L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 3/Chapitre 5


CHAPITRE V


Assemblées municipales. — La douma ou conseil : publicité des séances. — Grand nombre des conseillers. — L’ouprava ou comité permanent. Essai d’administration collective. — Le golova ou maire. Conséquences de l’élection des maires. Municipalités et gouverneurs. — Situation économique des villes. — Résultats du self-government local.


L’assemblée municipale porte, en Russie, l’antique nom de douma (gorodskaïa douma), jadis donné au plus haut conseil de l’État moscovite, au conseil des boïars (boiarskaïa douma)[1]. La durée du mandat de ces assemblées est de quatre ans. Les doumas russes ne sont d’ordinaire astreintes ni à des séances périodiques ni à des sessions régulières ; elles se réunissent, selon le besoin des affaires, sur la convocation du maire de la ville ou sur la demande d’un certain nombre de conseillers, sans avoir besoin d’autorisation administrative. La douma de Saint-Pétersbourg avait naguère fixé le nombre de ses séances à deux par semaine ; mais, sur ce point, elle n’était pas très fidèle à son règlement, et dans les villes de province il s’en faut de beaucoup que les conseils municipaux s’assemblent aussi fréquemment.

En France, un vote précipité et non encore acquis, par lequel la Chambre des députés adoptait en première lecture le principe de la publicité des conseils municipaux, a été l’un des motifs ou, mieux, l’un des prétextes de l’acte inutile du 16 mai et de la dissolution de la Chambre des 363. En Russie, comme en beaucoup d’autres pays, comme chez nous depuis 1884, les séances des conseils municipaux sont toujours publiques[2]. Il est vrai que c’est dans les petites communes rurales que la publicité des séances peut avoir le plus d’inconvénients, et dans les villages russes il n’y a point de conseil municipal ; tous les chefs de famille faisant de droit partie de l’assemblée communale, la publicité est inséparable du régime même du mir[3]. La Russie semble s’être ralliée au principe que les élus doivent toujours délibérer sous les yeux de leurs électeurs. Si dans les doumas, ou les zemstvos, la publication des débats par la presse rencontre de fâcheuses restrictions, il n’y en a aucune, que je sache, pour la publicité même des séances. Comme le zemstvo du district ou de la province, la douma des villes est en tout temps ouverte au public. À leurs débuts, les séances de ces assemblées attiraient parfois l’élite de la société, et, lorsqu’il s’y discutait quelque question importante, on y voyait se presser une foule attentive. Dans un pays qui ne possède encore qu’une représentation municipale et provinciale, l’intérêt excité par ces modestes organes de la vie publique peut être parfois d’autant plus vif que l’attention du pays n’est pas absorbée par des débats plus solennels. Les discussions de ces assemblées locales ont quelquefois plus d* ampleur et plus d’écho qu’en des contrées plus largement dotées de libertés. Aussi a-t-on vu des hommes, tels que Iouri Samarine, se faire une véritable réputation d’orateur, dans l’étroite enceinte de la douma ou du zemstvo de Moscou. Par malheur, le temps et les déceptions ont singulièrement refroidi l’intérêt du public pour des institutions qui, par la faute de la loi ou par la faute des hommes, sont loin d’avoir répondu aux espérances des premiers jours. La douma délibère le plus souvent dans la solitude. À Saint-Pétersbourg même, j’ai vu le conseil n’avoir d’autre assistance qu’un ou deux individus qu’à leur tenue on pouvait prendre pour des agents de police.

Le nombre des membres du conseil (glasnye) dépend du nombre des électeurs municipaux. Pour les villes qui comptent moins de 300 électeurs, la douma n’est composée que de 30 membres, 10 pour chacun des trois collèges. C’est là le minimum. Les contribuables ayant droit au titre d’électeurs sont-ils plus nombreux, le conseil reçoit six membres de plus par 150 électeurs, jusqu’à ce qu’on arrive au chiffre de 72, qui est le maximum. Dans beaucoup de chefs-lieux de gouvernement, la douma atteint ce maximum légal. Les villes de 30 ou 40 000 habitants ont ainsi un conseil presque aussi nombreux que le conseil municipal de Paris. Certains esprits trouvent cependant ce chiffre de 72 trop bas ; il est dépassé dans les trois plus grandes villes de Russie, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Odessa, qui, à quelques égards, restent soumises à des règles particulières. La loi de 1870 donnait à Odessa 75 conseillers, à Moscou 180, à Pétersbourg 252 : le statut de 1892 a réduit ces chiffres et ramené le nombre des conseillers de la capitale à 160.

Une disposition accessoire de la loi municipale décide que, dans aucune douma, les conseillers non chrétiens ne peuvent excéder le tiers des membres. Cette restriction, qui porte atteinte à la liberté ou du moins à l’égalité religieuse, est dirigée contre les Juifs de l’ouest et contre les Talars musulmans de l’est. Juifs et Musulmans forment, dans plus d’une ville, la portion la plus nombreuse ou la plus riche de la population. Ces communautés non chrétiennes sont d’ordinaire fort bien organisées et animées d’un esprit de corps trop rare en dehors d’elles. Elles forment en outre une classe, une caste, et comme un peuple à part, au milieu de la population environnante, dont elles diffèrent par les mœurs et les idées aussi bien que par les croyances. Comme, de plus, Juifs et Tatars s’adonnent surtout au commerce, la loi a cru devoir prendre contre eux d’autant plus de précautions qu’elle remet, en somme, la direction des affaires aux marchands. Là cependant où, comme en mainte ville des provinces occidentales, les Israélites constituent la grande majorité des habitants, il est peu équitable de les maintenir en minorité dans le conseil municipal. On devrait au moins leur accorder la moitié des sièges ; mais, sous Alexandre III comme sous Alexandre II, le gouvernement impérial semble moins préoccupé d’assurer les droits de ses sujets israélites que « de protéger ses sujets orthodoxes contre la domination et l’exploitation des Juifs[4] ».

