L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 2/Chapitre 8

Hachette (Tome 3p. 223-259).


CHAPITRE VIII


Le clergé noir, les couvents et les moines. — Division du clergé en deux classes. Suprématie du clergé monastique. — Caractères du monachisme russe. — Son manque de variété. Son importance historique. — Les grands couvents nationaux. — Petit nombre relatif des religieux des deux sexes. — Le recrutement des moines. Leur genre de vie. — Comment les couvents sont devenus une institution d’État. — Leur classification. — Leurs biens et leurs ressources. — Leurs œuvres. — Les couvents de femmes. Les béguines. Les sœurs de charité.


En Russie, le clergé n’est pas seulement un corps, c’est une classe. Jusqu’à une époque toute récente, ce n’était pas seulement, comme en France avant la Révolution, un des ordres de l’État, c’était une caste[1]. Cette caste, longtemps fermée et encore aujourd’hui héréditaire, reste une des quatre ou cinq classes (Sosloviia) entre lesquelles se partage la nation. Elle se subdivise elle-même en deux groupes, en deux classes différentes et souvent rivales : les popes et les moines, le clergé séculier, paroissial, et le clergé régulier monastique, ou, selon l’expression vulgaire, le clergé blanc et le clergé noir. Cette désignation ne répond point à la différence des costumes. Si les moines sont vêtus de noir, les prêtres séculiers ne sont pas vêtus de blanc ; ils mêlent seulement au noir des couleurs brunes ou foncées. Moines et popes portent également une longue barbe et de longs cheveux ; le principal insigne des premiers est le grand voile noir, qu’ils laissent pendre en arrière sur leur haute coiffure.

Entre ces deux clergés, la distinction fondamentale est le mariage. Le clergé noir est voué au célibat, le clergé blanc, celui qui forme proprement la caste, est marié. Cette opposition, cette sorte de dualisme du sacerdoce se rencontre dans toutes les Églises d’Orient, chez les Orientaux unis à Rome comme chez les autres. Il n’y a, croyons-nous, d’exception que chez les Grecs melchites de. Syrie, où, selon l’esprit de Rome, le clergé célibataire a fini par évincer le clergé marié et par le supprimer. Chez quelques peuples orthodoxes on pourrait un jour voir un changement inverse.

Dans toutes ces Églises orientales, la tradition réserve l’épiscopat au célibat ; c’est là le principe de la domination du clergé régulier, de la dépendance et parfois de la jalousie du clergé marié. En toute confession, lorsque, près du sacerdoce ordinaire, s’est formée une milice religieuse spéciale, il y a eu des rivalités entre le gros de l’armée ecclésiastique et ces corps d’élite. L’Église russe, où tout l’avancement, tous les honneurs étaient le privilège du corps monastique, ne pouvait échapper à de telles compétitions. L’antagonisme y est d’autant plus naturel qu’entre les deux fractions du sacerdoce le contraste est plus grand, et le passage de l’une à l’autre plus difficile. Le mariage pour le pope est aussi obligatoire que le célibat pour le moine. Entre l’un et l’autre, la femme est une barrière qui n’est renversée que par la mort ou, rarement, par la séparation volontaire des deux époux.

Chez les deux clergés, la diversité des intérêts a produit la diversité des tendances. Le clergé noir veut maintenir sa domination, le clergé blanc cherche à s’en affranchir : entre eux, c’est une lutte d’influence, une compétition sourde, souvent inconsciente, non une hostilité ouverte et déclarée. Du terrain matériel des intérêts et du pouvoir, la rivalité a parfois passé dans le domaine spirituel, dans la sphère religieuse proprement dite. Ces deux clergés sont, par leur situation même, involontairement attirés vers les deux pôles opposés du christianisme ; l’un est plus porté vers la tradition et l’autorité, l’autre vers les innovations et la liberté. Ainsi que nous l’avons indiqué plus haut[2], il y a là, pour l’Église russe, le cadre de deux partis plus ou moins analogues au high church et au low church de l’Église anglicane. Il s’en faut, du reste, que l’Église russe soit aujourd’hui exposée à de pareils conflits. L’ascendant de la tradition et le besoin d’union la préserveront longtemps de toute lutte ouverte, de toute scission. Les deux clergés vivront côte à côte sans que le triomphe de l’un soit assez complet pour amener l’anéantissement de l’autre. De ces deux émules, l’un est plus important par le pouvoir, par la science, par son rôle traditionnel, l’autre par le nombre et par son rôle social ; l’un a derrière lui un plus grand passé, l’autre a peut-être devant lui un plus long avenir. Nous commencerons par le premier, par le plus élevé, le clergé noir.

Les monastères et les moines ont longtemps tenu une large place dans l’existence de la Russie ; aujourd’hui encore ses vastes couvents sont les plus remarquables monuments de son histoire. Dans aucun pays, le rôle des moines n’a été plus considérable ; il n’a pas toujours été le même qu’en Occident. Le monachisme orthodoxe oriental n’a point eu de branches aussi multiples, d’inflorescence aussi complexe, que le monachisme catholique latin. Au lieu de se ramifier en une foule de congrégations et d’ordres divers, il a gardé, à travers les siècles, une simplicité archaïque ; il est, à beaucoup d’égards, demeuré primitif. Comme toutes choses, l’esprit monastique a eu moins de mobilité, de variété, de fécondité, en Orient qu’en Occident. Les Russes et les Grecs n’ont connu que les premières phases du monachisme, celles du moyen âge antérieur à saint Bernard, ou, au moins, à saint Dominique et à saint François. Des deux grandes directions de la vie religieuse, la vie active et militante, la vie contemplative et ascétique, les moines d’Orient ont toujours préféré la seconde, sans doute la mieux adaptée à l’esprit oriental. Chez eux, Marthe a toujours été sacrifiée à Marie.

C’est pour la pénitence et l’ascétisme, pour la prière et la méditation que se sont fondés la plupart des couvents orthodoxes. Ce n’est ni le besoin de se grouper pour la lutte, ni le zèle du bien des âmes, c’est l’amour de la retraite, c’est le renoncement au monde et è ses combats qui ont jadis peuplé les couvents de la Russie. Les ennemis auxquels on y venait livrer bataille, c’était, à l’exemple des rudes athlètes de la Thébaïde, la chair rebelle et le dragon tentateur, sans autres armes que la prière et le jeûne. N’est-ce pas ainsi, à force de macérations, que les ermites de Petchersk ont mérité d’être appelés « des anges terrestres et des hommes célestes » ? Le moine russe n’avait en vue ni l’activité intellectuelle, ni le travail manuel, ni la charité, ni la propagande, mais son salut personnel et l’expiation des péchés du siècle.

« La mission des moines, disaient encore, sous Nicolas, au théologien Palmer, les religieux de Troïtsa, n’est ni l’étude ni le travail d’aucune sorte ; leur mission est de chanter les offices, de vivre pour le bien de leurs âmes et de faire pénitence pour le monde[3]. » Et ils ajoutaient que l’ascétisme était le nerf du christianisme, se vantant d’y être demeurés plus fidèles que les Latins, y voyant une marque de la supériorité de leur Église. À certains de ces moines de Saint-Serge, les deux vices séculaires des monastères orientaux, l’ignorance de l’esprit, la saleté du corps, semblaient presque une vertu de leur état. Quand Palmer, après avoir passé quelques jours dans leurs cellules, se plaignait des insectes et de la vermine, ses hôtes lui répondaient, d’accord à leur insu avec notre Benoît Labre, que, dans un couvent, ces créatures avaient leur utilité, comme instrument de mortification et exercice de patience. Pour le moine du peuple, l’idéal du religieux est toujours l’anachorète du désert ; c’est le stylite sur sa colonne[4] ou le gymnosophiste chrétien, uniquement vêtu de sa longue barbe, qui figure encore dans les peintures des couvents russes ; ce sont les saints ensevelis vivants dans les catacombes de Kief. Les noms des monastères rappellent la Thébaïde ; les plus grands portent celui de laure (lavra), les petits ceux de skyte ou de désert (poustynia). Leurs cryptes et leurs catacombes sont moins la tombe des morts que la demeure des anciens anachorètes retirés dans les grottes à l’exemple des Pères du désert. Les cavernes, telles que le sacro-speco de saint Benoit à Subiaco ou la cueva de saint Ignace à Manresa, semblent avoir conservé, sur l’imagination religieuse du peuple, leur antique attrait. Dans le voisinage du skyte de Gethsémani, près de Troïtsa, l’on peut visiter les catacombes où de modernes émules des saints de Kief se sont enfouis des années, dans des cellules souterraines, loin des hommes et de la lumière du jour. En Crimée, au monastère de l’Assomption, près de Bachtchi-Saraï, des moines se sont établis, entre le ciel et la terre, dans des grottes aériennes pratiquées aux flancs du rocher et reliées entre elles par de frêles galeries de bois. Ce couvent de troglodytes n’a point un siècle d’existence. Le goût de la vie d’ermite n’est pas éteint dans le peuple ; si l’État n’en autorise plus la fondation, les sectaires dissidents s’érigent parfois encore des ermitages dans les contrées écartées.

