L’Empire chinois/Volume 2 - Chapitre II

Gaume (Tome IIp. 45-83).
Volume II


CHAPITRE II.


Visite des mandarins de Tien-men. — Soins qu’ils nous prodiguent. — Tien-men renommée pour la quantité et la beauté de ses pastèques. — Importance des graines de melon d’eau. — Causticité d’un jeune mandarin militaire. — Les habitants du Sse-tchouen traités comme des étrangers dans la province du Hou-pé. — Préjugés des Européens au sujet des Chinois. — De quelle manière sont composés la plupart des écrits sur la Chine. — Ce qu’il faut penser de la prétendue immobilité des Orientaux. — Nombreuses révolutions dans l’empire chinois. — École socialiste au onzième siècle. — Exposé de leur système. — Longue et grande lutte. — Transportation des agitateurs en Tartarie. — Cause des invasions des Barbares.


Les mandarins de la ville de Tien-men s’empressèrent de nous rendre visite. Ils savaient qu’une grave maladie nous avait retenu quatre jours à Kuen-kiang-hien, et, bien qu’on leur eût dit que notre santé était dans un état satisfaisant, ils désiraient s’en assurer par leurs propres yeux. Un tel empressement était facile à comprendre ; ils devaient sans doute appréhender que, n’étant pas suffisamment rétabli, il ne nous prît fantaisie de nous reposer un peu chez eux ; et puis, s’il arrivait une rechute, si la maladie allait recommencer, si nous nous avisions de mourir à Tien-men… ; on conçoit que toutes ces prévisions étaient peu rassurantes et qu’il y avait bien de quoi donner de l’inquiétude à des hommes qui redoutent par-dessus tout les dépenses et les embarras ; mais, dès qu’ils nous virent, leurs craintes cessèrent ; car ils eurent la satisfaction de nous trouver une mine passable, et, ce qui valait encore mieux, un désir bien ardent de nous remettre en route à l’entrée de la nuit.

Pleins de cette espérance, ils s’évertuaient à nous rendre la journée douce et facile. Afin de nous procurer un repos salutaire, ils eurent soin de charger un gardien du palais communal de bien expulser, à l’aide d’un long chasse-mouches en crin de cheval, les moustiques qui pourraient se trouver dans nos appartements ; et, de peur que ces impertinents insectes, cédant à la dépravation de leur instinct, ne cherchassent plus tard à venir attenter à notre sommeil, on établit dans toutes les avenues de nombreuses fumigations, à l’aide de certaines herbes aromatiques dont les moustiques, dit-on, ne peuvent supporter l’odeur. Le résultat prévu et désiré fut que nous dormîmes délicieusement et à satiété.

La renommée ayant appris aux autorités de Tien-men que nous avions témoigné plus d’une fois une certaine prédilection pour les fruits aqueux, on eut l’amabilité d’en mettre en abondance à notre disposition ; les pastèques surtout furent livrées à la consommation des voyageurs avec une étonnante prodigalité. Les soldats, les domestiques, les porteurs de palanquin, tout le monde en eut à discrétion. Outre que c’était la bonne saison pour ce fruit, Tien-men a la réputation d’en produire d’une grosseur et d’une saveur exceptionnelles. Quoiqu’il fût encore grand matin quand nous étions entrés dans la ville, nous avions pu remarquer dans toutes les rues de longs établis, sur lesquels on avait étalé avec profusion de magnifiques tranches de pastèques. Il y en avait d’écarlates, de blanches et de jaunes ; ces dernières sont ordinairement d’une saveur plus délicate que les précédentes.

La pastèque est, en Chine, un fruit de grande importance, surtout à cause de ses graines, pour lesquelles les Chinois sont possédés d’une véritable passion, ou plutôt d’une démangeaison insupportable. On se souvient peut-être de ce vieux mandarin d’honneur dont on nous avait affublés dans la capitale du Sse-tchouen, et qu’on eût dit avoir été créé et mis au monde tout exprès pour éplucher et croquer des graines de melon d’eau. Dans certaines localités, lorsque la récolte des pastèques est abondante, le fruit est sans valeur, et le propriétaire n’y attache de prix qu’en considération des graines. Quelquefois on en transporte des cargaisons sur les chemins les plus fréquentés, et on les donne à dévorer gratuitement aux voyageurs, à la condition qu’ils auront le soin de recueillir les graines et de les mettre de côté pour le propriétaire. Par cette générosité intéressée, on a la gloire, au temps des fortes chaleurs, de rafraîchir et de désaltérer le public ; puis on s’évite la peine de fouiller dans ces mines pour en extraire le trésor qu’elles recèlent dans leurs flancs.

