un contraste moins marqué que la Russie et plusieurs de ses annexes. Pour les Russes, catholique est synonyme de Polonais, et protestant, d’Allemand. C’est à ces préventions nationales que tient l’attitude de la Russie devant les confessions non orthodoxes. Elle les regarde comme le véhicule de nationalités étrangères, elle redoute de les voir dénationaliser des provinces que, au nom de l’histoire, elle revendique comme russes. De même que l’islam, dans les gouvernements de l’Est, est, pour elle, un témoin de la domination tatare, le catholicisme et le protestantisme, dans la Russie-Blanche, la Lithuanie, les provinces baltiques, sont, à ses yeux, une importation polonaise ou germanique qui lui rappelle les longs abaissements de sa jeunesse. Ne pouvant les arracher des contrées où ils se sont enracinés, elle tient à ne point laisser ces cultes étrangers s’implanter dans le vieux sol russe. Ainsi s’explique sa législation religieuse ; si elle viole la liberté de conscience, la faute en est moins au fanatisme d’une Église qu’aux craintes patriotiques du gouvernement et de la nation.

La répartition des cultes par provinces ou par nationalités pouvait inquiéter l’État. Le plus sûr remède fût peut-être sorti de l’extension du mal. Laissées libres de se répandre, les différentes religions, en se pénétrant et en débordant les unes sur les autres, eussent elles-mêmes effacé leurs démarcations géographiques ou ethnographiques. Leur diffusion parmi les Russes eût fait perdre aux cultes dissidents leur caractère étranger. Un tel moyen était à la fois trop lent et trop hardi pour un gouvernement habitué à chercher l’unité nationale dans l’unité religieuse. La Russie a suivi le système opposé ; tout autre à sa place eût probablement fait de même. Le but de sa législation a été de confiner les cultes étrangers dans leurs frontières historiques, de les cantonner parmi les populations qui les ont reçus de leurs ancêtres. Libre à chacun de demeurer dans la religion de ses pères, mais défense à toute confession hétérodoxe de recruter de nouveaux adeptes. Le gouvernement s’est regardé comme un tuteur qui, en accordant à des hôtes étrangers le libre exercice de leur religion, leur eût interdit d’y gagner ses pupilles. Les conquêtes spirituelles sont prohibées ; le privilège en est réservé à l’Église orthodoxe. La loi le dit expressément : l’Église dominante a seule le droit de faire des prosélytes. Il est toujours permis d’y entrer, jamais d’en sortir. L’orthodoxie russe a des portes qui ne s’ouvrent que du dehors au dedans ; elles se referment sur qui les a une fois franchies.

Les lois confessionnelles remplissent plusieurs chapitres des tomes X, XIV et XV du volumineux recueil qui tient lieu de code (Svod zakonof). Tout enfant issu de parents orthodoxes est enchaîné à l’orthodoxie ; il en est de même de ceux qui naissent de mariages mixtes. Le mariage, en pareil cas, ne s’obtient qu’avec un engagement dans ce sens. Si certaines Églises d’Occident n’accordent la bénédiction nuptiale qu’à la même condition, la loi ne donne pas à ces exigences ecclésiastiques une sanction civile ; la conscience des époux reste libre de s’y soumettre ou de s’y refuser. Il en est autrement dans un pays où le mariage religieux est le seul légal, où l’inscription sur les registres de l’Église décide à jamais du culte. Ces règlements ont parfois donné lieu à des séquestrations d’enfants du genre de celle du juif Mortara, tant reprochée jadis au pape Pie IX. Indépendamment de la violence faite à la conscience, ces dispositions ont l’inconvénient d’entraver les unions entre les différents cultes, et, par suite, entre les diverses nationalités.

Un article du code interdit aux orthodoxes de changer de religion, un autre fixe les pénalités encourues pour ce genre de crime. Le fidèle enclin à sortir de l’orthodoxie est, d’abord, livre à l’exhortation paternelle du clergé paroissial, puis déféré au consistoire, de là au synode ; il peut être condamné à la pénitence ecclésiastique dans un couvent. L’apostasie entraîne la perte des droits civils. Le Russe qui abandonne la foi nationale devient inhabile à posséder ou à hériter. Ses proches peuvent s’emparer de ses biens ou le frustrer de son héritage. Le prosélytisme étant le privilège légal de l’Église officielle, il est interdit de s’opposer à l’exercice du monopole que lui confère la loi. C’est un délit d’engager à quitter la foi orthodoxe ; c’en est un de détourner de l’embrasser. Un Russe vient-il à déserter l’Église nationale, son père, sa mère, ses parents les plus proches sont tenus de le dénoncer. Il est prescrit aux autorités civiles et militaires de veiller à l’exécution de ces lois.

