L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 4/Chapitre 7


CHAPITRE VII


La pénalité et les châtiments corporels. — Importance des ch&Kments corporels dans l’ancienne législation. — Le knout et les verges. — Leur sappression légale et les dérogations à la loi. — Progrès des mœurs à cet égard. — Ancienneté de l’abolition de la peine de mort. — De quelle maniére la suppression du knout a rendu à la loi sa sincérité. — Comment la mansuétude des lois pénales a pu contribuer à faire recourir à des mesures d’exception. — La pénalité spéciale aux crimes d’État et le droit d’extradition. — Résultats de la suppression de la peine capitale.


Il y a, dans la vie de chaque peuple, des choses que l’étranger s’imagine depuis longtemps connaître, et sur lesquelles il n’a souvent que des préjugés. Il en est ainsi, à plus d’un égard, des lois pénales de la Russie. C’est un thème dont les romanciers de l’Occident se sont de bonne heure emparés, qu’ils ont souvent plutôt obscurci qu’éclairé, et qui est d’autant moins connu qu’il passe pour l’être davantage. Aussi devons-nous accompagner les condamnés au sortir de l’audience et les suivre au lieu de leur châtiment. Notre visite aux tribunaux russes serait incomplète, si nous ne descendions dans les prisons et les bagnes.

Aux yeux du vulgaire, la Russie est toujours le pays du knout. Le knout a été aboli depuis plus d’un demi-siècle ; peu importe, les impressions sont persistantes ; pour le peuple, pour bien des hommes instruits ou des écrivains de l’Occident, la Russie restera longtemps encore l’empire du knout. On s’est habitué à la regarder comme la patrie des supplices barbares. Ainsi qu’il arrive souvent, il y avait dans cette opinion une part de vérité et une part non moindre d’erreur. Comparée aux législations de l’Europe occidentale avant la Révolution, la législation russe de la fin du dix-huitième siècle était peut-être l’une des moins rigoureuses et des moins sanguinaires. Le bûcher, la roue, la mutilation étaient encore en usage dans nombre des États les plus anciennement civilisés qu’ils étaient supprimés chez la dernière venue des nations européennes. Et cependant l’opinion vulgaire n’avait pas entièrement tort ; malgré tous les adoucissements du dernier siècle, la législation russe, sous Alexandre Ier, sous Nicolas même, méritait en partie son triste renom.

Dans aucun code moderne les châtiments corporels n’ont aussi longtemps tenu une aussi grande place. Jusqu’au règne de l’empereur Alexandre II, c’était là le caractère distinctif de la pénalité russe. Les châtiments n’étaient pas toujours cruels ; comme ailleurs, ils étaient de diverses sortes et plus ou moins bien gradués selon la gravité des cas ; mais d’ordinaire, pour les simples délits comme pour les plus grands crimes, c’était sur le corps, sur les membres, sur la peau du délinquant que tombait le châtiment. Il n’y avait plus de knout, il y avait encore les baguettes, il y avait les verges. La culpabilité des transgressions légales s’évaluait en coups de verges. La Russie semblait vivre sous la férule d’un maître qui la corrigeait paternellement avec le fouet et le bâton ; c’élait chez elle une des formes du régime patriarcal. Selon l’éloquent tableau tracé par un avocat de Pétersbourg dans un procès fameux, la verge régnait en maîtresse[1], « La verge conduisait l’école de même que l’écurie du propriétaire ; elle était en usage dans les casernes, dans les bureaux de la police, dans les administrations communales. Il courait même alors le bruit qu’en certain lieu la verge était mise en mouvement par un mécanisme d’invention anglaise que l’on employait pour des circonstances spéciales. Dans les livres de droit criminel et civil, les verges figuraient à chaque page, comme un refrain perpétuel, en compagnie du fouet, du knout et des baguettes. »

D’où venait cette prédominance des punitions corporelles dans une législation qui semblait ainsi traiter le peuple moitié en enfant, moitié en esclave ? On en a cherché les causes ou les origines dans un passé lointain ; souvent on s’est plu à en rejeter la responsabilité sur la domination mongole. C’est aux envahisseurs asiatiques, par exemple, que l’on a longtemps fait remonter l’horrible supplice du knout ; il n’en est pas, croyons-nous, fait mention dans les annales de la Russie primitive de Kief ou de Novgorod[2]. À cet égard comme à beaucoup d’autres, la Russie des Varègues et des Kniazes, avant l’espèce de déformation que lui fit subir la conquête mongole, ressemblait beaucoup plus à l’Europe occidentale que la Russie des tsars moscovites. C’est sous les grands princes de Moscou, sous les Ivan et les Vassili, que furent introduites les peines répugnantes et raffinées conservées sous les premiers Romanof. Sous ce rapport, l’oulogénié zakonof, le code du pieux Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, ne le cède en rien au soudebnik d’Ivan III et d’Ivan IV le Terrible. La première influence de l’Europe, où la torture et les supplices atroces étaient encore en vigueur, ne fit même qu’accroître la sévérité de la législation moscovite. Pierre le Grand limita l’emploi de la peine de mort ; mais, au lieu de supprimer les peines corporelles, il s’en servit pour imposer à ses sujets les coutumes de l’Occident. Usant sans scrupule de moyens barbares au profit de la civilisation, le grand réformateur employait contre ses adversaires, voire contre ses auxiliaires, les instruments de correction que lui avaient légués ses aïeux. On sait qu’au besoin il ne dédaignait pas le métier de bourreau et contraignait ses courtisans à manier la hache à son exemple. Les verges ne lui répugnaient pas davantage ; il les appliquait lui-même au dos de ses favoris, tels que le prince Menchikof.

