L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 1

Hachette (Tome 3p. 326-341).


CHAPITRE I


Origine et caractère du raskol ou schisme ; ses causes religieuses. Importance attachée aux rites et aux formules. Révolution provoquée par la correction des livres liturgiques. — Les principaux points en litige. Les Vieux-Ritualistes ou Vieux-Croyants. — Comment ils ont outré les principes du christianisme oriental. Exagération du principe d’immobilité. Exagération du nationalisme dans l’Église. De quelle manière le raskol est sorti de la liturgie slavonne. — Comment, en se révoltant contre l’Église officielle, les Vieux-Croyants se révoltaient contre les influences étrangères.


L’orthodoxie russe est, depuis plus de deux siècles, sourdement minée par des sectes obscures, inconnues de l’étranger, mal connues des Russes. Sous l’imposant édifice de l’Église officielle se creusent des retraites souterraines, de vastes cavités, tout un dédale de cryptes ténébreuses, asile des croyances et des superstitions populaires. C’est dans ces catacombes de l’ignorance et du fanatisme que nous allons descendre ; nous essayerons d’en dresser le plan, nous en explorerons les coins les plus sombres pour y saisir, dans leur refuge, le génie et les aspirations du peuple. Rien ne saurait mieux donner l’intelligence du caractère national et nous faire toucher le fond de l’âme russe. Le raskol, avec ses mille sectes, est peut-être le trait le plus original de la Russie, celui par où l’Orient moscovite se distingue le plus nettement de l’Occident.

Qu’on ne s’étonne pas de nous voir réclamer l’attention pour de bizarres et rustiques hérésies. Ce n’est pas qu’à ces sectes illettrées nous prétendions attribuer une importance ou un avenir sans proportion avec leur valeur morale ou leur force numérique. Si nous insistons sur cette face obscure de la vie nationale, c’est qu’à nos yeux c’est le côté par lequel le Russe du peuple, si différent du Russe que connaît l’Europe, se laisse le plus facilement pénétrer. C’est presque toujours par les dehors, par les institutions et les lois, par la haute littérature et la haute société, c’est-à-dire par le dessus, par la surface, qu’on envisage l’empire du Nord. L’étude des sectes populaires nous permet d’atteindre le peuple russe par le dedans, par le fond et en quelque sorte par le dessous.

Comme les rivières selon le sol qu’elles traversent, les religions, en passant par des populations différentes, prennent aisément des teintes diverses. Le raskol est le christianisme byzantin au sortir des couches inférieures du peuple russe. Dans les eaux troubles et bourbeuses des sectes moscovites, il est possible de signaler des infiltrations étrangères, parfois protestantes et parfois juives, plus souvent gnostiques ou païennes. Par son principe, comme par ses tendances, le raskol n’en diffère pas moins de toutes les religions ou confessions du dehors ; il reste essentiellement original, foncièrement national. Il est si bien russe que, en dehors de la Russie, il n’a nulle part fait de prosélytes, et que, en dedans même de l’empire, il n’a guère d’adeptes que parmi les populations grandes-russiennes, moscovites, les plus russes de la Russie. Il est si bien spontané que, à travers toutes ses phases, il suffit à s’expliquer lui-même ; enfermé dans un continent isolé, comme en un vase clos, il n’eût rien changé à sa marche. Le plus national de tous les mouvements religieux sortis du christianisme, le raskol est en même temps le plus exclusivement populaire. Ce n’est ni dans les écoles ni dans le clergé, c’est dans l’izba du moujik, dans le comptoir du marchand qu’il a grandi ; c’est là qu’il reste confiné. À ce titre, d’ignorantes hérésies ont, pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à l’intérêt des doctrines. L’attention que ne leur saurait valoir leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore serfs, la méritent comme symptôme d’un état mental, d’un état social dont rien, en Occident, ne saurait plus donner l’idée.

