L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 6/Chapitre 2


CHAPITRE II


Évolution et organisation du parti révolutionnaire. — Du socialisme an terrorisme. — Comment les « nihilistes » voulaient d’abord s’en tenir à une propagande pacifique. Motifs qui les ont poussés à se mettre en guerre avec le gouvernement. — Formation du groupe terroriste et congrès de Lipetsk. Scission du parti en deux fractions. — Comment le « nihilisme » est passé de la question sociale à la question politique. — Les conspirateurs et le « comité exécutif ». — Leurs moyens d’action. — Leurs ressources financières. — Erreurs et préjugés à ce sujet.


Des masses d’une ignorance opaque et d’une fabuleuse crédulité, ayant dans le souverain une aveugle et enfantine confiance, et, au-dessus du peuple, s’agitant à sa surface, des jeunes gens étrangers à ses mœurs et à ses besoins, à peine compris de lui, s’efforçant en vain de le décider à prendre de force ce qu’il s’obstine à attendre du tsar : telle est la Russie depuis quinze ans, ou mieux depuis l’émancipation des serfs. L’effervescence révolutionnaire de la jeunesse et de « l’intelligence » ne pouvant pénétrer dans le peuple qu’à l’aide de fallacieuses rumeurs ; — un empire trop étendu, une population trop dispersée, une bureaucratie trop puissante, pour permettre aisément une de ces surprises qui ailleurs renversent un gouvernement en quelques journées ; — trop peu de grandes villes pour tenter une révolution populaire ; point de Paris pour l’imposer ; dans la capitale même, pas de peuple pour en faire une ; — les seules révolutions possibles semblant aujourd’hui, comme au xviiie siècle, celles dont les révolutionnaires ont le moins le secret et dont ils profitent le moins, les révolutions de palais ; et celles-là même, le pays en ayant depuis trois générations perdu la tradition ; telles étaient les perspectives qui s’offraient aux ennemis du pouvoir.

S’ils s’examinaient eux-mêmes, s’ils dénombraient leurs forces et leurs alliés, qu’étaient les hommes qui prétendaient s’emparer de vive force d’un empire de cent millions d’âmes ? Quelques centaines, quelques milliers de jeunes gens au plus, sans expérience, sans position dans l’État, sans influence sur la société ; des inconnus, pour la plupart incompris et mal vus du peuple. Quels étaient leurs ressources, leurs moyens d’action ? Des pamphlets, des brochures manuscrites ou imprimées, chez un peuple dont la grande masse ne sait pas lire. Et quoi encore ? Le bras de quelque sicaire, des balles et des bombes, de quoi tuer un empereur, non de quoi tuer l’empire. On l’a bien vu lors de l’assassinat d’Alexandre II ; les conjurés n’ont tenté aucun effort pour s’emparer du gouvernement. Ils ne se faisaient aucune illusion ; jusque dans la surprise et le désarroi d’une succession imprévue, leur main ne se sentait pas la force de saisir le pouvoir. Les adversaires du tsarisme ne pouvaient mieux, dans leur sanglant triomphe, confesser leur faiblesse. En vain l’aveugle enthousiasme de la jeunesse, l’indifférence ou la désaffection de la société, l’impopularité de la police et la corruption administrative leur avaient-ils offert, pour leur propagande et pour leurs complots, des facilités que ne leur eût présentées aucun autre État de l’Europe. En vain avaient-ils été admirablement servis par les contradictions et par les maladresses du pouvoir ; en vain leurs plus audacieux attentats avaient-ils eu longtemps le bénéfice de l’impunité. Ils ont pu renverser le tsar dans les rues de la capitale, mais non s’emparer d’un ministère ou d’un hôtel de ville. Il ne leur a servi de rien d’avoir des complices parmi leurs adversaires officiels et des auxiliaires dans les rangs des troupes ou de la marine. Après quatre ou cinq ans d’efforts incessants, de miracles d’audace, d’énergie, d’abnégation, ils n’ont abouti qu’à fournir des armes aux ennemis du progrès et à faire infliger au pays des rigueurs inouïes.

Est-ce ]à ce qu’espéraient les promoteurs de ce duel barbare ? Non assurément ; on ne saurait dire pourtant que leur confiance ait été trompée. Si juvénile que parût la présomption des agitateurs, si exaltée que fût leur ferveur révolutionnaire, bien peu, à l’heure où ils ont engagé cette lutte inégale, se sont fait assez d’illusion pour se flatter d’un triomphe immédiat.

À ce sujet aucun doute. Les « nihilistes » n’ont pas, de propos délibéré, jeté le gant à l’autocratie. C’est à leur corps défendant, pour ainsi dire, qu’ils se sont attaqués au trône, qu’ils ont fait appel à la dynamite. Loin de prétendre effectuer, à l’aide du tsaricide, une révolution soudaine, ils s’étaient longtemps flattés de préparer à loisir la révolution future. Les difficultés de l’exécution ne leur échappaient point ; avant de mettre la Russie en feu, ils eussent voulu amasser patiemment toutes les matières combustibles dispersées à la surface du pays. Bien plus, loin d’être les ennemis jurés du tsar, les « nihilistes » n’eussent demandé, pour la plupart, qu’à vivre en paix avec l’autocratie, sauf à s’en servir un jour au profit de leurs songes.

Cela a beau sembler un paradoxe, c’est une vérité mise en lumière par les faits et les révélations de vingt procès. Le « nihilisme » n’a engagé la lutte avec l’autocratie que le jour où a été interdite sa propagande socialiste. Comme le moujik, nombre des novateurs n’eussent rien tant souhaité que de voir le tsar se faire l’exécuteur de leurs rêves. C’est quand ils ont vu que, loin de rester neutre vis-à-vis d’eux, la couronne était résolue à réprimer leurs prédications populaires, qu’ils se sont décidés à porter leurs coups jusqu’à elle.

