L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 1/Chapitre 1


CHAPITRE I


Pourquoi ce volume est-il consacré à la religion ? — Intérêt scientifique et politique des questions religieuses. — Leur importance particulière dans un pays tel que la Russie. — Révolution et religion. — Caractère religieux du « nihilisme » et du mouvement révolutionnaire en Russie.


Ce troisième volume est tout entier consacré à la religion et aux choses religieuses. On s’en étonnera peut-être en France comme en Russie. Pour beaucoup de nos contemporains, l’époque de pareilles études est passée ; ils n’en comprennent ni l’intérêt ni l’attrait. S’y livrer, c’est, à leurs yeux, se montrer en retard sur le siècle, avoir des idées ou des curiosités d’un autre temps. En vérité, on pourrait leur retourner ce reproche et leur dire qu’ils en sont encore au dix-huitième siècle. Que faut-il pour démontrer l’importance des questions religieuses, si l’histoire, depuis la Révolution, n’y suffit point ? Le dix-neuvième siècle s’était flatté d’en avoir fini avec elles ; il a eu beau les dédaigner, elles ne l’en ont pas moins agile ; et force lui est de reconnaître qu’elles lui survivront. Tout annonce que, sous ce rapport, le siècle qui vient ne différera guère de celui qui s’en va.

Il me revient à la mémoire un souvenir de mon adolescence, sous l’Empire. M. Guizot venait de publier ses Méditations religieuses ; M. de Morny, alors dans le voisinage du Val-Richer, à Deauville, disait à ce propos : « Comment, de notre temps, peut-on s’occuper de pareilles questions ? » C’était, il est vrai, à un banquet pour l’inauguration d’un chemin de fer. Bien des Russes, aujourd’hui encore, seraient de l’avis de l’homme d’État du second Empire. Il est peu de pays cependant où pareille opinion nous semble moins de mise. La religion y mérite d’autant plus d’attention qu’elle a gardé plus de prise sur les masses. N’aurait-elle d’autre attrait pour notre curiosité, que l’étude en serait encore pour nous un moyen de connaître le peuple, de pénétrer ses sentiments et ses instincts, de le saisir dans ce qu’il a de plus intime ou de plus spontané.

Les religions sont comme des moules où les générations se viennent successivement modeler, et dont souvent l’empreinte persiste après que le moule est brisé. Parfois, au contraire, la religion se moule elle-même sur le peuple qu’elle prétend former à son image. Ainsi en est-il notamment des sectes russes. En Russie, l’empreinte religieuse, chez le peuple du moins, est d’autant plus marquée que la religion est demeurée plus nationale, plus populaire ; que, dans les sectes, elle a pris quelque chose de plus personnel, de plus russe. C’est dans le vaste champ de la religion, dans les aériennes et nébuleuses régions de la théologie, que l’esprit encore inculte du peuple a pu jusqu’ici se donner le plus librement carrière. L’étudier dans ses croyances, c’est étudier l’ethnographie russe dans ce qu’elle a de plus relevé, non seulement dans les coutumes ou dans les vêtements du paysan, mais dans son esprit, dans son âme et sa conscience.

Est-ce là le seul intérêt d’une pareille étude ? Nullement. À cette sorte d’intérêt à demi scientifique, à demi littéraire, s’en joint un autre au moins égal, l’intérêt politique. En examinant la religion du peuple, en scrutant ses croyances, en considérant l’Église qui l’a instruit et les sectes qui l’attirent, nous sommes persuadé que nous étudions l’État et la société russes dans un de leurs principaux éléments, dans ce qui, en réalité, leur sert de base et de support.