Le raskol, c’est-à-dire le schisme, n’est ni une secte ni même un groupe de sectes ; c’est un ensemble de doctrines ou d’hérésies souvent différentes et opposées, n’ayant entre elles d’autre lien qu’un point de départ commun et un commun antagonisme avec l’Église orthodoxe officielle. À cet égard, le raskol n’a d’autre analogue que le protestantisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et par l’instruction de ses adeptes, il l’égale presque par l’abondance et l’originalité de ses formes ; là, du reste, s’arrête la ressemblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protestantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la marque de leur origine et comme l’empreinte de l’Église dont ils sont sortis, du monde qui les a produits. En Europe, la plupart des sectes modernes sont nées de l’amour de la spéculation et du goût de la critique, de l’esprit d’investigation et de liberté ; en Russie, elles sont issues de l’entêtement de l’ignorance et de l’esprit de révérence. En Occident, le principe des déchirements religieux est la prédominance du sentiment intérieur sur les formes et les dehors de la religion ; en Russie, c’est le culte des formes extérieures, du cérémonial et du rituel. Les deux mouvements sont, pour ainsi dire, en sens inverse, au rebours l’un de l’autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés d’aboutir au même point. C’est qu’une fois affranchi de l’autorité traditionnelle qui maintenait l’unité de la doctrine, le raskol, pas plus que le protestantisme, n’a pu constituer dans son sein de nouvelle autorité. Par là, il a été, malgré lui, voué au libre examen, aux fantaisies individuelles, partant, à la diversité, à l’anarchie.

Peu de révolutions religieuses ont été dans leurs conséquences aussi complexes que le raskol ; aucune n’a été plus simple dans sa cause première. Les sectes innombrables qui, depuis deux siècles, s’agitent dans le peuple russe ont, pour la plupart, un même point de départ, la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’une même souche : quelques sectes seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie. En Russie, comme partout, le moyen âge eut ses hérésies. Les plus anciennes purent naître au contact des Grecs ou des Slaves, au contact des ancêtres ou des frères orientaux de nos Albigeois, les Bogomiles bulgares. D’autres hérésies surgirent plus tard, dans le nord, sur le territoire de Novgorod, au contact des marchands européens ou juifs. De la plupart, il ne reste guère que le nom, les martynovisy, les strigolniki, les judaïsants, etc. Toutes ces sectes étaient à leur fin lorsque éclata le raskol, qui recueillit dans son sein les croyances informes en germe au fond du peuple russe. Quelques-unes de ces anciennes hérésies, les strigolniki et les judaïsants par exemple, semblent même, après avoir disparu de l’histoire, reparaître dans certaines sectes contemporaines, comme si, durant plusieurs siècles, elles eussent coulé sous terre.

Dans ces obscures querelles du moyen âge se montre déjà le principe fondamental du raskol, le culte minutieux de la lettre, le formalisme. « En telle année, dit un annaliste de Novgorod du quinzième siècle, certains philosophes conmiencèrent à chanter : O Seigneur, ayez pitié de nous ; tandis que d’autres disaient : Seigneur, ayez pitié de nous[1]. » Le raskol est tout entier dans cette remarque ; c’est de controverses de ce genre qu’est né le schisme qui déchire l’Église russe. Pour ce peuple, demeuré à demi païen sous l’enveloppe chrétienne, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit l’effet. Il semble que, pour lui, le prêtre fût resté une sorte de chaman, les cérémonies des enchantements, et toute la religion une sorcellerie[2]. L’attachement au rite, à l’obriad, est, nous l’avons dit, un des traits caractéristiques du Grand-Russien. La manière dont la Russie a passé au christianisme n’y est point étrangère. La masse du peuple était devenue chrétienne par ordre, sans avoir été préparée à la foi nouvelle, sans même avoir achevé l’évolution polythéiste qui, chez les autres peuples de l’Europe, précéda l’adoption du christianisme. La religion de l’Évangile, trop élevée pour l’état intellectuel et social de la nation, s’y réduisit aux formes extérieures. D’autres peuples se sont lentement assimilé l’esprit du christianisme dont ils n’avaient d’abord adopté que les dehors : l’isolement géographique et historique de la Russie lui rendit cette assimilation plus difficile. La distance et la domination mongole la séparèrent des centres du monde chrétien, la misère et l’ignorance y dégradèrent la religion comme le reste. Toute théologie disparaissant, le culte devint toute la religion. Au milieu de l’abaissement intellectuel général, la connaissance des paroles et des rites du service divin fut l’unique science exigée d’un clergé dont les membres ne savaient point toujours lire.