Qu’elle doive ou non à l’esclavage national de l’époque tatare la longue prédominance des châtiments corporels, c’est à l’esclavage domestique du servage que la Russie a dû le maintien des verges jusqu’à nos jours. Le fouet était le complément indispensable du servage moscovite. Le pomêchtchik fustigeait ses serfs, comme le planteur des colonies ses esclaves ; et le droit de correction, qu’ils laissaient à la discrétion du propriétaire, l’État et le souverain s’en servaient à leur tour vis-à-vis de leurs sujets, tous plus ou moins considérés comme serfs de l’État. La législation s’étant tout entière formée sous l’empire des mœurs serviles, les verges devaient naturellement perdre de leur autorité, à mesure que s’introduisaient les notions morales et juridiques de l’Occident.

C’est ce qui advint sous les successeurs de Pierre le Grand, alors qu’ayant une cour plus ou moins policée, ils essayèrent d’instituer une noblesse à l’occidentale. Leurs serviteurs, leurs ministres, leurs fonctionnaires ne pouvaient continuer à être bâtonnés comme des esclaves. De là les mesures qui, au dix-huitième siècle, exemptèrent successivement des châtiments corporels les classes dites privilégiées, la noblesse et le clergé, puis une partie de la bourgeoisie des villes. Les exemptions, élargies avec les années, s’étendirent aux fonctions publiques les plus humbles. Les degrés inférieurs du tchine, conférant la noblesse personnelle, affranchissaient du fouet tous les fonctionnaires compris dans les quatorze classes du tableau des rangs ; d’où le mot du diplomate qui, lors du traité de Vienne, conseillait d’élever par un oukaze tous les Russes à la quatorzième classe. C’eût été supprimer les verges en faisant rentrer toute la nation dans les classes privilégiées : cette suppression, l’émancipation devait l’accomplir en élevant tous les Russes au rang d’hommes libres.

Le knout, instrument cruel et meurtrier, avait été interdit dès les premières années du règne de Nicolas ; les verges devaient l’être par l’empereur Alexandre II. L’acte d’émancipation est de février 1861, l’oukase abolissant les verges est de 1863. La verge étant le corollaire naturel du servage devait disparaître avec lui. Cette petite réforme avait son importance, elle ne devait pas seulement établir dans le code pénal le principe de l’égalité devant la loi, elle devait rendre à tout Russe le sentiment de l’honneur et de la dignité personnelle.

La verge, comme tout ce qui tenait au bon vieux temps, avait gardé des partisans. Des conservateurs attardés se demandaient avec anxiété « comment un empire qui a dû sa grandeur aux verges pourrait se passer d’un tel agent de cohésion[3] ». En dehors même de ces esprits timorés, plus d’un homme cultivé se fût fait volontiers l’apologiste de cet instrument de correction qui n’atteignait que les épaules du peuple. Où trouver, disait-on, une peine plus simple et plus rapide, plus saine quand elle est appliquée avec mesure, plus économique pour la société qui l’inflige et le coupable qui la reçoit, une peine plus morale et plus, moralisatrice ? Fallait-il, pour de pures et abstraites considérations de point d’honneur, pour un faux sentiment de dignité que ne comprend pas l’homme du peuple, renoncer à un mode de punition qui ne laissait pas plus de trace sur son âme que sur son corps, qui, pour lui et pour sa famille, était moins pénible, moins dommageable, moins corrupteur que la prison par laquelle on l’a remplacé ?

Ces doléances auraient beau contenir une part de vérité, qu’on ne saurait regretter la disparition de pareils châtiments. Quels qu’en fussent les avantages pratiques, les peines corporelles avaient, en Russie comme partout, le grand inconvénient d’encourager chez le peuple la rudesse et la brutalité. Le fouet et les verges, inscrits dans les lois et appliqués sur l’ordre des tribunaux, se maintenaient plus aisément dans la vie domestique. Habitué à y voir un instrument de répression pour l’homme fait, aussi bien que pour l’enfant, le père de famille avait moins de scrupules à faire usage du bâton pour ses corrections paternelles ou conjugales. À la suppression des verges, les mœurs privées, non moins que les mœurs publiques, avaient tout à gagner.

Il se peut que, sur ce point, le réformateur ait devancé les mœurs. Peut-être une sorte de respect humain pour l’opinion de l’Europe n’a-t-il pas été étranger à cette réforme ; mais, depuis Pierre le Grand, le respect humain a fait faire à la Russie plus d’un progrès, et, pour les États, comme pour les individus, l’amour-propre, le souci de l’opinion d’autrui, peut à certaines heures être de bon conseil. Qui sait où en serait la Russie, qui sait où elle en resterait sans un pareil aiguillon ?

Les avocats des vieilles coutumes ont du reste de quoi se consoler, les verges n’ont pas encore entièrement disparu. Les châtiments corporels, knout, baguettes, verges, ont été rayés du code pénal, ils ne sont plus infligés par les tribunaux ordinaires ; mais la verge, bannie du code et du droit écrit, a trouvé un dernier refuge dans les rustiques tribunaux de bailliage. Le paysan peut toujours être condamné au fouet, non plus sur l’ordre d’un maître, mais par le jugement de ses pairs[4]. C’est là une concession à la grossièreté du moujik. Le gouvernement tolère dans ces obscurs tribunaux, où la coutume règne en maîtresse, ce que l’autorité de la loi ne suffirait pas toujours à supprimer.