Il serait aussi facile de bâtir une ville dans les airs que de constituer un État sans croyance aux dieux. Ainsi parle un ancien, Plutarque, si je ne me trompe, et, sur ce point, la plupart des penseurs modernes, y compris Rousseau et Robespierre, ont été d’accord avec l’antiquité. En dépit des apparences, cette vieille maxime ne nous paraît pas encore surannée. La science a eu beau émanciper la pensée de l’homme, les sociétés humaines ont peine à vivre sans croyances supérieures, non pas assurément sans culte officiel ou sans religion d’État, mais sans culte ni sentiment religieux. Ils montrent une présomption naïve, les philosophes qui, avec le fondateur du positivisme, croient l’heure venue de reconduire Dieu aux frontières de leur république, sauf « à le remercier de ses services provisoires ». Dieu a encore des services à rendre. Dieu exilé de la cité, bien des choses pourraient émigrer à sa suite.

Telle est, à notre sens, la difficulté capitale de notre civilisation arrivée à l’âge adulte. Loin de diminuer avec le temps et avec l’habitude, cette difficulté s’accuse de plus en plus avec l’affaiblissement des croyances religieuses et l’énervement des notions morales dont ces croyances faisaient la force. Le péril des États modernes, leurs révolutions périodiques, leurs agitations incessantes, l’esprit d’inquiète convoitise qui travaille la plupart des nations, proviennent, avant tout, de ce que les peuples contemporains ont, en grande partie, perdu leur ancienne foi, sans que rien l’ait remplacée. De là, les ébranlements de l’Occident et toutes ces commotions populaires qui menacent la société européenne d’un bouleversement sans analogue depuis quinze siècles.

Le socialisme, l’anarchisme ou, d’une manière plus générale, l’esprit révolutionnaire est le fils aîné de l’incroyance. Les utopies de la terre remplacent la foi au ciel. Partout de nos jours il y a, entre les questions religieuses et les questions sociales, une corrélation qui éclate aux yeux les moins ouverts ; et cette connexité deviendra plus manifeste à chaque génération. Nous ne pouvons ici que répéter ce que nous disions récemment ailleurs[1] : frustrées du paradis et des espérances supraterrestres, les masses populaires poursuivent l’unique compensation qu’elles puissent découvrir. À défaut des félicités éternelles, elles réclament les jouissances de la terre. Le socialisme révolutionnaire prend chez elles la place de la religion ; et plus s’affaiblit l’empire de cette dernière, plus cet héritier importun acquiert d’ascendant. Le sentiment religieux disparu, les luttes de classes deviennent fatales ; l’ordre social n’a vis-à-vis des appétits déchaînés d’autre garantie que la force.

Encore, chez certains peuples, en Occident notamment, la société, privée de base religieuse, peut en retrouver une autre, plus ou moins chancelante, dans la science, dans les progrès du bien-être, dans les intérêts matériels surtout. Un État relativement pauvre, tel que la Russie, un peuple encore peu cultivé, comme le peuple russe, ne saurait de longtemps avoir une pareille ressource. Chez lui, comme ailleurs durant de longs siècles, la religion demeure le principal, si ce n’est l’unique étai de la société et de la paix sociale.

Ainsi en est-il bien en effet. Le grand obstacle à la révolution est dans la conscience populaire[2]. Tout le lourd édifice de la puissance russe repose sur un sentiment, sur le respect, sur l’affection du peuple pour le tsar. Or, comme nous le verrons, ce sentiment du peuple envers son souverain est entièrement d’essence religieuse.

À regarder certains côtés de son existence, de ses mœurs communales, certaines de ses notions ou de ses traditions, ce peuple semble avoir la vocation du socialisme ; il porte en lui, pour ainsi dire, la révolution à l’état latent[3]. A-t-il jusqu’ici fermé son âme à des doctrines souvent d’accord avec les instincts du moujik, c’est, en grande partie, qu’il a un frein invisible, plus puissant que toute l’autorité de la police et le génie de la bureaucratie, la foi religieuse. Sans cette foi, la Russie serait déjà, de tous les États des deux mondes, le plus révolutionnaire et le plus bouleversé.