L’attachement du peuple moscovite à ses rites et à ses textes traditionnels était d’autant moins justifié que textes et rites avaient subi plus d’altérations. La liturgie, qu’elle entourait d’une superstitieuse vénération, l’ignorance l’avait elle-même corrompue. Dans les livres s’étaient glissées des leçons erronées, dans les cérémonies des coutumes locales. L’unité liturgique avait insensiblement fait place aux divergences de lecture et de rituel. La main des copistes avait introduit dans les missels des contresens, des interpolations bizarres, parfois des intercalations capricieuses, et ces leçons nouvelles recevaient du peuple le respect dû à l’antiquité. Les versets corrompus et parfois inintelligibles semblaient d’autant plus saints qu’ils étaient plus obscurs. La dévotion y cherchait des mystères, un sens caché ; sur ces textes altérés se fondaient des théories et des systèmes que le zèle imposteur des scribes formulait parfois dans des livres apocryphes, mis sous le nom de Pères de l’Église. Les altérations étaient si visibles, que, dès le commencement du seizième siècle, un prince moscovite, Vassili IV, avait appelé un moine grec à reviser les livres liturgiques. L’aveugle révérence du clergé et du peuple fit échouer cette tentative. Le correcteur des livres, Maxime le Grec, fut condamné par un concile et enfermé comme hérétique dans un couvent lointain. Ce fut l’imprimerie qui fit éclater la crise définitive. Comme partout, la nouvelle découverte provoqua l’étude des textes et, partant, les luttes Ihéologiques. Les missels sortis des presses russes du seizième siècle empirèrent d’abord le mal auquel ils eussent dû remédier. Aux fautes des manuscrits sur lesquels ils furent composés, ces missels donnèrent l’autorité et la diffusion de l’imprimé. Aux variantes et aux divergences des copistes, ils substituèrent une unité, une unanimité d’où les anciennes erreurs tirèrent une force nouvelle.

La corruption de la liturgie slavonne russe semblait irrémédiable, lorsque, au milieu du dix-septième siècle, le patriarche Nikone en décida la réforme. D’un esprit cultivé pour son temps et pour son pays, d’un caractère entreprenant et inflexible, Nikone possédait tout ce qu’exigeait une telle résolution, le savoir et le pouvoir, car, par son influence sur le tsar Alexis, il gouvernait l’État presque autant que l’Église. C’était une chose hardie qu’une telle œuvre d’érudition dans la Moscovie antérieure à Pierre le Grand. Par l’ordre du patriarche, d’anciens manuscrits grecs et slavons furent rassemblés de toutes parts ; des moines de Byzance et de l’Athos furent appelés à comparer les versions slaves aux originaux grecs. Des livres liturgiques, Nikone effaça les interpolations de l’ignorance ou de la fantaisie. Les nouveaux missels imprimés, le patriarche les fit adopter par un concile qui en imposa l’usage à tous les États moscovites[3].