Qu’on prenne les actes du procès des tsaricides en 1881 ; qu’on lise les déclarations des principaux conjurés, de Jeliabof et de Sophie Pérovsky notamment, deux âmes hautaines dont l’orgueilleuse inflexibilité ne s’est démentie ni devant les juges ni devant le bourreau. Que dit Sophie Pérovsky ? — Que, voulant relever le niveau moral etéconomique du peuple, les socialistes s’étaient dispersés dans les bourgades et les villages pour y semer les germes de leur doctrine. « C’est seulement, affirme-t-elle, lorsque les mesures répressives du gouvernement eurent rendu cette propagande impossible que, après de longues hésitations, le parti fut obligé d’engager la lutte contre les institutions actuelles de l’empire, comme étant le principal obstacle au but du parti. » Et encore, d’après Sophie même, la majorité des socialistes blâmaient cette conduite ; l’acharnement déployé contre la vie d’Alexandre II tenait à la conviction « qu’on ne pouvait espérer de ce prince aucun changement dans son altitude vis-à-vis du parti socialiste ni dans sa politique intérieure[1] ».

Jéliabof, Kibaltchich, Ryssakof, tous les complices de S. Pérovsky, comme en 1882 le lieutenant Soukhanof et ses coaccusés, ont tenu un langage analogue ; et leur conduite a été incontestablement d’accord avec leurs paroles. La plupart de ces régicides, les vétérans de la faction du moins, c’est-à-dire ceux qui approchaient de trente ans, avaient durant des années pris part à la propagande pacifique dans les villages ou les ateliers.

Grâce à d’innombrables procès, il est facile de suivre les différentes phases du mouvement révolutionnaire. Longtemps, de 1871 ou 1872 notanunent à 1878, les socialistes des deux sexes mettent tout leur zèle à « se mêler au peuple », à le catéchiser, à lui inculquer leurs principes. Ils procèdent par petits groupes, dispersés sur la surface de l’empire, sans nouer aucune conjuration contre le gouvernement dont ils escomptent la tolérance ou la négligence[2]. C’est la période idéale et idyllique du « nihilisme », l’évangélisation des masses par les jeunes enthousiastes dont nous avons déjà esquissé les traits et le caractère[3]. Vers la fin de 1878 tout est subitement changé : au lieu de mystérieuses prédications au moujik et à l’artisan, au lieu de l’obscur apostolat des classes ouvrières, des complots meurtriers, des attentats inouïs répétés coup sur coup. Chose singulière, les héros des deux époques étaient en grande partie les mêmes ; les assassins étaient les survivants des propagandistes qui semblaient se piquer d’imiter la résignation des martyrs du christianisme, comme ils en imitaient le renoncement. Comment ces agneaux s’étaient-ils si vite changés en loups dévorants et l’idylle en sanglante tragédie ?

Cette brusque métamorphose a été accomplie par l’arrestation, par la déportation de la plupart des propagandistes. Dans l’intervalle, des procès retentissants avaient jeté au fond des prisons ou de la Sibérie l’élite des jeunes utopistes. Ces procès, comme celui des 193 à Moscou en 1878, avaient arraché les socialistes à leurs rêves de prédication pacifique et de réforme sociale, sous les yeux indifférents de l’autocratie. Non content de leur refuser le privilège d’une liberté, qu’il n’accordait à personne, le gouvernement impérial s’était montré envers eux d’une sévérité que n’eussent pas égalée la plupart des « États bourgeois » de l’Occident. Ces hommes, qui semblaient d’abord prendre modèle sur l’apostolat d’une religion de paix, s’inspirèrent tout à coup des exemples de l’antiquité païenne et des traditions révolutionnaires. Aigris par des rigueurs parfois illégales et des condamnations souvent excessives, ils se décidèrent à recourir à la force, à passer de la parole à l’action ; et l’action pour eux ne pouvait être que le meurtre. C’est contre les chefs de la police ou les gouverneurs, qui avaient jeté leurs frères dans les cachots, qu’ils tournèrent leurs premiers coups. Comme Vera Zasoulitch tirant sur le préfet de Pétersbourg, ils prétendaient simplement d’abord venger la dignité humaine, punir leurs oppresseurs en leur rendant dent pour dent, œil pour œil[4]. Selon l’aveu de Jéliabof devant ses juges, ils prirent pour mot d’ordre « mort pour mort ». Le recours aux tribunaux militaires et toutes les mesures d’exception édictées contre eux ne firent que les exaspérer : cette guerre de vengeance et de vendetta remonta des hauts fonctionnaires jusqu’au souverain.

Dès 1878, les socialistes, enflammés par la lutte avec la haute police et grisés par les succès des premiers meurtres politiques, avaient commencé à envisager l’opportunité du « tyrannicide ». Après plusieurs conciliabules dans les cabinets particuliers de petits restaurants de Pétersbourg, l’entreprise fut décidée, au printemps de 1879, par six jeunes gens qui se disputèrent l’honneur de l’exécuter. Un juif et un catholique, Goldenberg et Kobyliansky, virent leurs offres repoussées ; on tenait, pour l’effet moral, à ce que le tsar tombât sous la main d’un Russe orthodoxe[5]. L’élu fut Solovief, qui se vantait d’être un habile tireur. Ce n’est que lorsque le revolver de Solovief eut trompé les espérances de ses amis, et quand toute la Russie était déjà en état de siège, que fut constitué le « comité exécutif » qui, des bords de la mer Noire, à Moscou et à Pétersbourg, par les mines, par les bombes, poursuivit jusqu’à son achèvement la sinistre besogne révolutionnaire.

On sait comment avait été formé ce comité.

Au mois de juillet 1877, dans le gouvernement de Tambof, près d’une petite ville écartée, s’étaient rassemblés une quinzaine de jeunes gens, presque tous morts depuis en prison ou sur l’échafaud[6]. Là, dans le silence des bois, ou la solitude de bruyères désertes, après deux nuits de discussions, on décida de reprendre la tentative de régicide. On étudia les moyens, on se partagea les rôles, on rédigea un programme, on forma une « commission dirigeante » avec un « comité exécutif » ; on résolut d’abandonner le revolver et le poignard, armes surannées et incertaines, pour la dynamite et les explosions. C’est ce qu’on a nommé un peu emphatiquement le « congrès de Lipelsk », congrès dont les meurtriers statuts devinrent la loi du parti et inspirèrent tous les attentats commis depuis[7].