Les graines de pastèques sont, eu effet, un véritable trésor pour amuser et désennuyer à peu de frais les trois cents millions d’habitants de l’empire céleste. Dans les dix-huit provinces, ces déplorables futilités sont pour tout le monde un objet de friandise journalière. Il n’est rien d’amusant comme de voir ces étonnants Chinois s’escrimer, avant leurs repas, après des graines de melons d’eau, pour essayer en quelque sorte la bonne disposition de leur estomac et aiguiser tout doucement leur appétit. Leurs ongles longs et pointus sont, dans ces circonstances, d’une précieuse utilité. Il faut voir avec quelle adresse et quelle célérité ils font éclater la dure et coriace enveloppe de la graine, pour en extraire un atome d’amande et quelquefois rien du tout ; une troupe d’écureuils et de singes ne fonctionnerait pas avec plus d’habileté.

Nous avons toujours pensé que la propension naturelle des Chinois pour tout ce qui est factice et trompeur leur avait inspiré ce goût effréné pour les graines de pastèques ; car, s’il existe dans l’univers un mets décevant, une nourriture fantastique, c’est incontestablement la graine de citrouille. Aussi les Chinois vous en servent-ils partout et toujours. Si des amis se réunissent pour boire ensemble du thé ou du vin de riz, il y a toujours l’accompagnement obligé d’une assiettée de graines de citrouilles. On en croque pendant les voyages, comme en parcourant les rues pour vaquer à ses affaires ; si les enfants et les ouvriers ont quelques sapèques à leur disposition, c’est à ce genre de gourmandise qu’ils les dépensent. On trouve à en acheter de toutes parts, dans les villes, dans les villages et sur toutes les routes grandes et petites. Qu’on arrive dans la contrée la plus déserte et la plus dépourvue d’approvisionnements de tout genre, on est toujours assuré qu’on ne sera pas réduit à être privé de graines de pastèques. Il s’en fait, dans tout l’empire, une consommation inimaginable et capable de confondre les écarts de l’imagination la plus folle ; on rencontre quelquefois sur les fleuves des jonques de haut bord uniquement chargées de cette denrée précieuse ; on croirait être, en vérité, au milieu d’une nation appartenant à la famille des rongeurs. Ce serait un curieux travail et bien digne de fixer l’attention de nos grands faiseurs de statistiques, que de rechercher combien il doit se consommer par jour, par lune ou par année, de graines de melons d’eau dans un pays qui compte plus de trois cents millions d’habitants.

En partant de Tien-men, où nous passâmes une bonne et agréable journée, on nous donna, pour nous accompagner jusqu’à l’étape suivante, un jeune mandarin militaire dont les allures et le babil nous égayèrent beaucoup. Il excitait déjà l’intérêt et piquait la curiosité par sa petite figure blanchâtre, vive, mobile, enjouée et un peu sarcastique. Quoique militaire, il avait beaucoup plus d’esprit que le commun des lettrés ; il en paraissait, au reste, convaincu tout le premier. Comme il maniait la parole non-seulement avec facilité, mais encore avec élégance, il en usait sans façon et imperturbablement ; il dissertait avec aplomb et autorité sur tout ce qui lui passait par la tête, entremêlant toujours ses longues tirades de traits d’esprit et de plaisanteries qui ne manquaient pas de sel. Surtout il se prévalait beaucoup d’être resté longtemps à Canton, d’avoir quelque peu guerroyé contre les Anglais, d’avoir étudié les mœurs et les habitudes des peuples étrangers, et de s’être ainsi rendu habile et expérimenté pour apprécier et juger définitivement tout ce qui se passe sous le ciel.