S’étonne-t-on que l’esprit révolutionnaire, sous sa forme la plus radicale, ait si profondément pénétré la pensée russe, c’est que, chez des classes entières, l’ascendant de la religion a été ébranlé. L’affaiblissement du sentiment religieux a produit, à cette extrémité de l’Europe, les mêmes effets qu’en Occident. Là aussi, la place laissée vide par la foi chrétienne a été occupée par l’esprit d’utopie et les rêveries socialistes. Là aussi, au culte de l’invisible a succédé le culte des réalités tangibles, et aux promesses de la Jérusalem céleste les visions d’un paradis humanitaire.

C’est une observation déjà ancienne que, chez les peuples modernes, la révolution agit à la manière d’une religion. Nulle part cela n’est plus sensible qu’en Russie. Nous avons eu mainte fois l’occasion de faire cette remarque aujourd’hui devenue banale[4]. En aucun pays le mouvement révolutionnaire n’a autant pris l’aspect et les allures d’un mouvement religieux. Quelle en est la raison ? C’est qu’en Russie la secousse a été plus brusque et la conversion plus rapide ; que l’esprit russe a plus vite passé de la foi chrétienne à la foi révolutionnaire, et qu’en sautant de l’une à l’autre il a apporté dans sa conversion toute la ferveur d’un néophyte. C’est, en même temps, que l’âme russe est restée plus profondément religieuse ; que, jusr qu’en ses révoltes et ses négations, elle a gardé, à son insu, les habitudes, les émotions, les générosités de la foi, de façon qu’en devenant révolutionnaire elle n’a fait, pour ainsi dire, que changer de religion.

Telle est, nous l’avons vu, la principale originalité du « nihilisme » russe[5]. Cette originalité est dans le sentiment bien plus que dans les idées. Jamais l’âme humaine, si souvent dupe d’elle-même, ne s’était montrée aussi religieuse à travers son irréligion. Ils ont beau faire profession d’athéisme, le « nihilisme », chez beaucoup de ses adeptes, n’est que de la religion retournée. C’est pour cela que le sexe pieux par excellence, que la femme a pris une si large part au mouvement révolutionnaire russe. Elle allait aux sociétés secrètes et aux missionnaires du socialisme, comme elle eût été au Messie et à ses prophètes. Précipitée du faîte des espérances chrétiennes, la femme russe a cherché un refuge dans les rêveries humanitaires, et remplacé l’attente de la résurrection par les songes de palingénésie sociale, portant dans sa foi nouvelle le même besoin d’idéal et les mêmes ardeurs, le même appétit de renoncement, la même ivresse de sacrifice.

La jeune fille a dit à la Révolution : « Tu me tiendras lieu d’époux, tu me tiendras lieu d’enfants ». Et elle s’est donnée à cette divinité farouche, comme d’autres se vouent aux fiançailles du Christ ; abandonnant pour son impérieuse idole père et mère ; lui offrant en holocauste beauté, jeunesse, amour, pudeur même. Les cheveux que d’autres laissent tomber au pied de l’autel sous les ciseaux du prêtre, elle les a coupés en l’honneur de ce Moloch insensible. Pour lui, elle a dit adieu aux parures de son sexe et quitté les vêtements de son rang. Elle a dépouillé les habitudes du monde et revêtu une robe grossière ; elle a frappé à la maison des indigents et a partagé leur repas et leur manière de vivre. Elle a fait, à sa façon, vœu de pauvreté pour se consacrer au service des humbles et à l’évangélisation des ignorants, servant et adorant le Dieu nouveau dans ses membres souffrants.

