L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 11

Hachette (Tome 3p. 552-569).


CHAPITRE XI


Situation légale du raskol et des sectes. — Comment la conduite du gouvernement à regard du raskol a souvent changé. Appel de l’Église au bras séculier. Longues persécutions. Incohérence de la législation. — De l’emploi des moyens spirituels dans la lutte contre le raskol. Colloques ou discussions publiques entre orthodoxes et raskolniks. — Droits nouvellement reconnus aux dissident ?. Leur attitude vis-à-vis des nihilistes. Avantages qu’ils en ont retirés. Comment leur émancipation est loin d’être complète. — Conclusion du IIIe livre. Les sectes et l’avenir religieux de la Russie. Peut-il sortir des hérésies russes une nouvelle forme du Christianisme ?


La conduite du gouvernement à l’égard des sectes nationales a singulièrement varié suivant les époques. Du dix-septième siècle à la fin du dix-neuvième, elle a passé par trois phases principales. Le tsar Alexis et son fils Féodor persécutaient les dissidents comme des hérétiques en révolte contre l’Église ; Pierre le Grand les poursuivait comme des perturbateurs rebelles aux réformes impériales ; Catherine II et ses descendants les ont traités successivement avec douceur et avec rigueur, cherchant tantôt à les ramener à l’Église, tantôt à les réconcilier avec l’État. Dans cette dernière période, la politique impériale perd tout esprit de suite ; les raskolniks sont tour à tour frappés et tolérés, rassurés et menacés, selon l’humeur du souverain et le vent du moment.

Certains orthodoxes font gloire à l’Église russe de n’avoir jamais employé la contrainte en matière de foi. Cette assertion est contredite par toute l’histoire du raskol. Je ne vois pas que l’Église ait eu de scrupule à recourir au bras séculier. Torture, exil, bûcher, tous les châtiments usités en Occident contre les hérétiques ont été infligés aux raskolniks, sur les instances du clergé. Le concile de 1666 réclamait contre eux les pénalités civiles. Le patriarche Joachim n’hésitait pas à déclarer, en 1682, à l’un des martyrs de la vieille foi, au pied du bûcher, que les flammes allaient s’allumer pour venger l’Église du reproche d’hérésie. « Quels apôtres ont enseigné à maintenir la foi par le feu, par le knout, par la potence ? » demandait, dans son autobiographie, le protopope Avvakoum. On lui répondit en le brûlant. Si Pierre le Grand remplaça les supplices par des mesures fiscales ; si, au souffle de l’Occident, ses héritiers se sont peu à peu montrés plus tolérants, le mérite en revient surtout aux souverains, à l’intelligence d’une Catherine II, au cœur des trois Alexandre.

Que le clergé ait, contre ses adversaires, recouru à la prison, aux amendes, à la déportation, à la privation des droits civils, rien de surprenant. L’Église étant une institution d’État, il était naturel qu’elle combattît le schisme avec les forces et les armes de l’État. L’administration et la police étaient les auxiliaires indiqués du clergé. Encore aujourd’hui, l’ingérence du pouvoir civil dans les affaires spirituelles est consacrée par plus de mille articles des codes russes. Pour garder son troupeau, le pope s’en remettait à la police, qui, « par force, à coups de fouet, ramenait au bercail les brebis égarées[1] ». Et comme la police n’avait en ces affaires qu’un intérêt de service, comme elle s’en prenait aux corps et non aux cœurs, la guerre faite au raskol était presque toute extérieure. Selon une remarque d’Aksakof, dans les choses de l’Église, comme dans les autres, ce qu’on tenait à garder, c’était surtout l’apparence, le décorum[2]. Au pope, comme à l’ispravnik, l’état des âmes importait moins que le nombre apparent des fidèles. Ecclésiastiques et laïques se souciaient peu de guérir le cancer invétéré de l’Église, il leur suffisait d’en cacher les progrès. Le grand tort historique du clergé a été de se prêter à cette comédie sacrilège et d’en partager les profits avec la police. Mieux eût valu, pour sa dignité, un fanatisme moins accommodant. D’autres Églises ont brûlé, c’était l’argument du temps ; aucune autre n’a remplacé le bûcher par le bakchich. L’autodafé espagnol était plus barbare, la vziatka russe est plus répugnante.