« Un grand tremblement me prit, dit un copiste du seizième siècle, et l’épouvante me saisit quand le révérend Maxime le Grec me donna l’ordre d’effacer quelques lignes d’un de nos livres d’église[4] » Le scandale ne fut pas moindre sous le père de Pierre le Grand : la main qui touchait aux livres sacrés fut, de toutes parts, traitée de sacrilège. Soit instruction, soit esprit de corps, le haut clergé soutint le patriarche ; le bas clergé et le bas peuple opposèrent une vive résistance. Après plus de deux siècles, un grand nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens livres et les anciens rites, consacrés par les conciles nationaux et la bénédiction des patriarches. C’est là le point de départ du schisme, du raskol, qui déchire encore l’Église russe. À la prendre de haut, cette contestation roule sur l’épineuse question de la transmission et de la traduction des textes sacrés, question qui plus d’une fois a divisé les Églises de l’Occident. En Moscovie, il n’y avait pas dix hommes capables de porter, en connaissance de cause, un jugement sur le fond de la dispute : la querelle n’en fut que plus violente et plus longue. Des moines, des diacres, souvent de simples sacristains dénoncèrent les corrections de Nikone comme un emprunt à Rome ou aux protestants, comme une religion nouvelle. Contre ces séditieux, l’Église employa les supplices partout usités contre les hérétiques : elle ne flt que donner au schisme une impulsion nouvelle en lui donnant des martyrs. Dix ans après la proclamation de la revision liturgique, un concile en déposait solennellement le hardi promoteur, victime de la jalousie des boyards. La déposition de Nikone parut justifier le raskol. La condamnation du réformateur semblait devoir entraîner l’abandon de la réforme. Aussi, grande fut la stupéfaction populaire quand le concile qui venait de déposer l’auteur des corrections liturgiques, lança l’anathème contre les adversaires de ces corrections. La part prise à cette excommunication par les patriarches orientaux en affaiblit l’effet au lieu de le renforcer, les dissidents refusant à des évêques grecs ou syriens, qui ne connaissaient point une lettre slave, le droit de prononcer sur des livres slavons.

Dans le monde théologique, si habitué aux subtilités, jamais peut-être d’aussi longues querelles n’eurent d’aussi futiles motifs. La forme et le signe de la croix, la direction des processions à l’occident ou à l’orient, la lecture d’un des articles du symbole, l’orthographe du nom de Jésus, l’inscription mise au-dessus du crucifix, l' alleluia répété deux ou trois fois, le nombre de prosphores ou pains à consacrer, tels sont les principaux points de la controverse qui, depuis Nikone, divise l’Église russe. À vrai dire, les premières disputes entre les Latins et les Grecs ne portaient pas sur des questions beaucoup plus graves. C’étaient aussi des altérations dans le rite que les Grecs reprochaient aux Latins comme des hérésies. En attachant une telle valeur au rituel, les raskolniks moscovites ne faisaient guère que suivre l’exemple de leurs maîtres grecs. En ce sens, le raskol russe n’est qu’une conséquence ou, si l’on préfère, une exagération du formalisme byzantin.

Les Russes orthodoxes font le signe de la croix avec trois doigts, les dissidents avec deux doigts comme les Arméniens. Les premiers admettent comme nous la croix à quatre branches, les seconds ne tolèrent que la croix à huit branches, ayant une traverse pour la tête du Sauveur et une autre pour ses pieds. L’Église, depuis Nikone, chante trois alléluia, les raskolniks en chantent deux. Les dissidents justifient leur entêtement par des interprétations symboliques ; d’un simple rite, ils aiment à faire toute une profession de foi. Ainsi, dans leur signe de croix, ils prétendent avec les trois doigts fermés rendre hommage à la Trinité, et avec les deux autres à la double nature du Christ, en sorte que, sans aucune parole, le signe de la croix devient une adhésion aux trois dogmes fondamentaux du christianisme : trinité, incarnation, rédemption. Ils interprètent de même le double alléluia venant après trois gloria, reprochant à leurs adversaires de négliger dans leurs rites l’un ou l’autre des grands dogmes chrétiens. Ces interprétations, appuyées sur des textes corrompus ou de prétendues visions, montrent de quel singulier alliage de grossièreté et de subtilité s’est formé le raskol.