Les doumas russes tiennent d’ordinaire peu de séances, et la plupart de leurs membres montrent peu d’assiduité à siéger. Il est difficile de décider si le grand nombre des conseillers a pour objet de suppléer à leur peu de zèle ou si, au contraire, le zèle des membres de la douma n’est pas refroidi par leur nombre même. Ce qui est certain, c’est que les élus mettent souvent aussi peu d’empressement à se rendre au conseil que les électeurs à participer aux assemblées électorales. À Saint-Pétersbourg même, les plus graves décisions sont prises en présence d’un tiers ou d’un quart seulement des conseillers, et il n’est pas rare de voir ajourner le vote sur les affaires les plus urgentes parce que l’assemblée n’est pas en nombre. Pourtant, dans les deux capitales, la loi n’exige, pour les affaires courantes, que la présence d’un cinquième des membres de la douma. À Saint-Pétersbourg, sur 252 conseillers, il en siège à peine 80 à chaque séance, et il est arrivé de n’en pouvoir réunir 60[5]. Une pareille négligence, dans la capitale, donne une triste idée des petites municipalités de province. Il est des villes où parfois les convocations de la douma ne peuvent aboutir faute d’assistants[6]. Souvent, de même qu’aux zemstvos, les membres qui suivent régulièrement les séances le font dans un intérêt personnel : la ville est administrée par une petite coterie qui n’a en vue que ses propres avantages.

Les doumas des villes nous montrent, peut-être mieux encore que les assemblées territoriales, le peu d’application des Russes aux affaires publiques, leur peu de goût pour les fonctions électives, pour les fonctions gratuites du moins. Les marchands des villes ne semblent point, à cet égard, différer beaucoup des propriétaires de la campagne, ni la bourgeoisie de la noblesse. À en juger par le présent, la Russie n’aura jamais les avantages que l’Angleterre et la France elle-même ont su tirer des fonctions gratuites. Dans toutes les classes, les services non rétribués rencontrent peu d’amateurs ; si la vanité ou l’ambition font accepter un mandat électif, on apporte peu de scrupule à le remplir[7]. Cette égale incurie de l’électeur et de l’élu est aujourd’hui un obstacle à l’établissement du self-government local en Russie. Aux conseillers municipaux, de même qu’aux membres des zemstvos, on a proposé d’allouer une indemnité pécuniaire, en vertu du principe démocratique que tout service mérite rétribution. Une chose paraît certaine, c’est que toutes les doumas de l’empire ne tarderaient pas à se voter une subvention ou des jetons de présence, si la loi ou le mauvais état des finances municipales n’y mettait obstacle. Déjà les maires touchent d’ordinaire une indemnité aux frais de la commune. Dans les grandes villes, à Saint-Pétersbourg en particulier, les membres qui siègent dans les commissions et sous-commissions (et ces commissions sont fort nombreuses) reçoivent des appointements. Autrement, on aurait du mal à trouver des hommes de bonne volonté pour l’étude des affaires. Ce système, que certains démocrates prétendent introduire en France, pèse naturellement sur des finances déjà souvent obérées et rend les libertés municipales dispendieuses. À Kharkof les frais de l’administration urbaine montaient, en 1885, à près de 100 000 roubles, soit environ un cinquième des revenus municipaux. Kief dépensait de ce chef 10 pour 100 de ses recettes, Moscou davantage encore. On a calculé que les villes de l’empire employaient en moyenne 15 pour 100 de leur budget en rétributions de cette sorte. En plusieurs villes, les frais d’administration absorbaient la moitié des recettes[8].

Des assemblées aussi nombreuses et aussi négligentes ne sauraient suffire au soin des affaires, si elles ne se déchargeaient d’une bonne partie de leur tâche sur un nombre restreint de leurs membres. Comme les zemstvos provinciaux, les doumas municipales ont une délégation permanente, appelée ouprava, qui dans la gestion des affaires supplée le conseil. Ce dédoublement des assemblées municipales n’est pas sans analogie avec le système imaginé, en 1789 ou 1790, par notre Assemblée constituante qui, au-dessus du conseil général de la commune, avait placé un corps municipal restreint. Dans chaque municipalité, la douma représente le pouvoir législatif et délibérant, l’ouprava le pouvoir exécutif ; l’une est la chambre, l’autre le ministère de la ville. Cette commission exécutive est nommée par le conseil municipal ; il est libre d’en prendre les membres dans son propre sein ou en dehors, aussi bien que d’en fixer le nombre. L’ouprava doit compter au moins deux membres en plus du maire, lequel en est de droit le président. Dans les villes importantes, cette délégation est naturellement beaucoup plus nombreuse ; elle forme comme un conseil restreint au milieu du conseil dont elle émane. Les membres, nommés tous les ans, en sont d’ordinaire rétribués. À Odessa, ils touchaient 300 roubles par mois. Leurs fonctions ne sont pas une sinécure. En une seule année, l’ouprava de Saint-Pétersbourg a eu près de 300 séances. En droit, ce comité permanent ne peut prendre aucune mesure de quelque importance sans la sanction de la douma. En fait, il est parfois entièrement le maître ; pour certaines municipalités, les délibérations de la douma ne sont guère qu’une formalité. À Koursk, on constatait, en 1884, que la délégation était demeurée une dizaine d’années sans exécuter les décisions du conseil. Dans les villes où le conseil peut toujours être convoqué, l’ouprava reste pourtant moins puissante que ne l’est, dans les États provinciaux, la délégation analogue, vis-à-vis d’assemblées qui n’ont régulièrement qu’une session annuelle.