Une pareille politique, si peu d’accord avec les principes et la propagande pacifique du « nihilisme » théorique et humanitaire des années précédentes, ne pouvait être acceptée de tous sans résistance. Il en résulta dans le parti une scission, un schisme. Les attentats provoquèrent la répulsion des socialistes, fidèles à leurs premières maximes et dédaigneux de toute lutte politique. Le parti révolutionnaire militant se trouva divisé en deux fractions : les violents ou terroristes, qui préconisaient « la suppression des gouvernants », et les modérés ou simples propagandistes, qui repoussaient le meurtre. Ces deux groupes eurent chacun pour organe une feuille clandestine dont le titre leur servit de nom. Les terroristes furent appelés le parti de la Narodnaïa Volia (Volonté populaire) ; les modérés ou pacifiques, parti du Tchemy Pérédel[8] : étiquettes sous lesquelles se classent encore aujourd’hui les révolutionnaires russes. De ces deux fractions aux tendances rivales, la plus audacieuse, la plus énergique devait naturellement, dans l’ardeur de la lutte, devenir prédominante. Entre elles, du reste, le désaccord portait plutôt sur la forme que sur le fond, sur les moyens que sur le but. Les hommes du Tcherny Pérédel, confessant que la révolution ne pouvait être accomplie que par des secousses violentes, ont fourni plus d’un auxiliaire aux sectateurs de la Volonté du peuple. Ces derniers, par contre, tout en glorifiant la terreur comme le seul moyen de punir l’arbitraire gouvernemental et de manifester la force du parti, ont maintes fois déclaré qu’à leurs yeux la violence n’était justifiée que lorsqu’elle était dirigée contre l’oppression et le despotisme[9]. De ces deux fractions, la moins belliqueuse était plus purement socialiste et plus rurale, l’autre plus citadine et plus politique.

Dans la lutte sanguinaire entreprise contre le pouvoir, les révolutionnaires, en effet, n’avaient pas seulement changé de tactique et de procédés, mais aussi de point de vue. Ces anciens contempteurs des libertés « bourgeoises » de l’Europe avaient découvert que la liberté politique, dont ils faisaient fi, pouvait avoir du bon, ne fût-ce que comme garantie contre l’arbitraire administratif et comme instrument de libre propagande. Cette conception, nouvelle dans le « nihilisme », en modifiait radicalement le caractère. Du vague et nuageux domaine de l’utopie, la lutte contre le pouvoir avait glissé sur le sol de la politique pratique. L’autocratie était devenue le point de mire des révolutionnaires. À leur effroyable campagne contre le souverain et le gouvernement, ils donnaient un but positif, déterminé : la suppression du pouvoir absolu. De cette façon, à l’heure même où ils révoltaient la société par la sauvagerie de leurs procédés, ils se rapprochaient, par leur point de vue, de l’opinion publique et des libéraux. Dans leurs manifestes ils se déclaraient prêts à désarmer, pourvu que le souverain consentît à convoquer une assemblée nationale. Par cette singulière volte-face, le nihilisme a fini par aboutir à ce qu’il dédaignait le plus, au « constitutionnalisme ». Réservant à l’avenir la solution de la « question sociale », il a soulevé brusquement, à l’aide des bombes et des mines, la question politique dont il déniait l’urgence.

On connaît presque aussi bien aujourd’hui l’organisation et les moyens d’action des nihilistes que leur programme. Devant l’audace et les proportions gigantesques des attentats, accomplis presque simultanément d’un bout de la Russie à l’autre, l’épouvante générale se représentait les terroristes comme une immense armée, disposant d’un coûteux matériel et opérant avec ensemble sur tous les points du territoire. C’était une erreur.

Les vingt attentats de 1878 à 1882, les mines des deux capitales, d’Odessa, d’Alexandrovsk, les explosions de la gare de Moscou et du Palais d’hiver de Pétersbourg, les assassinats des chefs de la police et des gouverneurs de province ont été accomplis par une poignée d’hommes. Un des ministres d’Alexandre II me racontait dès 1880 comment on en avait acquis la conviction. Dès qu’on eut arrêté un certain nombre de conspirateurs, on s’aperçut qu’un homme impliqué dans une affaire l’était toujours dans plusieurs. Pareils aux figurants d’un théâtre, les sinistres acteurs du grand drame révolutionnaire s’étaient multipliés avec une infatigable ardeur, passant et repassant d’un bout à l’autre de la vaste scène comprise entre la Baltique et la mer Noire, changeant sans cesse de nom, de déguisement, de rôle : ici mineurs maniant la pioche, là écrivains ou typographes, de façon qu’ils semblaient être à la fois partout, et, grâce à cette sorte d’ubiquité, décuplaient l’ascendant de leur parti. La main de Jéliabof et de Sophie Pérovsky, par exemple, se retrouve dans les attentats avortés du midi et dans l’explosion de Moscou aussi bien que dans la catastrophe finale de Pétersbourg.