Si l’Église et l’État n’ont pas entièrement renoncé aux armes temporelles, ils en ont reconnu l’insuffisance. Le clergé, reprenant conscience de sa vocation, recourt de plus en plus aux armes spirituelles, à la prédication, aux missions. Les évêques s’appliquent à dresser leurs popes à la polémique. Les séminaires ont consacré des chaires à l’étude du raskol. Pour que ses prêtres ne soient pas aux vieux-croyants un objet de scandale, le Saint-Synode a, en 1887, interdit au clergé de fumer, de priser, de jouer aux cartes. Imitant la tactique de Rome, l’Église orthodoxe a recruté une milice de missionnaires spécialement chargés de combattre le raskol. À l’aide des ecclésiastiques, on a appelé les laïques enrégimentés dans des confréries et des sociétés de propagande. On a fondé des bibliothèques pour les dissidents ; on cherche à conquérir leurs enfants par l’école. À Viatka, un missionnaire, le P. Kichmensky, a été jusqu’à exercer ses écoliers, de petits moujiks, à la controverse avec les raskolniks.

Comme les dissidents s’empressent peu d’assister aux prédications « des prêtres de Bélial », le clergé orthodoxe est contraint de leur offrir des conférences contradictoires, où chacun des deux partis expose ses arguments. Ces colloques (sobesedovaniia) étaient déjà en usage à Moscou, sous Nicolas. Ils avaient lieu sur la place publique au Kremlin ; et, comme à Byzance, le peuple se passionnait pour ces tournois théologiques. Tombés en désuétude vers le milieu du siècle, les colloques sont redevenus fréquents depuis une quinzaine d’années. Il s’en tient régulièrement à Pétersbourg aussi bien qu’à Moscou ; professeurs et séminaristes y déploient leur science et leur dialectique. Les évêques y assistent et ne dédaignent pas de descendre dans l’arène. Ainsi, à Poissy, le cardinal de Lorraine argumentait contre Théodore de Bèze ; ainsi, à Hippone, saint Augustin provoquait les donatistes, ces raskolniks africains, à des discussions publiques, devant une foule frémissante, qui interrompait les lutteurs de ses applaudissements ou de ses murmures.

À ces assauts scolastiques où les combattants luttent à coups de vieux textes et de grimoires surannés, pareils à des modernes qui se battraient à coups d’arbalète ou d’arquebuse, on se croirait rejeté de trois ou quatre siècles en arrière. Au sortir d’un cours ou d’une plaidoirie où le Russe civilisé s’est plu à distancer l’Occident par la témérité de ses théories, on retombe brusquement en pleine Russie des premiers Romanof ; on entend discuter si l’Antéchrist est venu ou non. En 1888, par exemple, au Marché au sel, à Pétersbourg, le professeur Ivanovsky démontrait, à grand renfort d’érudition, que l’Antéchrist n’avait pas encore paru, qu’il devait être un homme de péché en chair et en os, et porter le signe de la Bête. Aux sans-prêtres qui affirment que le règne de l’Antéchrist a commencé, on objecte triomphalement que les prophètes Élie et Enoch ne se sont pas encore montrés. Les raskolniks ne rendent pas facilement les armes ; ils déconcertent leurs adversaires par la hardiesse de leurs coups et l’imprévu de leurs ripostes, se dérobant avec agilité aux arguments sous lesquels ils semblent pris. On en a vu s’abriter derrière des thèses embarrassantes, examiner, par exemple, si Dieu avait toujours tenu ses promesses. Les plus exercés sont de redoutables jouteurs, d’une dialectique subtile, sachant se garder et prompts à surprendre l’adversaire en défaut, difficiles à toucher, tantôt opposant la lettre de l’Écriture, tantôt la réduisant en allégories. Aussi les champions de l’orthodoxie ne sortent-ils pas toujours vainqueurs de ces passes d’armes dont chaque parti aime à s’attribuer l’honneur. Plus d’une fois, un pope présomptueux a été réduit au silence par les liseurs du raskol. Aussi, d’ordinaire, ne laisse-t-on entrer en lice que les athlètes qui ont fait leurs preuves.