À la tête de chaque municipalité est un maire élu, appelé golova (gorodskoï golova), ce qui signifie proprement la tête de la ville[9]. Il y a dans les États modernes deux systèmes d’administration municipale : l’un concentre tous les pouvoirs dans une même main, pour donner plus d’unité à la direction des affaires ; l’autre préfère diviser les fonctions et répartir les charges municipales entre un grand nombre de personnes, pour mieux assurer les libertés des habitants. De ces deux systèmes opposés, le premier, le plus simple, est en vigueur en France, où toutes nos communes, urbaines et rurales, n’ont à leur tête qu’un seul magistrat municipal ; le second, plus compliqué, règne en Angleterre et aux États-Unis, dans les pays qui ont su le mieux assurer l’autonomie municipale. Les Russes étaient ici, comme en presque toute chose, libres de choisir entre les différents modèles ; ils semblent avoir voulu combiner les deux systèmes contraires, sans que l’on puisse dire qu’ils y aient réussi.

Au lieu de plusieurs comités ou de plusieurs selectmen à l’anglaise et à l’américaine, les villes russes ont à leur tête un magistrat unique, un maire à la française, qui réunit entre ses mains tous les pouvoirs ; mais à côté du maire il y a la délégation municipale, l’ouprava, sorte d’administration collective, dont on retrouve le modèle ou le pendant dans les municipalités d’Italie et de Belgique[10]. En Russie, ces deux pouvoirs sont loin de se faire équilibre : le plus souvent, l’ouprava est un frein qui ne semble pas beaucoup gêner l’autorité des maires. Là, comme chez nous, les vues sont du reste fort partagées à ce sujet. Un Russe, qui avait longtemps été maire d’une des grandes villes de l’empire, me disait que l’ouprava avait l’inconvénient de diminuer la responsabilité effective de l’administration municipale, qu’au lieu de mettre fin aux abus elle les aggravait et les multipliait, chaque membre de ce comité ayant ses intrigues et ses créatures personnelles. Dans un pays habitué de longue main à toutes les prévarications, et privé du contrôle de la publicité, des institutions, qui ailleurs semblent une garantie, peuvent parfois dégénérer en instruments de corruption.

Au lieu d’être composés d’hommes animés du désir de se rendre utiles, ou inspirés par une honnête et inoffensive ambition, ces comités administratifs comptent trop souvent dans leur sein des gens attirés par l’appât des traitements municipaux ou des profits indirects à prélever sur les affaires de la ville. L’administration urbaine est ainsi d’autant plus dispendieuse et les abus coûtent d’autant plus cher que, pour chaque concession ou chaque entreprise, il y a plus d’appétits à satisfaire.

Le golova ou maire est de droit président des assemblées électorales de la ville, président du conseil municipal, président de la commission executive (ouprava). Comme beaucoup de ces assemblées, surtout dans l’intérieur des provinces, montrent peu de zèle ou peu d’indépendance, cetle triple présidence confère au maire un singulier ascendant. Le golova est maître de convoquer le conseil municipal à sa volonté ; il peut arrêter les décisions de la douma en les faisant déclarer inexécutables ou illégales par la délégation qu’il préside. Le législateur a remis en effet à l’ouprava le soin de veiller à la légalité des décisions du conseil dont elle émane. Par là le maire et le comité permanent sont érigés en juge de l’assemblée qui les a nommés ; par là cette dernière se trouve placée sous le contrôle des fonctionnaires municipaux qu’elle a pour mission de contrôler. Si, comme il arrive d’ordinaire, le maire est d’accord avec les représentants du pouvoir central et domine l’ouprava, il peut s’ériger en despote ou en tyran local, surtout dans les petites villes de province, où l’inertie de la société et le défaut de presse indépendante privent les habitants de tout moyen de résistance. Aussi entend-on parfois dire que le golova est moins le ministre docile des volontés de la douma que le tuteur de la ville. À en croire les pessimistes, la loi n’aurait donné de tels pouvoirs au maire que pour en faire l’instrument de l’administration et, par là, remettre indirectement les municipalités sous l’ancien joug de la bureaucratie et du tchinovnisme.

De pareilles doléances ne semblent pas sans exagération. En dehors même du contrôle incessant de l’ouprava, il y a une chose qui mitigé l’autorité du golova : le maire est partout l’élu de ses concitoyens, l’élu de la douma qu’il préside. En Russie, dans la Russie proprement dite au moins, en dehors des provinces acquises par Catherine II et ses successeurs, il n’y a pas d’exception à cette règle. Saint-Pétersbourg et Moscou nomment leur golova, de même que chaque village nomme son staroste. Dans les chefs-lieux de province, le maire doit toutefois être confirmé par le ministre de l’Intérieur, dans les autres villes par le gouverneur. Quant aux deux capitales, elles présentent chacune deux candidats entre lesquels l’empereur doit choisir, et le choix impérial porte toujours sur le premier nom présenté par le conseil. Ce droit d’élection des maires est un de ceux dont les Russes sont justement fiers, mais quelques-uns ont le tort de s’en trop prévaloir vis-à-vis de peuples dont les conditions d’existence sont singulièrement plus complexes que les leurs. En d’autres pays, en France notamment, ce qui a longtemps empêché le gouvernement central de se désintéresser partout du choix des magistrats municipaux, c’est moins l’importance que la variété et la dualité des fonctions du maire. Chez nous, le maire a deux qualités fort différentes, et sous certains rapports opposées : il agit tantôt comme délégué du pouvoir central et sous l’autorité du préfet, tantôt comme administrateur de la commune et sous le contrôle du conseil municipal. « Notre maire, avec la diversité de ses fonctions, a comme deux faces et deux natures, c’est un fonctionnaire hybride[11]. » Il en est de même, à quelques égards, en Russie ; mais, en Russie, le pouvoir n’a encore rien à redouter de l’élection. Pour lui, des maires nommés ne seraient pas des agents beaucoup plus dociles que des maires élus. L’autorité incontestée du pouvoir peut ainsi aider à l’établissement de certaines franchises locales. Un gouvernement qui, dans les assemblées légales, ne rencontre jamais d’adversaires déclarés, peut aisément se dépouiller des armes que l’on n’oserait tourner contre lui. C’est ce qui se voit dans les États du tsar, où les ministres n’ont à craindre l’opposition d’aucun corps constitué. L’autorité y peut sans inquiétude octroyer aux villes, aux communes rurales, aux provinces, des droits que ne leur saurait peut-être point toujours accorder un gouvernement plus libre, mais plus contesté. À la couronne, de tels présents ne coûtent rien, ils ne coûtent même guère à la bureaucratie et au tchinovnisme. En revanche, si la force du pouvoir central lui rend certaines générosités plus faciles, elle en rend aussi la valeur singulièrement moindre. Lorsque, en Russie, il y a un dissentiment entre les représentants élus des municipalités et les représentants du tsar, il n’y a point de doute sur l’issue du différend. La chose est si certaine qu’il ne saurait y avoir de conflit de pouvoirs.