Un de nos grands écrivains[10] a rêvé d’une société future où une corporation de savants, maîtres des secrets de la science, serait souveraine du monde. Certes, en dehors de tout songe pareil et d’aucune oligarchie savante, la connaissance continuellement accrue des lois de la nature, les progrès incessants de la physique, de la chimie, de la mécanique, mettront de jour en jour aux mains des pouvoirs publics des armes de plus en plus irrésistibles ; mais est-ce seulement aux pouvoirs réguliers, qui se feraient le plus souvent scrupule d’en user, que ces engins de destruction et ces machines infernales de l’avenir pourront prêter leur redoutable puissance ? Ce qui s’est passé dans notre siècle, ce que nous avons vu en Russie ferait parfois croire le contraire. La science avec toutes ses inventions et ses raffinements, avec ses machines ou ses poisons, n’est plus l’apanage d’un nombre restreint de privilégiés s’en léguant mystérieusement le secret, comme une sorte de révélation ou de doctrine ésolérique. Ses mystères ne sont pas des arcanes, connus des seuls initiés, confiés à d’obscurs hiéroglyphes ou transmis avec des rites imposants par une sorle de hiérarchie sacerdotale. La science, chez les modernes, n’a rien d’occulte ; ses procédés et ses découvertes, elle les enseigne au grand jour, elle les vulgarise dans toutes les écoles et dans tous les livres ; ses redoutables secrets, elle les met à la portée des haines individuelles ou des conspirations isolées. À en juger par le pays même de l’Europe où elle est encore le moins répandue, la science peut, comme un sorcier du moyen âge ou un démon malfaisant, mettre les forces latentes de la nature au service de la folie d’enfants exaltés ou du fanatisme d’écoliers en révolte. Il n’est pas bien difficile à un élève de l’École des mines, tel que Kibaltchich, l’un des assassins d’Alexandre II, de fabriquer de la dynamite ou de la nitroglycérine, dont il trouve la formule dans ses manuels ; et, avec une police aveugle ou démoralisée, il n’est pas bien malaisé à quelques jeunes ingénieurs d’exercer leurs connaissances sans emploi en creusant des mines sous une voie ferrée pour faire sauter un train impérial.

Deux ou trois douzaines de jeunes gens résolus, ayant fait « un pacte avec la mort », ont durant des années tenu en échec le gouvernement du plus vaste empire du monde.

Les quinze membres du congrès de Lipetsk n’étaient pas seulement les délégués des sections révolutionnaires et les chefs du parti, c’étaient ses principaux agents d’exécution. Ils ne se contentaient pas d’ordonner et de diriger les complots, ils mettaient eux-mêmes la main à la besogne, creusant les galeries souterraines et forgeant les projectiles, à la fois généraux et soldats, ingénieurs et ouvriers[11].

La plupart des conspirateurs, jusqu’aux organisateurs manifestes des complots, tels que Jéliabof, se sont donnés devant les juges comme de simples instruments d’un comité exécutif invisible. Sur ce point il n’en faut pas trop croire leur modestie ; elle leur était inspirée par le naturel désir de ne pas dépouiller leur parti de son mystérieux prestige. Tout porte à penser que Jéliabof et ses amis du congrès de Lipetsk constituaient en réalité ce fameux « comité exécutif » dont le seul cachet faisait trembler, d’un bout de l’empire à l’autre. Autour d’eux il semble qu’il n’y eût même pas de vaste société secrète à cadres réguliers, mais seulement des cercles révolutionnaires, disséminés dans les villes de l’empire et reliés ensemble moins par une organisation hiérarchique que par les relations personnelles de leurs membres et la communauté de leurs aspirations. Lorsque, pour l’exécution d’un de leurs attentats, les conjurés avaient besoin d’aides, ils en embauchaient sur l’heure dans la jeunesse révolutionnaire, ou dans leur société ouvrière (rabotchaïa droujina), remplaçant leurs complices arrêtés par des recrues nouvelles. Pour enrôler des volontaires tels que Ryssakof et Timothée Mikhaïlof, ils n’avaient qu’à s’adresser aux étudiants en détresse ou aux artisans sans passeports, pourvus par eux de faux noms et de faux papiers.

Le gouvernement impérial s’est plusieurs fois flatté d’avoir mis la main sur les principaux chefs des conspirations. La potence et le bagne ont eu raison de la plupart des membres du congrès de Lipetsk et, sans doute aussi, du comité exécutif. C’est là pour le pouvoir un motif de sécurité ; et cependant, à tout bien considérer, le petit nombre des conjurés qui durant quatre ans ont terrorisé l’empire est peut être autant un sujet d’appréhension que de tranquillité pour l’avenir. Il est peu rassurant de penser qu’une poignée de jeunes gens a pu si longtemps défier tous les efforts du gouvernement. La satisfaction de s’être emparé d’une partie au moins des membres du comité exécutif diminue singulièrement, quand on songe avec quelle facilité s’était formé ce comité sans précédent, et combien il lui est aisé de compléter ses vides ou de ressusciter de ses cendres. Les Jéliabof et les Kibaltchich peuvent trouver des imitateurs : uno avulso non deficit alter. Et de fait il semble que la vie d’Alexandre III ait déjà été en butte à des attentats. L’atmosphère russe est trop propice aux complots pour qu’on s’en puisse reposer entièrement sur la vigilance de la police ou sur la lassitude des révolutionnaires. Le lugubre exploit des bombes du canal Catherine, déjà chanté par de fanatiques poètes, risque de provoquer de terribles émulations. Quand on croit que l’amour de la liberté autorise les crimes les plus barbares, et qu’on s’imagine avoir en poche, avec quelques boules grosses comme une orange, un moyen infaillible de régénération sociale ou de rénovation politique ; quand, de plus, on a des frères à venger et que l’on combat un ennemi qui semble lui-même se croire tout permis, il est à craindre qu’on ne renonce point à des procédés dont on se flatte d’avoir démontré la vertu.

À certaines personnes, le petit nombre des conjurés de la Volonté du peuple paraît sans proportion avec l’énormité de leurs attentats. On leur a supposé des ressources financières cachées, on leur a prêté des alliés à l’étranger et des complices jusque dans les hautes sphères du gouvernement. Dans le peuple, partout prompt aux soupçons et enclin aux combinaisons romanesques, on a fait remonter l’rinspiration des complots à l’entourage immédiat et à la famille même du « tsar martyr ». La voix publique désignait tout haut celui des frères d’Alexandre II qu’avait tenté le rôle d’un Richard III ou d’un Philippe Égalité. De tels bruits n’étaient qu’un des plus tristes symptômes du désarroi des esprits et du mauvais moral d’un pays, obsédé, comme une armée battue, du fantôme de la trahison.