Avec de telles tendances, une seule règle monastique suffisait, comme, en Occident, a longtemps suffi le seul ordre de Saint-Benott. En Russie, ainsi que dans tout l’Orient, règne la règle de Saint-Basile, dont les dispositions moins précises, moins systématiques, ne se peuvent comparer aux constitutions savamment coordonnées de la plupart des ordres ou congrégations catholiques. Cette règle, rédigée en forme de réponses à des questions de toute sorte, ne fait guère que poser les bases de la vie monastique sans l’enserrer dans d’étroites observances. Pour la vie religieuse, comme pour la foi, la Russie n’a rien ajouté à ce que lui apportèrent les Grecs : elle n’eut aucun ordre qui lui fût propre. Les couvents russes eurent beau subir, à différentes époques, diverses réformes, il n’en sortit rien d’original. Leur idéal demeura toujours en arrière ; leurs modèles furent toujours au dehors. C’est ainsi qu’au onzième siècle, un moine, du nom de Théodore, introduisit aux Grottes de Kief, d’où ils se répandirent au loin, les statuts du monastère constantinopolitain de Stoudion, avec la pratique de la vie commune. Les milices religieuses de la Russie n’ont jamais offert cette prodigieuse variété de troupes, d’armes, d’uniformes de toute couleur, qui a donné tant d’éclat et de puissance aux armées monastiques de l’Occident. Par suite, les monastères russes n’ont rien connu de comparable aux grandes figures de moines pacifiques ou batailleurs, hommes d’action, hommes de plume, au besoin hommes d’État, qui ont tant remué le monde latin. La Russie a eu des moines ; elle n’a pas eu d’ordres religieux. La Russie a eu des couvents ; elle n’a pas eu de ces fédérations, de ces républiques monacales qui, dans la nation et dans l’Église, formaient comme des États spirituels. De même que chez nos Bénédictins, les monastères russes ont quelquefois été des colonies, partant des dépendances les uns des autres, mais de ce groupement n’est sortie aucune puissante congrégation. La vie monastique a ainsi manqué à la fois de variété et de cohésion, de diversité et d’unité. Par là, les moines n’ont pu donner à la société et à la civilisation ni les mêmes secours, ni les mêmes embarras qu’en Occident,

Pour avoir été moins variée, l’influence des monastères en Russie n’a pas été moins profonde. Les couvents ont eu, dans la formation de la nation et de la culture russe, un rôle analogue à celui des moines de Saint-Colomban ou de Saint-Benoît dans l’Europe catholique. De même qu’en Gaule et en Germanie, les moines ont été les pionniers de la civilisation aussi bien que du christianisme. Convertissant les tribus barbares et défrichant les landes ou les forêts, ils ont, sur leurs pas, attiré les colons russes au fond des solitudes du nord et de l’est. Plus d’une ville a eu pour noyau un monastère. Plus d’une foire longtemps célèbre a commencé aux portes d’un couvent. Ainsi la foire de Makarief, aujourd’hui transportée à Nijni-Novgorod. En Russie aussi, les cloîtres ont été l’asile des lettres, apportées de Byzance par les moines grecs. Peu de nos abbayes se pourraient, à cet égard, comparer à Petchersk de Kief, où écrivaient Nestor et les premiers annalistes[5]. S’il est un pays qui ait été fait par les moines, c’est la Russie.

Les couvents y ont un caractère plus national que partout ailleurs. Dans la vie monastique, comme en toutes choses, la religion s’est davantage identifiée avec le peuple. Pendant les luttes contre les Tatars, contre les Lithuaniens et les Polonais, les monastères ont été le principal rempart de la nationalité dont, par la difîusion du christianisme, ils avaient été l’un des principaux facteurs[6]. L’histoire de la Russie revit presque tout entière dans deux grandes laures : Petchersk, le couvent des catacombes des bords du Dniepr, symbolise et résume la première période de l’existence nationale ; Troïtsa la seconde. Petchersk personnifie l’âge de Kief, Troïtsa l’âge de Moscou. Les monastères de Russie étaient des citadelles ; beaucoup gardent encore leurs murailles crénelées : ce sont les châteaux forts du moyen âge russe. Les plus grands sont de vraies villes contenant de nombreuses églises ou chapelles : Petchersk en a 16, Troîtsa 14, Solovetsk 7. Rien du reste, dans ces laures russes, de comparable aux merveilles d’architecture de nos gothiques abbayes de France, d’Angleterre, de Portugal.

À défaut de la beauté de l’art, beaucoup de ces monastères ont le charme du pittoresque. En Russie, comme partout, les moines ont choisi les plus beaux sites. Les ermitages se sont posés au bord d’un fleuve ou d’un lac, parfois dans une île ; les cénobites ont occupé les clairières des forêts ou les oasis boisées des steppes. Troïtsa élève au bord d’un ravin ses grosses tours de briques rouges, qui ont arrêté les Polonais, maîtres de Moscou, et servi d’abri à Pierre le Grand contre les streltsy en révolte. Dans une de nos visites à ce sanctuaire national, le moine qui nous faisait faire le tour des murs nous montrait par les embrasures l’emplacement des tentes et des canons polonais, auxquels répondaient les canons du monastère (1608-1609). À Petchersk[7] de Kief, le site est plus grandiose, les souvenirs plus légendaires. Ce couvent, berceau du monachisme russe et séjour de saints innombrables, dresse ses clochers roses et ses coupoles d’or ou d’azur étoile sur les collines de la rive droite du Dniepr. Au pied du monastère, de l’autre côté du grand fleuve, s’étend un paysage vert, aussi plat et aussi vaste que la mer ; au-dessous sont les noires catacombes où vécurent les vieux anachorètes, où leurs corps reposent debout. Dans ces galeries sépulcrales, aussi étroites que les voies des catacombes romaines, se presse au matin la foule des pèlerins. Dirigés par les moines, ils s’enfoncent en longues files dans le mystérieux labyrinthe, chacun un cierge à la main, écoulant l’écho du plain-chant slavon qui accompagne la liturgie dans les églises souterraines. De la niche dont ils font leur tombeau, après en avoir fait leur demeure, les saints ascètes, murés dans la paroi, tendent une main desséchée aux baisers des fidèles.

D’autres monastères à peine moins illustres, Simonof, Donskoï et Novospaski, dont les murs ont arrêté les Tatars aux portes de Moscou, Saint-George de Novgorod, l’Assomption de Tver, Solovetsk, sur la mer Blanche, rappellent aussi de glorieux souvenirs et attirent également de nombreux pèlerins. Ces sanctuaires rehaussent aux yeux du peuple les contrées ou les villes qui les possèdent. Pierre le Grand, malgré son peu d’amour des moines, ne voulut pas laisser sa nouvelle capitale sans cette sorte de consécration. Pour rattacher à la sainte Russie le sol à demi finnois de sa ville au nom allemand, le réformateur fit porter de Vladimir à Pétersbourg les reliques du saint Louis russe, Alexandre Nevski : le kniaz victorieux des Suédois, non loin de la Neva, pouvait sembler le précurseur du vainqueur de Charles XII. Autour du tombeau du saint national s’éleva, aux portes de la capitale, un vaste couvent qui, pour les richesses et les privilèges, fut mis au rang de Troïtsa et de Petchersk.

Sauf les grandes laures, la population des cloîtres n’est plus aujourd’hui ce qu’elle fut autrefois. Le peuple y afflue en pèlerinage, les moines qui s’y enferment sont relativement en petit nombre ; souvent ils semblent n’être plus que les gardiens de ces forteresses religieuses, jadis habitées par des milliers d’hommes. La décadence graduelle du monachisme est déjà indiquée par la répartition géographique des monastères. À cet égard, une carte de la Russie monastique serait instructive. On y verrait marquées les différentes étapes de la colonisation slavo-russe. Le nombre des couvents est en rapport non avec la densité, mais avec l’ancienneté de la population. La plupart se groupent à l’entour des vieilles capitales ou des vieilles républiques, de Kief, de Moscou, des deux Novgorod, de Pskof, de Tver, de Vladimir. Dans les régions de colonisation récente, dans la terre noire ou les steppes du sud, les couvents sont rares. Les Russes en établissent cependant toujours quelques-uns dans les contrées nouvellement colonisées ; ainsi en Crimée, ainsi dans le Caucase où les moines russes ont repeuplé des cloîtres abandonnés depuis des siècles ; ainsi en Sibérie et en Asie Centrale. Dans ces régions écartées, les couvents sont d’ordinaire fondés et dotés par l’État, comme des établissements d’intérêt public, servant de point d’appui à la colonisation et à la russification[8].

Chaque évéché possède au moins un monastère dont le supérieur est membre de droit du consistoire diocésain. Il y a aujourd’hui, dans l’empire, environ 550 couvents, contenant près de 11 000 moines et près de 18 000 religieuses, soit moins de 29 000 personnes pour le clergé noir des deux sexes[9]. Un pareil chiffre, pour un pareil empire, n’a de quoi alarmer personne, d’autant que, si le nombre des religieuses tend à croître, le nombre des moines reste slationnaire. Il n’y a là rien de comparable au spectacle offert naguère par l’Espagne ou l’Italie. En dépit des obstacles de tout genre apportés chez nous au recrutement des congrégations, la Russie orthodoxe, avec une population de fidèles presque double, compte cinq ou six fois moins de religieux, de frères ou de sœurs de toute sorte que la France catholique ; peut-être en a-t-elle moins en réalité que la minuscule Belgique. Ce qui ne se retrouve guère qu’en Russie, ce sont les vastes cités monastiques, telles que Troïtsa ou Petchersk, encore peuplées de centaines de moines. Elles font revivre à nos yeux les légendaires colonies d’ascètes de l’Orient ou des îles de Lérins. La laure des catacombes de Kief contient six cents moines ou novices. Dans la même province, un couvent de femmes, dit de Florovo, renferme près de cinq cents religieuses. Une remarque encore à faire, c’est qu’en Russie, comme dans la France de l’ancien régime, il y a plus de couvents d’hommes que de couvents de femmes, ce qui, du reste, n’empêche pas les religieuses de l’emporter aujourd’hui par le nombre.