Dans les villes russes, d’autres raisons assurent encore aujourd’hui l’innocuité de l’élection des maires. D’abord le suffrage est restreint, puis aucune ville, grande ou petite, ne forme encore de ces agglomérations révolutionnaires ou socialistes comme il en existe en Occident. Si l’élection du chef de la municipalité offre quelques inconvénients, ce ne sont pas d’ordinaire ceux qui se rencontrent ailleurs. En d’autres pays, en France par exemple, le défaut du maire élu, c’est le plus souvent de dépendre trop de ses électeurs, de les ménager jusque dans leurs fautes et leurs délits pour ne s’en pas faire d’ennemis. En Russie, c’est plutôt le contraire, ce sont les électeurs qui manquent d’indépendance vis-à-vis du golova qu’ils ont nommé. Ce dernier possède, grâce au mode de scrutin, tant de moyens d’influence, qu’il peut aisément faire nommer ses créatures et ses partisans, et assurer ainsi sa propre réélection. Pour un maire, dans les petites villes du moins, l’important est d’être bien vu de l’administration, bien vu des tchinovniks, qui se plaisent à regarder le chef de la municipalité comme un auxiliaire, si ce n’est comme un instrument.

Les villes votent d’ordinaire à leur golova une indemnité pécuniaire, un traitement. Cette rétribution est parfois assez élevée ; à Pétersbourg, elle était en 1885 de 12 000 roubles[12]. Le gouvernement donne au maire un uniforme et un rang dans la hiérarchie officielle. Dans ce pays du tchine, on a cru par là relever les magistratures municipales, attirer vers elles plus d’hommes capables en flattant leur vanité ou leur amour de la représentation. En France, où nous affublons les maires des villes d’un habit brodé et d’une épée, nous ne saurions nous étonner de voir le golova russe porter un uniforme. L’inconvénient de toutes les distinctions de ce genre, c’est d’assimiler extérieurement les représentants des municipalités aux fonctionnaires du gouvernement, d’en dénaturer ainsi le caractère aux yeux du public. L’uniforme, qui en Russie plus qu’ailleurs, semble avoir quelque chose de la livrée, ne paraît, en tout cas, convenir qu’à des maires nommés par le gouvernement ; des maires élus ne devraient avoir que de simples insignes, tels que notre écharpe.

Si, en Russie, comme chez nous, il se rencontre des maires heureux d’endosser un habit brodé, quelques-uns se montrent peu flattés d’une distinction qui semble les absorber dans les rangs du tchinovnisme. Le port de l’uniforme fut, durant l’un de mes voyages, l’occasion d’un différend qui fit quelque bruit en Russie. Moscou avait un nouveau gouverneur, que venaient saluer les nombreux fonctionnaires de l’ancienne capitale ; le maire crut plus digne du représentant de la vieille cité de ne pas se mêler en telle circonstance à la foule des tchinovniks, au milieu desquels il ne savait trop quel rang lui serait assigné. Pour ne prêter à aucune confusion, il se rendit à cette réception en simple habit noir. Le gouverneur se montra choqué d’une telle liberté, comme d’un sans-gêne inconvenant, et laissa si bien voir son mécontentement qu’à quelques jours de distance le magistrat municipal se démit de ses fonctions. À la suite de cet incident, une circulaire du ministre de l’Intérieur a déclaré le port de l’uniforme obligatoire pour tous les maires à toutes les réceptions officielles. Vers la même époque, le maire d’une autre des grandes villes de l’empire, celui de Perm, donnait également sa démission à la suite d’un désaccord avec les autorités locales. Un peu plus tard, lors du couronnement d’Alexandre III, le maire de Moscou, M. Tchitcherine, publiciste d’un haut mérite, quittait la mairie de la vieille capitale, pour avoir, dans un discours à ses collègues de province, exprimé un vœu discret en faveur de l’extension des libertés publiques. De pareils traits montrent que, pour être l’élu de ses administrés, le golova n’est pas toujours à l’abri du mauvais vouloir ou de la mauvaise humeur de l’administration. Dans ce cas, le gouverneur ou le ministre n’ont pas besoin de le suspendre ou de le révoquer, le golova se retire de lui-même[13].