Aussi peu sérieuse est l’explication deâ patriotes qui, derrière les conspirateurs, s’imaginent apercevoir les ennemis extérieurs de la puissance russe. Si peu d’intérêt que puissent au fond lui porter ses voisins, ce n’est pas une guerre de conjurations et de mines souterraines qu’ils feront jamais à la Russie. De tels moyens, quoi qu’on en dise, n’appartiennent plus à la politique de notre temps ; et y quant aux peuples sujets de la Russie, Polonais ou autres, les procès des conspirateurs montrent combien nulle ou insignifiante a été leur part dans toutes les entreprises du terrorisme[12].

Aux yeux de certains conservateurs ; si le principe du mal n’est ni dans les desseins pervers de l’étranger ni dans les machinations polonaises, il est dans l’émigration russe du dehors, de Suisse, de France, d’Angleterre.

Le comité exécutif, l’occulte gouvernement révolutionnaire qu’on n’a pu saisir à l’intérieur, on se complaît parfois à le placer, loin des yeux ou de la portée des autorités impériales, sur les bords de la Tamise ou de la Seine, sur les rives du Léman surtout. C’est encore là une erreur presque aussi peu soutenable que les précédentes. Certes il y a en Occident, en Suisse, à Paris, à Londres (car les réfugies n’osent guère se fier à l’Allemagne ou à l’Autriche), une émigration russe, grossie par les tracasseries ou les persécutions du gouvernement, émigration en réalité peu nombreuse, mais remuante et active, qui, avec ses typographies et ses journaux en langue nationale, mène de loin, à l’abri des lois de l’Occident, une guerre de plume contre l’autocratie tsarienne. Ces petites colonies comptent dans leur sein plus d’un homme de science et de talent, et, grâce aux rigueurs de la police et de la censure pétersbourgeoise, elles ont pu recouvrer, dans les dernières années, quelque ascendant sur leurs compatriotes. C’est cette émigration, en majeure partie recrutée de proscrits et d’évadés de Sibérie, que les organes officieux aiment à représenter comme la grande officine des conspirations. Pour quiconque a pu connaître un peu ces réfugiés russes, ce n’est guère là qu’une fantaisie sans vraisemblance, Divisée en elle-même et travaillée par des rivalités d’influence et des conflits de doctrine, partout en proie à des soupçons de trahison et d’espionnage, pauvre en ressources, presque tout entière besogneuse et obligée de gagner son pain au jour le jour, cette émigration révolutionnaire n’est pas plus en état de subventionner les conspirateurs que de diriger leurs bras. Genève, Paris, Londres, sont trop loin de Pétersbourg, ils n’ont avec la Russie que des communications trop lentes et incertaines pour que la main de quelques exilés puisse, à cinq ou six cents lieues de distance, tenir les fils ténus de conspirations qui exigent avant tout du secret, de la promptitude et de brusques résolutions. Et de fait, ces réfugiés russes n’ont été ni les premiers informés, ni les moins étonnés du meurtre d’Alexandre II. Quoi qu’on en dise, ces terribles guerres d’embûches et de surprises ne sont pas de celles qui puissent être conduites de loin, du fond d’un cabinet, à la manière d’une partie d’échecs : il y faut être sur le terrain et donner de sa personne.

Aussi pourrait-on dire que, parmi les membres de l’émigration russe, les théoriciens de la révolution, parfois désignés comme les meneurs du mouvement « nihiliste », ont peut-être en réalité eu moins d’influence sur les révolutionnaires de leur lointaine patrie que sur les socialistes des pays qui leur ont donné l’hospitalité[13]. S’il est une chose certaine, c’est que le terrorisme russe n’a point eu à sa tête de Mazzini, combinant tranquillement au dehors des attentats exécutés par d’aveugles émissaires.

Les procès mêmes des conspirateurs ont montré que toutes les grandes conjurations avaient été ourdies sur place par des hommes dont la plupart n’avaient jamais respiré l’air de l’Occident. Au lieu d’être le point de départ et pour ainsi dire le berceau des conspirateurs, la Suisse ou l’Angleterre en sont le refuge et souvent le tombeau. Ce que Genève, Paris ou Londres, avec la tolérance des gouvernements étrangers, offrent en réalité au « nihilisme », c’est moins une base d’opération qu’un abri pour les blessés et les fugitifs de ses terribles combats ; c’est un champ de repos où, comme me le confessait un réfugié, la plupart des survivants des luttes de l’intérieur s’amollissent dans l’inaction, loin du sombre champ de bataille qu’ils ont déserté.

Les portes de l’Occident eussent été hermétiquement fermées aux jeunes vétérans du « nihilisme », que la secrète campagne des bombes et des explosions ne s’en fût pas moins poursuivie dans les brouillards de Pétersbourg ou les neiges de Moscou. Attribuer, comme on le fait parfois en Russie, l’obstinée rébellion des nihilistes à la coupable tolérance des gouvernements étrangers, c’est se tromper volontairement soi-même ; c’est encore, selon une habitude trop fréquente chez tous les peuples, chercher au dehors le principe de ses maux, demander à un remède extérieur la guérison d’une plaie interne.

Ni l’extradition des régicides, quelques droits qu’y puisse faire valoir la diplomatie impériale, ni même l’expulsion de tous les réfugiés russes de l’Europe, n’étoufferaient l’esprit révolutionnaire dans le sein de l’empire. Quand Hartmann et Véra Zasoulitch eussent été livrés au tsar, quand ils auraient précédé au haut du gibet Jéliabof et Sophie Pérovsky, cela n’eût pas sauvé Alexandre II. Le gouvernement russe peut se plaindre des abus du droit d’asile, étendu à des assassins notoires ; il ne saurait pour cela rendre l’Europe responsable de ce qui se passe chez lui ; autant vaudrait, comme certaines feuilles de Moscou, en rejeter toute la faute sur les Polonais ou sur les juifs, les deux boucs émissaires des ultra-nationaux.