La peine des verges a été effacée du code pénal ; mais, dira-t-on, a-t-elle pour cela, en dehors même des communes de paysans, entièrement disparu ? En Russie, nous l’avons dû souvent constater, il y a plus d’intervalle qu’ailleurs entre la loi et les mœurs, entre ce qui est permis officiellement et ce qui est pratiqué journellement. Pour les châtiments corporels cependant, il y a beaucoup moins de dérogations à la loi qu’on ne le suppose en Occident. Les lois mêmes admettent le fouet en quelques cas exceptionnels : à l’armée, dans les compagnies de discipline, ou encore dans les prisons, lorsque l’insubordination contraint de recourir à pareil argument. Sous ce rapport, la Russie ne fait guère que ce que font d’autres États de l’Europe. Ce qui ne se voit que chez elle, car il serait injuste de lui comparer la Turquie, c’est l’emploi arbitraire de châtiments légalement interdits envers des personnes que la loi en exempte expressément. On ne saurait nier, en effet, qu’il se présente des cas de ce genre, surtout dans les provinces reculées où l’autorité a peine à faire respecter les lois de ceux qui ont la charge de veiller à leur exécution.

Dans certaines localités, la police se fait parfois peu de scrupule d’appliquer elle-même aux moujiks les verges que la loi tolère dans leurs modestes tribunaux. En 1879, par exemple, au centre même de l’empire, dans le gouvernement de Riazane, un procès a révélé des faits de cette sorte d’une gravité particulière[5]. Vers la même époque, dans le gouvernement de Viatka, un paysan du district de Joransk était fouetté jusqu’à en mourir[6] ; et, dans la même province, on a, en 1882, signalé des abus du même genre. Autrefois de pareilles causes n’eussent jamais été soumises aux tribunaux ordinaires ni de pareils faits livrés à la publicité de la presse.

Dans les régions écartées ou au fond des campagnes, quelques violences isolées n’auraient pas de quoi beaucoup nous surprendre ; mais on a signalé des illégalités de cette sorte jusque dans les grandes villes et dans la capitale, en des circonstances qui ont donné à cette infraction aux lois un grand retentissement. Je ne parle pas ici des tristes affaires des Grecs-Unis et des paysans de Litbuanie ou de Pologne, du gouvernement de Lublin notamment, fustigés pour avoir déserté l’Église orthodoxe. Les anciennes provinces polonaises, toujours soumises à un régime d’exception, demeurent particulièrement exposées aux abus de toute sorte. Le bâton y peut usurper une autorité qu’il n’oserait s’arroger ailleurs. Dans les villes russes elles-mêmes, la police, en cas de désordre, n’hésite guère à recourir au fouet. On l’a vue faire entrer dans Odessa des voitures chargées de verges, et à l’aide de cette provision faire frapper publiquement par ses agents tout ce qui leur tombait sous la main, hommes, femmes, enfants. C’était, si je ne me trompe, en 1871, lors d’une émeute contre les Juifs. Des circonstances semblables ont, dix ans plus tard, donné lieu à des scènes analogues dans la même ville et ailleurs. Devant les émotions populaires, c’est encore un des procédés habituels de la police ; quand elle ne sait à qui s’en prendre, elle arrête les premiers venus et les fait fouetter. Ainsi a-t-elle opéré, en 1881, lorsqu’elle s’est tardivement décidée à protéger les Israélites d’Odessa, de Kief, de Varsovie, contre les brigandages de la populace. Parfois, au lieu des verges ou du bdlou, l’autorité dans ces émeutes a fait un large usage de la nagaïka, le fouet des Cosaques. Il est vrai qu’en pareille occurrence, lorsque la foule soulevée demeure sourde aux sommations de l’autorité, mieux vaut jouer de la cravache que du sabre ou de la carabine.

Un fait d’une plus grande notoriété, c’est celui qui a donné lieu à l’attentat et au procès de Véra Zasoulitch. Ici, nous ne le dissimulerons pas, l’opinion européenne nous paraît s’être quelque peu méprise dans son appréciation des agissements la police pétersbourgeoise. L’Occident a tiré des débatt de ce curieux procès des conclusions peu d’accord avec la vérité ou la logique.

On se rappelle encore les faits : l’acte de brutalité qui avait armé contre le général Trépof le bras de la jeune illuminée s’était passé au fond d’une prison, lors d’une visite du préfet de police de Pétersbourg, irrité de l’attitude provocante d’un détenu politique, qui refusait de se découvrir devant lui, le général Trépof, voulant faire un exemple, avait ordonné d’infliger à l’insolent une correction corporelle. C’était dans une prison, et là même, pour recourir aux verges, il a fallu un ordre direct, bien mieux, les débats l’ont établi, un ordre écrit du préfet de police. Et comment cet ordre a-t-il été accueilli des détenus ? Par une sorte d’émeute qui ne céda qu’à la force. Et, l’incident connu, quelle a été l’impression du public ? Loin de voir là un fait normal et régulier, ou du moins un fait ordinaire et par cela même peu digne d’attention, la presse russe s’en est émue. Les journaux l’ont signalé au public et au pouvoir comme un acte blâmable ou une regrettable rumeur qu’il importait de démentir. La juste popularité que valait au maître de police une habile administration de plusieurs années, s’est évanouie en quelques jours. C’est par une feuille de la capitale qu’au fond de la province, dans le gouvernement de Penza, Véra Zasoulitch apprit qu’un prévenu politique avait été fouetté de verges dans une prison ; c’est dans cette lecture que la jeune enthousiaste a puisé l’indignation qui l’a conduite au bord de la Néva, pour venger la dignité humaine, outragée dans la personne d’un de ses coreligionnaires politiques.