Ce n’est point assez de retenir dans l’enceinte de l’orthodoxie les Russes qui y sont nés, il importe de ne pas laisser grossir, par des conversions, les cultes dissidents et, par suite, les nationalités qui excitent les défiances du patriotisme moscovite. De là une autre mesure générale. Les dissidents ne peuvent faire de prosélytes les uns chez les autres. Le monopole de l’Église orthodoxe, en fait de propagande, n’admet pas de concurrence. L’empire est un champ dont la culture religieuse lui est réservée ; elle seule a le droit d’y semer l’Évangile. Juifs, mahométans, païens ne doivent entrer dans le christianisme que par la porte officielle. On compte, ainsi, en faire des Russes, en même temps que des chrétiens. Le juif de Lithuanie, qui vit au milieu de catholiques, ne peut embrasser leur foi ; le musulman qui, dans la Transcaucasie, vit à côté de l’arménien, ne peut recevoir de lui le baptême sans une instance auprès du ministre de l’intérieur, qui, dans sa décision, ne consulte que le bien de l’empire. Pour instruire un infidèle dans leurs croyances, il faut au catholique ou au protestant une permission impériale, spéciale pour chaque cas. Cette législation aboutit à des prescriptions bizarres. Dans le Transcaucase, les arméniens sont autorisés à baptiser les musulmans assez malades pour que la mort semble certaine, la conversion, en cas de guérison, restant soumise à la confirmation du gouverneur.

Telles sont les lois russes. Peut-on dire qu’elles respeclent la liberté de conscience ? L’homme qui ne peut changer de religion possède-t-il la liberté religieuse ? Qu’est-ce que cette liberté qui n’est pas celle du choix, et se sent-il libre le prêtre ou le croyant qui n’a pas le droit de répandre ses croyances ? Pétersbourg pose en principe que la liberté du prosélytisme n’est pas nécessaire au libre exercice du culte. Cela a été réduit en formule. Un homme qui a le courage de ses idées, M. Pobédonostsef, a donné à l’Europe la théorie officielle de la liberté russe.

L’Alliance Évangélique avait fait remettre à l’empereur Alexandre III une pétition où les protestants d’Occident sollicitaient, pour toutes les confessions chrétiennes, une égale et entière liberté. Alexandre III transmit cette requête à son ancien précepteur, et M. Pobédonostsef y répondit, en 1888, par une lettre publique au président du comité suisse de l’Alliance, M. Naville[2]. « Nulle part en Europe, affirmait le haut-procureur du Saint-Synode, les confessions hétérodoxes ne jouissent d’une liberté aussi parfaite qu’au sein du peuple russe. L’Europe persiste à ne pas le reconnaître. Pourquoi ? Uniquement parce que, chez vous, la liberté des cultes, telle qu’elle est inscrite dans les lois, est unie au droit absolu d’une propagande illimitée. Voilà la cause première de vos récriminations contre nos lois restrictives à l’égard de ceux qui détournent les fidèles de l’orthodoxie et de ceux qui abjurent notre foi. » Ces lois, selon le haut-procureur, n’ont d’autre but que de sauvegarder l’Église nationale contre les attaques de ses adversaires. Laissant de côté la question abstraite du droit de prosélytisme, il soutenait que, « la Russie ayant puisé son principe vital dans la foi orthodoxe, écarter de l’Église orthodoxe tout ce qui pourrait menacer sa sécurité est le devoir sacré que l’histoire a légué à la Russie, devoir qui est devenu la condition essentielle de son existence nationale. En Russie, concluait M. Pobédonostsef, les confessions de l’Occident, loin de s’être affranchies de leurs prétentions dominatrices, sont toujours prêtes à s’attaquer non seulement à la puissance, mais à l’unité de notre patrie. La Russie ne peut admettre la liberté de leur propagande ; jamais elle ne permettra d’enlever à l’Église orthodoxe ses enfants pour les enrôler dans des confessions étrangères. Elle le déclare ouvertement dans ses lois et s’en remet à la justice de Celui qui seul régit les destinées des empires. »