À la première halte que nous fîmes pour prendre notre repas de minuit, il se mit à harceler nos mandarins conducteurs d’une manière impitoyable. Il leur parlait de la province du Sse-tchouen, comme d’un pays étranger, d’une contrée barbare. Il leur demandait si la civilisation commençait enfin à pénétrer parmi les montagnes… Vous êtes de la frontière du Thibet, leur disait-il ; on voit bien à votre accent, à vos manières, à vos allures, que vous vivez tout près d’un peuple sauvage ; et puis, je suis bien sûr que c’est pour la première fois que vous cheminez dans le monde. Tout vous étonne ; il en est ainsi de ceux qui ne sont jamais sortis du lieu où ils sont nés… Il s’amusait ensuite à leur signaler une foule de contrastes entre leurs habitudes et celles des habitants du Hou-pé.

Pour dire vrai, nos gens de Sse-tchouen se trouvaient grandement dépaysés depuis qu’ils avaient changé de province. On voyait qu’ils n’étaient presque plus au courant des mœurs et des coutumes des pays que nous traversions. Dans plusieurs endroits, on les raillait, on leur faisait des avanies, on cherchait surtout à leur extorquer des sapèques. Un jour, quelques soldats de l’escorte s’étant assis un instant devant une boutique, quand ils se levèrent pour repartir, un commis de l’établissement vint avec beaucoup de gravité demander deux sapèques à chacun, pour s’être reposés devant sa porte. Les soldats le regardèrent avec étonnement ; mais le malin commis tendit tout bonnement la main, de la façon d’un homme qui ne soupçonne même pas qu’on puisse faire la moindre objection à sa demande. Les pauvres voyageurs, attaqués dans le vif, c’est-à-dire dans la bourse, se hasardèrent à dire qu’ils ne comprenaient pas cette exigence… Voici qui est curieux, s’écria le commis, en faisant appel aux voisins, venez donc voir des hommes qui prétendent s’asseoir gratuitement devant ma boutique ; mais de quels pays viennent-ils donc, pour ignorer les usages les plus vulgaires ? Et les voisins de s’exclamer, de rire aux éclats, et de trouver prodigieux des individus dont la simplicité allait jusqu’à se croire le droit de s’asseoir gratuitement. Les soldats, honteux de passer pour des hommes incivilisés, donnèrent les deux sapèques, en disant, pour s’excuser, que ce n’était pas l’usage dans le Sse-tchouen. Aussitôt qu’ils furent un peu loin, quelques boutiquiers officieux coururent leur dire, pour les consoler, qu’ils étaient bien ingénus de s’être laissé duper de la sorte. Depuis que nous commençâmes à voyager dans la province du Hou-pé, presque tous les jours nous eûmes des scènes à peu près dans le même genre. Au résumé, nous, originaires des mers occidentales, nous nous trouvions presque partout, en Chine, moins étrangers peut-être que les Chinois d’une autre province et peu habitués à voyager.

On s’est fait, en Europe, de bien fausses idées au sujet de la Chine et des Chinois. On en parle toujours comme d’un empire présentant le spectacle d’une remarquable et imposante unité, comme d’un peuple parfaitement homogène, à ce point que voir un Chinois, c’est les connaître tous, et qu’après avoir résidé quelque temps dans n’importe quelle ville chinoise, on peut raisonner pertinemment sur tout ce qui se passe dans ce vaste pays. Il s’en faut bien que les choses soient ainsi. Il y a, sans doute, un certain fond qu’on retrouve partout et qui constitue le type chinois. Ces traits caractéristiques peuvent se remarquer dans la physionomie, le langage, les mœurs, les idées, le costume et certains préjugés nationaux ; mais, dans tout cela, il existe encore des nuances si profondes, des différences si bien tranchées, qu’il est bientôt facile de s’apercevoir si l’on a affaire à des hommes du Nord ou du Midi, de l’Est ou de l’Ouest. En passant même d’une province dans une autre, on n’est pas longtemps sans être frappé de ces modifications ; le langage change insensiblement et finit par n’être plus intelligible ; la forme des habits s’altère suffisamment pour qu’il soit aisé de distinguer un Pékinois d’un Cantonnais. Chaque province a des usages qui lui sont propres, dans des choses même très-importantes, dans la répartition des impôts, la nature des contrats, la construction des maisons. Il existe aussi des privilèges et des lois particulières, que le gouvernement n’oserait abolir et que les fonctionnaires sont forcés de respecter ; il règne presque partout une sorte de droit coutumier qui brise en tous sens cette unité civile et administrative qu’on s’est plu fort gratuitement à attribuer à cet empire colossal.