Les défenseurs des vieux rites combattent pourtant à armes inégales. On a beau, pour ces rencontres, leur donner une sorte de sauf-conduit, ils se sentent gênés, ils n’ont pas la libre disposition de leurs bras. Ils n’osent toujours exprimer toute leur pensée. Ainsi, il leur est malaisé de dire que l’Antéchrist est le tsar ou le pouvoir civil. Ils ne peuvent répondre à leurs adversaires que ce que leurs adversaires veulent bien entendre. La dispute menace-t-elle de mal tourner, les orthodoxes qui, d’habitude, président au colloque, lèvent la séance. Les dissidents ont-ils l’avantage, les vexations de la police risquent de le leur faire payer. Quelquefois les missionnaires de l’Église ne trouvent pas de contradicteurs. À Pétersbourg même, on a vu des dissidents se lever pour leur répondre, et se rasseoir sur l’invitation d’un coreligionnaire qui craignait qu’on ne les expulsât de la capitale[3]. Un journal, le Golos Moskvy, s’était permis de donner le compte rendu sténographique de ces débats ; on l’a supprimé. Après cela, on comprend que les chefs du raskol se soucient peu d’y prendre part. Le simple peuple n’y assiste même parfois que sur l’invitation des autorités. Dans les campagnes, les missionnaires convoquent trop souvent les raskolniks sur un ton de commandement, enjoignant aux anciens de village de leur préparer un local[4], donnant eux-mêmes à leur prédication un caractère officiel peu propre à gagner les âmes.


Dans sa lutte avec le raskol, le clergé orthodoxe a des auxiliaires qu’il n’a pas appelés et qui lui valent plus de succès que sa prédication. L’esprit du siècle, le luxe, le goût du bien-être, la mode, le diable et ses pompes arrachent peut-être plus d’âmes au schisme que les ministres de Dieu. Le cabaret, l’usine, le journal, le chemin de fer, l’armée sont autant de dissolvants des vieilles mœurs et d’ennemis de la vieille foi. Pour l’affaiblir, la meilleure tactique serait encore de s’en fier à la vie et à la contagion des mœurs modernes, à la civilisation. Beaucoup de ces grossières hérésies ressemblent aux plantes malingres qui aiment l’obscurité et ne vivent que dans des grottes ou des caves ; elles ne sauraient supporter le grand jour. Vis-à-vis du vieux raskol, le meilleur missionnaire n’est ni le pope ni le tchinovnik, mais la culture européenne et la liberté qui, parmi ces sectes confuses, sauront bien trier les doctrines en droit ou en force de vivre. Un Russe a dit : « Si le raskol a duré deux cents ans, c’est que le peuple russe en a sommeillé mille ». Cette boutade n’est pas sans vérité : combien de ces sectes étranges pourraient être regardées comme les songes d’un peuple endormi ? Laissez-le s’éveiller ; les rêves stériles de la nuit se dissiperont d’eux-mêmes.

C’est aux persécutions et vexations de plus de deux siècles qu’il faut attribuer le fanatisme des dissidents. Pour les rapprocher des orthodoxes et les réconcilier avec l’État, la première chose était de faire droit à leurs griefs. Le gouvernement a fini par le comprendre et il s’en est bien trouvé. Malheureusement, ici comme en toutes choses, il s’est arrêté à des demi-mesures, sans oser aller jusqu’au bout de la liberté, de même que, naguère, il reculait devant les extrémités de la persécution.

Une des causes de l’incohérence de la législation et des longues contradictions des mesures administratives, c’est la confusion de toutes ces sectes hétérogènes sous un nom commun qui, en leur donnant une trompeuse unité, engageait à leur appliquer les mêmes règles. Vieux-croyants hiérarchiques et sans-prêtres anarchiques, khlysty et molokanes, conservateurs rétrogrades et révolutionnaires radicaux, réunis et mêlés sous le nom de raskolniks, étaient combattus et condamnés avec une égale et inique rigueur. Lorsque l’on se décida à distinguer entre des doctrines si diverses, la classification administrative ne prêta guère à moins de confusions et à moins de reproches. Les communautés dissidentes furent divisées en deux grandes catégories : « les sectes nuisibles et les sectes moins nuisibles », comme si, entre elles, il ne pût y avoir qu’une différence de degré dans le mal. C’était là un point de vue plus ecclésiastique que civil. Encore aujourd’hui, les sectes réputées dangereuses ne sont pas seulement celles dont les croyances ou les pratiques mettent en péril l’ordre politique ou la morale ; ce sont toutes les communautés dont les doctrines s’attaquent aux fondements du dogme orthodoxe. À côté des skoptsy, des khlysty, des errants, figurent sur les listes officielles les paisibles molokanes, les ignorants sabbatistes, en sorte que, dans la répression de l’hérésie, le gouvernement semble agir tantôt en vertu d’un principe, tantôt en vertu d’un autre, ici dans un intérêt social, là dans un intérêt confessionnel.