L’autorité des gouverneurs de province s’étend jusque sur les décisions de la douma. Le statut de 1870 les charge de veiller à la légalité des actes ou des résolutions des municipalités. Le droit de veto suspensif dont il est armé vis-à-vis des assemblées provinciales, le gouverneur en est également investi vis-à-vis des conseils municipaux. Il n’a pas, ainsi que notre préfet français, le droit de casser de sa propre autorité les délibérations des conseils municipaux ou les arrêtés des maires, il a seulement la faculté de les attaquer comme entachés d’illégalité ou nuisibles au bien de l’État. Quand le gouverneur s’oppose aux résolutions des États provinciaux, l’affaire est portée au premier département du sénat, qui juge sans appel. Pour les affaires urbaines, le législateur a trouvé cette marche trop lente. Au lieu de les déférer directement au sénat, on a institué dans chaque gouvernement un comité chargé de prononcer sur la légalité des délibérations des conseils municipaux, comme sur les différends qui peuvent s’élever entre les doumas et les autres institutions ou administrations publiques. À ce tribunal administratif on donne le nom de conseil provincial pour les affaires des villes[14]. Cette nouvelle création a ajouté un comité de plus aux quatre ou cinq comités spéciaux dont le gouverneur était déjà entouré, et aggravé ainsi la complication et la cherté de l’administration locale[15]. L’utilité d’un pareil tribunal dépend avant tout de sa composition. Or quels en sont les membres ? C’est d’abord le gouverneur, auquel revient de droit la présidence, le gouverneur qui le plus souvent défère lui-même l’affaire au tribunal qu’il convoque, et est ainsi juge et partie. C’est ensuite le vice-gouverneur et un ou deux autres fonctionnaires, presque également soumis à l’influence du gouverneur, et qui eux-mêmes, comme chefs de service, peuvent avoir des questions à débattre avec les municipalités. C’est enfin le président de l’assemblée des juges de paix, le président de la commission permanente des Étais provinciaux, et le maire du chef-lieu de la province, trois personnes dont l’indépendance est mieux assurée, mais dont les deux dernières sont, par leurs fonctions mêmes, exposées à entrer en conflit avec les doumas des villes et, par suite, à être, elles aussi, juges dans leur propre cause. Un tel tribunal semble offrir bien peu de garanties aux libertés municipales ; le législateur a trouvé qu’il n’en offrait pas assez à l’administration. Le gouverneur a reçu le droit d’en appeler au sénat des décisions d’un conseil sur lequel il possède lui-même tant de moyens d’influence, et, comme les municipalités ont naturellement le même droit d’appel, ce tribunal, destiné à épargner aux villes les lenteurs d’un pourvoi auprès du sénat, ne fait guère que compliquer la procédure administrative d’une instance le plus souvent inutile.

L’autorité de l’administration centrale et de la bureaucratie n’est pas la seule borne à la libre initiative des municipalités. Elles rencontrent parfois une autre barrière dans les autres assemblées représentatives, dans les zemstvos de district et de gouvernement. Les pouvoirs de ces assemblées s’étendent à quelques égards sur les villes, qu’elles peuvent astreindre à certains services et à certains impôts. Il y a là, pour les municipalités, une cause de sujétion dont le législateur a eu le bon esprit d’affranchir les grandes cités de l’empire, il en est trois aujourd’hui, Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, qui, au lieu de rester confondues avec le district ou arrondissement où elles sont situées, en ont été détachées pour être elles-mêmes érigées en zemstvos de district. Les grandes villes, rendues indépendantes des campagnes voisines, jouissent ainsi d’une plus large autonomie.

Ce système, justement respectueux de l’individualité des villes, est tout l’opposé de celui qui prévaut si souvent en France, dans nos circonscriptions cantonales et parfois même dans nos circonscriptions électorales. Au lieu de couper, comme le font nos cantons, les villes en morceaux et d’en coudre un fragment à un fragment de campagne, la législation russe assure aux agglomérations urbaines une représentation distincte dans les assemblées provinciales. Pour les villes plus considérables, la loi fait plus : en les érigeant en zemstvos de district, elle accorde aux municipalités les plus importantes des droits qu’elle n’abandonne point aux plus petites. C’est là un procédé tout autre que notre méthode française qui assimile artificiellement les unes aux autres toutes les communes du territoire. L’érection des grandes villes en zemstvos de district est une mesure qui n’a d’autre tort que d’être exceptionnelle. Le bénéfice en pourrait être étendu à nombre d’autres villes ; Kief ou Kazan, par exemple, ont assez d’individualité pour mériter un tel privilège. En fait, cette dignité de zemstvo de district pourrait être conférée à la plupart des chefs-lieux de province. Comme l’Angleterre, bien que d’une autre façon, la Russie pourrait ainsi séparer les bourgs des comtés et l’élément urbain de l’élément rural. En tout pays, c’est là le meilleur moyen de garantir aux villes et aux campagnes une égale indépendance et une équitable représentation, le meilleur moyen d’empêcher l’oppression des unes par les autres. Si, pour l’esprit et pour les mœurs, la population des villes se distingue beaucoup moins de celle des campagnes en Russie qu’en Occident, elle en diffère déjà notablement par les besoins et les ressources. La composition même des zemstvos, où prédominent les influences rurales et la propriété foncière, est une raison de plus de soustraire les villes aux zemstvos de district, qui peuvent être tentés de les imposer davantage. Cette distinction des deux principaux éléments de la population ne saurait, du reste, aboutir à leur isolement, puisque, pour les besoins généraux de la province, les villes et les districts ruraux ont un rendez-vous commun dans le zemstvo de gouvernement. À cet égard, la dualité de ces assemblées provinciales offre un précieux avantage ; en permettant de dénouer les liens qui rattachent les villes aux districts, elle rend plus facile l’autonomie réciproque des municipalités et des assemblées provinciales.

Les restrictions légales ne sont pas toujours l’unique entrave à la liberté et à l’initiative des municipalités. Il est un autre obstacle à leur progrès, un empêchement que la loi ou le gouvernement ne peuvent à volonté écarter. Les municipalités urbaines sont pour la plupart arrêtées par la même barrière que les États provinciaux, par le manque d’argent. Ce n’est point d’ordinaire la faute de la loi, qui leur reconnaît le droit de se taxer elles-mêmes, c’est la faute de l’état économique du pays, et en partie la faute du climat et du ciel. Avec de lourdes charges et de grands besoins, les villes russes ont pour la plupart de minces ressources. Chez elles, les soins ordinaires de l’édilité, l’entretien et le nettoyage des monuments, des voies publiques, des égouts, des conduites d’eau, le pavage, l’éclairage même, sont rendus, par le climat, plus nécessaires et plus coûteux qu’ailleurs. Une ville n’est, en tout pays, qu’une conquête sur la nature, et la nature russe est plus rebelle, plus ennemie des œuvres de l’homme. Aux difficultés opposées à la voirie publique par la longueur et les rigueurs de l’hiver, par la glace, par les neiges, par le dégel, s’ajoutent des difficultés apportées par les dimensions mêmes de la plupart des villes russes, par la largeur de leurs rues et la grandeur de leurs places. Aussi, pour nombre de ces soi-disant villes des bords du Don ou du Volga, ce qui, dans nos vieilles villes d’Occident, semble une nécessité, paraît un objet de luxe.