À en juger par l’origine de la querelle, le culte de la lettre, le respect servile de la forme est l’essence du schisme. Pour le Moscovite en révolte contre les réformes de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christianisme et la liturgie toute l’orthodoxie. Cette confusion entre les formes du culte et la foi s’exprime dans le nom que se donnent à eux-mêmes les dissidents. Non contents de l’appellation de vieux-ritualistes, staroobriadtsy, ils prennent le titre de vieux-croyants, starovèry, c’est-à-dire de vrais croyants, de vrais orthodoxes, car, à l’inverse des sciences humaines, dans les choses religieuses c’est toujours l’antiquité qui fait loi ; les innovations même ne s’y font qu’au nom du passé. Cela est particulièrement vrai de l’Église grecque, qui a mis sa gloire dans l’immobilité, et fait de la fidélité à la tradition l’unique critérium de la vérité. Ici encore, lorsqu’ils se refusaient à toute apparence d’innovation, les vieux-croyants ne faisaient qu’outrer le principe de leur Église. Peu importe que la prétention des starovères fût mal justifiée, que le parti qui se réclamait le plus de l’antiquité eût le moins de titres à l’antiquité ; les vieux-ritualistes, en se laissant martyriser pour les anciens livres, n’étaient que les aveugles victimes de l’immobilité systématique du byzantinisme.

Le principe du raskol est essentiellement réaliste. Sous ce matérialisme du culte se laisse cependant découvrir une sorte d’idéalisme grossier. Les aberrations religieuses ont toujours un côté élevé, dans la déraison même. Tout n’est point ignorante superstition dans l’attachement scrupuleux du starovère pour ses cérémonies traditionnelles. Cette vulgaire hérésie n’est, en somme, qu’un ritualisme excessif et logique jusqu’à l’absurde. Si le vieux-croyant révère ainsi la lettre, c’est qu’à ses yeux la lettre et l’esprit sont indissolublement unis, que, dans la religion, les formes et le fond sont également divins. Pour lui, le christianisme est quelque chose d’absolu, le culte aussi bien que le dogme ; c’est un tout complet dont toutes les parties se tiennent : à ce chef-d’œuvre de la Providence, nulle main humaine ne peut toucher sans le défigurer. À chaque parole, à chaque rite, le starovère cherche une raison cachée. Il se refuse à croire qu’aucune des cérémonies, aucune des formules de l’Église soit vide de sens ou de vertu. Pour lui, rien d’accessoire, rien d’indifférent ou d’insignifiant dans le service divin. Tout est saint dans les choses saintes, tout est profond et mystérieux, tout est incommutable et adorable dans le culte du Seigneur. Sans pouvoir formuler sa doctrine, le starovère fait de la religion une sorte de figure achevée, de représentation adéquate du monde surnaturel. Ainsi compris, le vieux-croyant, qui se faisait brûler vif pour un signe de croix, et arracher la langue pour un double alleluia, devient éminemment religieux ; ce qui l’égaré, c’est en quelque sorte l’excès de religion. Son formalisme a pour principe le symbolisme, ou, pour mieux dire, le raskol n’est que l’hérésie du symbolisme. Là est son originalité, là est sa valeur dans l’histoire des sectes chrétiennes. Aux yeux de ces ritualistes outrés, les cérémonies ne sont point un simple vêtement de la religion, elles en sont le corps et la chair ; sans elles, le dogme n’est qu’un squelette inanimé. Par là le raskol est en opposition directe avec le protestantisme, qui fait bon marché des formes extérieures, les regardant comme une parure frivole ou une dangereuse superfétation. Pour le starovère, le rituel est, de même que le dogme, partie intégrante de la tradition ; il est également le legs du Christ et des apôtres : la mission de l’Église est de les conserver intacts l’un comme l’autre.

Unie au goût du symbolisme, cette scrupuleuse fidélité aux formes extérieures du culte n’implique pas toujours un esprit servile. Loin de là, le penchant à l’allégorisme, qui s’attache tellement à la lettre, prend parfois de singulières libertés avec l’esprit des cérémonies ou des textes. C’est le propre du génie symbolique de respecter scrupuleusement les dehors en traitant arbitrairement le fond. Dans ses mains, le rituel et les livres sacrés deviennent comme la donnée d’une céleste énigme dont l’imagination trouve le mot. En demandant un sens caché aux faits comme aux paroles, certains raskolniks ont fini par allégoriser les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament, par transformer les récits de l’Écriture en paraboles. Quelques-uns ont été jusqu’à ne voir que des figures dans les plus grands miracles évangéliques[5]. Avec une telle méthode d’exégèse, on peut aboutir à une sorte de rationalisme mystique ; les formes de la religion risquent de devenir venir plus solides que le fond, et le culte plus sacré que le dogme. C’est ce qui est arrivé pour quelques-unes des sectes extrêmes du raskol. Il y eut, chez ce peuple ignorant, une véritable débauche d’interprétation et, par suite, d’enseignements fantastiques et de croyances bizarres.