Si ce n’est point du dehors que le nihilisme tirait ses doctrines et ses sinistres héros, n’est-ce point à l’étranger qu’il se procurait les ressources, les moyens financiers qui lui permettaient d’acheter des maisons et de miner des voies ferrées ou des rues populeuses ? À vrai dire, on me semble avoir souvent donné à cette question pécuniaire une importance excessive. On a singulièrement grossi les ressources des terroristes, en argent aussi bien qu’en hommes.

On a été jusqu’à leur supposer une sorte de budget, alimenté par les fonds secrets des États hostiles à la Russie ou les caisses des banquiers intéressés à la baisse du rouble[14]. La Gazette de Moscou a un jour calculé quelles sommes exigeait l’entretien d’une armée de dix mille conspirateurs, pourvus d’une haute solde régulière. Ce sont là de pures fantaisies. La guerre ténébreuse soutenue par les « nihilistes » n’était pas si coûteuse que les haines soulevées par la police de l’État n’en pussent faire les frais. Si pauvres qu’on les imagine, les révolutionnaires russes étaient assez riches pour payer leurs forfaits. L’amour du merveilleux et la terreur, qui grossit tout, ont fait évaluer le prix de revient de leurs publications clandestines et de leurs sanglants exploits à un taux beaucoup trop élevé. On a parlé de millions là où il suffisait probablement de milliers de roubles. Les terroristes, de même que les propagandistes leurs devanciers, pouvaient puiser du reste à plusieurs sources. Ils avaient leurs contributions volontaires, auxquelles participaient tous les adeptes quelque peu aisés. On sait que tel était l’emploi de la maigre dot des jeunes filles qui, pour être plus libres « d’aller au peuple », recouraient « aux mariages fictifs » en usage parmi les nihilistes dans la période de pacifique apostolat[15].

Aux minces cotisations d’étudiants besogneux, aux collectes et aux souscriptions faites parmi les mécontents de toute sorte, sont venues se joindre les subventions de quelques riches néophytes, tels que le docteur Weimar de Pétersbourg, condamné en 1880 ; tels que Dmitri Lizogoub, exécuté en 1879, sur la dénonciation de son intendant Drigo, pour avoir consacré sa fortune à la propagande et aux conspirations (il avait dans ce dessein vendu des terres d’une valeur de près de 200 000 roubles[16]). Plus d’un propriétaire ou d’une grande dame a été soupçonné d’imiter à l’occasion de pareils exemples et de dissimuler ses offrandes révolutionnaires sous le masque d’œuvres de bienfaisance[17]. D’autres fois, mais plus rarement encore, quelque riche capitaliste a pu impunément commanditer les feuilles radicales du dedans ou du dehors[18].

A côié des soldats du « nihilisme », il s’est parfois rencontré des gens moins résolus qui, n’osant lui immoler leur vie, lui sacrifiaient un peu de leur argent. La Narodnaïa Volia a plusieurs fois mentionné de ces souscriptions anonymes de donateurs inconnus. Voici, à cet égard, une ahecdole que je tiens d’un réfugié qui la tenait lui-même du héros de l’aventure. Un propriétaire, qui passait pour conservateur, avait été soigné d’une maladie grave par un jeune médecin qu’il soupçonnait de connivence avec les révolutionnaires. « Tenez, dit en le payant, à son docteur, le malade une fois rétabli, voici deux cents roubles pour la dynamite, et qu’on en finisse ! »

Non contents de ces dons spontanés, les révolutionnaires y ont parfois ajouté des contributions forcées, levant d’autorité des impôts de guerre sur tel ou tel sujet du tsar. Plusieurs riches marchands ont été ainsi taxés par des correspondants anonymes aux ordres desquels tous n’osaient pas se dérober. Les ennemis du gouvernement ont encore comme ressource la falsification des assignats ou billets qui remplacent le numéraire, et ils ont poussé l’audace jusqu’à plonger la main dans les coffres de l’État, s’attaquant aux caisses des régiments et des postes aussi bien qu’à celles du trésor. Le vol de la trésorerie de Kharkof en 1879, vol effectué à l’aide d’une galerie souterraine, selon un procédé qu’on a depuis tenté de répéter ailleurs, à Kichinef notamment, avait d’un coup livré aux conspirateurs un million et demi de roubles, soit environ quatre millions de francs. Avec cela, avec le quart ou le dixième de cette somme, il y avait de quoi creuser plus d’une mine et forger bien des bombes.

Ces ressources diverses, qui n’arrivaient pas toujours intactes au comité exécutif, ont pu s’épuiser. La lutte se prolongeant indéfiniment et le nombre des victimes allant sans cesse en augmentant, les ennemis du tsarisme devaient chercher à donner aux contributions de leurs partisans la forme d’un subside régulier. Ils ont tenté d’instituer, pour leurs coreligionnaires politiques, une sorte de denier de saint Pierre de la révolution. Au commencement de 1882, l’organe officiel de la faction terroriste, la Narodnaïa Volia[19] annonçait la création d’un comité central de « la Société de la Croix-Rouge de la Volonté du Peuple ». Les apologistes de la dynamite s’emparaient ainsi de ce nom de Croix-Rouge, rendu justement populaire en Russie par les femmes de tout rang qui, durant la guerre de Bulgarie, avaient généreusement servi sous ses brassards. La révolution avait, elle aussi, ses blessés, ses captifs, ses invalides, que leurs compagnons d’armes ne pouvaient délaisser. Il existait déjà, si je ne me trompe, une espèce d’association de secours mutuels parmi les révolutionnaires de Pétersbourg ; mais le comité de la Volonté du Peuple voulait centraliser à son profit toute l’organisation des adversaires du pouvoir. D’après la Narodnaïa Volia, le but de la nouvelle société était « de prêter un appui matériel et moral à toutes les personnes souffrant persécution pour la liberté de la pensée et de la conscience ». Le comité central faisait dans ce dessein appel à tous les gens de bonne volonté, sans distinction de classe ou de nationalité. On tentait d’installer des sections de la Croix-Rouge révolutionnaire à l’étranger. À Paris, un appel public, signé des noms de Pierre Lavrof et de Véra Zasoulitch, qui se donnaient comme les agents autorisés du comité de Pétersbourg, paraissait en janvier 82 dans l’Intransigeant et motivait l’expulsion de l’ex-colonel Lavrof. Bien qu’on ne pût nier la réalité des souffrances que la nouvelle Croix-Rouge prétendait secourir, le comité qui l’avait fondée, la feuille clandestine qui l’avait patronnée, le nom même de « Volonté du Peuple » qu’elle prenait pour devise, comme pour mieux indiquer ses liens avec la fraction terroriste, ne permettaient guère de supposer que la bienfaisance en fût l’unique objet. Toujours est-il que la Société a fonctionné. Si, en France, elle n’a pu s’établir ostensiblement, elle a pu, en Angleterre, tenir des conférences publiques et recueillir des souscriptions pour « les victimes de la tyrannie du tsar », en même temps que, d’après des procès d’Outre-Rhin, elle recevait secrètement l’obole de certains socialistes d’Allemagne.