Le jeune homme, de son côté, obéissant aux mêmes voix, a laissé là ses études et ses livres. Il s’est dit, comme l’auteur de l’Imitation, que l’abondance du savoir n’amenait qu’orgueil et affliction de l’esprit. Il a, lui aussi, découvert qu’une seule science importait à l’homme, celle du salut ; qu’une seule doctrine valait d’être enseignée, celle qui pouvait racheter l’homme de la servitude de la misère. Périsse tout le reste, s’il le faut, et l’art et la civilisation ! Une seule chose est nécessaire, la rédemption des masses opprimées. Tel est le nouvel Évangile, et, s’il veut des confesseurs et des martyrs, l’élite de la jeunesse se disputera l’honneur de mourir pour lui. Il se trouvera des centaines, des milliers de jeunes gens pour avoir cette folie de la révolution, comme d’autres, en d’autres temps, ont eu la folie de la croix.

C’est à cette exaltation religieuse que le nihilisme russe a dû sa force et sa vertu. Peut-être eût-il fait plus de conquêtes, peut-être eût-il été plus difficile à vaincre, si, fidèle à sa première inspiration[6], il s’en fût toujours tenu à l’apostolat pacifique, au lieu de faire appel aux mines et aux bombes. Mais, pour n’avoir d’autre ambition que celle de s’immoler, pour s’enfermer obstinément dans la sereine protestation du martyr, il ne suffit pas d’une quasireligion sans Dieu et sans ciel : il faut une foi possédant un Dieu, attendant tout de Dieu, lui laissant le choix de ses voies et de son heure.

La révolution a beau devenir une sorte d’humaine religion, aussi fervente, aussi croyante à sa manière que l’ancienne ; elle a beau inspirer le même zèle enthousiaste et la même abnégation, elle ne saurait longtemps résister au démon de la violence. Elle est condamnée par son principe à laisser la force morale pour la force brutale. Sur ce point, il lui est interdit de rivaliser avec les vieilles doctrines qu’elle prétend supplanter. Il faut le Christ pour dire à Pierre de remettre l’épée au fourreau. Le croyant seul peut, devant le juge ou le bourreau, répéter le fiat voluntas tua. N’est-il pas sûr d’avoir son jour et sa revanche ? Et encore, que de fois le croyant même s’est lassé d’attendre ! Que de religions ont, elles aussi, armé le maigre bras du fanatique ! À certains esprits, le fanatisme semble même un trait essentiel de l’exaltation religieuse. Rien, à ce compte, n’a été plus religieux que le « nihilisme ». Ses héros, un Jéliabof, une Sophie Pérovsky, ont égalé le fakir le plus endurci ; et cela, sans Dieu pour les voir, ni paradis pour les recevoir.

De tous les mouvements révolutionnaires du siècle, le nihilisme russe est celui qui a le plus clairement affecté les caractères d’un mouvement religieux, et c’est pour cela qu’il a surpassé, en intensité et en grandeur morale, des mouvements politiques autrement importants par leurs résultats. Toute sa force était dans sa foi, une foi russe. La jeunesse des écoles, dédaigneuse des conceptions théologiques, « l’intelligence », comme on dit là-bas, a montré qu’en elle le besoin de croire était toujours vivant. Pour ses dogmes révolutionnaires, l’athée a bravé la pauvreté et l’exil, souffrant pour la foi nouvelle avec une patience russe, comme ont souffert, durant des siècles, ses compatriotes du peuple, les Raskolniks, pour « la vieille foi ». Si la révolution a eu l’air, en Russie, de prendre elle-même l’aspect d’une secte, comment s’en étonner dans un pays où fleurissent tant de sectes ? Ainsi, là même où la religion semble avoir entièrement disparu, la révolution, qui en a pris la place, laisse voir le fond religieux de l’âme russe.



  1. Voyez les Catholiques libéraux l’Église et le libéralisme, de 1830 à nos jours (Plon, 1885), p. 15
  2. Voyez t. II, liv. VI, chap. i.
  3. Voyez t. I, liv. VIII, chap. vii.
  4. Voyez t. I, liv. IV, chap. iv, p. 193 (2e édit.). Cf. Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1873.
  5. Voyez t. I, liv. IV, chap. iv, et t. II, liv. VI, chap. ii.
  6. Voyez t. II, liv. VI, chap. ii.