Le vieux-croyant est attaché à ses rites non seulement pour le sens qu’il leur donne, mais pour la bouche dont il les tient ; le respect des coutumes traditionnelles, des mœurs léguées par les ancêtres, est la raison morale, la raison sociale du schisme. Dans sa dévotion obstinée aux rites et aux prières que lui ont enseignés ses pères, le starovère ne fait encore qu’exagérer un sentiment religieux ou, du moins, un des sentiments qui, d’ordinaire, se lient à la religion et en augmentent la force. Les hommes ou les peuples ont toujours tenu à honneur de garder « la foi de leurs pères » ; l’abus que la rhétorique a fait de cette expression en montre la puissance sur le cœur humain. Ainsi liée à la famille ou à la patrie, la religion semble un héritage et comme un dépôt des ancêtres. Nulle part ce sentiment n’a été plus vivace qu’en Russie, où il s’unit souvent à un respect superstitieux de l’antiquité. Beaucoup de sectaires, quand on les interroge sur leur foi, n’en donnent point d’autre raison. Naguère encore, aux exhortations d’un juge de notre connaissance, des paysans poursuivis pour des pratiques religieuses clandestines répondaient : « Ce sont les rites de nos pères ; qu’on nous transporte où l’on voudra, mais qu’on nous laisse suivre le culte de nos pères ». On raconte que, lors de sa visite à leur cimetière de Rogojski, le césarévitch Nicolas, frère aîné d’Alexandre III, reçut des vieux-croyants de Moscou une semblable réponse[6].

La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques élémentaires de la dévotion ; le fils était obligé de désapprendre le signe de croix enseigné par sa mère. En tout pays, un tel changement eût jeté un grand trouble ; en aucun la perturbation ne pouvait être plus grave qu’en Russie, où la prière, accompagnée d’inclinaisons de corps et de signes de croix répétés, a une sorte de rite matériel. Le peuple repoussait le nouveau signe de croix et toute la nouvelle liturgie. Il se souciait peu que les rites établis par Nikone fussent plus antiques que les siens. Pour l’ignorant Moscovite, il n’y avait d’autre antiquité que celle de ses pères et grands-pères ; et ses pères lui avaient enseigné de minutieuses observances pour toutes les heures et tous les actes de la vie. Le Moscovite était emmailloté d’un réseau de rites comparable au cérémonial chinois. Un livre du seizième siècle, le Domostroï, le Ménagier russe, montre jusqu’où était poussé le formalisme de l’ancienne Moscou. La religion que recommande le prêtre Sylvestre, précepteur d’Ivan IV et rédacteur du Domostroï, consiste avant tout dans le respect scrupuleux des rites extérieurs. Pour ce code de la piété et du savoir-vivre moscovites, le bon chrétien est celui qui se tient raide pendant les offices ; qui baise la croix, les images, les reliques, en retenant son souffle, sans ouvrir les lèvres ; qui consomme l’hostie sans la faire craquer avec les dents ; qui, le matin et le soir, s’incline trois fois devant les icônes domestiques, en frappant la terre du front, ou en se courbant au moins jusqu’à la ceinture[7]. Tous ces usages des ancêtres, le raskolnik mit son honneur à leur demeurer fidèle, et cela non seulement en religion, mais en toute chose. Dans certaines régions il a conservé avec presque autant de soin les coutumes domestiques, les rites des fêtes civiles, les légendes du passé, y compris les traditions et les chants d’origine païenne, que la liturgie antérieure à Nikone.