Le gaz est encore loin d’éclairer de sa vulgaire lumière tous les chefs-lieux de district, et la plupart des chefs-lieux de gouvernement n’ont que peu de rues pavées[16]. Avec une pareille pénurie pour les besoins les plus élémentaires, il reste bien peu de fonds pour les grands travaux d’assainissement ou d’embellissement. Comme les zemstvos, les municipalités ont des dépenses que leur impose la loi et qui souvent prélèvent le plus clair de leurs recettes : tel est l’entretien de la police et des prisons, tel est le cantonnement des troupes, tels sont aussi les subsides aux institutions judiciaires locales. À Saint-Pétersbourg, les dépenses de cette sorte absorbaient environ le tiers du budget municipal. Il y a encore les hôpitaux, qui sont à la charge de la ville et qui, dans l’insalubre cité de la Néva, exigent des frais considérables. Les municipalités voudraient rejeter sur l’État une part des charges qu’il leur impose ; mais l’État est lui-même trop besogneux pour reprendre à son compte des dépenses dont il peut se décharger sur autrui.

La pauvreté de la plupart des municipalités est extrême, presque toutes sont endettées et peu trouvent encore à emprunter. Quelques-unes de ces prétendues villes n’avaient pour tout revenu, il y a une vingtaine d’années, que quelques centaines de roubles et ne pouvaient compter leurs recettes par milliers de francs[17]. On comprend que de pareilles bourgades aient peine à soutenir leur titre de ville. Dans les chefs-lieux de gouvernement, le revenu est naturellement plus élevé, mais reste encore fort au-dessous de celui des villes de même ordre en Occident. Cette infériorité se rencontre jusque dans les plus grandes et les plus riches cités de l’empire, jusque dans les capitales. Sous l’ancienne loi municipale, vers 1870, le budget de Vilna, par exemple, ne s’élevait qu’à 60 000 roubles, celui de Nijni-Novgorod à 150 000, celui de Kazan à 210 000, celui de Kief à 225 000, celui d’Odessa à 540 000, celui de Moscou à 2 millions, celui de Saint-Pétersbourg à 3 millions de roubles[18]. Tous ces chiffres se sont élevés, mais le revenu des villes s’est beaucoup moins accru que leurs dettes et leurs besoins. Au commencement du règne d’Alexandre III, il n’y avait encore, outre les deux capitales, que deux villes dont les recettes fussent supérieures à l million de roubles : Odessa et Riga ; quatre ou cinq seulement, Kief, Kazan, Saratof, disposaient de plus d’un demi-million. Les recettes de Pétersbourg, qui vers 1865 ne montaient encore qu’à 2 millions et demi, atteignaient 4 millions et demi vers 1875, et 8 millions et demi de roubles en 1892[19]. C’est là un notable progrès et l’indice de l’augmentation de la richesse de la capitale ; mais que sont ces 8 ou 9 millions de roubles, en regard des 300 millions de francs du budget municipal de Paris ? Saint-Pétersbourg, qui a plus du tiers des habitants de Paris, n’a pas encore la treizième ou quatorzième partie des ressources de Paris. Encore aujourd’hui, la capitale de la Russie n’a guère que le quart du revenu de Vienne ou le tiers de celui de Berlin.

Comparée à celle de plusieurs autres grandes villes de l’empire, la situation de la capitale est cependant bonne. La plupart des chefs-lieux de gouvernement ont profité de leur récente liberté pour se livrer à des travaux de luxe ou d’embellissement, souvent mal entendus, qui les ont obérés sans accroître leurs ressources. À l’exemple des grandes cités d’Occident, le premier soin de nombre de doumas a été de se construire un vaste et somptueux hôtel de ville. De là des dépenses exagérées, des mécomptes et des déficits, que les édiles ont d’abord masqués à l’aide d’expédients de comptabilité, qu’ils ont ensuite comblés en mettant en vente les terres ou les immeubles des villes.

C’est ainsi que Kief, Kazan, Saratof, Odessa, les municipalités les plus riches de l’empire, sont tombées dans l’embarras ou la détresse en voulant rivaliser avec les villes d’Allemagne, de France, d’Italie, et elles aussi faire grand. Odessa, l’opulent emporium de la mer Noire, la métropole du sud, a eu durant des années un déficit annuel de 200 000 ou 300 000 roubles.

D’après les calculs officiels, le total des ressources des 680 villes de l’empire et des 116 villes du royaume de Pologne restait encore, vers 1885, inférieur à cinquante millions de roubles[20]. Chose à noter, le total des recettes ordinaires des villes russes égalait à peine le tiers des revenus de la ville de Paris. Rien peut-être ne montre mieux l’infériorité économique du vaste empire ; les 800 ou 900 millions du budget de l’État peuvent faire illusion ; il n’en est plus de même des humbles budgets municipaux[21].

La pauvreté des municipalités urbaines apparaît encore mieux si l’on analyse l’emploi de leurs maigres ressources. La police, les prisons, les dépenses militaires en prélevaient environ un tiers. Les écoles absorbaient 8 à 9 pour 100 de leur revenu, le service des pompiers 7 ou 8 pour 100, le pavage 5 pour 100, la bienfaisance un peu moins, l’éclairage 3 pour 100, le service sanitaire 1 pour 100. Les 680 villes de l’empire (la Pologne non comprise) ne dépensaient que 2 millions de roubles pour leur pavage et 1 200 000 roubles pour l’éclairage. Et qu’on n’oublie pas qu’une bonne part de ces sommes revenait aux deux capitales et aux grandes villes. Certain chef-lieu de province, Tchernigof par exemple, dépensait moins de 4000 roubles par an pour son pavage, moins de 2000 pour son éclairage. Une ville de 47 000 habitants, Krémentchoug, n’affectait au pavage que 300 roubles ; une ville de 10 000 âmes, Serdobsk, que 4 roubles par an.