Et, sur l’attentat de Véra, quelle a été l’impression de la société, impression exprimée officiellement par le jury ? Malgré la gravité du crime, malgré l’évidence de la culpabilité, le jury, aux applaudissements de l’auditoire, a rendu un verdict d’acquittement en faveur de la fanatique ennemie des verges. Tout donc, dans ce procès, jusqu’à la démission du général Trépof, regardé comme un des meilleurs fonctionnaires de l’empire ; tout s’est réuni pour montrer que, si un haut fonctionnaire peut encore user arbitrairement des verges, celà au fond même des prisons, n’est plus assez reçu pour passer inaperçu. Aux yeux de tout observateur non prévenu, ce que l’inattention distraite du vulgaire a pris comme un signe du peu de concordance des lois et des mœurs bureaucratiques prouvait plutôt le contraire ; c’était le cas ou jamais de dire que l’exception confirme la règle.

Les verges, quoi qu’on en pense en Occident, ne sont plus d’un emploi habituel et journalier. Le Russe a cessé d’offrir complaisamment son dos au fouet ou à la bastonnade. Cette remarque a été confirmée pour moi par une mésaventure personnelle que je me permettrai de confesser ; c’était dans un de mes premiers voyages en Russie. Comme tout le monde, j’avais entendu répéter, j’avais lu, chez les auteurs les plus sérieux, russes ou étrangers, que dans les États du tsar le grand argument était le bâton ; que, pour se faire respecter, il fallait au besoin y recourir : c’était, pour un voyageur, le moyen le plus efficace de se procurer des chevaux aux relais de postes. J’ignorais cependant que, pour les mettre à l’abri de la canne de leurs compatriotes, le gouvernement avait élevé les maîtres de poste à la quatorzième classe du tableau des rangs, ce qui les exemptait des châtiments corporels. J’avais été particulièrement frappé d’un passage où le consciencieux Nicolas Tourguénef affirme que, lorsque les chevaux de poste ne marchent pas assez vite au gré des voyageurs, ces derniers s’en prennent au dos du cocher. « Il n’y a que les paresseux qui ne nous rossent pas », disait avec une cuisante naïveté un postillon à l’écrivain russe[7]. Pour un voyageur, le renseignement m’avait paru bon à noter. Je m’étais gardé cependant d’en faire usage, lorsque, traversant, avant l’ouverture du chemin de fer, les steppes qui s’étendent du Don au Caucase, un jour que j’étais las d’attendre que ma troïka[8] fût attelée, la cynique maxime du postillon de Nicolas Tourguénef me revint à la mémoire, et, à bout de patience, je levai ma canne, ou, pour plus d’exactitude, mon parapluie sur le iamchtchik trop lent à partir. Mal m’en prit, car, au lieu de se venger sur ses chevaux, l’homme se fâcha tout rouge ; ses camarades s’ameutèrent et faillirent me faire un mauvais parti. Évidemment ils ne connaissaient pas la maxime du postillon de Tourguénef, et j’eusse été mal venu à leur citer mes autorités. Enfin, grâce à l’intervention du staroste, je fus heureux d’en être quitte pour un nouveau retard.

C’est que les mœurs se modifient peu à peu, le bâton est dépouillé de son ancien prestige. Le postillon n’accepte plus les coups du voyageur, et le préfet de police qui s’imagine de faire fouetter un prisonnier impoli s’expose à recevoir des balles de la main des jeunes filles. Les vieux moyens de correction domestique et de discipline gouvernementale ont singulièrement perdu de leur popularité. Les verges s’en vont. Des idées nouvelles se sont insinuées dans les têtes moscovites, et le sentiment de l’honneur, jadis inconnu de ce peuple de serfs, s’éveille dans la Russie émancipée. L’armée et le service militaire ne sont pas étrangers à cette transformation ; dans les régiments, jadis menés à la baguette, le soldat qui se voit aujourd’hui condamné aux verges se regarde comme déshonoré. De l’armée et des tribunaux civils ces notions nouvelles s’infiltrent peu à peu jusqu’au fond du peuple, qui, avant une ou deux générations, en sera tout entier pénétré. Au milieu des tristesses et des déceptions que donne la Russie des réformes, c’est là un des aspects sur lesquels on peut reposer les yeux avec la joie de constater un progrès durable.

Les châtiments corporels ont été abolis et, depuis lors, la législation russe est probablement la plus douce de l’Europe. Quand, en 1863, un oukaze impérial a effacé les verges du code pénal, il y avait déjà plus d’un siècle que la plus grave des peines corporelles, la seule qui ait été conservée dans la plupart des États modernes, la peine capitale, avait été légalement supprimée en Russie. Il est assez singulier que ce soit le pays de l’Europe dont la législation passait pour la plus cruelle, qui ait pris l’initiative de l’abolition de la peine de mort ; qui le premier, longtemps avant la Toscane de Léopold, longtemps même avant la publication du traité Des délits et des peines, ait prétendu appliquer les maximes de Beccaria[9].