On pourrait facilement remarquer, entre les dix-huit provinces, autant de différence qu’il en existe parmi les divers Etats de l’Europe ; un Chinois qui passe de l’une à l’autre se trouve, pour ainsi dire, en pays étranger, et transporté au milieu d’une population où il ne reconnaît plus ses habitudes, et où tout le monde est frappé du caractère spécial de sa physionomie, de son langage et de ses manières ; et en cela il n’y a rien qui puisse surprendre quand on sait que l’empire chinois est la réunion d’un grand nombre de royaumes qui ont été souvent séparés, soumis à des princes divers, et régis par une législation particulière. Plusieurs fois toutes ces nationalités se sont fondues, combinées ensemble ; mais jamais d’une manière si intime, et avec une telle force de cohésion, qu’il ne soit permis à un œil observateur de reconnaître les divers éléments qui composent ce vaste empire.

Il suit de là qu’il ne suffit pas d’avoir séjourné quelque temps à Macao ou dans les factoreries de Canton pour avoir le droit de juger la nation chinoise. Un missionnaire même, après avoir passé de nombreuses années au sein d’une chrétienté, connaîtra, sans doute, parfaitement le district qui aura été le théâtre de son zèle et de ses travaux ; mais, s’il s’avise de généraliser ses observations et de croire que les mœurs et les habitudes des néophytes qui l’entourent sont identiques avec celles des habitants des dix-huit provinces, il risque fort de se tromper et d’égarer l’opinion publique, eu Europe, au sujet du pays qu’il habite. On comprend, dès lors, combien il est difficile de se faire une idée exacte de la Chine et des Chinois lorsqu’on n’a d’autres ressources que les écrits composés par des voyageurs qui n’ont fait que visiter, en courant, les ports ouverts aux Européens. Ces écrivains sont, assurément, doués de beaucoup d’esprit et d’une imagination féconde, ils savent tourner et arranger leur prose avec un art et un agrément que nous leur envions ; personne ne s’aviserait de suspecter un seul instant, en les lisant, leur bonne foi et leur sincérité ; il leur manque seulement une chose, c’est d’avoir vu le pays et le peuple dont ils parlent.

On peut supposer qu’un citoyen du Céleste Empire, désireux de connaître cette mystérieuse Europe dont il a souvent admiré les produits, se décide un jour à vouloir aller observer chez eux ces peuples extraordinaires qu’il connaît seulement par des récits burlesques et par les vagues notions de ses géographes. Il monte donc sur un navire ; après avoir parcouru les mers occidentales et s’être beaucoup ennuyé de ne voir jamais que l’eau et le ciel, il arrive enfin au Havre. Malheureusement il ne sait pas un mot de la langue française, et il est forcé d’appeler à son aide quelque portefaix qui aura appris, on ne sait trop comment, à jargonner un peu de chinois ; il le décore magnifiquement du titre de toun-sse, interprète, et tâche de s’en tirer avec lui du mieux possible au moyen d’un vaste supplément de geste et de pantomimes. Muni de son guide-interprète, le voilà parcourant, du matin au soir, les rues du Havre, et tout disposé à faire, à chaque pas, quelque découverte étonnante, pour avoir le plaisir d’en régaler ses compatriotes à son retour dans le Céleste Empire. Il entre dans tous les magasins, s’extasie sur tout ce qu’il voit, et achète les choses les plus bizarres qu’il peut rencontrer, les payant toujours, bien entendu, deux ou trois fois plus qu’elles ne valent, parce que son interprète est toujours d’intelligence avec le marchand pour enlever le plus grand nombre de sapèques à ce barbare venu des mers orientales.