Ce qui caractérise aujourd’hui le budget des municipalités, c’est que la plus grande partie de leurs recettes provient de l’impôt direct. Les taxes de consommation, qui jouent le principal rôle dans nos budgets municipaux, n’ont encore dans le budget des villes russes qu’un rôle nul ou accessoire[22]. Ce seul fait explique déjà le peu d’élévation et le peu d’élasticité de leurs revenus. Aujourd’hui les deux principales sources du revenu des villes sont l’impôt immobilier et l’impôt des patentes de commerce, notamment des patentes d’aubergistes et traiteurs. Saint-Pétersbourg possède en outre beaucoup de petites taxes municipales, parfois plus vexatoires que productives. Il existait récemment encore des ressources affectées à des dépenses spéciales : ainsi une taxe pour l’éclairage, une autre au profit des hospices[23].

Pour les villes, les réformes fiscales, longtemps discutées par la presse et les assemblées compétentes, attendent toujours leur application. C’est aux municipalités à choisir entre les différentes taxes mises à l’étude, puisque les villes, comme les provinces, sont en possession d’une faculté dont ne jouit pas encore la nation, celle de s’imposer elles-mêmes. C’est là un droit dont les municipalités les plus importantes devront largement user. Dans les villes, une réforme fiscale peut avoir un double avantage, car, en accroissant le nombre des contribuables, elle pourrait indirectement entraîner une réforme électorale, ouvrir l’accès des urnes aux classes les plus éclairées, à ce qu’en d’autres pays on nomme les capacités. Ce n’est, en tout cas, qu’en se procurant de plus amples ressources que les villes pourront entreprendre ou achever ce que je me permettrai d’appeler les améliorations nécessaires, pour leur assainissement, pour leur voirie publique, pour l’instruction populaire surtout. Déjà plusieurs villes, usant d’une prérogative qui nous paraîtrait peut-être excessive, ont adopté le principe de l’enseignement obligatoire. Aux municipalités, sinon aux États provinciaux, le gouvernement ne conteste pas en effet le droit de voter des mesures de ce genre[24]. Il est vrai que, pour mettre de telles résolutions en pratique, les villes comme les zemstvos, semblent dépourvues de moyens coercitifs, à moins que les fonctionnaires ou les tribunaux ne consentent à leur venir en aide. De toute façon, pour faire passer l’instruction obligatoire du domaine de la théorie dans celui de la réalité, les ressources pécuniaires ont jusqu’ici fait défaut aux villes comme aux provinces. À Pétersbourg même, il faudrait, pour offrir l’instruction à tous les enfants, deux ou trois fois plus d’écoles[25].

La loi municipale a vu le jour à une époque de désenchantement où la plupart des Russes étaient déjà revenus des orgueilleuses espérances, suscitées par les premières réformes de l’empereur Alexandre II. Quoique l’opinion eût moins d’exigences envers elles, les institutions municipales ont, encore moins que les États provinciaux, répondu à l’attente du public. D’où est venue cette nouvelle déception ? D’où cette atonie, cette langueur, parfois si justement reprochée aux doumas urbaines ? Est-ce de la loi ou du peuple ? est-ce de l’incapacité des Russes à se servir des libertés régulières, à se gouverner eux-mêmes ? Les défauts des nouvelles municipalités proviennent en partie des défauts de la loi, en partie de la pauvreté et du manque de ressources du plus grand nombre des villes. Ce ne sont pas là cependant les seules raisons du peu d’activité et du peu de succès de la plupart des doumas. Il est une cause plus générale, une cause supérieure, qui a pesé sur les municipalités aussi bien que sur les États provinciaux. Ce n’est ni l’inaptitude de la nation ni la paresse ou l’inertie des classes dominantes, c’est l’absence d’institutions et de libertés politiques, c’est le manque d’esprit public. Cela paraît d’abord un paradoxe, il semble que les franchises municipales doivent être d’autant plus respectées et d’autant plus fécondes qu’elles sont moins exposées à l’envahissement de questions étrangères et irritantes, qu’il n’y a rien pour en détourner l’intérêt et en déranger le jeu régulier. Par malheur, il n’en est pas toujours ainsi ; l’exemple de la Russie prouverait plutôt le contraire.

Nous nous plaignons souvent en Occident, et non sans raison, de la manière dont la politique s’insinue partout, faussant et dénaturant les libertés locales, substituant trop souvent, aux intérêts des municipalités ou des départements, les passions et les intrigues des partis. En Russie se rencontre l’inconvénient inverse. Les provinces et les villes nous y font voir ce que, en l’absence des libertés politiques, peuvent devenir les libertés locales. La politique, qui complique si dangereusement toutes les affaires municipales ou provinciales, la politique, qui dans le champ paisible des intérêts locaux sème des germes de haine et de désordre, y apporte en revanche un ferment d’activité, un principe de vie qui sans elle ferait parfois entièrement défaut. Dans tous ces minces organes du self-government, dans ces mille corps épars, enclins à la somnolence et à l’engourdissement, la liberté politique fait circuler la vie, une vie souvent agitée et fiévreuse, il est vrai, mais préférable encore à la torpeur et à la léthargie. En éveillant partout l’esprit public elle le tient en haleine dans les petites comme dans les grandes affaires ; en stimulant le zèle ou l’ambition des hommes, elle les attire à d’obscures ou d’ingrates fonctions, qui sans elle demeureraient dédaignées et délaissées. Il n’y a pas à le nier, la politique anime et féconde les institutions que parfois elle semble vicier et mettre en péril. Sans elle, les libertés locales, peut-être les plus précieuses de toutes, courent le risque de devenir des formes vides ou un aveugle et inerte mécanisme. Les municipalités et la douma russe nous suggèrent ainsi les mêmes réflexions que les zemstvos et les institutions provinciales. Loin de toujours grandir plus sûrement à couvert de l’agitation des partis, le self-government local ne saurait pleinement s’épanouir qu’au grand air de la liberté politique.