À cette cause de confusion s’en ajoutait une autre, le manque d’une législation fixe, ou mieux le défaut de concordance entre les lois et les instructions chargées de déterminer l’application des lois. Jusqu’à ces derniers temps, la conduite de l’administration envers les sectaires a été soumise à une double règle : à une législation publique, inscrite dans les codes de l’empire, et à des prescriptions administratives secrètes, changeantes, souvent en désaccord avec le code. De là, contradiction et incohérence dans les ordres donnés, arbitraire et vénalité dans l’application des ordres reçus. Sous l’empereur Nicolas, c’était un comité secret qui, à l’aide de secrètes ordonnances, dirigeait les affaires du raskol. Les raskolniks, privés de la connaissance des règlements qui régissaient leur sort, étaient livrés sans défense à la cupidité du bas tchinovnisme et du bas clergé. Les tchinovniks allaient parfois jusqu’à contraindre les dissidents à se racheter de pénalités imaginaires.

Un tel état de choses ne pouvait persister au milieu des réformes d’Alexandre II. La question du raskol est une de celles qui occupèrent la sollicitude du tsar libérateur dès son avènement. Au mois d’octobre 1858, une circulaire secrète, selon les fâcheuses habitudes de la bureaucratie pétersbourgeoise, affranchissait provisoirement les raskolniks des plus criantes des vexations auxquelles ils étaient encore astreints. En même temps, une commission était appelée à étudier la réforme de la législation sur la matière. Cette réforme, entreprise par Alexandre II, n’a été effectuée qu’en 1883 et 1884, sous Alexandre III. Jusque-là, les restrictions imposées à la liberté civile ou religieuse des dissidents étaient maintenues en droit ; la loi interdisait aux paysans l’accès des charges communales et enlevait aux marchands les privilèges des guildes ; la loi leur déniait le droit de déposer en justice contre les orthodoxes et les privait de la faculté de sortir des frontières de l’empire ; la loi enfin, hier encore, leur défendait de construire de nouveaux oratoires et même de réparer les anciens, si ce n’est dans la partie de la toiture qui couvrait l’autel. Il est vrai qu’en Russie l’arbitraire est toujours là pour tempérer les rigueurs du code ; les raskolniks connaissaient ce dicton : La loi est une corde mal tendue ; les grands passent dessus, les petits passent dessous.

La première chose pour le législateur était de donner aux non-conformistes un état civil. Le gouvernement d’Alexandre II l’a tenté, en 1874, au moins pour les onze ou douze cent mille raskolniks admis par les statistiques officielles. La question, il faut l’avouer, était délicate. Jusque-là, le clergé détenait seul les registres des naissances et des décès, et, la loi n’admettant que le mariage religieux, les dissidents étaient condamnés à ne contracter que des unions clandestines, à ne donner jour qu’à des enfants illégitimes. Les raskolniks se trouvaient dans la cruelle position où l’ancien régime avait, depuis Louis XIV, réduit les protestants français. Le législateur, qui reprochait justement à certains sectaires de repousser le mariage, leur en fermait lui-même l’accès. Des villages entiers demeuraient des années sans qu’on y enregistrât ni mariage, ni naissance. Les paysans se contentaient d’adopter des enfants trouvés que leur apportaient des femmes qui faisaient profession de recueillir des orphelins. En réalité, c’étaient leurs propres enfants que les sagesfemmes leur rapportaient, après les avoir fait secrètement baptiser selon les rites du raskol. La moralité du pays était officiellement ravalée aux yeux de l’Europe par la fiction légale qui comptait comme enfants naturels les enfants des raskolniks.

Comment sortir d’une pareille situation ? Il se présentait deux issues, qui semblaient presque aussi impraticables l’une que l’autre : reconnaître les formes de mariage en usage chez les communautés dissidentes, ou instituer pour les dissidents un mariage civil. À la première solution s’opposaient l’intérêt de l’Église, le recrutement subreptice du clergé des popovtsy, les pratiques de la bezpopovstchine, dont beaucoup de sectes n’admettent ni clergé ni mariage. Contre l’institution du mariage civil s’élevaient non seulement les maximes de l’Église et les habitudes du peuple, mais les préventions mêmes des dissidents, pour la plupart d’accord, sur ce point, avec leurs adversaires. On se trouvait devant ce problème : instituer un acte civil du mariage sans mariage civil et indépendamment de tout mariage religieux.

Le législateur crut tout concilier en ouvrant, pour les raskolniks, des registres spéciaux confiés à la police. Les mariages des dissidents devaient être inscrits sur la seule déclaration des conjoints et de leurs témoins, sans que l’agent de l’état civil eût à s’enquérir de la cérémonie religieuse. L’État ne mariait pas, l’État donnait aux époux acte de leur déclaration de mariage. L’intérêt social était satisfait sans que les maximes de l’Église fussent blessées ; le principe théologique que le mariage est un acte religieux restait sauf, et les alliances des dissidents jouissaient de toutes les garanties légales, alors même qu’elles n’étaient consacrées par aucune cérémonie ecclésiastique. Lors de l’enregistrement du mariage, il y avait publication des bans pendant sept jours ; le divorce ne pouvait être prononcé que par les tribunaux laïques, jugeant d’après les lois en vigueur pour les orthodoxes.