On voit, par cet étrange document, que la Russie n’est pas près de renoncer à la protection légale de l’Église dominante. Qu’un pareil système se justifie par des considérations politiques, soit : la politique n’a jamais été très scrupuleuse sur le choix de ses moyens ; resterait à savoir si de tels procédés sont efficaces. Mais prétendre que de pareilles lois n’entament pas la liberté de conscience, cela montre simplement qu’on ne sait ce que c’est que d’être libre. À cet égard, la lettre du confident d’Alexandre III est instructive : la pleine liberté religieuse est d’autant plus difficile à établir que la Russie officielle n’en a même pas la notion. Pour un peu, l’on affirmerait — et je l’ai entendu soutenir — que la Russie est le seul pays en possession de la vraie liberté religieuse, parce que le prosélytisme est un empiétement sur cette liberté. Il est vrai que la propagande interdite aux autres, on ne se fait pas faute de l’encourager chez l’Église impériale.

L’Église dominante n’a pas lieu d’être flère de cette protection officielle. Non seulement le gouvernement des tsars témoigne peu de confiance dans la force de la vérité, mais il montre peu de foi dans le droit de son Église, ou dans le zèle de son clergé. Le code le proclame et le procureur du Saint-Synode en fait implicitement l’aveu : l’Église impériale, abandonnée à elle-même, est incapable de lutter avec ses adversaires, protestants, catholiques, raskolniks. Pour leur tenir tête, il faut qu’elle se retranche derrière le rempart de la loi. Pauvre Église ! l’État, qui lui prête sa police et ses prisons, oublie qu’il l’amollit et l’avilit.

La liberté religieuse, telle que la préconise M. Pobédonostsef, a pour dernier mot : la contrainte. À l’Église, édifice spirituel, n’ayant d’autre fondement que la foi et d’autre ciment que le libre amour, les lois russes substituent l’Église, édifice matériel, bâti sur le code pénal avec la force pour mortier et des crampons de fer pour en retenir les pierres vivantes. Au lieu d’être gardées par les anges de Dieu, ses portes, disait Aksakof, ont pour gardiens les gendarmes et les inspecteurs de police. S’ils ne forcent pas d’y entrer, les gendarmes ont la consigne d’empêcher d’en sortir. La Russie se défend d’exercer le compelle intrare ; elle se contente de pratiquer le prohibe egredi. Encore, l’administration ne se gêne-t-elle pas, à l’occasion, pour pousser vers l’entrée, toujours ouverte, du bercail officiel.


Aux cultes étrangers la Russie applique le système du refoulement après celui du cantonnement. À la propagande orthodoxe aucun encouragement n’est refusé. Tout lui est licite. Laïque ou ecclésiastique, chacun doit lui laisser le champ libre. Pour lui venir en aide, il existe des sociétés patronnées par la famille impériale. Les missions russes sont une entreprise politique autant que religieuse. Hormis la violence matérielle, le gouvernement met à leur service tous les stimulants dont il peut disposer. Chaque année, le haut-procureur publie le bulletin des conquêtes des armes orthodoxes sur des adversaires préalablement désarmés. Le Christ a dit : « Vous serez des pêcheurs d’hommes » ; la Russie a soin d’amorcer les lignes de ses apôtres. Naguère encore, en Asie, en Europe même, on attirait les hétérodoxes avec des promesses de concessions de terres ou d’exemptions d’impôts. Dans un pays où tout vient du gouvernement, chacun comprend de reste l’avantage d’appartenir à l’Église du tsar. Il y a des récompenses pour les convertisseurs comme pour les convertis : ces exploits spirituels ont été tarifés. Tout chrétien ayant fait baptiser cent juifs ou infidèles a droit à l’ordre de Sainte-Anne.