  1. Ce mot, dans son acception primitive, signifie pensée, idée, du verbe doumat penser. Ce terme grand-russien ne doit pas être confondu avec le même vocable petit-russien qui, dans le dialecte de l’Oukraine, désigne les chants populaires.
  2. Il en est ainsi, par exemple, en Prusse et en Italie.
  3. Voyez plus haut, livre I, chap. iii.
  4. C’est là, du reste, une question fort complexe, qui doit être traitée dans notre IIIe volume, avec la situation religieuse de l’empire.
  5. De même à Moscou : la douma, ayant un maire à élire, s’est, dans l’hiver 1883-1884, réunie plusieurs fois avant d’être en nombre.
  6. Dans un des principaux ports du Midi, à Nikolaïef, on ne put, lors de la peste du Bas-Volga, réunir le conseil municipal pour délibérer sur les mesures à prendre contre l’épidémie : aucun membre n’avait répondu à l’appel du maire.
  7. Il faut, selon la remarque de notre traducteur allemand, faire exception pour les villes des provinces baltiques ; elles ont gardé le goût du libre service et de la gratuité : encore la plupart attribuent-elles un traitement à leur maire.
  8. Faute de pouvoir les payer tous, il avait été naguère question, à Saint-Pétersbourg, de s’assurer de la présence des conseillers municipaux à l’aide d’un procédé inverse, en mettant à l’amende tout conseiller absent sans motif. La douma ne s’est pas souciée de ce moyen de rigueur. D’autres demandaient que tout membre qui ferait défaut durant cinq séances fût considéré comme démissionnaire. Cette proposition n’a pas été davantage du goût de la douma pétersbourgeoise, qui, après avoir nommé une commission poar étudier les moyens d’assurer l’assiduité de ses membres, s’est reconnue sans force ou sans volonté pour remplir les vides de ses bancs.
  9. Du mot golova, « tête », ici employé métaphoriquement à peu près comme le latin caput ou notre vieux français chef.
  10. On sait que, chez nous, certaines personnes voudraient introduire dans les municipalités un comité administratif analogue. Voyez notamment les Institutions administratives en France et à l’étranger de M. J. Ferrand, Paris, 1879. Un projet dans ce sens avait été présenté à la Chambre des députés, en 1880, par M. Pascal Duprat et M. A. Folliet. Ce système, qui présente de sérieux avantages, a contre lui nos habitudes, nos préventions, les souvenirs de la Révolution et la petitesse de nos communes.
  11. L’Administration locale en France et en Angleterre, par M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 85-90.
  12. En revanche certaines villes, Pétersbourg notamment, exigent de leurs maires l’engagement de se consacrer exclusivement à leurs fonctions.
  13. Ici encore, il n’y a eu jusqu’ici d’exception que dans les provinces baltiques, où subsistent de vieilles traditions d’autonomie provinciale et municipale. C’est ainsi qu’en 1885 le gouvernement a dû révoquer les maires de Riga et de Réval, pour avoir refusé d’obtempérer à de récents oukazes sur l’emploi obligatoire de la langue russe dans leurs correspondances avec l’administration provinciale.
  14. Goubernskoé po gorodskim délam prisoutwié. Beaucoup des reproches faits à ce conseil pourraient s’appliquer à notre conseil de préfecture.
  15. Sous Alexandre III, il a été question de remplacer la plupart de ces comités par « une chambre provinciale » au chef-lieu de gouvernement et des « chambres de district » au chef-lieu de district.
  16. Le manque de pierre apporte, dans beaucoup de régions, un obstacle au pavage et à l’entretien des rues ou des routes. Aussi, dans certaines villes, à Saint-Pétersbourg en particulier, a-t-on essaye depuis longtemps de pavage en bois et même de pavage en fer.
  17. Dans plusieurs, le revenu ne dépassait pas 300 et même 200 roubles, c’est-à-dire moins de 1000 francs. (Statistitcheski Vrémennik de 1871).
  18. En défalquant les ressources extraordinaires, fournies par des réalisations de capitaux ou des ventes d’immeubles. Beaucoup de villes, en effet, possèdent, outre les revenus provenant des taxes, un revenu provenant de capitaux et de biens fonciers ; Saratof, par exemple, possédait il y a quelques années 1 million de roubles en capital et 77 000 dessiatines (environ 80 000 hectares) de terre.
  19. Le budget de Moscou se chiffrait à la même époque par 8 millions de roubles.
  20. Suivant un compte rendu, publié en 1885 par le « département économique » du ministère de l’intérieur, les recettes réunies de toutes ces villes s’étaient élevées, pour 1881, à 44 223 000 roubles (dont 13 891 000 r. de recettes extraordinaires) ; tandis que leurs dépenses montaient à 53 823 000 roubles.
  21. Pour 1893, par exemple, les recettes ordinaires étaient évaluées à 961 millions de roubles ; les ressources extraordinaires à 79 millions de roubles, y compris 68 millions à se procurer par une opération de crédit.
  22. Il y a bien une sorte d’octroi frappant certaines denrées à l’entrée et à la sortie des villes ; mais le droit est tellement faible qu’il ne produit que des sommes insignifiantes.
  23. Les projets de réforme fiscale, discutés dans la douma de Saint-Pétersbourg, s’accordent d’ordinaire à demander, comme par le passé, les principales ressources de la municipalité aux contributions directes, spécialement à un impôt sur les loyers qui, sauf pour les bâtiments affectés au commerce, sont aujourd’hui libres d’impôt.
  24. Par une singulière argumentation, le ministère de l’instruction publique a reconnu ce droit aux municipalités urbaines et aux communes rurales, en le déniant aux zemstvos (Maierialy po voprosou o vvedénii obiazat. oboutch. v. Rossii, t. I, 1860).
  25. Quoique la municipalité pétersbourgeoise se soit imposé comme règle d’ouvrir chaque année, à ses frais, plusieurs écoles primaires, beaucoup d’enfants se voient repoussés de l’école.