Il va sans dire que notre Chinois a la prétention d’être philosophe, moraliste surtout ; aussi est-il dans l’habitude de prendre beaucoup de notes ; c’est le soir, quand ses courses sont terminées, qu’il se livre à cet important travail de concert avec le portefaix. Il tient toujours en réserve une longue série de questions à lui adresser ; ce qui le gêne un peu, c’est qu’il ne peut parvenir à se faire comprendre ni à voir clair dans ce qu’on veut lui dire. Mais, lorsqu’on a tant fait que d’aller en Occident, il faut bien, coûte que coûte, recueillir une masse de notions, et révéler, s’il est possible, l’Europe à la Chine. Que dirait-on, s’il n’avait rien vu, rien appris, rien à raconter au public après un si long voyage ? Il écrit donc pendant une partie de la nuit, tantôt sous la dictée de son portefaix qu’il ne comprend pas, tantôt sous celle de son imagination qui lui offre bien plus de ressources.

Après quelques mois passés de la sorte au Havre, notre Chinois voyageur s’en retourne dans son pays natal, tout disposé à céder aux instances de ses nombreux amis, qui ne manqueront pas de le solliciter vivement de ne pas priver le public des utiles et précieux renseignements qu’il rapporte d’un pays inconnu, et qu’il vient, en quelque sorte, de découvrir. Il est incontestable que ce Chinois aura vu bien des choses auxquelles il ne s’attendait pas, et, pour peu qu’il soit lettré, il sera capable de rédiger, pour la gazette de Péking, un article très-intéressant sur le Havre ; mais si, non content de cela, saisissant son trop facile pinceau, il se met à faire des dissertations sur la France et la forme de son gouvernement, sur les attributions du sénat et du corps législatif, sur la magistrature, l’armée, la législation, les arts, l’industrie, le commerce, sur tout enfin, sans en excepter les divers royaumes de l’Europe qu’il assimilera à la France, nous soupçonnons beaucoup que ses récits, quelque pittoresques et bien écrits qu’on les suppose, seront remplis d’une foule d’inexactitudes. Il est probable que son Voyage en Europe, car nous présumons bien qu’il intitulera ainsi son œuvre, ne manquera pas de donner des idées très erronées à ses compatriotes sur le compte des peuples des mers occidentales.

Un grand nombre d’ouvrages publiés en Europe, dans le but de faire connaître la Chine et les Chinois, ont été écrits à peu près de la même manière que celui dont nous venons de parler ; avec les données qu’ils renferment, il est très-difficile de se représenter la Chine telle qu’elle est réellement. On se forge un être d’imagination, un peuple fantastique qui n’existe nulle part. Outre ce préjugé capital au sujet de la prétendue unité de l’empire chinois, il en est encore plusieurs autres que nous nous permettrons de relever.

L’immutabilité des Orientaux, ou Asiatiques, est une de ces idées qu’on est habitué à retrouver partout, et qui n’est basée que sur l’ignorance profonde de l’histoire de ces peuples. S’il est une notion accréditée, dit M. Abel Rémusat, un fait reconnu, un point inébranlablement arrêté dans l’esprit des Européens, c’est l’asservissement des peuples d’Asie aux anciennes doctrines, aux usages primitifs, aux coutumes antiques, la constance de leurs habitudes, la fixité invariable de leurs lois, et même de leurs coutumes ; l’immutabilité de l’Orient a, pour ainsi dire, passé en proverbe, et cette opinion commode, entre autres avantages, a celui de rendre superflues les recherches sur un état ancien que reproduit si bien l’état moderne. Oserai-je, bravant d’abord la conviction générale, venir troubler la sécurité dont on jouit à cet égard, et présenter les Orientaux comme des hommes qui ont pu, suivant les époques, s’égarer en de nouvelles croyances, adopter des formes variées de gouvernement, et se soumettre à l’empire de la mode en fait de coiffures et d’habillements ? Les Européens, qui ont pris un goût prodigieux pour le changement, en ce qui concerne toutes ces choses, croiront que je vante les Asiatiques en peignant leurs variations, et je crains de passer pour un panégyriste outré des Orientaux en me rendant garant de leur inconstance.