On devine les résultats d’un pareil mode de propagande. La plupart des conversions enregistrées par l’Église impériale sont tout extérieures. La Russie en est, en religion, au règne des apparences, qui, en toutes choses, est le grand obstacle à ses progrès. Parmi les fidèles inscrits sur les livres métriques du pope, beaucoup ne sont orthodoxes, beaucoup même ne sont chrétiens que de nom. Ils sont moins les adeptes que les prisonniers de l’Église. Pour un grand nombre, l’orthodoxie n’est qu’une sorte de servage sanctionné par la loi : comme jadis les paysans à la glèbe, ils sont fixés à l’Église, krépostnye, comme on dit en russe, et cette fois c’est bien le servage des âmes (douchi). Parmi les convertis dénombrés, depuis un siècle, dans les rapports officiels, il en est des milliers dont, après deux ou trois générations, les descendants s’obstinent encore à pratiquer le culte de leurs pères. De l’aveu des missionnaires et du haut-procureur, les prosélytes sont souvent plus difficiles à retenir dans l’Église qu’à y faire entrer. Parmi ses conquêtes sur la Réforme, sur Rome, sur la Synagogue, sur Mahomet, sur le Bouddha, l’abandon secret ou public de la foi impériale est fréquent. Les nouveaux venus à l’orthodoxie se trouvent dans la situation des raskolniks que la loi enchaîne à l’Église. De là, de faux orthodoxes, de faux chrétiens et de mauvais Russes. Le prosélytisme officiel est pour le culte national un principe de corruption. L’hypocrisie est fomentée par la loi, et le sacrilège est enjoint par le code pénal, sous peine d’amende ou de prison. De même que le raskolnik, les faux orthodoxes achètent la connivence du pope ou le silence de l’ispravnik. Le privilège légal de l’Église aboutit à la démoralisation du clergé et du peuple. En semant l’orthodoxie, l’apostolat officiel ne fait souvent germer que l’incrédulité. La politique n’y gagne pas toujours plus que la religion. Le bénéfice des conversions suspectes est compensé par les rancunes soulevées contre la Russie parmi ses sujets dissidents et leurs coreligionnaires étrangers.

En mainte région, grattez l’orthodoxe et vous retrouverez le païen ou le musulman. Des Tatars de Kazan, chrétiens depuis plusieurs générations, ont pétitionné pour être autorisés à retournera l’islam. À cela quoi d’étonnant ? nombre de musulmans ou d’idolâtres, Tatars, Tchouvaches, Kalmouks, Bouriates, allogènes Finno-Turcs ou Mongols d’Europe ou d’Asie, ont été amenés au baptême par force ou par ruse. Les conversions improvisées, par aoul ou par tribu, ne sont pas entièrement passées de mode. En voici un exemple emprunté aux rapports de M. Pobédonostsef. C’était sous Alexandre III, à la mission du Transbaîkal. Les missionnaires cherchent, d’habitude, à gagner les chefs pour entraîner les tribus païennes. Un indigène sibérien, « le prince Gantimourof », avait enjoint aux Orotchènes habitant ses terres de se réunir au bord de la rivière Samler pour être vaccinés. Là, un missionnaire, qui accompagnait le prince, leur fit une conférence sur l’utilité de la vaccine en terminant parle conseil de purifier leurs âmes dans les eaux du baptême. Le prince Gantimourof appuya de ses paroles la double prédication de l’apôtre de la vaccine et de l’orthodoxie ; et trente Orotchènes furent, séance tenante, vaccinés, puis « baptisés dans les tranquilles ondes du Samter[3] ». Cette manière de sauver à la fois l’âme et le corps donne à ces conversions sommaires, renouvelées de Vladimir ou de Charlemagne, quelque chose de bien moderne. Souvent on distribue des cadeaux aux nouveaux baptisés, ce qui fait que, à l’instar des Saxons de Charlemagne, certains prosélytes se font baptiser plusieurs fois. Après cela, on ne saurait être surpris de voir ces soi-disant chrétiens retourner à l’islam ou au lamaïsme. Chez beaucoup règne le paganisme sous sa forme la plus grossière, le chamanisme : les chamans mêmes sont souvent baptisés.

Le clergé a compris que, pour faire des chrétiens, il ne suffisait pas de l’eau du baptême. Pour attacher à l’Église les allogènes d’Europe ou d’Asie, le Saint-Synode a, depuis 1883, autorisé dans l’office l’emploi des langues indigènes concurremment avec le slavon. La liturgie grecque est ainsi célébrée en tatar, en tchouvache, en tchérémisse, en mordve, en votiake, en bouriate, en yakoute, en toungouze, en samoyède. Pour les traductions en langues orientales la confrérie de Saint-Georges et les missions de Kazan rivalisent avec la Société biblique de Londres. En même temps les missionnaires se sont mis à fonder des écoles parmi ces allogènes. Voilà les véritables procédés de propagande. C’est par là, par l’enseignement et la prédication, que de tant d’idolâtres baptisés la Russie fera des chrétiens.