Peut-être pourrait-on de ce côté découvrir en Russie, sinon une tradition ininterrompue, du moins quelques antécédents, remontant assez haut dans le passé. Déjà Ivan III, le rassembleur de la terre russe, réservait au souverain le droit de prononcer la peine de mort. Les tsars ses successeurs, Ivan IV le Terrible en particulier, ne se faisaient pas faute, il est vrai, d’en user et abuser ; mais déjà la mort semble surtout le châtiment des crimes politiques. Un moment, au dix-septième siècle, sous l’influence de l’Europe occidentale, le code draconien d’Alexis Mikhaïlovitch, l’oulogénié sakonof, prodigue à toute sorte de crimes et de délits le dernier supplice. Pierre le Grand, qui, envers ses ennemis publics ou privés, fut si peu avare de la peine capitale, en limite l’application dans la loi ; sa fille, la sensuelle et frivole Elisabeth, l’abolit entièrement en 1753. C’est à la sensibilité plus affectée que réelle, c’est aux nerfs des impératrices du dix-huitième siècle, que la Russie est redevable de cette suppression de la peine de mort. Il est vrai que, redoutant surtout les émotions pénibles, Elisabeth Pétrovna supprima plutôt le nom que la chose. Aussi longtemps que dura l’usage du knout, la rigueur de la répression ne perdit rien aux lois humanitaires d’Elisabeth ou de Catherine. Le knout suppléait parfaitement à la hache ou à la corde. Pour tuer un condamné, il suffisait de ce redoutable fouet dont la rude langue de cuir, enlevant d’épais lambeaux de chair, mettait les os à nu. Le juge, auquel la loi interdisait une sentence de mort, condamnait à cent coups de knout, sachant parfaitement que le patient ne les pourrait supporter. Dans ce cas, l’hypocrisie de la justice ne faisait que rendre plus odieuse l’apparente mansuétude de la loi. Le malheureux, auquel la sentence était censée laisser la vie, expirait dans un supplice atroce. Telle était la force du knout qu’aux bourreaux expérimentés il suffisait d’un ou deux coups bien assenés pour tuer un homme. Aussi, comme la vénalité se glissait partout, les condamnés, qui se savaient destinés à périr sous le terrible instrument, achetaient-ils souvent à prix d’argent la compassion du bourreau pour qu’il mît fin d’un coup à leurs tourments, au lieu de s’amuser à découper dans leur chair de sanglantes lanières[10].

L’abolition de ce supplice meurtrier, sous le règne de l’empereur Nicolas, a rendu à la loi toute sa sincérité. La peine capitale a depuis lors été réellement supprimée ; à l’inverse de ce qui se voit en beaucoup d’autres pays, elle n’existe plus que pour les crimes politiques, pour les attentats contre la vie du souverain ou la sûreté de l’État. Doit-on mesurer la sévérité de la répression aux conséquences du crime et au dommage apporté à la société, cette aggravation de peine pour les délits en apparence les moins coupables s’explique aisément. Ainsi procède l’Enfer de Dante. Dans les insurrections contre son autorité, en Pologne, en Lithuanie ou ailleurs, le gouvernement ne s’est, du reste, jamais fait faute d’appliquer la peine capitale. En dehors de là, au contraire, en dehors des séditions et des prises d’armes, même vis-à-vis des condamnés politiques, on n’y avait jamais recours. L’humanité de la législation ordinaire réagissait sur les causes d’exception. Durant tout le règne d’Alexandre II, de 1855 aux premiers mois de 1879, l’échafaud n’avait, croyons-nous, été dressé dans une ville russe qu’une seule fois, en 1866, pour Karakazof, l’auteur du premier attentat sur la personne du tsar.

Les mœurs étaient demeurées si contraires à la peine capitale, qu’elles ne la laissaient même pas appliquer dans la Finlande, où la législation l’avait conservée. Les tribunaux finlandais avaient beau prononcer, conformément aux lois du grand-duché, des sentences de mort, aucun condamné n’était exécuté, le souverain commuant toujours la peine[11]. S’il fallait juger de la civilisation d’un peuple par la douceur des lois pénales, la Russie eût pu réclamer la première place en Europe.

Cette suppression de la peine de mort n’a peut-être pas été étrangère aux restrictions apportées aux garanties légales et aux tribunaux ordinaires. La bénignité de la loi commune semble l’un des motifs qui ont décidé le législateur à recourir à un code spécial, en même temps qu’aux tribunaux militaires. La mansuétude des lois peut ainsi tourner indirectement contre les organes chargés de les appliquer. En temps de troubles, cette abolition de la peine capitale pousse le pouvoir à transmettre à des tribunaux d’exception le jugement des crimes commis contre ses agents. De cette façon la douceur même du code pénal tend à rendre la répression plus sévère pour les attentats inspirés par le fanatisme et l’utopie que pour les forfaits provoqués par les passions les plus basses ou les plus perverses. C’est ce qui s’est vu depuis les oukazes qui ont, dans nombre de cas, substitué les conseils de guerre au jury et aux tribunaux civils. Dans la justice militaire, en Russie comme ailleurs, règne encore souverainement la peine de mort : aussi, lorsque le gouvernement impérial remettait aux cours martiales le jugement de tous les crimes contre la personne des fonctionnaires, il ne modifiait pas seulement la compétence des tribunaux et la procédure judiciaire, il changeait, il aggravait la pénalité. La peine capitale était tellement tombée en désuétude que, dans les causes politiques où elle demeurait autorisée par la loi, elle n’était pas prononcée par les juges. Les travaux forcés restaient la peine la plus élevée qui pût atteindre les assassins des gouverneurs de province ou des chefs de la police. Quand le gouvernement a jugé nécessaire de répondre par l’échafaud au poignard et au revolver des « nihilistes », c’est aux tribunaux militaires et à la loi martiale qu’il a dû recourir. C’était là une conséquence presque inévitable du duel engagé entre l’administration et la révolution, entre la police et les sociétés secrètes. Pour les adversaires du pouvoir, ce recours aux tribunaux militaires et à la peine de mort devint la cause ou le prétexte de nouveaux attentats. Chose caractéristique des mœurs et de l’état social : le gouvernement impérial et les comités révolutionnaires se rejetèrent mutuellement la responsabilité de cet appel au dernier supplice. Des deux côté, on tenait devant l’opinion à se présenter comme en état de légitime défense, à persuader qu’on n’usait que d’inévitables représailles envers des antagonistes sans scrupules.