Aux moines officiellement enrégimentés dans les monastères de l’empire, il faut ajouter les irréguliers du cloître, les Russes enrôlés dans les couvents du dehors, au Mont-Athos notamment. Un des vingt « couvents chefs » de la Sainte Montagne, le Pantalémon ou Rossicon, en abrite quatre ou cinq cents. D’autres occupent les couvents de Saint-André et du Prophète-Élîe, ou mènent isolément la vie de solitaires[10]. Anachorètes ou cénobites, ces moines russes de l’Athos sont, pour la plupart, venus à l’Agion Oros en simples pèlerins, quelques-uns encore enfants. La beauté du site, la douceur du climat, la facilité de l’existence, la contagion d’une pieuse oisiveté les ont retenus. Ils vivent là en liberté, dans une molle contemplation, entre l’azur du ciel et la nappe bleue de la mer Égée, loin des règlements et du contrôle du Saint-Synode impérial. Le gouvernement de Pétersbourg, tout en les soutenant dans leurs démêlés avec les caloyers grecs, ne daigne pas leur reconnaître le titre de moines, car les lois interdisent de prendre le voile sans autorisation. Il se défie de ces libres colons de la vieille république monacale. Loin d’en encourager l’émigration, il les traite à l’occasion en déserteurs ; il leur a plus d’une fois interdit le voyage et les quêtes dans la mère patrie. Les moines russes de l’Athos, au besoin déguisés en laïcs, n’en continuent guère moins à faire en Russie de fructueuses collectes. Quêter pour les ermites de l’Athos est une ressource des aventuriers avides d’exploiter la crédulité populaire.

Malgré la faveur que lui témoigne encore le peuple, le monachisme, en Russie comme dans tout l’Orient, est en déclin, moins cependant qu’en Grèce et dans les autres États orthodoxes où les couvents, déjà bien réduits de nombre, sont menacés d’une prochaine disparition. Ce n’est pas seulement que notre civilisation est mortelle à l’ascétisme oriental ; que l’activité ou la sécurité de la vie moderne éloigne du cloître beaucoup des âmes qui venaient y chercher un asile ; c’est que, en Orient, la vie religieuse ne s’est point, comme chez nous, successivement adaptée à toutes les évolutions de la société pour les seconder ou les arrêter ; c’est qu’elle ne s’y est point renouvelée par le travail ou par la charité.

En outre, les deux faits qui dominent l’histoire ecclésiastique de la Russie moderne, le schisme ou raskol et l’institution du Saint-Synode, ont été presque également défavorables aux monastères. Le raskol a éloigné d’eux la portion la plus fervente du peuple ; le synode les a tenus dans une dépendance peu propice à la vie religieuse. La faveur que, à son origine, le schisme rencontra dans plusieurs d’entre eux, à Solovetsk par exemple, amena l’Église et l’État à soumettre les couvents à un joug étroit. Leur sourde opposition à la réforme de Pierre le Grand fut une autre cause de leur décadence. Le pouvoir s’appliqua à diminuer le nombre, la richesse et l’influence de ces refuges des idées anciennes. Toutes les restrictions qui se peuvent apporter à la vie monastique, sans abolir les monastères, Pierre et ses successeurs les imposèrent. La loi en garde encore la trace. Un homme ne peut prononcer de vœux qu’à trente ans, une femme qu’à quarante. On ne peut entrer dans le cloître qu’après s’être libéré de toute obligation envers l’État, la commune ou les particuliers. Le moine doit renoncer aux privilèges de sa classe, à toute propriété immobilière, à tout héritage. Un instant, Biron, le favori protestant d’Anne Ivanovna, ne permit la prise du voile qu’aux prêtres veufs et aux soldats en congé ; les vocations ne furent admises qu’avec l’autorisation du Saint-Synode. Vers 1750 il y avait encore sept cent trente-deux couvents d’hommes ; ils furent réduits à moins de deux cents.

On s’attaqua non seulement au nombre et aux biens des moines, mais aussi à leur ascendant religieux. Le Règlement spirituel, tout en daignant les encourager à l’étude des Écritures, leur défendit, sous peine de châtiments corporels, de composer des livres ou d’en tirer des extraits. Il leur fut interdit d’avoir dans leur cellule encre ou papier sans autorisation de leur supérieur, attendu, dit le Règlement de Pierre le Grand, que rien ne trouble plus la tranquillité de la vie des moines que leurs insensés ou inutiles écrits. Les religieux ne durent avoir qu’un encrier commun, enchaîné à une des tables du réfectoire, et ne s’en servir qu’avec la permission de leur supérieur. C’étaient là de singulières réformes pour un apôtre des lumières. En cela, comme en beaucoup de choses, Pierre le Grand risquait de compromettre le but par les moyens. Si de semblables procédés ne pouvaient relever les moines, ils réussirent à leur enlever toute influence.

Par un singulier contraste, ces moines tant abaissés conservèrent toutes les hautes dignités ecclésiastiques. À ces couvents, ainsi tenus en suspicion, on a laissé le monopole de l’épiscopat. Le maintien de ce privilège, en de telles conditions, serait une aberration, s’il s’étendait réellement à la plèbe monastique. Ce qui l’explique, c’est que le plus grand nombre des religieux n’y ont aucune part, qu’il est réservé à une élite qui souvent n’a du moine que le nom et le costume.


Sous l’unité extérieure de la profession monastique se rencontrent des vocations et des existences fort diverses. Des deux cents ou trois cents hommes qui prennent annuellement le voile, une bonne moitié sort de familles sacerdotales ; le reste appartient aux marchands, aux artisans des villes, aux paysans. Le contingent des classes dirigeantes, de la noblesse ou des professions libérales est très faible. La vie formaliste du moine russe, presque tout entière absorbée en pratiques machinales, a peu d’attraits pour les natures cultivées. Il se cache cependant sous la robe noire du religieux quelques hommes du monde, d’anciens officiers par exemple. J’ai entendu citer des hégoumènes qui avaient commandé des régiments avant de commander des couvents. Pareils au P. Zosime des Frères Karamazof de Dostoievsky, ils avaient demandé aux cellules d’un monastère la paix ou l’oubli. Les anciens soldats ne sont pas rares parmi les moines ; sous le régime du long service militaire, beaucoup de vieux troupiers échangeaient l’uniforme contre le froc, et la caserne contre le cloître. Parmi les religieux sortis du peuple, plus d’un aurait pu faire la même réponse que le moine de Vologda à l’Anglais Fletcher : « Pourquoi es-tu entré au couvent ? lui demandait l’envoyé de la reine Elisabeth. — Pour manger en paix. »

Dans les monastères se voient en même temps les deux extrémités du clergé, les hommes les plus intelligents et les plus ignorants, les plus cultivés et les plus grossiers. Il entre au couvent des hommes mûrs, de vieux prêtres que l’âge y conduit, qui viennent chercher un asile pour leur vieillesse ; il y entre des jeunes gens qui ne prennent l’habit que pour s’élever dans la carrière ecclésiastique. Parmi les recrues fournies par le clergé se rencontrent, à la fois, les sujets les plus brillants et les fruits secs des séminaires. Les uns sont condamnés à un long noviciat et n’arrivent même point toujours à la prêtrise ou au diaconat (en Russie, comme aux premiers siècles de l’Église, un grand nombre de moines ne sont pas prêtres) ; — les autres ne font que traverser le cloître pour monter à l’épiscopat et aux dignités de l’Église. Tandis que, en Occident, les religieux renoncent le plus souvent aux honneurs de l’épiscopat et de la prélature, sauf dans les pays de missions ; en Russie, on vient au couvent pour faire carrière. À l’encontre des pratiques primitives de l’ordre monastique, on prend le voile pour ceindre la mitre.

Après avoir choisi entre l’Église et le monde, les séminaristes ont à choisir entre les deux clergés, entre la vie du pope, avec les joies de la famille, et la vie du moine, qui ouvre l’accès des dignités de l’Église. Jusqu’à une époque récente, les religieux dirigeaient exclusivement les académies ecclésiastiques ; ils n’épargnaient rien pour attirer dans leur sein les jeunes gens de belle espérance. Pendant que le jeune homme hésitait entre les tendres aspirations du cœur et les flatteuses perspectives de l’ambition, ses supérieurs employaient pour l’amener à eux toutes les fascinations de la piété et toutes les séductions de l’amour-propre. Quelquefois on allait jusqu’à la ruse ; on usait, pour le recrutement des moines, du procédé des anciens racoleurs pour le recrutement des troupes du roi. S’il faut en croire un livre qui prétendait dévoiler les mystères des couvents russes[11], on a vu des supérieurs attirer chez eux un séminariste indécis, le faire boire, lui faire signer une demande d’admission à la profession religieuse ; et le moine sans le savoir se réveillait tonsuré et vêtu de l’habit monastique. Ce fait se passait à l’académie de Moscou, sous le métropolite Platon, au commencement du siècle. De pareils traits appartiennent à un monde déjà évanoui. D’ordinaire, il n’est pas besoin de ces frauduleuses habiletés ; l’amour-propre et les misères de la vie du pope suffisent, à défaut de la piété, pour faire prendre l’habit religieux aux sujets que désigne le zèle intéressé de leurs supérieurs.