G*est ainsi, parmi les raskolniks de l’Onéga, que Hilferding a recueilli les principales de ses bylinas ou romances épiques[8]. C’est ainsi que, dans la fête à demi païenne du printemps, A. Petchersky avait cru retrouver, à dix siècles de distance, un écho de la lointaine poésie slave, antérieure à la prédication du christianisme. Dans l’izba des vieux-croyants, les vieilles coutumes se sont conservées intactes, comme enfouies sous la superstition.

L’un des caractères de l’orthodoxie orientale, c’est, nous l’avons dit[9], sa propension à prendre une forme nationale en se constituant en Églises locales, ayant chacune leur langue liturgique. Nulle part cette tendance n’a été plus marquée que chez le Slave russe. À certains égards, le raskol n’a été que la conséquence ou le dernier terme de ce nationalisme. Il est sorti de la liturgie nationale ; il est né des missels slavons. La liturgie slave, héritée de Cyrille et de Méthode, le Russe s’y était attaché avec une ignorante révérence, sans tenir compte des originaux. Le slavon était devenu pour lui la véritable langue sacrée. Identifiant l’orthodoxie avec ses livres et ses apocryphes, le Moscovite n’a pas voulu en croire les Grecs et les textes grecs, appelés en témoins par ses patriarches. Il s’en est tenu obstinément à ses missels slavons, égalés par lui aux Écritures. Chez lui, le côté local, national de l’Église a prévalu sur le côté œcuménique, catholique. Il n’a plus connu que son Église, que sa liturgie, que ses traditions, et il s’y est aveuglément cantonné, comme si la révélation avait été faite en paléoslave, ou comme si la Russie était tout le bercail du Christ. Aussi a-t-on pu dire que le raskol n’a pas été seulement la vieille foi, mais la foi russe[10].

Chez le Moscovite du dix-septième siècle, l’attachement aux formes extérieures du culte était d’autant plus vif que Moscou se méfiait des tentatives des papes et des jésuites pour la rapprocher de l’Occident. En laissant toucher à ses cérémonies traditionnelles, le Russe pouvait craindre de se laisser romaniser et, comme les grecs-unis de Pologne, d’être à son insu incorporé à l’empire spirituel des papes. C’était par une aveugle fidélité à l’orthodoxie que le vieux-croyant se soulevait contre la hiérarchie orthodoxe. Dans leur crainte de toute corruption de l’Église, le peuple et le clergé tenaient en suspicion tous les étrangers, même leurs frères dans la foi, que les tsars ou les patriarches appelaient de Byzance ou de Kief. Demeuré, seul de tous les peuples orthodoxes, indépendant de l’infidèle ou du catholique, le Russe se regardait comme le peuple de Dieu élu pour conserver sa foi. Avec la présomption et l’entêtement de l’ignorance, ce pays, longtemps détaché de l’Europe, repoussait tout ce qui lui en venait. Dans leur haine contre l’Occident, contre ses Églises et sa civilisation, certains vieux-croyants en excommuniaient la langue théologique et savante. À la fin du dix-huitième siècle, un de leurs écrivains s’indignait contre les prêtres orthodoxes de la Petite-Russie, dont beaucoup, disait-il, « étudient la trois fois maudite langue latine ». Il leur reprochait de ne point regarder comme un péché mortel d’appeler Dieu Deus, et Dieu le père pater[11] comme si la Divinité ne pût avoir d’autre nom que le slave Bog, ou comme si le changement de mot changeait le Dieu. La résistance faite par les starovères à la correction du nom de Jésus est dans le même esprit. Conservant la forme populaire corrompue de Issous, ils repoussèrent comme diabolique la forme Iissous, directement dérivée du grec. À de tels traits on sent un peuple isolé par la géographie et l’histoire, et comme enfermé dans sa propre immensité, une sorte de Chine chrétienne, ne connaissant et ne voulant connaître qu’elle-même.