Les missionnaires russes ont déjà prouvé qu’ils savaient, à l’occasion, se passer de la contrainte et des séductions temporelles. Leurs ambitions évangéliques ont parfois dépassé les limites de l’empire. Nous ne parlons pas ici des efforts tentés pour détacher de Rome les Slaves catholiques d’Autriche ou de Turquie. C’est là une entreprise toute politique ; le journal et les subsides des comités moscovites y ont plus de part que la prédication[4]. Mais des Russes ont essayé de porter l’Évangile aux Chinois, aux Coréens, aux Japonais. En Chine, malgré les relations des deux peuples, la mission de Pékin n’a eu que des résultats insignifiants. Avec les Coréens, les missionnaires russes ont été plus heureux ; mais la plupart de leurs convertis coréens sont des colons établis en territoire russe. C’est au Japon que la propagande orthodoxe a eu le plus de succès ; le Japon a été la gloire de l’Église russe. Elle y a établi un évêque ; elle y comptait, en 1888, 12 ou 15 000 prosélytes, possédant près de 200 oratoires et un séminaire avec plus de 100 élèves. Malheureusement la prospérité de cette colonie religieuse a été menacée par des différends entre les maîtres européens et les néophytes indigènes.

L’Occident n’a peut-être pas le droit de se montrer sévère pour les pratiques d’évangélisation adoptées, chez elle, par la Russie. La moitié de l’Europe chrétienne a été convertie par des procédés analogues. Il est vrai qu’il y a de cela quelque mille ans ; mais, en dépit du calendrier, mainte contrée des deux versants de l’Oural en est toujours au neuvième ou dixième siècle. Pour nombre de tribus ouralo-altaïques, la civilisation européenne n’a guère d’autre porte que le christianisme. Aussi, tout en réprouvant toute atteinte à la liberté de conscience, nous ne saurions nous scandaliser de voir la Russie encourager la diffusion de l’Évangile. Mais le prosélytisme russe ne se borne pas à cela ; il ne s’en prend pas seulement au paganisme inculte ni même aux religions déjà cultivées, à l’islamisme, au bouddhisme ; il s’attaque avec non moins d’ardeur au judaïsme, au protestantisme, au catholicisme. C’est même dans ses campagnes contre les autres Églises chrétiennes, là où la civilisation n’a rien à gagner, que la propagande orthodoxe s’exerce avec le plus de passion.

Un évéque russe a dit : Nos cloisons confessionnelles ne montent pas jusqu’au ciel. Ce n’est point de cette maxime que s’inspirent les maîtres de la Russie. Il est vrai que leur zèle orthodoxe s’inquiète moins du ciel que de la terre. C’est par politique que les tsars refusent de laisser chacun faire son salut par le chemin qui lui plaît. Les Russes ont pour aller au paradis une route impériale, large, unie, bien sablée, une « chaussée » tirée au cordeau et passée au rouleau, bordée de fossés profonds et de hautes palissades de façon que, une fois entré, on ne s’en puisse écarter. Il reste bien des chemins parallèles, officiellement classés ; mais ils sont mal entretenus, ravinés, à demi défoncés ; on n’en permet l’usage qu’aux riverains. Tels sont, comparés à l’Église dominante, les cultes étrangers.



  1. Pour la religion, pas plus que pour la nationalité, on ne saurait s’en rapporter entièrement aux statistiques russes ; car, ainsi que nous le verrons, les statistiques officielles comptent comme orthodoxes nombre de chrétiens et même de musulmans qui se défendent de l’être.
  2. Cette lettre a été insérée dans une feuille ecclésiastique, les Tserkovnye Vedomosti (février 1888) et dans le Journal de Saint-Pétersbourg (17, 29 février), ce qui lui donne un caractère doublement officiel.
  3. Compte rendu du haut-procureur sur l’année 1883.
  4. La politique n’a peut-être pas non plus été étrangère à l’envoi d’une mission russe chez les Abyssins, en 1889. On semble, du reste, affecter, à Pétersbourg, de regarder ces jacobites éthiopiens comme des coreligionnaires qu’on n’a qu’à ramener à la pureté du culte orthodoxe.