Une fois ses vœux prononcés, rien de plus facile, de plus rapide, que la carrière du séminariste devenu moine. La loi n’admet les hommes aux vœux monastiques qu’à trente ans ; pour l’élève des académies, la limite légale s’abaisse à vingt-cinq ans ; pour lui, point de noviciat. Ses études terminées, il est nommé inspecteur ou professeur de séminaire ; il devient ensuite supérieur ou recteur, il peut être évêque avant même d’avoir atteint la maturité de l’âge. Ces privilégiés arrivent parfois aux plus hautes dignités sans avoir jamais mené la vie du cloître, sans presque y avoir vécu. À proprement parler, ce sont moins des religieux que des prêtres voués au célibat ; ils ne sont comptés comme moines que parce qu’en Russie le célibat n’est d’ordinaire admis que sous l’égide du régime monastique. Entre ces jeunes savants, désignés par leurs confrères sous le sobriquet d’académiciens, et la foule des moines, il y a peu de relations et peu de sympathies. Bien que sortis du couvent, les évêques ne montrent parfois ni grand souci, ni grande estime de la vie monastique. Près de ces moines mitrés, le clergé noir, tout comme le clergé blanc, rencontre moins des frères que des maîtres.

Pour la plèbe des moines, point de carrière, une existence monotone, le plus souvent remplie de pratiques minutieuses. L’entretien de leurs couvents, le service de leurs églises, le chant des longs offices du rite grec, voilà la principale occupation de leur vie ; le travail des bras ou de la tête n’y tient qu’une place secondaire. Selon l’usage des couvents grecs, le noviciat, pour la plupart, ne consiste guère qu’à servir les moines plus âgés. Le novice, comme l’indique son nom russe (poslouchnik), est une sorte de serviteur, on pourrait presque dire de domestique. Aussi novice et frère lai ou frère convers sont-ils en russe synonymes. Rien, dans ces couvents, de la lente et scrupuleuse initiation donnée aux futurs religieux dans les noviciats des ordres catholiques. Le novice russe n’apprend guère de la vie monastique que la routine ; c’est elle qui le forme à l’existence toute mécanique de la plupart des moines.

Jusqu’à ces derniers temps, le régime de la communauté était rare parmi les moines russes ; plusieurs patriarches ou métropolites s’étaient en vain efforcés de le répandre. La plupart des couvents étaient une réunion d’hommes vivant sous le même toit, sans pour cela vivre en commun. On priait ensemble, d’ordinaire on mangeait ensemble, mais chacun avait son pécule, sa part des revenus de la maison, et en disposait à son gré. Le Saint-Synode a l’intention d’introduire dans tous les monastères le régime de la communauté avec une discipline plus sévère. C’est l’autorité ecclésiastique centrale, et, par suite, le gouvernement, que regarde la réforme monastique. Les couvents, en Russie, ne sont point des établissements particuliers : c’est une institution nationale, une sorte de service public. Dans un gouvernement autocratique, de pareilles associations ne peuvent vivre qu’à la condition d’accepter la tutelle gouvernementale.

Comme l’Église, la vie monastique a été soumise, par le pouvoir, à la réglementation bureaucratique. Loin d’être, comme en Occident, de libres corporations plus ou moins indépendantes, les couvents russes ont longtemps perdu le droit de nommer leurs supérieurs. Ils sont placés sous l’absolue domination du Saint-Synode ; sans l’autorisation synodale, on ne peut fonder un couvent ; sans elle, on ne peut admettre un novice à prononcer ses vœux. Jusqu’à une réforme récente, c’était le synode qui nommait à toutes les dignités monastiques. Les postes d’hégoumènes et d’archimandrites, c’est-à-dire d’abbés ou de prieurs, étaient devenus comme des grades de la carrière ecclésiastique. Les monastères étaient souvent donnés à des évêques ou à des aspirants à l’épiscopat ; de là un ordre de choses qui n’était pas sans analogie avec les bénéfices et les commendes de l’ancienne France. Les archimandrites ou supérieurs des couvents de première classe étaient des prélats jouissant de gros revenus, ayant des équipages, vivant peu de la vie de leurs moines, alors même qu’ils habitaient au milieu d’eux.

Le Saint-Synode s’est préoccupé de corriger ces abus. En soumettant les monastères à une vie plus sévère, il a promis d’y introduire une administration plus libérale ; en appliquant à la plupart des couvents le régime de la communauté ; on devait restituer aux religieux l’élection de leurs supérieurs. Une telle mesure serait en harmonie avec les grandes réformes civiles. Comme toutes les classes de la nation, les moines retrouveraient, sous l’autorité publique, une partie du self-government qui est l’âme des institutions monastiques. Reste à savoir si une telle innovation est assez en rapport avec la constitution actuelle de l’Église et de l’État pour être sincèrement pratiquée et être réellement profitable aux monastères et au clergé.

Les couvents russes sont officiellement divisés en deux catégories, les couvents subventionnés et les couvents surnuméraires (zachtatnyé), qui ne touchent rien de l’État. Les premiers sont les plus considérables et les plus nombreux[12] : la loi y détermine le nombre des moines. Ces monastères se partagent en trois classes, au-dessus desquelles s’élèvent les plus illustres couvents de l’empire. Quatre ont reçu l’antique nom de laure : ce sont les trois grands sanctuaires des trois âges de la Russie, Petchersk de Kief, Troïtsa au nord de Moscou, Saint Alexandre Nevski à Pétersbourg ; on y a ajouté, sous Nicolas, le couvent de Potchaïef en Volhynie, enlevé aux Grecs unis ou Ruthènes. Au-dessous des laures, qui, d’ordinaire, dépendent du métropolite voisin et lui servent de résidence, viennent sept ou huit maisons portant le titre de stavropigies : ce sont les seules dont les supérieurs doivent rester à la nomination du Saint-Synode, héritier des patriarches[13]. Après les stavropigies, qui comprennent les plus vastes monastères de la banlieue de Moscou, se placent les couvents de première classe, qui comptent encore de célèbres sanctuaires, comme Saint-George de Novgorod. Le nombre des moines est généralement en rapport avec le rang du monastère. Dans les laures, le chiffre légal avait été fixé à une centaine de religieux, les novices ou frères lais non compris, ce qui en réalité doublait ou triplait l’effectif monastique. Dans les stavropigies et les couvents de premier rang, le maximum légal descendait à 33 professes. D’après les réformes récentes, la limitation du nombre des moines a été abandonnée pour les couvents des campagnes et pour les grands monastères urbains. Dans les autres couvents des villes, on se proposait de restreindre le nombre des religieux, de manière à ne plus garder que ce qui était nécessaire au culte. On prétendait ainsi éloigner les moines del’agitation des villes, et les ramener à l’esprit de leur institution en les rendant à la solitude des champs. Les couvents de 1re classe ne devaient plus avoir que 18 moines, ceux de 2e classe, 13, ceux de 3e classe, 10. Le but de cette réforme était, en diminuant la population des monastères, d’en alléger le budget. Les maisons religieuses étant astreintes au régime de la communauté, l’excédent de leurs revenus devait être employé à l’augmentation du temporel des évêques, en secours aux pauvres du clergé, à la création d’hospices ou d’écoles.


On entend encore en Russie parler des richesses des couvents : il faut savoir ce que sont ces richesses. Les monastères russes ont perdu la plupart de leurs terres, ils ont conservé les objets mobiliers, les présents, les ex voto, amoncelés dans leur sein depuis des siècles. Rien en Italie ou en Espagne ne peut plus donner une idée de ces splendeurs ; l’or et l’argent revêtent les châsses des saints et l’iconostase de l’autel ; les perles et les pierreries couvrent les ornements sacrés et les images. À Troïtsa, dans la sacristie ou vestiaire (riznitsa), on a, de tous ces dons sans emploi, joyaux, vases précieux, étoffes tissées d’or et de perles, objets d’art de toute sorte, formé un musée sans autre rival en Europe que la sacristie patriarcale de Moscou. Outre ce trésor, les caves de Troïtsa contiennent encore, dit-on, des amas de perles et de gemmes non montées. Ces richesses appartiennent aux images et aux saints : les moines n’en sont que les gardiens, ils peuvent vivre pauvres au milieu d’elles.

Jadis les couvents possédaient de vastes domaines : les terres et les villages s’étaient accumulés dans leurs mains aussi bien que les pierres et les métaux précieux. Dans la sainte Russie comme partout, l’État dut de bonne heure chercher à contenir l’extension des biens de l’Église. Les propriétés des monastères s’étaient démesurément agrandies à la faveur de la domination tatare ; l’autocratie moscovite s’en inquiéta dès le quinzième et le seizième siècle. En dépit de leur piété souvent bigote, les derniers princes de la maison de Rurik n’hésitèrent pas à mettre une borne à la mainmorte monastique. Ivan III avait déjà confisqué les biens des églises et des couvents du territoire de Novgorod. Ivan IV, au milieu de ses opritchniks et de son harem de la Slobode Alexandra, avait beau mettre sa dévotion à parodier la vie religieuse, le Terrible se plaisait à réprimander les moines, les poursuivant de ses pédantesques sarcasmes, leur reprochant leur paresse, leur vie molle et déréglée, attribuant leurs vices à l’excès de leurs richesses. Sous son règne, le concile de 1573 fit défense aux monastères les plus opulents d’acquérir des terres nouvelles ; le concile de 1580 étendit cette interdiction à tous les couvents. Le clergé régulier et séculier, menacé dans sa fortune, recourut naturellement à ses armes spirituelles. À la liturgie furent ajoutés des anathèmes contre les spoliateurs de l’Église. Dans un missel du diocèse de Rostof de 1642, se trouve en marge de ces anathèmes cette annotation à l’usage du protodiacre : « Chante fort[14] ».