Quelles que soient les destinées de la Croix-Rouge terroriste, ce n’est pas au dehors que la révolution russe puisera jamais ses principales ressources. Les alliés étrangers du nihilisme ont eux-mêmes trop de besoins pour venir largement en aide à leurs amis du Nord. Les révolutionnaires russes n’ont pas, comme la Land-League ou les Fenians d’Irlande, de naturels et puissants auxiliaires au delà des mers. Ils sont obligés de compter avant tout sur eux-mêmes ; mais, si pauvres que semblent leurs finances, ce n’est pas faute d’argent que cessera la lutte. L’histoire des conspirations et l’horrible fin d’Alexandre II montrent qu’en fait de complots ce ne sont pas toujours les attentats les plus coûteux qui sont les plus redoutables.

Ni la perte de leurs plus dévoués et plus hardis collaborateurs, ni l’apparente inutilité de leurs crimes les mieux réussis, n’ont abattu les révolutionnaires ou ne les ont dégoûtés des sanguinaires procédés du terrorisme. Chose triste à dire, l’horreur et la réprobation provoquées par l’inhumanité de leurs moyens d’action se sont affaiblies avec la fréquence même et la cruauté de leurs sauvages exploits. Le sens de l’indignation s’est par l’habitude singulièrement émoussé chez la plupart des spectateurs. On n’est plus surpris, on ne serait plus révolté de rien. Si les terroristes se vantaient en affirmant au tsar que le régicide était devenu populaire[20], nombre d’hommes et de femmes ont fini par croire tout permis contre un pouvoir qui lui-même ne s’interdit rien et n’admet aucun moyen de lutte légale.

Les précoces déceptions d’un règne dont on s’était tant promis, la lassitude d’une société sans direction qui aujourd’hui plus que jamais cherche sa voie à travers un brouillard d’idées[21], l’impossibilité manifeste de maintenir indéfiniment l’ordre de choses actuel, et la difficulté presque aussi évidente de le remplacer, l’espèce d’anarchie intellectuelle et morale où est plongé le pays, sont bien faits pour soutenir l’espoir des révolutionnaires et leur persuader que, personne ne sachant les prévenir, la victoire finira par leur rester.

On sait que les héritiers des assassins d’Alexandre II n’ont pas craint de signifier à Alexandre III les conditions auxquelles ils consentiraient à désarmer. On sait que, dans leurs ultimatums au tsar, ils exigeaient comme préliminaire de toute pacification une amnistie générale et la convocation d’une assemblée nationale[22]. Si l’autocratie ne se résignait pas à abdiquer devant leurs menaces, ils avaient la prétention de l’user, de la discréditer, de la paralyser, en attendant l’heure de la renverser. L’audace des espérances de certains révolutionnaires allait même à cet égard fort loin. « À Pétersbourg, me disait un réfugié, dès 1882, ils se vantent d’être bientôt en état d’établir une commune. » Si téméraires ou insensés que paraissent de tels rêves, en présence du faible effectif des soldats de la révolution, ils montrent que leur confiance n’a pas décru depuis le meurtre stérile d’Alexandre II.

L’hostilité du peuple ne les effraye plus ; s’ils n’osent se flatter de gagner les masses, ils comptent les trouver bientôt indifférentes. La multitude même des troupes dont dispose l’autorité autour de la capitale, l’une des plus militaires de l’Europe, ne leur paraît pas un obstacle insurmontable. L’exemple de Pestel et des conspirateurs de 1825 n’a pas été perdu pour eux. Ils ont plusieurs fois déjà recruté des complices dans l’armée de terre et de mer ; ils se promettent d’y étendre peu à peu les ramifications de leurs complots. Ils se flattent d’y trouver un jour moins des adversaires que des auxiliaires, si bien que beaucoup mettent leur espoir dans un coup d’État militaire[23].

Ce qu’ont de chimériques de pareilles espérances l’ascendant moral reconquis par l’autocratie sous l’empereur Alexandre III semblerait devoir en convaincre les plus obstinés. L’amour traditionnel du peuple pour le tsar n’est pas le seul rempart qui défende le trône contre les bombes des fauteurs de complots. Un autre sentiment non moins fort au cœur des Russes veille au salut du tsar et de la famille impériale : le patriotisme. Dans les classes même où le régime autocratique excite le moins d’enthousiasme, l’on sent nettement que la grandeur de la Russie est liée à la dynastie et à la stabilité du pouvoir. Ils sont encore rares (quoique j’en aie rencontré plus d’un) les Russes qui appellent une nouvelle guerre de Crimée et qui, pour la rénovation politique de l’empire, comptent sur les défaites de la patrie. En Russie, plus encore peut-être que dans nos États occidentaux rongés par l’internationalisme révolutionnaire, le sentiment national prime tout, et ce sentiment national, tenu en éveil par l’Europe de la triple alliance, double le loyalisme envers le tsar. C’est là, pour nous, une des causes du déclin du nihilisme dans les dernières années. De quelques motifs généreux qu’ils couvrent leur propagande, les révolutionnaires semblent faire les affaires de l’étranger.