Les dates montrent avec quelle promptitude les deux adversaires se sont porté et rendu les coups dans cette lutte inégale. C’est à Odessa, alors placé en état de siège par suite de la guerre de Bulgarie, que, pour la première fois, des prévenus politiques ont été déférés à un tribunal militaire. À la fin de juillet 1878, cinq jeunes gens et trois jeunes filles étaient traduits devant le conseil de guerre d’Odessa, comme coupables de complot et de résistance armée à l’autorité. Le principal prévenu, un certain Kovalski, un fils de prêtre, comme tant de ces agitateurs, était, en vertu de l’état de siège, condamné à la peine de mort. Le 2 août Kovalski était fusillé dans la métropole de la Mer Noire, et deux jours après, le 4 du même mois d’août, à l’autre bout de la Russie, les coreligionnaires du condamné répondaient à son exécution par l’assassinat du chef de la IIIe section, le général Mezentsef. Le maître de la haute police avait été prévenu par des avis anonymes que sa vie devait payer pour celle du condamné d’Odessa. En réponse au meurtre du 4 août, le 9 du même mois, un oukaze impérial déférait aux tribunaux militaires tous les attentats commis contre les fonctionnaires. Si, durant quelques semaines, les assassinais politiques cessaient, ce n’était pas que l’oukaze du 9 août eût terrifié les révolutionnaires, c’était bien plutôt que, les meurtriers du général Mezentsef n’ayant été ni découverts ni punis, personne n’avait à les venger. Quelques mois plus tard, en effet, les comités rendaient de nouveau au gouvernement et à la police œil pour œil, dent pour dent, répondant à chaque condamnation, si ce n’est à chaque arrestation, par un nouvel assassinat[12]. Les plus hauts fonctionnaires de l’empire recevaient mystérieusement l’avis qu’un tribunal occulte les avait condamnés à mort, et il se trouvait des bras pour exécuter la terrible sentence. La Russie revoyait le Vœhmgericht et les francs-juges du moyen âge. La perspective de la peine de mort semblait n’avoir fait que surexciter les colères des anarchistes ; il est vrai que, tant que les conspirateurs échappaient à la police, l’impunité pouvait être pour quelque chose dans leur hardiesse[13].

Le rétablissement de la peine capitale pour les crimes politiques, alors qu’elle est supprimée pour tous les autres crimes, suggère une autre réflexion. En édictant des peines spéciales pour le régicide, pour les attentats contre l’État et les fonctionnaires, le gouvernement impérial fournit des arguments à l’étranger qui, en pareil cas, veut lui contester le droit d’extradition. Que les coupables soient livrés à la justice militaire, ou qu’ils comparaissent devant des commissions judiciaires, tout, en effet, est exceptionnel dans ces causes politiques, et la procédure, et le tribunal, et la pénalité. En metlant ainsi les conspirateurs en dehors du droit commun, en créant spécialement pour eux toute une législation draconienne, le gouvernement russe a oublié que, vis-à-vis de l’étranger, il afTaiblissait singulièrement les demandes d’extradition, fondées sur les traités et le droit commun. Le code pénal russe enseigne lui-même à faire une distinction entre les crimes politiques et les crimes privés, sans avoir prévu que cette distinction pourrait se retourner contre les justes revendications de la diplomatie impériale[14].

Un État moderne, qui croit pouvoir se passer de la peine capitale, doit la supprimer sans restriction, pour ne point se donner le démenti d’une contradiction, rendue parfois d’autant plus choquante pour la conscience publique qu’il lui répugne de voir, comme en Russie, le régicide ou le simple conspirateur politique traité plus sévèrement que le parricide. Cela seul serait un motif de ne pas se presser d’effacer du code pénal le suprême châtiment, de peur d’être contraint de le rétablir d’une manière détournée, ou de frustrer la société de moyens de défense encore nécessaires. En Russie, la peine capitale ne reste exclue de la législation que grâce à des mesures d’exception, grâce au régime des oukazes qui permet d’éluder la loi à l’aide d’un changement de juridiction. C’est à peu près comme dans certains États de l’Amérique du Nord où la peine de mort, supprimée légalement, est à l’occasion remplacée par l’exécution sommaire de la loi de Lynch. Nous sommes ici ramené à une remarque que nous avons dû faire plus d’une fois à propos de l’administration ou de la justice, à propos de l’élection des maires ou des juges de paix par exemple. Les lois en Russie sont parfois plus libérales, plus démocratiques ou humanitaires que chez beaucoup de peuples d’Occident ; mais, dans ce cas, ce que la législation officielle semble avoir d’imprudent ou de prématuré est corrigé, dans la pratique, par l’omnipotence gouvernementale, toujours maîtresse de suspendre comme d’appliquer la loi. L’abolition de la peine de mort est une de ces témérités que le gouvernement impérial a pu se permettre impunément parce qu’il n’est lié par aucun de ses codes. Aussi l’expérience de la Russie ne saurait beaucoup prouver en cette matière pour des États qui ne peuvent prendre avec les lois ou les tribunaux les mêmes libertés.