Ces solennelles imprécations lancées par la voix de tonnerre des diacres ne réussirent pas à conjurer la sécularisation. Le tsar Alexis retira aux moines l’administration de leurs terres ; Pierre le Grand s’adjugea le meilleur de leurs revenus ; Pierre III entreprit de confisquer tous les biens de l’Église ; Catherine II ne les rendit au clergé que pour s’en faire concéder l’abandon par les autorités ecclésiastiques. Les biens incamérés par l’amie de Yoltaire, en 1764, comprenaient un million d’âmes, les femmes non comprises, selon le système de dénombrement des serfs. Les deux tiers appartenaient aux moines : Troïtsa seul avait 120  000 paysans mâles. Solovetsk possédait presque toute la côte occidentale de la mer Blanche, avec des salines, des pêcheries et une flotte de cinquante voiliers. Aux couvents de tout ordre la tsarine ne laissa que quelques terres sans serfs, des moulins, des prairies ou pâturages, des étangs pour la pêche, des bois pour le chauffage.

En s’emparant de la plus grande partie des biens des monastères, l’État s’était engagé à contribuer à l’entretien des moines. De là l’allocation « aux laures et monastères » qui figure encore au budget impérial. Cette subvention montait, en 1875, à 440 000 roubles ; en 1887 elle était réduite à 402 000. Cette somme était inégalement répartie entre plus de 300 monastères, habités par 5500 moines ou frères lais, et par au moins autant de religieuses[15]. Chacun des couvents subventionnés ne recevait guère en moyenne qu’un millier de roubles, c’est-à-dire à peine de quoi entretenir une de ses églises. En fait, pour une trentaine des couvents subventionnés, l’allocation gouvernementale ne dépassait pas 500 roubles, tombant pour quelques-uns à 20 roubles. Calculés par tête de religieux, les subsides annuels du gouvernement n’atteignaient pas en moyenne 4 roubles, soit, au cours du change, moins d’une dizaine de francs. Si sobre que soit leur table, il est clair que ce n’est pas avec une pareille dotation que peuvent vivre les monastères et les moines. Aussi entend-on souvent réclamer la suppression de ces subventions de l’État, d’autant que les monastères subventionnés sont parfois les plus riches. Les défenseurs des couvents répondent que ces allocations du Trésor ne sont qu’une maigre indemnité des biens qui leur ont été enlevés.

Ces biens confisqués au dix-huitième siècle, les monastères russes sont parvenus à les reconstituer, en partie au dix-neuvième siècle. C’est là un phénomène qui n’a rien d’étrange ; il s’est reproduit partout sous nos yeux ; la générosité de la foi et l’avare économie de la vie religieuse suffisent à l’expliquer. En enlevant leurs biens aux couvents, le gouvernement russe leur a laissé ou leur a rendu la faculté d’en acquérir de nouveaux. L’État a opposé d’autant moins d’obstacles à la reconstitution de la fortune monastique que, grâce à l’organisation de l’Église, l’emploi de cette fortune n’échappe pas entièrement au contrôle du gouvernement.

Comme institution de l’État, les monastères jouissent de la personnalité civile ; pour chaque acquisition de terre, à titre onéreux ou gratuit, il leur faut toutefois une autorisation. Non content de leur permettre d’accepter les iibéralités des particuliers, l’État a parfois lui-même concédé aux moines des domaines pris sur les biens de la couronne. On calcule que, de 1836 à 1861, le gouvernement impérial a ainsi distribué, entre 180 couvents, 9000 désiatines de terres ou de prairies, et 16 000 désiatines de forêts[16]. Vers la fin du règne d’Alexandre II, les propriétés territoriales du clergé noir étaient évaluées à près’de 156 000 désiatines, et, depuis, elles ont dû grandir encore. Les monastères du gouvernement de Novgorod possédaient ensemble environ 10 000 désiatines ; Saint-Serge seul en possédait 7000. Pour apprécier cette fortune immobilière, il ne faut pas oublier qu’en Russie, dans le nord surtout, où sont situés la plupart des couvents, il y a nombre de terres de 50 000, voire de 100 000 hectares et plus ; et que souvent les revenus de ces immenses domaines sont inférieurs au revenu d’une ferme vingt fois moindre en Occident. Il n’en est pas moins vrai que certains couvents sont redevenus de grands propriétaires, à telle enseigne que l’on a pu se demander s’ils n’avaient pas le droit d’être représentés aux assemblées territoriales (zemstvos).

Ces terres ne forment, en tout cas, que la moindre partie de la fortune ou des revenus des monastères. Beaucoup possèdent en outre des capitaux que leurs supérieurs font valoir au mieux de leurs intérêts. On disait, il y a quelques années, que Solovetsk, cette ultima Thulé du monde monastique, Solovetsk de la mer Blanche, cet asile classique de la vie ascétique, avait perdu 600 000 roubles dans la banqueroute de Skopine[17]. Plusieurs couvents des deux sexes ont été victimes du même sinistre financier. Abbés et abbesses, avec une avide ingénuité fréquente chez les gens d’Église, avaient confié leurs économies à cette banque municipale qui servait aux déposants un intérêt de 6 1/2, Les affaires d’argent, les placements de capitaux sont, dans la sainte Russie comme ailleurs, un des soucis des chefs de maisons religieuses. Quoique, à cet égard, les abus et les plaintes même soient rares, certains faits, tels que le procès de l’abbesse Métrophanie, sous Alexandre II, ont montré que le soin d’enrichir leur communauté entraînait parfois les saintes âmes à de profanes habiletés. D’une famille aristocratique fort bien en cour, elle-même ancienne freiline ou demoiselle d’honneur de l’impératrice, l’abbesse Métrophanie fut traduite en cour d’assises pour avoir employé, au profit de son couvent et de ses bonnes œuvres, des moyens peu réguliers, tels que captations, dols, faux. Le jury était composé de marchands, de petits bourgeois (mechtchanes), de paysans, c’est-à-dire des classes les plus respectueuses de la foi et de l’habit religieux : on eût pu craindre que la robe de l’accusée n’en imposât aux jurés de Moscou. L’ancienne freiline n’en fut pas moins condamnée. Le président du tribunal était, m’a-t-on dit, protestant ; l’un des avocats de l’abbesse orthodoxe était juif : en sorte que tout semblait s’être réuni pour faire de ce procès une éclatante démonstration du nouveau principe d’égalité devant la loi. Quelques années plus tard, sous Alexandre III et sous l’administration de M. Pobédonostsef, il est fort douteux que la même abbesse eût été traduite devant le jury ; en tout cas, d’après les nouveaux règlements, l’affaire eût été jugée à huis clos. Pour avoir été reconnue coupable par les tribunaux laïcs, l’abbesse Métrophanie n’en a pas moins gardé la vénération de dévots admirateurs ; pour quelques-uns sa charité était tout son crime, et sa condamnation n’a été qu’un martyre[18].

À certains couvents russes, comme aux Jésuites du dix-huitième siècle, et à certaines maisons religieuses de nos jours, on a reproché de se livrer à des opérations industrielles ou commerciales sans payer patente. L’Anglais Fletcher disait, au seizième siècle, que les moines étaient les plus grands marchands de la Russie. Aujourd’hui on ne saurait dire que les monastères d’hommes ou de femmes s’adonnent au commerce ; ils se contentent de vendre les produits de leurs terres ou de leur travail. Ce qui est vrai, c’est que plusieurs possèdent, dans les villes, des maisons et des magasins qu’ils louent aux commerçants, et d’où ils tirent un revenu élevé. Saint-Alexandre-Nevsky, par exemple, avait, sur le port des blés de la Neva, des dépôts de farine et des installations qui lui rapportaient près de 130 000 roubles ; la municipalité en avait en vain offert aux moines un million (de roubles). Saint-Serge touche annuellement une centaine de milliers de roubles pour ses maisons et magasins de Moscou et de Pétersbourg. En outre, certains marchands moscovites lui abandonnent une part du revenu de leurs immeubles ou du produit de leurs affaires[19].