C’était contre l’étranger, contre l’influence occidentale, que se soulevait le peuple russe en se révoltant contre Nikone. Quand ils accusaient le patriarche de pencher vers le latinisme ou le luthéranisme, les vieux-croyants formulaient mal leur reproche. Ce n’était pas les théologies de l’Occident, c’était son esprit et sa civilisation qu’empruntaient, à leur insu peut-être, le patriarche Nikone et le tsar Alexis. L’origine du raskol concorde avec l’inauguration de l’influence étrangère en Russie. Ce n’est point là un fait accidentel. C’est que le schisme fut le contre-coup des réformes européennes des Romanof. L’œuvre de Nikone, parfois attribuée à la vanité du patriarche, à son désir de paraître lettré, était un signe avant-coureur de la révolution prochaine, un symptôme du rapprochement avec l’Occident, où, vers la même époque, en Angleterre, par exemple, des réformes analogues donnaient lieu à de semblables querelles. En appelant la critique et l’érudition à contrôler les pratiques de la piété, l’ancien ermite du Lac-Blanc cédait au courant qui, sous le successeur d’Alexis, sous le frère aîné de Pierre le Grand, allait faire établir à Moscou une académie, une sorte d’université ecclésiastique, sur le modèle de celle de Kief. Le vent d’ouest, qui se levait sur les plaines russes, soufflait sur l’Église aussi bien que sur l’État. C’est dans le domaine religieux que se fit d’abord sentir l’imitation européenne, c’est dans la religion qu’elle rencontra le plus redoutable obstacle. Au point de vue de l’histoire, le raskol est la résistance du peuple aux nouveautés importées de l’Occident. Ce caractère du schisme, Pierre le Grand le mit dans tout son jour ; d’une révolte théologique, le réformateur fit une révolte sociale et civile.



  1. Schédo-Ferroti, La tolérance et le schisme religieux, p. 33. Il s’agit là du Gospodi pomiloui, l’équivalent de notre Kyrie eleison, qui revient sans cesse dans la liturgie slavonne. De semblables discussions sur l’Alléluia ou d’autres formes de prière se rencontrent également longtemps avant l’explosion du raskol.
  2. Voyez plus haut, liv. I, ch. iii, p. 41.
  3. Les corrections apportées aux livres liturgiques par Nikone n’ont pas toujours suffi à rétablir la pureté du texte. Aussi a-t-il été parfois question d’une nouvelle revision ; mais le schisme suscité au dix-septième siècle par l’entreprise de Nikone est peu encourageant pour ses imitateurs.
  4. Prénié Daniila mitropolita Moskovskago s’inokom Maksimom, p. 10 ; Schédo-Ferroti, Le schisme, p. 32.
  5. S’il faut en croire Dmitri de Rostof, évéque du dix-huitième siècle, certains sectaires disaient déjà que la résurrection de Lazare était, non point un fait ; mais une parabole. « Lazare est l’âme humaine, et sa mort le péché. Ses sœurs, Marthe et Marie, sont le corps et l’âme. La tombe, ce sont les soucis de la vie ; la résurrection, c’est la conversion. De même, l’entrée du Christ à Jérusalem sur une ânesse n’est qu’une similitude. » Kelsief, Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. Ier, p. 14.
  6. « Pourquoi rejetez-vous notre Église ? leur avait demandé le prince. — Parce que ainsi nous ont enseigné nos pères et nos aïeux. » F. V. Livanof Ruskolniki i Ostrojniki, t. 1er  p. 28.
  7. Voyez dans la Bibliothèque Universelle, Lausanne, mai 1887, l’étude de M. L. Léger sur la vie domestique en Russie.
  8. Voyez A. Rambaud, La Russie épique.
  9. Voyez plus haut, liv. II, chap. ii.
  10. Vladimir Solovief, Religioznyia Osnovy jisni : Appendice.
  11. Sinaksar o podvigakh stradalisef Pokrovskago monastyria soverchivchikhsia v 1791 gudou. Kelsief : Sbornik pravitelstvennykh svédénii o raskolnikakh, t. II, p. 225.