« Mais, premièrement, quelle étroite liaison, quel rapport intime ont entre eux ces peuples qu’on nomme Orientaux, pour qu’on leur applique une dénomination générale, pour qu’on les enveloppe, sans distinction, dans un jugement unique ? Il semble qu’il y ait quelque part une vaste contrée, un pays immense appelé l’Orient, et dont tous les habitants, formés sur le même modèle et assujettis aux mêmes influences, peuvent être décrits ensemble et appréciés d’après les mêmes considérations. Mais qu’ont de commun tant de peuples divers, si ce n’est d’être nés en Asie ? Et l’Asie, qu’est-elle qu’une vaste portion de l’ancien continent, que la mer seule entoure de trois côtés, et à laquelle il a fallu, du côté qui nous avoisine, assigner une démarcation fictive, et tracer des limites imaginaires ? Ces noms surannés, avec lesquels on croyait s’entendre, ont eux-mêmes fait place à des dénominations plus élégantes ; et l’on ne sait plus ce qui est de l’Asie et ce qui n’en est pas, depuis que, ayant proscrit les quatre vieilles parties du monde, les géographes leur ont substitué une division en trois, en cinq ou en six avec les noms doctes et harmonieux d’Océanie, d’Australie, de Nothasie et de Polynésie. Les Malais sont ils encore un peuple asiatique ? Les Moscovites sont ils déjà une nation européenne ? Existe-t-il autre chose que de légers points de contact entre un Arménien, un Tartare, un Indien, un Japonais ? Tous ces Orientaux diffèrent plus les uns des autres que ne diffère l’habitant de Westminster ou de Paris de celui de Madrid ou de Saint-Pétersbourg. Mais nous les mettons en commun, faute de connaître ce qui les distingue, comme nous avons de la peine à démêler, dans les figures des nègres, les traits qui, de loin, nous paraissent composer des physionomies identiques. Nous confondons ainsi les traits intellectuels, nous brouillons les physionomies morales, et, de ce mélange, il résulte un composé imaginaire, un véritable être de raison, qui ne ressemble à rien, qu’on exalte gratuitement, qu’on blâme à tout hasard ; on l’appelle un Asiatique, un Oriental, et cela dispense d’en savoir davantage ; faculté précieuse, avantage décisif, que les mots génériques assurent à ceux qui ne tiennent pas aux idées justes, et qui, pour juger, se soucient peu d’approfondir.

« Que si, au contraire, on voulait considérer ces objets d’un peu plus près, on serait surpris de la multitude de choses qu’on ne sait pas, et confondu de la prodigieuse diversité qu’on découvrirait, sous mille points de vue différents, chez des nations qu’on réunit ici dans une commune indifférence, ou, pour parler plus nettement, dans une ignorance universelle. Je ne parle pas de la variété des climats, ni de celle des vêtements, qui en est la suite nécessaire ; je ne m’arrête point à celle des races, qui se montre sur les visages, et qui, d’une région à l’autre, bouleverse les idées de beauté, au point de faire traiter de monstre, sur la rive d’un fleuve, l’objet que, sur l’autre rive, on entourerait d’hommages adorateurs. Je ne dis rien des productions naturelles, qui ont tant d’influence sur les habitudes sociales, ni des langues, qui agissent si puissamment sur le goût littéraire. Je m’attache surtout à deux points principaux, les cultes et les lois, les croyances et les institutions, double objet de la plus haute importance, dont les changements entraînent tant de révolutions dans les mœurs publiques et privées, et qui n’offrent pas, en Asie, l’affligeante monotonie qu’on y a cru voir, parce que, malgré ce qu’en a pu dire un grand écrivain, ils ne dépendent pas absolument du climat propre à chaque contrée, ou, en d’autres termes, de la pluie et du beau temps [1]. »

Après avoir fait une revue sommaire des principaux peuples de l’Asie, démontré qu’ils n’ont que peu ou point de traits communs et que chacun d’eux a sa physionomie morale, politique et religieuse, qui le distingue de ses voisins, le savant et judicieux écrivain continue de la sorte : « Tous ces gens-là peuvent être appelés Orientaux, car le soleil les éclaire avant de nous apporter sa lumière, ou Asiatiques, car ils habitent à l’est des monts Ourals, qui, sur les cartes les plus à la mode, marquent la séparation de l’Europe et de l’Asie ; mais il doit être bien entendu qu’ils n’ont de commun que ces dénominations mêmes, qu’on emploie pour abréger des mots vides de sens et des termes sans valeur, ce qui n’a d’inconvénient que pour ceux qui s’en servent sans y faire attention et sans les définir. Ce que ces nations peuvent encore offrir de semblable c’est le même entêtement en ce qui les concerne, la même injustice à l’égard des étrangers, qui distinguent les nations policées de l’Orient. Des préventions non moins obstinées, des préjugés non moins aveugles les séparent et les tiennent éloignées les unes des autres, et un Japonais à Téhéran, un Egyptien ou un Singalais transporté dans les rues de Nanking, y paraîtrait un être aussi remarquable, aussi singulier et presque aussi ridicule qu’un Européen.