On serait curieux cependant de connaître les résultats de cette expérience plus que séculaire, de savoir quels effets a eus sur la criminalité russe l’abolition de la peine de mort. En Russie on n’est pas toujours d’accord sur ce point : les uns regrettent la douceur de la législation, la regardant comme un encouragement au crime ; les autres, plus nombreux, maintiennent que le code pénal a eu peu d’influence sur la criminalité et que rien n’autorise à conclure en faveur de l’échafaud. L’homme russe, le paysan du moins, est, dit-on, d’ordinaire assez indifférent à la mort ; grâce au rustique stoïcisme du moujik, la peine capitale ne serait pas un épouvantail bien efficace. Pour une raison ou une autre, il est certain que les faits et les statistiques se prêtent assez bien à la défense de la législation actuelle. On a remarqué que, sous Alexandre II, le nombre des meurtres était resté à peu près dans le même rapport au chiffre de la population que durant la période du règne de Nicolas (183S-1847) où la peine capitale, temporairement rétablie, planait sur la tête des assassins. La comparaison avec les États de l’Occident donne des résultats fort analogues et peut-être plus inattendus. Les relevés officiels, qui, depuis 1871 au moins, sont dressés avec soin, constatent qu’en Russie il n’y a pas plus d’homicides que dans des pays où règne une pénalité plus sévère. Aux yeux des statisticiens russes, les chiffres sont même souvent plus favorables à leur pays qu’à la France ou à la Prusse. En 1870 on trouvait en Russie un peu plus de sept individus, sur un million d’âmes (7,4), condamnés pour homicide : ce qui, vers la même époque, était presque exactement la même proportion que dans les Iles Britanniques (7,5). Depuis, s’il faut en croire les statistiques du ministère de la Justice, la proportion des homicides à la population est demeurée sensiblement la même. De pareilles comparaisons entre la Russie et l’étranger, il résulterait en apparence que, non seulement la potence et la guillotine, mais que le degré de civilisation, que le régime politique, que l’état religieux et économique des peuples européens n’ont sur le développement de la criminalité qu’une imperceptible influence. Ce serait là une conséquence forcée, aisée à battre en brèche au moyen d’autres comparaisons et d’autres chiffres. En pareille matière les statistiques de pays à pays prouvent peu de choses[15]. Pour prétendre à quelque exactitude, il faudrait tenir compte de la régularité de la police aussi bien que de la sévérité des tribunaux.

Ces résultats n’en fournissent pas moins des armes aux adversaires du rétablissement de la peine de mort. Ceux-ci sont assurément en majorité. Nulle part les théories de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg sur le rôle providentiel du bourreau n’ont trouvé moins d’échos. La peine capitale est, parmi les Russes, d’autant plus impo—. pulaire que la suppression en est regardée comme un titre d’honneur national. On ne saurait donc s’étonner de voir les jurisconsultes de Pétersbourg et de Moscou repousser presque unanimement la pendaison ou la décapitation, n’y voir qu’un reste des coutumes barbares du passée[16]. Si le gouvernement, comme il se pique parfois de le faire, consultait à cet égard une assemblée d’experts, il en recevrait assurément le conseil d’effacer à jamais du sol russe la tache sanglante des exécutions. C’est là une concession que les philanthropes ne semblent pas de longtemps devoir obtenir, quoique le souverain daigne souvent commuer la peine capitale en travaux forcés. Tout en maintenant la peine de mort pour les crimes d’État, le pouvoir paraît décidé à ne plus l’appliquer en public. Dans un pays où le sentiment général est opposé à la peine capitale, où le gibet ne se dresse que pour des criminels politiques, le sombre appareil des exécutions publiques est, moins que partout ailleurs, un spectacle moralisateur pour le peuple. La calme et hautaine attitude des condamnés, leurs solennelles protestations ont plus d’une fois excité d’une manière visible les muettes sympathies d’une partie des assistants, pendant que la lenteur du lugubre cérémonial et la maladresse habituelle des bourreaux russes provoquaient l’horreur de tous. Dans la foule des grandes villes, les suppliciés rencontraient toujours des amis ou des adhérents, prêts à les admirer comme des héros et à jurer de les venger. Chez un tel peuple, avec l’esprit d’exaltation qui règne dans la jeunesse, l’exemple donné du haut de l’échafaud risque d’être contagieux, comme la mort des martyrs aux époques de persécution religieuse. L’exécution même des assassins d’Alexandre II semble avoir excité dans les masses, si dévouées au tsar, moins de terreur que de pitié. Aussi le gouvernement a-t-il résolu, autant qu’il est capable de s’en tenir à une décision, de ne plus donner de pareil spectacle à ses sujets, et de faire dresser les potences dans l’intérieur des prisons.

Nous n’avons pas à peser ici la valeur des arguments élevés en faveur de l’inviolabilité de la vie humaine par la plupart des juristes russes. La science pénale, comme toutes les sciences qui touchent à la politique, n’a pas, croyons-nous, de solution aussi absolue qu’on se le persuade souvent à Moscou et à Pétersbourg, où plus que partout ailleurs on se pique d’être fidèle aux principes et à la logique. Pour la pénalité, de même que pour les autres parties de la législation, de même que pour toutes les branches de la vie publique, c’est aux faits et aux mœurs de décider ce qui, à tel moment de l’histoire, convient à tel peuple, à tel état social. Si, dans la Russie contemporaine, cette redoutable et répugnante peine de mort ne paraît pas à tous l’indispensable auxiliaire de l’ordre et de la loi, c’est que la douceur des mœurs du paysan, douceur indéniable en dépit d’accès intermittents de sauvage brutalité, c’est que, plus encore peut-être, l’ascendant de la religion, toujours vivante dans le cœur du peuple, sont pour l’ordre public de plus sûres garanties que le glaive de la loi. Au dehors on sera tenté de chercher à ce phénomène d’autres explications. Et quoi, dira-t-on, la peine qui en Russie remplace le dernier châtiment, la déportation dans les déserts glacés de la Sibérie, ne serait-elle pas aussi efficace que le gibet pour arrêter le bras des malfaiteurs ? Si les cours d’assises russes n’ont point besoin de recourir à l’échafaud, n’est-ce point que cet exil dans les affreuses solitudes du Nord est, pour le commun des hommes, un supplice plus cruel et non moins redouté que la mort même ?



