L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Préface de la première édition


PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


L’ouvrage, dont j’offre au public le premier volume, est le fruit de dix ans de travail et de quatre séjours ou voyages en Russie, de 1872 à l’été dernier.

L’étude des différents peuples de l’Europe, de leurs mœurs, de leur littérature, de leurs institutions, de leur état social, a été la principale occupation de ma jeunesse. Bornée d’abord à la vieille Europe romano-germanique, mon attention s’est tournée peu à peu vers l’Europe orientale, vers le monde slave surtout, pour se concentrer dans ces dernières années sur la Russie. Ce qui attirait ma curiosité vers ce pays, ce n’étaient pas seulement ses dimensions colossales, sa population déjà plus nombreuse que celles de l’Allemagne et de la France réunies, le grand rôle que, à en juger par son immensité, l’avenir semble lui réserver dans notre vieux continent ; c’était aussi le caractère énigmatique de ses habitants, l’espèce de mystère qui plane sur la Russie et sur ses destinées, c’était par-dessus tout la difficulté même de la connaître et de la comprendre.

Au commencement de l’année 1872, un homme dont la sagace initiative était toujours en éveil, qui, après nos désastres, se faisait plus que jamais un devoir d’instruire la France de ce qui se passait en dehors de ses frontières, M. François Buloz me proposa d’explorer la Russie et de rendre compte de mes observations dans la Revue des Deux Mondes. J’acceptai d’autant plus volontiers que, dix-huit mois plus tôt, en juillet 1870, j’allais partir pour Moscou, lorsque je fus retenu par la déclaration de guerre.

Je me rendis en Russie, j’en parcourus les diverses provinces de la Finlande à la Transcaucasie, j’y retournai plusieurs fois, en hiver et en été, pour compléter et corriger par de nouveaux voyages mes premières impressions. Le sujet était vaste et complexe comme l’empire russe lui-même ; je lui consacrai deux ou trois fois plus de temps que je n’en avais le dessein d’abord.

Mes premières études sur l’empire des tsars ont paru par fragments dans la Revue des Deux Mondes. Ce mode de publication a eu pour moi un immense avantage ; je lui dois la coopération de nombreux collaborateurs russes et étrangers, connus et inconnus. Il est peu de mes divers articles, sur la Russie et les Russes, qui ne m’aient valu des observations, des objections ou des critiques, souvent fondées et toujours précieuses. Beaucoup de ces articles, ceux du moins qu’ont épargnés les ciseaux de la censure impériale, ont été reproduits et commentés dans la presse russe ; presque tous ont été l’objet de discussions amicales ou de correspondances manuscrites avec des Russes de tout rang et de toute école.

Le lecteur ne s’étonnera donc pas si, dans ces volumes, il ne retrouve pas toujours les mêmes points de vue que dans mes premiers articles. Non seulement j’ai beaucoup ajouté, retranché ou corrigé, mais souvent même j’ai modifié les idées et les conclusions, m’attachant scrupuleusement à saisir la vérité, dans toutes ses nuances, m’appliquant toujours à faire voir au lecteur les différentes faces de chaque question.

Outre les indications de nombreux correspondants, parfois anonymes, j’ai eu à ma disposition une correspondance inédite qui jette un jour nouveau sur les principales réformes du règne de l’empereur Alexandre II et sur le caractère même de ce malheureux prince. Je veux parler des lettres de Nicolas Milutine, du prince Tcherkasski et de Georges Samarine, à tous égards trois des hommes les plus marquants, trois des esprits les plus indépendants du dernier règne[1].

Je ne parlerai pas des écrivains qui m’ont précédé dans cet ordre d’études, tels que Haxthausen et Schnitzler, tels que MM. Xavier Marmier, de Molinari, Léouzon-Le-Duc, ou de ceux qui s’y sont engagés parallèlement avec moi, tels que MM. Wallace, Ralston, A. Rambaud, L. Léger, Courrière. Aux uns et aux autres je suis souvent redevable, et je renvoie souvent à leurs ouvrages. La Russie est assez vaste pour que plusieurs écrivains trouvent à y faire leur moisson. Je me permettrai seulement une remarque à propos des travaux publiés sur la Russie, en France et à l’étranger, durant les dernières années. Je rappellerai aux lecteurs que, au lieu d’être le dernier venu, j’ai d’ordinaire en réalité pris les devants.