« Mais croirait-on du moins, que, en remontant dans le passé, il serait possible de découvrir quelque chose de cette civilisation uniforme, de ce type primitif et universel auquel, pour principal caractère, on assigne la fixité et l’immobilité ? Si différents maintenant les uns des autres, les Orientaux le seraient-ils devenus par un effet du temps ? Auraient-ils, été semblables entre eux à des époques reculées ? Seraient-ils devenus changeants, par suite d’un changement, et seraient-ce des révolutions qui les auraient mis en goût ? L’histoire de l’Asie répond à toutes ces questions, et, si l’on s’en forme quelquefois une idée si fausse, c’est qu’il en coûte quelque peine pour l’étudier, et que la plupart de ceux qui en ont parlé, ont trouvé plus court de la faire que de la lire.

« La religion et le gouvernement sont au nombre des choses qui ne doivent pas varier sans nécessité ; car des hommes qui se laisseraient aller à la légèreté, sur toute autre chose, pourraient encore, à la rigueur, redouter le changement sur ces deux points ; mais les hommes sont hommes en Asie comme ailleurs, et l’inconstance, en des sujets graves, y a été, de tout temps, une maladie attachée à la condition humaine. Aussi trouvons-nous, dans les annales de cette partie du monde, des matériaux si abondants pour l’histoire des erreurs, des folies et des inconséquences, qu’il faut que nous nous sentions bien riches de notre propre fonds, pour négliger tant de leçons utiles et de belles expériences, qui, du moins, ne nous coûteraient pas une larme et pas un million.

« L’Asie est le domaine des fables, des rêveries sans objet, des imaginations fantastiques ; aussi quelles étonnantes variations, et, on peut le dire, quelle déplorable diversité n’observe-t-on pas dans la manière dont la raison humaine, privée de guide et livrée à ses seules inspirations, a tâché de satisfaire à ce premier besoin des sociétés antiques, la religion ! S’il est peu de vérités qui n’aient été enseignées en Asie, on peut dire, en revanche, qu’il est peu d’extravagances qui n’y aient été en honneur. La seule nomenclature des cultes qui tour à tour ont prévalu dans l’Orient attriste le bon sens et effraye l’imagination. L’idolâtrie des Sabéens, l’adoration du feu et des éléments, l’islamisme, le polythéisme des brahmes, celui des bouddhistes et des sectateurs du grand lama, le culte du ciel et des ancêtres, celui des esprits et des démons, et tant de sectes secondaires ou peu connues, enchérissant l’une sur l’autre en fait de dogmes insensés ou de pratiques bizarres, ne donnent-elles pas l’idée d’une assez grande variété sur un point assez important ? Et que peut-il y avoir de fixe et d’arrêté dans la morale, les lois, les coutumes, quand on voit ainsi vaciller la base de toute morale, de toute législation et de la sociabilité même ? Au reste, ce n’est pas un seul peuple, une race unique, en Asie, qu’on aperçoit livrée à ces fluctuations intellectuelles ; tous les peuples, toutes les races, ont apporté leur contingent à ce vaste répertoire des folies de notre espèce, et, à l’empressement avec lequel on les voit successivement adoptées chez les nations qui ne leur avaient pas donné naissance, on dirait, contre l’opinion commune, que, chez ces hommes si obstinément attachés aux idées antiques, le besoin du changement l’emporte sur la force même de l’habitude et sur l’empire des préventions nationales, tellement, qu’un système nouveau est toujours bien venu près d’eux, pourvu qu’il soit en opposition avec le sens commun ; car les idées raisonnables ont des allures moins vives et des succès moins prompts ; elles ne séduisent d’abord que les bons esprits, et il faut ordinairement bien du temps pour qu’elles jouissent de la même faveur auprès de la multitude. »