On s’était flatté d’ouvrir ainsi l’accès d’une vie conjugale régulière à tous les sectaires sans reconnaître aucune secte. Cette loi semblait un véritable bienfait pour les raskolniks : la plupart n’en ont pas voulu profiter ; les uns par défiance de la police qui tient les nouveaux registres, les autres peut-être par crainte d’aliéner leur liberté et de se priver de la faculté de divorcer librement. L’insuccès de la loi de 1874 montre combien de difficultés légales soulève le raskol. Après les avoir si longtemps molestés de toute manière, le gouvernement a peine à persuader les dissidents de son équité. Pour triompher de ces défiances séculaires, il faudrait des années de tolérance.

On a pu croire, un moment, qu’Alexandre III allait inaugurer son règne par l’émancipation des vieux-croyants. Les raskolniks ont eu la bonne fortune de voir leurs droits s’étendre à une époque où toutes les libertés des Russes étaient restreintes. Presque seuls dans l’empire, ils n’ont point eu à pâtir des sévérités inspirées au pouvoir par les attentats révolutionnaires. C’était justice. Aucune classe de la nation n’est restée plus étrangère aux complots que ces dissidents persécutés et exploités, depuis des générations, par la police impériale. Comme au temps de Herzen et de Kelsief, leurs oreilles sont demeurées sourdes aux instigations des artisans de révolutions. À en croire certaines dépositions des procès d’Adrien Mikhaïlof et du Dr Weimar, quelques « nihilistes » auraient renouvelé, auprès de ces rebelles de la conscience, les tentatives faites un tiers de siècle plus tôt par les réfugiés de Londres. Les Jéliabof et les Sophie Perovsky n’ont pas recruté un auxiliaire parmi ces raskolniks qui croient la Russie gouvernée par l’Antéchrist[5]. S’ils sont révolutionnaires, ils le sont d’une tout autre façon que les nihilistes sortis de « l’intelligence ». Il se peut qu’un jour les dissidents russes jouent un rôle politique analogue à celui des non-conformistes anglais ; mais ils sont encore loin d’y être préparés. Malgré leurs rancunes contre les suppôts de l’enfer, le vieil esprit russe les incline au culte du tsarisme. En anathématisant l’empire, la plupart restent dévoués au tsar. Le souverain le sait et se fie volontiers, à eux ; les cosaques de l’escorte d’Alexandre II, le 1er  mars, étaient presque tous vieux-croyants, et plusieurs ont été mutilés, un même fut tué par les éclats de la bombe qui renversa l’empereur. Le loyalisme du plus grand nombre des raskolniks est si peu douteux que, durant la crise nihiliste, un homme, disparu depuis, M. Tsitovitch, directeur du Bereg, avait imaginé de chercher parmi les dissidents les éléments d’un tiers-état conservateur, à opposer à « l’intelligence » radicale.

Qu’a fait Alexandre III pour ces fidèles insoumis ? Les lois de mai 1883 et 1884 leur ont accordé des droits que le code russe leur avait jusque-là déniés. Pour la première fois, le législateur a reconnu aux vieux-ritualistes le droit de se réunir pour la prière et de célébrer l’office divin selon leurs rites. Les lois qui restreignaient les droits civils des dissidents ont été abrogées. Ils sont libres de résider dans toute l’étendue de l’empire et de voyager à l’étranger. Ils sont autorisés à s’inscrire dans les guildes de marchands, ils sont aptes à remplir des fonctions publiques et à recevoir des distinctions honorifiques. Cela est quelque chose, mais cela n’est point assez. Les dissidents ont cessé d’être considérés comme des rebelles en insurrection contre l’État, mais leur émancipation n’est pas complète. S’ils ont enfin l’égalité civile, ils n’ont pas encore la liberté religieuse. En fait, les droits que leur a concédés Alexandre III, la tolérance intéressée de l’administration les en laissait jouir. Ce qu’ont gagné les raskolniks, c’est une situation légale mieux définie ; encore, les droits qui leur ont été reconnus, en matière religieuse surtout, sont-ils bien restreints et bien précaires[6].