  1. Plaidoirie de M. Alexandrof dans le procès de Véra Zasoulilch ea 1878.
  2. Au mot de knout on a voulu trouver une étymologie turque, mais ce mot semble plutôt d’origine aryenne, si ce n’est germanique ; il a du moins la même racine que l’allemand knoten (cf. le latin nodus). La pénalité moscovite et les châtiments corporels rentrent du reste dans les traits de l’ancienne Russie, où l’influence byzantine est peut-être en réalité plus sensible que l’influence tatare. Voyez tome I, livre IV (chap. ii).
  3. Plaidoyer de M. Alexandrof dans le procès de Vêra Zasoulich.
  4. Voyez plus haut, même liYre, chap. ii.
  5. Il s’agissait d’un agent de police, appelé Popof, qui, pour hâter la rentrée des contributions en retard, avait l’habitude de faire fustiger les paysans. Afin de donner plus d’efficacité à ce procédé, renouvelé du temps de Nicolas, ce Popof se servait de verges brûlantes, ou encore de baguettes trempées dans un bain d’eau salée. Par un autre raffinement, il coupait d’ordinaire l’exécution du patient en plusieurs séances, de façon que les verges lui fussent plus sensibles. Ce fonctionnaire trop zélé, traduit en jugement, a été reconnu coupable par le jury. Si la peine qui lui a été infligée, trois mois de prison, nous semble légère pour un tel délit, cela suffit pour montrer aux paysans qu’ils ne sont plus tenus de se laisser sans mot dire fouetter ou bâtonner par le moindre fonctionnaire.
  6. Viatskaïa Nezaboudka, L. Léger : Nouvelles Études slaves, 1880.
  7. Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 88-89. Comparez Castine, la Russie en 1839. L’abbé Chappe d’Auterocbe avouait déjà, au dix-huitiéme siècle, qu’il avait été obligé de donner du fouet aux paysans qui lui servaient de guides, ce qui était la seule manière d’obtenir l’obéissance de la part des Russes. C’est une des assertions de l’abbé académicien que Catherine II relève avec le plus d’indignation dans la réfutation dont, sous le titre d’Antidote, elle honora notre compatriote.
  8. Attelage de trois chevaux de front, fort usité en Russie, et habituel dans les voyages en poste.
  9. Le célèbre ouvrage de Beccaria est de 1764, postérieur de plus de dix ans à l’édit d’Elisabeth Pétroma, qui supprima la peine capitale. On doit remarquer qu’en aucun pays les idées de Beccaria n’ont ou une plus grande et plus rapide influence sur la législation. Moins de trois ans après leur apparition, avant même d’être entièrement traduits en russe, I delitti e le pene servaient de base à toute une partie de l’édit (nakas) de 1767 sur la procédure criminelle. Plus de cent articles de cet édit de Catherine à sont une traduction presque littérale de Beccaria. Depuis lors, la législation russe est demeurée pénétrée des principes du criminaliste milanais. Un sénateur, M. S. Zaroudny, a fait ressortir tous ces emprunts des lois impériales à Beccaria (Beccaria : O prestouplénahk i nahazaniakh v sravnenii s gl. X nakaza Ekat, II (Pét. 1879).
  10. Dans les dernières années de l’emploi du knout, le maximum légal de la peine avait été abaissé à trente-cinq coups, mais le patient succombait fréquemment au trentième. Il en était de même du supplice des baguettes, usité spécialement pour les troupes. On faisait passer le condamné entre deux lignes de soldats armés chacun d’une baguette de bois dont ils frappaient au passage le malheureux, poussé en avant par les baïonnettes de deux sous-officiers. On ne survivait point d’ordinaire à un certain nombre de coups, à deux mille par exemple.
  11. Un nouveau code pénal, récemment élaboré par la diète finlandaise, supprime la peine de mort, sauf, comme en Russie, pour les crimes de haute trahison et les attentats sur la personne du souverain.
  12. En février 1879, par exemple, dans le gouvernement de Kharkof, on arrêtait un certain Fomine, prévenu d’avoir pris part à une attaque contre les gendarmes pour la délivrance d’un prisonnier politique. Le gouverneur, prince Kropotkine (cousin du savant socialiste, naguère détenu à Clairvaux), fut averti par écrit que, si le prévenu était livré à la cour martiale, il en serait rendu responsable sur sa vie. Fomine n’en fut pas moins traduit devant le conseil de guerre ; mais, avant même qu’il eût été jugé, le prince Kropotkine tombait frappé d’une balle au sortir d’une fête officielle.
  13. C’est la potence qui est le supplice ordinaire des condamnés politiques, alors même qu’ils sont jugés par un conseil de guerre. Sous l’empereur Nicolas, les chefs militaires de l’insurrection de décembre 1825 avaient également été pendus. Ce n’est que, par une sorte de faveur, qu’en 1882 le lieutenant de marine Soukhanof a obtenu d’être fusillé.
  14. Cela est d’autant plus vrai que, pour les crimes politiques, pour les complots contre le souverain notamment, les tentatives non suivies d’effet, les simples conspirations sont assimilées aux attentats exécutes et également punies de mort : ce qui est contraire aux principes du droit pénal moderne. Or, selon les règles posées par un savant russe, les demandes d’extradition ne sauraient être admises qu’autant que la législation des États qui la réclament est conforme aux principes adoptes par les peuples civilisés. M. le professeur Martens (Sovremennoé Mejdounarodnoé pravo tsivilisovannikh narodof, Saint-Pétersbourg, t. II ; 1883).
  15. C’est ce qu’a très bien montré un italien, M. Em. Pascale, dans une étude ayant pour titre : Uso ed abuso della Statistica (Rome, 1885), chap. II et X.
  16. C’est ce qu’a fait plus d’une fois la société des juristes russes (iouriditcheskoé obchtchestvo). À l’heure même où, par l’intermédiaire des cours martiales, le gouvernement élargissait le cercle des crimes encore punis du dernier supplice, les juristes russes se prononçaient contre la peine de mort, la déclarant inutile au maintien de l’ordre public et contraire aux saines notions de la morale et du droit pénal. Voyez la Kriticheskoe Obosrénié de Moscou, 4 février 1879.