Les couvents ont beau posséder des terres ou des maisons au soleil, il est malaisé d’évaluer leur richesse. Les sources en sont trop multiples et trop cachées. On a évalué l’ensemble de leurs revenus à une dizaine de millions de roubles, ce qui pour plus de 500 couvents ne ferait pas 20 000 roubles par maison. On a de même estimé leurs valeurs mobilières à 20 ou 25 millions (de roubles), sans compter les objets précieux de toute sorte, or, argent, pierreries, vases, reliquaires, en possession des moines. En Russie, comme ailleurs, il s’est trouvé des barbares pour conseiller de mettre en vente ces vénérables trésors de l’art national, afin de mieux doter la bienfaisance publique ou l’enseignement populaire. D’autres amis du progrès, faisant valoir que les richesses ne conviennent point à l’institution monastique, se contenteraient de mettre la main sur les terres et sur les revenus des moines, pour grossir le budget de l’instruction publique. C’est là une question qu’on a plus d’une fois agitée. Quelques réformateurs iraient jusqu’à supprimer entièrement les couvents, dans l’intérêt même de la religion, afin d’attribuer leurs revenus au clergé séculier. Les projets de ce genre sont rarement exempts d’une part d’illusion. On oublie que les grandes laures historiques de la Russie ne sauraient vivre sans revenus ; que le peuple n’est pas préparé à les voir fermer ou à voir de simples popes y remplacer les moines. On oublie surtout que la plus grande partie des ressources des monastères leur vient toujours de l’aumône, et que supprimer les couvents, ce serait, le plus souvent, supprimer leurs revenus.

Les moines ont conservé la principale source des revenus monastiques, les offrandes, source ancienne, profonde, qui, depuis des siècles, jaillit de toutes les couches de la terre russe ; loin de tarir, elle va sans cesse grossissant. Aux couvents appartiennent la plupart des reliques et des images en renom ; aux couvents vont la plupart des pèlerins et des aumônes. Les chemins de fer et l’émancipation des serfs, les facilités morales et matérielles laissées au moujik ont prodigieusement développé les pèlerinages. Il y a une vingtaine d’années, Kief s’enorgueillissait de la visite de deux cent mille pèlerins. Les savants s’effrayaient, pour la santé publique, de ces agglomérations d’hommes à certaines fêtes. Comme dans les grands pèlerinages de l’Inde, de la Perse, de l’Arabie, on faisait remarquer qu’en Europe le choléra semblait parfois avoir pris son point de départ, à Kief, parmi les pèlerins. Aujourd’hui le nombre des pieux visiteurs des catacombes de Petchersk a quadruplé et quintuplé. Kief est devenu le premier pèlerinage du monde chrétien, si ce n’est du globe. En certaines années, en 1886 notamment, la ville sainte du Dniepr a compté, assure-t-on, près d’un million de pèlerins, qui tous ont acheté un cierge et laissé une obole.

À Saint-Serge, de même qu’à Petchersk, l’affluence est telle qu’à certaines solennités les cierges finissent par manquer. Il arrive aux moines de Troïtsa de revendre cinq fois de suite le même cierge aux pèlerins qui viennent prier sur la tombe de saint Serge. La vente des croix et des saintes images fabriquées à la laure est une autre source de revenu. Ces pieux souvenirs ne sont cédés aux fidèles qu’avec un bénéfice de 100 ou 200 pour 100. Les aumônes perçues pour la remise du pain bénit (prosfora) rapportent à Troïtsa de 80 000 à 100 000 roubles par an. Vers 1870, le même monastère ne tirait de ses prosfory qu’une trentaine de mille roubles, et, vers 1830, qu’un millier. On voit la progression. Il y a, en outre, le produit des messes, dites à la fois, à toute heure, dans les douze églises de la laure ; il y a les Te Deum ou les De profundis chantés devant la châsse de saint Serge. Un tiers est prélevé par le métropolite ; le surplus revient au couvent. Les moines ont le produit des Te Deum chantés par eux devant d’autres reliques ou d’autres images, et la piété des marchands de Moscou ne les laisse pas chômer.

Les grands monastères ont encore une autre source de revenus ; ce sont les auberges et les buffets établis à leurs portes et loués par les moines aux industriels qui les exploitent. À Troïtsa, les hôtelleries de la laure hébergent ainsi des milliers de personnes. Il est vrai qu’à Troïtsa même, à Petchersk, et dans nombre de couvents, les pèlerins pauvres reçoivent une hospitalité gratuite, ou bien, comme à notre Grande-Chartreuse, les voyageurs laissent en partant une aumône à leur convenance. Dans quelques monastères, les pèlerins ne se contentent pas d’une courte visite. Il en est qui, pour accomplir un vœu, y font une longue station de dévotion ou de pénitence. À Solovetsk notamment, sur les dix ou quinze mille passagers qui profitent du court été d’Arkhangel pour atteindre en bateau la citadelle monastique de la mer Blanche, plus d’un reste des mois, et parfois des années, en servage volontaire, au profit des moines.

En dehors des grands pèlerinages, il est peu de couvents qui n’attirent des visiteurs aux pieds d’une image vénérée : si tous ne peuvent venir à elle, l’image va au-devant des fidèles. Les Vierges miraculeuses, dont chaque monastère est la demeure, font chaque année des tournées dans les campagnes voisines. Conduites par les moines, elles vont en procession de village en village. On se presse sur leur chemin, on se dispute l’honneur de les baiser, de les porter, de les héberger la nuit. C’est là, pour les moines, l’occasion d’abondantes collectes. Chez le peuple russe, si passionné pour les images, une icône suffit à la fortune d’un couvent. Il n’est pas de voyageur qui n’ait remarqué, à Moscou, une petite chapelle adossée à la principale porte de la Place Rouge, la place qui sépare le Kremlin du bazar. Cette chapelle, devant laquelle peu de Russes passent sans se signer, contient la Vierge d’Ibérie[20] (Iverskaïa), la plus vénérée de Moscou. L’empereur n’entre jamais dans la vieille capitale sans l’aller saluer. Comme, à Rome, le Bambino de l’Ara-Cœli, la Vierge d’Ibérie va visiter les malades à domicile ; elle possède, à cet effet, chevaux et voitures. Durant ses courses, un double la remplace dans sa niche. Cette image rapporte 4 ou 500 000 francs par an : une partie est prélevée par le métropolitain, le reste revient au couvent propriétaire de l’icône.

Les reliques et les images miraculeuses sont, pour le clergé noir, une sorte de monopole ; il ne souffre pas volontiers qu’en cette matière de simples popes lui fassent concurrence. De ce double avantage, les couvents en tirent un autre, presque également lucratif. Les Russes aiment à se construire des tombes auprès du tombeau des saints. La mode ayant imité la piété, les monastères sont devenus les lieux de sépulture les plus aristocratiques, les plus en vogue. Longtemps, en Russie comme en Occident, ce fut, pour les princes et les boyars, une coutume de prendre, à l’approche de la mort, l’habit monastique et de se faire enterrer dans les monastères. Aujourd’hui les habitants de Pétersbourg se disputent à prix d’or une place dans le cimetière de Saint-Alexandre-Nevsky, ou, à son défaut, dans celui du couvent de Saint-Serge, près de Strelna, au bord du golfe de Finlande.

De ces revenus monastiques de provenance si diverse, une partie, nous l’avons vu, va aux métropolites ou aux archevêques, à ce que nous pourrions appeler la mense épiscopale des grands sièges. Le reste n’est pas toujours perdu pour le pays : la bienfaisance publique ou l’instruction populaire en ont déjà leur part. Comprenant que le meilleur moyen de défendre leurs revenus était d’en faire un noble usage, le clergé noir et les monastères ont commencé à faire d’eux-mêmes ce que leurs adversaires prétendaient leur imposer. Beaucoup ont fondé des écoles, des asiles, des hôpitaux. Ce n’était pas toujours chez eux une innovation. Plusieurs avaient, dès le moyen âge, ouvert des refuges pour les pauvres et les mendiants. Aujourd’hui une bonne partie des sommes léguées aux couvents est affectée, par les donateurs mêmes, à la création d’établissements d’enseignement ou de charité. Outre des écoles et des orphelinats pour les enfants des deux sexes, Saint-Serge a fondé naguère un hôpital de femmes. D’autres ont construit des asiles pour les infirmes ou les vieillards. Il y a aujourd’hui plus de soixante hôpitaux attachés à des couvents ou entretenus à leurs frais.

Une chose distingue ces fondations monastiques des fondations analogues de l’Occident, c’est que toutes ces œuvres sont plutôt entreprises avec l’argent des monastères que par les mains des religieux. Les écoles, les refuges, les hospices, établis par les moines, sont souvent tenus par d’autres. Parfois même (ainsi pour l’hôpital de femmes élevé par Saint-Serge), les monastères abandonnent au clergé diocésain l’administration et jusqu’au service religieux des établissements fondés par eux. C’est que le caractère séculaire du monachisme russe persiste, et que ni l’Église ni l’État ne semblent désireux de l’en voir changer. Ils craindraient de laisser les moines s’écarter du vieil esprit de leur institut, et prendre, comme leurs frères d’Occident, une part trop large ou trop indépendante aux luttes de la vie et aux affaires du siècle. Les Russes qui reprochent le plus aux moines leur oisiveté ne se soucieraient pas toujours de les en voir sortir ; ils aimeraient mieux les ramener aux solitudes de la Thébaïde. Aux ordres militants, aux actives et remuantes congrégations de l’Église romaine, la plupart préfèrent encore des ascètes voués à la contemplation ou à la routine des rites traditionnels. S’il n’y a pas plus de Russes à demander l’entière suppression des monastères, c’est, comme je l’entendais dire à l’un d’eux, que l’esprit ascétique est encore trop vivant dans les couches populaires pour que le peuple se passe entièrement de moines. « En fermant nos monastères, nous risquerions, me disait-il, de faire ouvrir des skytes clandestins. Or, mieux vaut des couvents de l’État que des moines occultes. »