Les lois nouvelles sont pleines de fissures par où peut, de nouveau, se glisser l’arbitraire administratif. Les dissidents ont le droit de célébrer leur culte, mais avec des restrictions ignorées des juifs, des musulmans ou des païens. Toute cérémonie publique leur est interdite ; leurs prêtres ne peuvent même conduire les morts au cimetière. La mère patrie refuse encore aux vieux-croyants des libertés que ne leur a pas contestées l’étranger. Lorsque la Bessarabie danubienne fit retour à la Russie, les dissidents d’Ismaïl et de Kagoul eurent besoin d’un oukaze pour continuer à sonner leurs cloches. Les raskolniks n’ont pas encore le droit d’élever librement des chapelles à leurs frais. L’administration reste maîtresse de leur refuser l’ouverture ou la réparation de leurs oratoires ; elle peut expulser leurs prêtres ou leurs liseurs, prohiber l’impression ou la vente de leurs missels. Après cela, peut-on dire que le schisme a conquis la liberté religieuse ? Puis, il ne faut point perdre de vue que les droits concédés aux raskolniks ne le sont qu’à une infime minorité. Plus des neuf dixièmes des dissidents, inscrits malgré eux comme orthodoxes, continuent d’être traités en déserteurs de l’Église et, comme tels, restent passibles des pénalités judiciaires ou administratives.

L’émancipation est loin d’être accomplie. Il reste beaucoup à faire ; certaines autorités ecclésiastiques ou civiles trouvent qu’on a déjà trop fait. Les rapports du haut-procureur du Saint-Synode, M. Pobédonostsef, ont exprimé la crainte que les concessions faites aux raskolniks ne semblent un encouragement au schisme. Les meneurs du raskol en auraient profité pour persuader à leurs adhérents que l’État finissait par reconnaître la vérité de l’ancienne foi. Devant toutes les restrictions maintenues par le législateur, il faudrait bien de la simplicité pour croire à cette conversion du gouvernement. Depuis la promulgation des lois nouvelles, beaucoup de raskolniks honteux, qui fréquentaient l’église et payaient le prêtre, refuseraient, paraît-il, le ministère du pope. Le clergé et le haut-procureur s’en plaignent. Le grand obstacle à la liberté, c’est toujours la crainte de voir le peuple déserter l’orthodoxie officielle.

Au lieu de se placer, vis-à-vis du raskol et des sectes, au point de vue séculier, le gouvernement persiste à les juger du point de vue ecclésiastique. Pour lui, le raskol reste un fléau, une peste, une erreur pernicieuse dont l’État a le devoir d’arrêter la contagion. M. Pobédonostsef, dans ses rapports annuels à l’empereur, parle de l’hérésie et du schisme en évêque, en pontife, s’appropriant, contre les dissidents, les épithètes les plus injurieuses du vocabulaire théologique. Et ce ne sont pas seulement les doctrines immorales ou extravagantes qui sont ainsi officiellement flétries, mais les sectes les plus inoffensives, celles qui, en tout autre pays, jouiraient de la plus entière liberté, le stundisme notamment. En certains villages on a vu, sous Alexandre III, le bas clergé et la police exciter impunément la populace à des violences contre les stundistes. À ces réformés russes la loi et l’administration refusent toute liberté. Le clergé, qui, en poursuivant l’hérésie, défend ses revenus, réclame pour les néophytes de la stunda les sévérités de la police et les rigueurs de la loi. En 1884, par exemple, un paysan stundiste, du nom de Strigoun, était traduit devant la cour d’assises d’Odessa pour avoir osé dire que les ikones ne sont que des idoles. Conformément au code de procédure criminelle, ces affaires religieuses sont jugées à huis clos et le jury ne peut être composé que d’orthodoxes. Les jurés avaient beau lui accorder des circonstances atténuantes, Strigoun était condamné à trois ans et neuf mois de réclusion. Des procès de ce genre reviennent chaque année devant la cour d’assises ou la justice de paix. Là où le stundiste et le molokane ne sont pas poursuivis devant les tribunaux, ils sont abandonnés aux sévérités administratives, qui sont plus sûres et font moins de bruit. Si le vieux raskol a, par deux siècles de souffrances, conquis une liberté relative, les sectes récentes, celles même dont les doctrines semblent le moins faites pour provoquer les rigueurs de la loi, restent en butte à des persécutions. Le crime d’hérésie ou d’apostasie demeure inscrit dans le code, et le langage du laïque procureur du Saint-Synode est peu fait pour inculquer au clergé ou à la police l’esprit de tolérance.