Il ne faudrait point pourtant trop se fier à ce sentiment et ne voir dans le nihilisme qu’une maladie de rencontre dont le tempérament russe a triomphé sans peine. Le mal continue à couver sourdement ; il peut un jour ou l’autre, dans la paix ou dans la guerre, faire de nouveau éruption. Pour le guérir, il faudrait en faire disparaître les causes, et c’est là une tâche à laquelle ni la police ni le tchinovnisme ne sauraient suffire. Si différente de notre vieille Europe que soit la Russie orthodoxe, elle en est trop voisine pour n’en pas ressentir la contagion. Aux vagues aspirations qui s’éveillent dans la société, aux impérieux besoins qui tourmentent la jeunesse et « l’intelligence », il faudra, tôt ou tard, sous peine d’explosion, ouvrir une issue légale.



  1. Déclarations de Sophie Pérovsky relatées dans l’acte d’accusation : Soud nad Tsaréoubiitsami. Saint-Pétersbourg, 1881, p. 35. Comparez les dépositions de Goldenberg, le jeune conspirateur juif qui s’est suicidé dans sa prison en 1880, après s’être décidé à faire des révélations pour mettre fin, disait-il, à une lutte sanglante et sans issue.
  2. Sur cette période de propagande pacifique, on peut lire dans la Deutsche Rundschau, de juin 1881, un rapport secret, rédigé en 1875 par le comte Pahlen, alors ministre de la Justice. Comparez Terrorism i Svoboda, 1880, et le Tyrannicide en Russie, de N. Dragomanof, Genève, 1881.
  3. Voyez tome I, livre III, chap. iv.
  4. Voyez plus haut, livre VI chap. v et vi.
  5. Révélations de Goldenberg et procès des Seize en 1880.
  6. Parmi eux il y avait une jeune fille, Véra Fiegner, l’émule de Sophie Pérovsky ; condamnée à mort en 1884, elle a vu sa peine commuée par l’empereur en travaux forcés à perpétuité en Sibérie.
  7. Déposition de Goldenberg, procès des Seize en 1880, procès des régicides en 1881, procès des Vingt en 1882, procès de Véra Fiegner en 1884.
  8. Voyez plus haut livre V, chap. iv, p. 520. Faute d’autre mot, ou est oblige de traduire Tchery Pérédel par le Partage noir. Ce terme, emprunté à la langue populaire du Haut Volga, veut dire partage général.
  9. Voici comment s’exprimait l’organe des terroristes à propos de l’assassinat du président Garfield aux États-Unis : « Dans un pays où la liberté personnelle des citoyens permet de lutter pacifiquement pour une idée, où la libre volonté du peuple non seulement édicté les lois, mais choisit les gouvernants, le meurtre, comme moyen de lutte politique, équivaut au despotisme dont le renversement est le but du parti révolutionnaire en Russie. » (Narodnaïa Volia, no 6, 1881.)
  10. M. Renan : Dialogues et fragments philosophiques.
  11. Un petit volume italien qui porte comme garantie de son origine une préface de P. Lavrof, la Russia sotterranea de Stepniak (Milan, 1882, traduction français de 1885), avoue le petit nombre des conspirateurs. Conformément au principe de Machiavel à propos des conjurations : i molti le guastano, l’auteur attribue à ce petit nombre les sanglants succès de ses amis. Un autre écrivain révolutionnaire, L. Tikhomirof, n’a fait sur ce point, comme sur bien d’autres, que confirmer nos vues. (La Russie politique et sociale, 1886.)
  12. En Pologne même, s’il y a eu des associations révolutionnaires affiliées à la Volonté du peuple, comme la société le Prolétariat, dont les chefs ont été pendus à Varsovie en janvier 1886, les meneurs en étaient pour la plupart Russes d’origine.
  13. Ainsi en a-t-il été, croyons nous, du prince Kropotkine, comme avant lui de Bakounine lui-même.
  14. Moskovsk. Védomosti, oct. 1881, no 246.
  15. Voyez tome I, liv. III, chap. iv. Le procès du prince Tsitsianof et de ses complices, en 1877 en fournit plusieurs exemples.
  16. Procès des Seize en 1880.
  17. Plusieurs romanciers russes, entre autres feu Markevitch dans son dernier récit, intitulé l’Abîme (1884), ont mis en scène de ces affidés nihilistes du grand monde.
  18. On a prétendu que Herzen avait reçu, par testament d’un de ses compatriotes, des capitaux qui, après avoir servi à éditer le Kolokol, auraient été transmis, comme fonds de propagande révolutionnaire, aux continuateurs de Herzen, spécialement au colonel Lavrof. La famille de Herzen a démenti cette histoire comme une fable.
  19. Dans son septième numéro (23 déc. 81-4 janv. 82).
  20. Déclaration du comité exécutif, Narodnaïa Volia, 12-24 mars 1881.
  21. Expression empruntée à une lettre de G. Samarine.
  22. Narodnaïa Volia, mars 1881 et mars 1882.
  23. C’est de ce côté que semblent surtout s’être portés les efforts des révolutionnaires sous Alexandre III. On en trouve la preuve dans différents procès politiques. En oct. 1885 notamment, sept officiers de toute arme et de tout grade, un lieutenant-colonel entre autres, ont été convaincus d’être affiliés aux terroristes. La propagande révolutionnaire dans l’armée est, du reste, facilitée par les abus de l’administration militaire, par l’esprit des écoles spéciales, par l’insuffisance de la solde des officiers et aussi par l’infériorité sociale et mondaine de l’armée vis-à-vis de la garde impériale.