Le premier volume de ces études est consacré au pays et aux hommes, au caractère national et à l’état social, particulièrement à l’examen des différentes classes, encore si diverses, entre lesquelles se partage la nation : la noblesse, la bourgeoisie naissante, la plèbe des villes, le peuple des campagnes. C’est, pour ainsi dire, la scène vivante sur laquelle se joue le drame émouvant de l’histoire russe contemporaine.

Le second volume traite des institutions, de l’administration centrale et locale, des assemblées provinciales et municipales, de la police, de la justice, de la censure et de la presse, et, comme conclusion, des réformes politiques que la Russie attend des héritiers de l’empereur Alexandre II.

Le troisième volume sera consacré à la religion qui, chez le peuple russe, demeure encore la première puissance morale, — à l’Église orthodoxe orientale, si mal connue en Occident, aux nombreuses sectes qui, aujourd’hui encore, germent ou se propagent au sein des masses populaires, et, mieux que les institutions de l’État révèlent, avec le caractère du peuple, ses idées, sa manière de voir et ses aspirations.

Si vaste que soit ce cadre, il n’embrasse point encore toutes les questions que peut suggérer la Russie ; il n’embrasse même point toutes celles que j’ai moi-même traitées dans la Revue des Deux Mondes : finances, armée, politique extérieure. Il y aura là peut-être plus tard matière à un autre volume.

Ce que j’ai voulu surtout peindre dans cet ouvrage, c’est la Russie et le peuple russe chez eux, en eux-mêmes, dans leur vie nationale et leur développement interne. Le lecteur trouvera peut-être parfois dans ces tableaux une sorte d’hésitation de la main, un dessin trop peu arrêté, trop de dégradations d’ombre et de lumière ; dans quelques pages, il croira même découvrir certaines incohérences et comme d’apparentes contradictions.

Il m’eût été facile de ne donner prise à aucun reproche de ce genre. Pour cela, je n’eusse eu qu’à me laisser aller aux vues préconçues ou à l’esprit de système qui simplifie tout en négligeant la complexité des choses vivantes. Pour cela, je n’eusse eu qu’à mettre moins de scrupule à saisir les traits souvent encore indécis de mon modèle, à rendre la couleur changeante, l’expression mobile et fugitive de son visage. Pour cela, en un mot, je n’aurais eu qu’à voir un seul côté des choses, et à le mettre en pleine lumière, en laissant tout le reste dans l’ombre ; mon tableau en aurait eu plus de relief et plus d’éclat, mais il eût été moins vrai.

La Russie contemporaine, en effet, est loin d’avoir, dans les mœurs et dans les lois, dans la nation ou dans l’État, l’unité, la simplicité qui la distinguaient encore sous Alexandre Ier ou sous Nicolas. La Russie actuelle, la Russie des réformes, est un pays où tout est en voie de changement, sans que, en aucun domaine, la transformation soit encore achevée. Le dernier souverain, prince loyalement dévoué au bien public, mais soumis à des influences diverses, n’ayant rien de la décision ni de la netteté de vues d’un Pierre le Grand, disposé à s’effrayer de ses propres œuvres, ne sachant exactement ni quelle route suivre ni où s’arrêter, et, par là, presque fatalement voué à devenir la victime de ses nombreuses et incomplètes réformes, Alexandre II, avec toutes ses nobles qualités et ses hautes aspirations, a laissé presque partout, dans les institutions et dans la pratique gouvernementale, la marque de ses propres incertitudes et des incohérences de ses conseillers.

En Russie, on le sait, le pouvoir a toujours agi beaucoup pour l’extérieur, beaucoup pour la montre, ou, ce qui revient au même, les lois édictées à Saint-Pétersbourg sont loin d’être toujours respectées dans l’intérieur de l’empire, les volontés ou les intentions du souverain loin d’être partout obéies. Entre les maximes du gouvernement et les actes de ses agents, entre la théorie et la réalité, il y a toujours eu un grand intervalle. Cette divergence n’a souvent fait que s’accroître et se multiplier avec les réformes mêmes. De là, pour l’étranger, la difficulté de décrire la Russie nouvelle : les inconséquences, les contradictions, qu’on est tenté de rejeter sur l’écrivain, sont le fait du pays, du gouvernement et d’une époque de transition.

Avril 1881.
  1. Ces lettres, outre des renseignements précieux pour le présent volume, particulièrement pour tout ce qui touche à l’émancipation, m’ont fourni les éléments d’une étude sur les ressorts cachés de la politique russe. Voy. : Un homme d’État russe contemporain, d’après sa correspondance inédite (Paris, Hachette).