Aujourd’hui encore, dans beaucoup de monastères, les moines semblent n’avoir d’autre mission que d’être des gardiens de reliques et d’images, ou des collecteurs d’aumônes. Leur principal travail est souvent de rehausser la majesté de leurs offices. Ils y mettent parfois beaucoup d’art ; quelques couvents, comme Saint-Serge de Strelna, sont célèbres par leurs chœurs, ce qui n’est pas un petit mérite dans un pays où la musique sacrée est en tel honneur. Ailleurs les religieux ont, selon les traditions byzantines, à côté des écoles de chant, conservé des ateliers de peinture. Ailleurs encore ils pratiquent un des vieux arts monastiques, la copie des saints livres : seulement l’imprimerie a remplacé les manuscrits. Les presses de Petchersk de Kief fournissent un grand nombre de ces livres liturgiques slavons qui ont longtemps défrayé les Slaves de la Turquie et de l’Autriche. Quelques monastères doivent à leur position des occupations spéciales : Solovetsk, dans son île de la mer Blanche, a des moines marins et transporte ses pèlerins sur ses propres bateaux à vapeur. Les grandes laures sont, en outre, le siège des académies ecclésiastiques. S’ils ne rendent pas toujours à la société des services immédiats, si, comme il y a un demi-siècle, ils persistent à trouver la prière et la sainteté supérieures au travail et à toutes les bonnes œuvres, on voit que les religieux russes ne sont pas toujours oisifs et inutiles. L’opinion forcera l’Église à être, pour eux, de plus en plus exigeante, si toutefois on laisse subsister assez de moines pour leur permettre des loisirs en dehors du service du culte.

Moins nombreux que les couvents d’hommes, les couvents de femmes sont d’ordinaire plus peuplés. Au premier abord, les statistiques officielles semblent indiquer moins de religieuses que de religieux ; à y bien regarder, on voit que, dans les cloîtres, le nombre des femmes dépasse celui des hommes. La loi ne les admettant aux vœux monastiques qu’à quarante ans, la statistique ne compte comme religieuses que les filles ayant dépassé cet âge. Les règlements qui, depuis Pierre le Grand, interdisent aux jeunes filles la profession monastique ne leur défendent pas l’entrée du cloître. Elles y vivent comme novices et restent libres de rentrer dans le monde et de se marier. Beaucoup, préférant cette liberté, vieillissent au couvent sans faire de vœux. Ces novices ou sœurs laies (ce qui, dans les couvents russes, est d’ordinaire synonyme) sont ainsi deux ou trois fois plus nombreuses que les religieuses professes, dont elles partagent la vie. Il peut sembler bizarre d’exiger, pour des vœux monastiques, quarante ans d’un sexe alors qu’on n’en demande que trente à l’autre. C’est que le législateur a voulu laisser la vie de famille toujours ouverte aux jeunes filles, ne leur permettant le vœu de virginité que lorsqu’elles ont passé l’âge de la maternité. Il y a là, vis-à-vis de la femme, de ses engouements et de sa mobilité, une précaution d’autant moins excessive que l’Église orthodoxe n’a point de couvents admettant des vœux temporaires. L’État y supplée en imposant un long noviciat. C’est pour des raisons semblables qu’aujourd’hui, dans l’Église catholique, la cour de Rome accorde difficilement son approbation aux congrégations de femmes qui exigent des vœux perpétuels.

Le nombre des femmes qui prennent le voile est, depuis un siècle, en progression sensible. En 1815 il n’y avait dans l’empire que 91 couvents, avec moins de 1700 religieuses professes. Vers 1870 la Russie ne comptait encore que 11 000 nonnes ou novices, réparties en 148 monastères. Une quinzaine d’années plus tard, en 1886, le chiffre des femmes vouées à la vie religieuse était monté à près de 17 000, et le nombre de leurs couvents à 171. Quoiqu’il y ait encore loin de là aux 120 000 ou 130 000 Sœurs de toute robe possédées par la France, on voit qu’en Russie, comme partout de nos jours, c’est sur la femme que le cloître exerce le plus d’attraction.

En dehors des novices ou des nonnes qui portent la robe à traîne de la religieuse orthodoxe, la Russie compte quelques milliers de béguines ou tchernitsy, c’est-à-dire femmes vêtues de noir. Ces tchernitsy, sorte de chanoinesses plébéiennes, vivent en commun, dans le célibat et dans le jeûne, sans faire de vœux, gardant chacune son pécule et sa liberté. Elles sont, d’habitude, fort respectées du peuple ; on prétend que beaucoup d’entre elles ne revêtent la robe sombre de tchernitsa que pour vivre indépendantes de leurs familles. Pour ces filles du peuple, chez lequel la femme est encore tenue dans un servage oriental, cette profession de piété est un procédé d’émancipation. Quand une fille d’artisan ou de paysan veut se faire tchernitsa, il est d’usage de lui abandonner la part de l’avoir commun qui doit lui revenir à la mort de ses parents[21]. Ce sont ces béguines que l’on rencontre quêtant dans les rues ou à la porte des églises, coiffées d’un épais bonnet rond avec de grandes oreilles. La religieuse demeure enfermée dans son couvent ; si elle n’est pas strictement cloîtrée, il lui faut, pour sortir, une permission de l’abbesse[22].

Par leur défaut de spécialité et leur manque de groupement, les couvents russes des deux sexes ont une naturelle analogie ; par leur composition et leur mode de recrutement, ils présentent un remarquable contraste. Le clergé, qui fournit plus de la moitié des moines, ne donne guère que le demi-quart des religieuses.

La noblesse et les professions libérales apportent aux couvents de femmes un contingent presque aussi élevé que celui des familles sacerdotales. La raison en est simple : pour les filles du clergé, comme pour les autres, le monastère n’est qu’une retraite ; pour les fils de popes, c’est une carrière. La plupart des nonnes orthodoxes sortent de la classe des marchands ou des petits bourgeois (mechtchané). Pour y être moins nombreuses qu’en Occident, les femmes du monde ne sont pas rares au couvent. Plus d’une y vient chercher un abri contre le chagrin ou la passion, telle que la pâle religieuse rencontrée par Théophile Gautier à Troïtsa, telle que la Lise de Tourguénef, qui, entre elle et l’homme qu’elle aime, met l’infranchissable barrière du voile. Pour la femme plus encore que pour l’homme, le cloître reste l’hospice des douleurs morales. Tant que son âme aura des générosités que la vie ne sait employer, tant que son cœur aura des blessures dont il ne voudra guérir, les couvents sont assurés de ne pas demeurer vides.

Les monastères de femmes vivent généralement du travail des religieuses ou d’aumônes. Des Sœurs quêteuses voyagent pour recueillir les offrandes des bonnes âmes. Les nonnes n’ayant pas d’église à desservir, les exercices de piété leur laissent, pour le travail, plus de temps qu’aux religieux de l’autre sexe. Aussi leur vie est-elle moins oisive. Elles se livrent à des travaux manuels de toute sorte, et le produit en est parfois mis en vente. Certains couvents sont renommés pour la confection de riches étoffes, de broderies d’or et d’argent et de vêtements d’église. D’autres s’adonnent à diverses fabrications industrielles : ainsi, par exemple, à Arsamas, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, le monastère d’Alexéievsk, dont les ateliers, autrefois décrits par Haxthausen, ont conservé leur vieille réputation[23].

S’ils emploient utilement leurs loisirs et leurs revenus, la plupart de ces couvents russes manquent d’un des principaux attraits des nôtres, l’esprit de sacrifice, le dévouement au prochain. Communautés de femmes ou d’hommes, la Russie compte peu de maisons entièrement consacrées au soin des pauvres, des malades, des vieillards, des enfants. Cet admirable génie de la charité, qui, dans l’Église catholique, en France particulièrement, a rajeuni la profession religieuse, l’adaptant merveilleusement à toutes les misères humaines, ce mouvement de fraternité chrétienne, qui est une des plus pures gloires du dix-neuvième siècle, n’a encore qu’effleuré l’Église orthodoxe de Russie. Déjà cependant se manifeste chez elle une sorte de pieuse contagion. Les religieuses se sont toujours, dans leur intérieur, occupées d’œuvres de charité. Elles tendent à leur faire une place plus large. Quelques abbesses ont fondé des hôpitaux où les malades sont soignés par la main des épouses du Christ. Il s’est même formé quelques congrégations spécialement vouées au soin des infirmes et des pauvres. La Russie est fière d’avoir, elle aussi, ses Sœurs de charité ; à l’inverse de ce qui se fait à Paris, Pétersbourg et Moscou cherchent à les substituer dans les hôpitaux aux infirmières mercenaires. On ne leur fait guère qu’un reproche, leur trop petit nombre.