Veut-on mesurer ce qui manque encore à l’émancipation des dissidents, on n’a qu’à comparer la situation des raskolniks vis-à-vis de l’Église russe à celle des non-conformistes anglais vis-à-vis de l’Église anglicane. La question du raskol ne sera tranchée et la paix religieuse rendue au peuple que le jour où le stundiste et le molokane seront aussi libres que le quaker ou le baptiste en Angleterre. L’aurore de ce jour n’a pas encore lui, même pour les petits groupes de vieux-croyants admis comme tels par la loi. Ces privilégiés, on ne saurait dire qu’ils jouissent des droits nécessaires au libre exercice de leur culte. Il est un droit sans lequel la liberté religieuse reste incomplète, le droit de créer des fondations, de doter les églises et le clergé. Or la loi russe ne reconnaît la personnalité civile à aucune institution des dissidents ; par suite, aucune disposition en faveur de leurs églises n’est valable. C’est ainsi que, en 1887, les tribunaux ont cassé le testament d’un marchand, du nom de Tchoubykine, qui avait légué au cimetière de Gromof, propriété des popovtsy de Pétersbourg, plusieurs centaines de milliers de roubles pour la construction d’un hospice. Si, malgré ces restrictions légales, les raskolniks ont leurs oratoires et leurs hospices, c’est qu’ils usent de procédés analogues à ceux employés, en pareil cas, par les congrégations religieuses en France ou en Italie. Les biens-fonds des communautés dissidentes sont inscrits au nom de quatre ou cinq personnes formant une sorte de syndicat. En cas de décès d’un des associés, les survivants élisent un de leurs coreligionnaires pour le remplacer. De cette façon, les raskolniks de différentes dénominations se sont transmis des propriétés parfois considérables. Il faut dire à son honneur que, à l’inverse de certains démocrates français vis-à-vis des congrégations catholiques, le gouvernement autocratique n’a jamais songé à édicter des lois inquisitoriales pour empêcher les communautés dissidentes de subvenir à leurs œuvres de piété et de charité.


Si nous demandons la liberté pour le vieux raskol et pour les troubles hérésies du moujik, ce n’est point que de leur libre développement nous attendions ni renaissance religieuse, ni rénovation sociale. De cette broussaille de sectes, enchevêtrées comme des ronces, rien n’annonce qu’il doive sortir un arbre de haute tige, aux branches assez larges pour abriter un monde.

La Russie, il est vrai, nous apparaît comme un laboratoire d’idées religieuses, aussi bien que de réformes sociales. Pourquoi ne s’élaborerait-il pas, dans la cervelle ou dans le cœur de ses rustiques prophètes, un moderne Évangile que d’ignorants apôtres viendront, dans un ou deux siècles, prêcher à l’orgueilleuse Europe ? Russe ou étranger, plus d’un penseur croit la Russie appelée à une haute mission religieuse. Son génie mystique, sa soif de vérité vivante, le tour de son imagination, l’audace juvénile de sa pensée, son goût des expériences hardies, la foi de son peuple, « sa défiance instinctive pour l’intelligence humaine, son mépris de l’abstraction et de tout ce qui n’est pas application directe à la vie morale ou matérielle[7] », autant de traits de caractère qui semblent marquer sa vocation. L’idéal de ce peuple — il est de ceux qui en ont encore — est religieux à la fois et social ; chez lui le divin ne se sépare pas de l’humain. C’est par la religion que semble devoir se réaliser « l’idée russe », cette vague idée nationale entrevue confusément par les patriotes. Où trouver ailleurs, pour cette énorme Russie, un rôle historique en rapport avec sa grandeur territoriale ? Dans les champs de la philosophie, de l’art, de la politique même[8], presque tout a été dit, presque tout a été tenté. La dernière venue des nations de l’Europe a peu de chance d’apporter au monde une révélation nouvelle. Le champ de la religion étant plus mystérieux, et les derniers siècles en ayant moins remué le fond, on peut croire que les découvertes y sont plus faciles. Ce n’est peut-être là qu’une apparence. Une rénovation religieuse pourrait bien être, en réalité, aussi malaisée qu’un renouvellement de la philosophie ou de la politique. Quand l’ère des grandes révolutions spirituelles ne serait point irrévocablement close ; quand une foi nouvelle pourrait, aujourd’hui encore, monter des profondeurs du peuple aux couches civilisées, rien n’assure que la Russie en doive être l’initiatrice. Elle semble, il est vrai, cette énigmatique Russie, en quête de nouvelles formules religieuses aussi bien que de nouvelles formes sociales ; mais est-ce la seule nation travaillée de ce besoin de renouveau ? et quand l’humanité entière le ressentirait, serait-ce bien une raison pour qu’il fût à la veille d’être satisfait ? La parole de vie que réclame impatiemment le monde moderne, le ciel peut tarder longtemps à la lui faire entendre.