Elles ont beau porter le nom de Sœurs de charité, ces Sœurs russes ne sont pas, en général, regardées comme des religieuses. Elles ne font pas de vœux ; elles n’ont pas de règles ou de constitutions spécialement approuvées par l’autorité ecclésiastique. Ce ne sont, pour la plupart, que de pieuses femmes associées pour le soin des malades. Comme tout, en Russie, doit commencer avec un but patriotique et sous la protection du pouvoir, ces Sœurs, placées sous le patronage de l’impératrice Marie Alexandrovna, ont été instituées pour soigner les blessés militaires. La guerre turco-russe de 1877-78 ouvrit subitement à leur activité un champ immense. Des femmes du monde s’enrôlèrent parmi elles ; les salons des deux capitales fournirent aux ambulances des infirmières aux mains délicates. Beaucoup avaient trop présumé de leurs forces ; elles ont rejoint leurs blessés dans les cimetières improvisés de Bulgarie[24]. À une époque où la femme russe était tourmentée d’un vague besoin de dévouement, pouvait-elle rester sourde à l’appel fait à sa générosité par la patrie et la pitié ? Comme aux plus nobles élans se mêlent les bouffées des passions et les fumées de la vanité, la vogue mondaine, le goût des aventures, l’amour-propre même ne furent pas étrangers à cette levée de la charité. Aussi, à dire vrai, tout ne fut pas sujet d’édification parmi ces Sœurs laïques. La guerre terminée, les femmes qui avaient servi sous le brassard de la Croix rouge ne furent pas toutes licenciées. À défaut des blessés de l’armée, elles se mirent à veiller les malades des hôpitaux. Leur œuvre s’est ainsi perpétuée.

La religion a beau sembler seule capable de provoquer ou de soutenir de semblables renoncements, ces volontaires de la charité ne se sont pas toutes inspirées des exemples du Christ. Il en est qui, en partant soigner les blessés ou les malades, n’ont guère vu là qu’une manière « d’aller au peuple », un peu moins décevante que l’apostolat révolutionnaire. Parmi les jeunes filles aux cheveux courts accourues au chevet des blessés de Plevna, plus d’une s’honorait d’avoir substitué l’amour de l’homme à l’amour de Dieu, faisant fi de l’antique charité chrétienne au profit des viriles doctrines de la solidarité et de l’altruisme. L’âme russe a une sincérité de foi qui la rend plus capable de pareils exploits. La religion que prêchaient aux mourants ces modernes Sœurs n’était pas toujours celle de l’Évangile. Il s’est trouvé, sous cet habit de la charité, de jeunes socialistes pour faire de la propagande jusque dans les ambulances ou les hôpitaux. Quelques-unes de ces Sœurs (je le tiens d’un témoin oculaire) s’étaient donné pour mission, dans les camps de Bulgarie, d’écarter des blessés l’ombre de Dieu. Disputant les âmes aux superstitions des popes, elles poursuivaient de leurs sarcasmes la pusillanimité des moribonds assez faibles pour accepter les consolations d’une foi surannée. On voit que, pour porter le nom de Sœurs de charité, ces infirmières n’étaient pas toutes des religieuses.

Ce ne sont point celles-là qu’on cherche à enrôler pour les hôpitaux. Elles n’ont, du reste, jamais été qu’en minorité parmi les libres servantes des malades. Si ce n’est pas la religion qui les a toutes amenées au pied du lit des pauvres, c’est d’ordinaire la religion qui les y a fait rester. Une institution comme celle des Sœurs de charité ne saurait guère s’étendre et ne saurait guère durer qu’en se soumettant à l’austère discipline de nos Filles de Saint-Vincent-de-Paul ou de nos Petites Sœurs des pauvres. Quelque vivaces qu’en soient les racines au cœur de la femme, la charité a besoin, pour donner tous ses fruits, de l’égale chaleur de la foi et du couvert de la vie religieuse. Il y faut la continence, la pauvreté volontaire, l’obéissance filiale. Cela est si vrai qu’en Angleterre on a vu des protestants fonder, pour le soin des infirmités humaines, de véritables communautés de femmes[25].

Les lois, les habitudes, la réglementation bureaucratique de l’Église russe ne laissent malheureusement pas à la charité chrétienne la même spontanéité, partant la même variété ni la même fécondité, qu’en Occident. Il semble qu’en cela, comme en toutes choses, il faille encore aujourd’hui l’initiative des autorités laïques ou ecclésiastiques. Autrement, aucun peuple n’est plus que le peuple russe naturellement enclin à la pitié et aux œuvres secourables ; aucun même n’est plus porté à faire consister toute la religion dans l’amour du prochain. Aussi ne serions-nous pas étonné que la charité y renouvelât peu à peu la vie religieuse, chez les femmes du moins.

Quant à la part qu’en d’autres contrées les couvents ont prise à l’enseignement, il est douteux que nos collèges de Pères et nos écoles de Frères ou de Sœurs trouvent de longtemps des imitateurs en Russie. Le gouvernement encourage la fondation d’écoles près des monastères ; il est peu disposé à laisser s’établir des congrégations d’hommes ou de femmes, pouvant apporter dans l’éducation du peuple un esprit particulier. L’enseignement libre est peu fait pour un pays autocratique. Veut-il, pour l’instruction populaire, faire appel au clergé, l’État préfère s’adresser au clergé séculier.



  1. Voyez t. I, livre V, ch. i.
  2. Voy. même livre, chap. ii, p. 95.
  3. W. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church. p. 200-201.
  4. L’Église russe compte deux saints stylites ; saint Cyrille de Tourof et un saint Nikita, tous deux du douzième siècle.
  5. Les moines de Kief ont beau montrer, dans leurs catacombes, le tombeau de saint Nestor, l’annalisto (létopiscte), la paternité de la Chronique de ce nom reste douteuse ; ce qui l’est peu, c’est qu’elle a été écrite par les moines. Voy. L. Léger : Chronique dite de Nestor.
  6. Il en a été de même chez la plupart des peuples orthodoxes, chez les Grecs et chez les Serbes, chez les Bulgares notamment. Des couvents, comme celui de Rilo, ont été le refuge du slavisme dans les Balkans.
  7. Petcherskii monastyr, le couvent des grottes ; de pechtchera, petchera, cavité, caverne.
  8. Le monastère d’Issik-Koul, construit aux frais du Trésor, au Turkestan, a ainsi été doté, sous Alexandre III, de terres fertiles et de pêcheries.
  9. D’après les comptes rendus du procureur du Saint-Synode (déc. 1886), la Russie possédait 780 couvents d’hommes, comptant une population de 6772 moines et de 4107 novices, soit en tout 10 879 religieux, — et 171 couvents de femmes, renfermant 4941 nonnes et 12 966 novices ou sœurs converses, soit en tout 17 907 religieuses.
  10. Outre le Pantalémon, deux autres des grands monastères de l’Athos, le Zographos et le Chilantari ; occupés par des Serbes et des Bulgares, forment comme un avant-poste slave sur la Chalcidique grecque.
  11. O Pravoslavnom bélom i tchernom Doukhoventsvé v Rossii : t. I, ch. vii.
  12. D’après les rapports du procureur du Saint-Synode, on comptait 207 couvents d’hommes subventionnés et 173 non subventionnés. Pour les femmes les premiers étaient au nombre de 106, les derniers au nombre de 65.
  13. Ce nom de stavropigie, en grec stavropègion, donné aux monastères placés sous la juridiction immédiate des patriarches, fait allusion au rit par lequel le patriarche prenait possession de leur emplacement en y plantant sa croix.
  14. Vosglasi velmi — Rousskaïa Starina, fév. 1880, p. 207.
  15. Outre les allocations servies aux couvents indigènes, le gouvernement russe accorde fréquemment, par l’organe du Saint-Synode ou du ministère des affaires étrangères, des subventions ou des secours aux couvents orthodoxes de l’étranger. Une partie en peut être prélevée sur les revenus des « couvents dédiés ». Il reste, en effet, dans les provinces d’acquisition récente, en Bessarabie notamment, de vastes propriétés affectées, avant la domination russe, à l’entretien de certains couvents des lieux saints, de l’Athos, du Sinaï, de Roumanie. Ces biens, légués, pour la plupart, par les hospodars moldo-valaques, ont été placés sous l’administration du ministère des domaines. Ils ont donné lieu à des difficultés entre le gouvernement roumain et le gouvernement russe, qui, dans l’emploi de leurs revenus, ne s’est pas toujours conformé aux volontés des donateurs.
  16. La désiatine vaut 1 hectare 9 ares.
  17. Banqueroute qui a fait beaucoup de bruit sous Alexandre III. Voy. t. II, liv. III, ch. iv.
  18. Ainsi d’après M. Andréef, auteur d’une apologie de l’abbesse.
  19. Sur les biens et les revenus monastiques, voyez Opyt izsledovaniia ob imouchtchestvakh i dokhodakh nachikh monastyreï, St Pét. anonyme, 1876, cf. O pravoslavnom belom i tchernom doukhov, t. I, ch. viii.
  20. Ibérie, nom ancien d’une partie de la Géorgie.
  21. Vestnik Evropy, juin 1879, étude signée : P…sky. Comparer, pour les béguinages de la Grèce et de la Bulgarie, M. d’Estoumelle de Constant, La vie de province en Grèce ; et Muir Mackenzie et Irby, Travels in the Slavonic provinces of Turkey, t. II, 146.
  22. Dans la Rous primitive, les précautions prises vis-à-vis des religieuses étaient telles que, d’après un récent historien, les aumôniers des monastères de femmes devaient être eunuques (Goloubinsky, Istoriia rousskoï tserkvi, t. II, p. 529 ; L. Léger, Chronique dite de Nestor, 304).
  23. Voyez Haxthausen, Studien (édit. de 1847), t. I, p. 313, 323, Cf. V. Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II, p. 17, 1886.
  24. Voyez P. A. Ilinskii : Rousskïa Jenchtchina v voïnou, 1877-1878, gg.
  25. Voyez, par exemple, Margaret Lansdale, Sister Dora.