Cette parole suprême, dont l’humanité lasse a soif, est-elle encore à dire ? Et si elle a été dite, il y a quelque deux mille ans, n’a-t-elle pas été commentée de tant de façons qu’il est malaisé d’en tirer un sens nouveau ? La Russie peut-elle prétendre, comme Tolstoï et Soulaïef, que jusqu’à elle le christianisme est demeuré incompris ? Peut-elle seulement se flatter de lui rendre sa jeunesse, ou va-t-elle, après dix siècles, lui trouver une forme nationale en dehors des vieux moules traditionnels ? Cela même est malaisé.

Une ambition reste permise à ce peuple de foi, c’est moins d’inventer un nouveau type de christianisme que de s’approprier l’esprit évangélique. C’est par là surtout que la Russie pourrait être originale, par là qu’elle pourrait surprendre notre Occident vieilli en train de redevenir païen. Ainsi le comprennent d’instinct nombre de ses réformateurs lettrés ou illettrés ; presque tous ont moins de souci du dogme que des vertus évangéliques. Leur idéal, souvent inconscient, est l’application de la morale du Christ à la vie publique non moins qu’à la vie privée, aux rapports entre les groupes humains et les peuples, aussi bien qu’aux rapports entre les individus. Les questions sociales ou politiques, les questions internationales mêmes, ces croyants voudraient les résoudre par la charité et la mansuétude. Ce qu’ailleurs ont vainement rêvé des saints ou des sages, ce qu’ont en vain tenté des rois et des inquisiteurs à l’aide du chevalet et du bûcher : bâtir un État chrétien, ce peuple chrétien n’en désespère point, et, pour y réussir, il ne compte que sur l’amour. Ne raillons point sa jeunesse. Faire passer l’Évangile dans la vie d’une nation, en extraire, pour ainsi parler, la vertu sociale en faire sortir le règne de l’humaine fraternité et de la paix divine : heureux le peuple qui s’attribuerait une telle mission, et mal inspiré qui l’en découragerait ! Mais prenons garde à la vieille utopie millénaire. La terre ne sera jamais un paradis. Sa vision de justice et d’amour, le Russe ne la verra jamais pleinement réalisée. Cela ne saurait être donné à des êtres de chair et de sang.

Quelques Russes, enhardis par leurs sectes rationalistes, semblent croire que la vocation de la Russie est de sauver le christianisme en en abandonnant les formes et les dogmes. Encore une illusion que l’expérience risque de mettre en pièces. Garder du christianisme l’esprit, l’essence divine : la morale et la charité ; sublimer en quelque sorte l’Évangile, d’autres ont fait ce rêve avant le Slave-Russe. Séparer, dans la religion, l’âme du corps, laisser périr l’un en faisant vivre l’autre, je ne sais s’il est entreprise plus téméraire. Un homme y réussira, une génération, peut-être ; un peuple, non. Le flacon brisé, que restera-t-il du parfum une fois évaporé ?



  1. Œuvres d’Ivan Aksakof, t. IV, p. 91, 92. Ailleurs, dans une lettre encore inédite, le célèbre slavophile écrivait à son père (30 octobre 1850) : « La Russie sera bientôt partagée en deux moitiés : du côté du monde officiel (kazny), du gouvernement, de la noblesse incrédule et du clergé qui détourne de la foi, sera l’orthodoxie ; tout le reste embrassera le raskol. Ceux qui prendront la vziatka (le bakchich) seront orthodoxes, ceux qui la donneront seront raskolniks ».
  2. Œuvres d’Ivan Aksakof, t. IV, p. 42.
  3. Vestnik Evropy, mars 1888, p. 363.
  4. Voir, par exemple, le Vestnik Evropy, février 1887, p. 836.
  5. Je ne connais qu’un sectaire, réfugie à Genève, H. Korobof. le disciple d’A. Pouchkine ; qui se soit plus ou moins rallié au programme révolutionnaire et qui ait annoncé, au nom du ciel ; la déposition « des soi-disant Romanof ».
  6. Voyez une étude de M. Kouvaïtsef dans le Iouriditcheskii Vestnik, avril 1886.
  7. Vladimir Solovief, la Russie et l’Église universelle, 1re  partie (1889).
  8. Voyez t. II. livre VI, chap. iv.