Les Chinois, dont nous devons nous occuper ici particulièrement, n’ont pas été, parmi les peuples asiatiques, les moins remarquables par leurs nombreuses variations dans les idées religieuses. Dans l’antiquité, il paraît que la Chine, évitant un mal par un autre, se préserva longtemps de l’idolâtrie par l’indifférence ; cependant deux religions principales et quatre ou cinq systèmes philosophiques, enseignant des opinions contradictoires, la partageaient déjà du vivant de Confucius. Un troisième culte, le bouddhisme, s’est joint depuis aux deux premiers, et tous trois ont été en possession d’un empire qui compte pour sujets un tiers de la race humaine. Les annales de ce pays renferment les longs et tragiques récits des luttes, des querelles et des divisions qu’ont soulevées, à diverses époques, les questions religieuses ; car, comme on le pense bien, on devait peu s’accorder sur tous ces symboles, flottant toujours dans le vague. Cependant, il est à remarquer que la classe des lettrés et les esprits cultivés s’attachaient de préférence aux principes de Confucius, tandis que la multitude inclinait pour les pratiques superstitieuses du bouddhisme. Mais ce qu’on aurait peine à trouver ailleurs qu’en Chine, ce sont des gens qui adoptèrent à la fois tous les cultes et tous les systèmes philosophiques, sans s’embarrasser de les concilier. C’était un commencement de retour à l’indifférence en matière de religion, dans laquelle se trouvent aujourd’hui plongés les Chinois, après s’être laissés aller pendant une longue suite de siècles, à tout vent de doctrine.

Les institutions et les formes du gouvernement n’ont pas moins varié dans la Chine et dans le reste de l’Asie que les idées religieuses. Sa prétendue immobilité est encore, sur ce point, grandement en défaut ; la religion et la politique se touchent partout, et se confondent en quelque sorte quand on remonte vers l’origine des sociétés. À en juger par la tradition, ces deux choses n’en faisaient d’abord qu’une dans les régions orientales de l’Asie, et les gouvernements n’y ressemblaient guère, il y a quarante siècles, à ce que nous voyons aujourd’hui ; on y donnait à l’empire le nom de Ciel ; le prince s’appelait Dieu et confiait à ses ministres le soin d’éclairer, de réchauffer, de fertiliser l’univers. Les titres donnés à ces ministres bienfaisants et les habits qu’ils portaient répondaient à de si nobles fonctions ; il y en avait un pour représenter le soleil, un second pour la lune, et ainsi pour les autres astres ; il y avait un intendant pour les montagnes, un autre pour les rivières, un troisième pour l’air, les forêts, etc. Une sorte d’autorité surnaturelle était attribuée à tous ces fonctionnaires. L’harmonie d’un si bel ordre de choses n’était guère troublée que par les comètes et les éclipses, qui semblaient annoncer à la terre une déviation dans la marche des corps célestes, et dont l’apparition, quand elle se renouvelle à la Chine, porte encore de rudes atteintes à la popularité d’un homme d’État. Un système tout semblable paraît avoir été établi très-anciennement en Perse ; mais, dans l’une et dans l’autre contrée, des événements tout terrestres ne tardèrent pas à dissiper ces brillantes fictions. Des guerres, des révoltes, des conquêtes, des partages, amenèrent l’établissement du gouvernement féodal, qui dura, dans l’Asie orientale, sept à huit cents ans, tel à peu près qu’il exista en Europe au moyen âge, et qui s’y reproduisit plus d’une fois par l’effet des causes qui l’avaient fait naître. La monarchie prévalut pourtant en général, et finit par obtenir un triomphe complet et définitif ; de sorte qu’il arriva à la Chine ce que l’on eût vu en Europe, si les rêves de ceux qui ont aspirée à la monarchie universelle se fussent réalisés, et que la France avec les deux Péninsules, l’Allemagne et les États du Nord n’eussent formé qu’un vaste empire, soumis à un seul souverain et régi par les mêmes institutions.

Le contre-poids de la puissance impériale, d’abord assez léger, fut la philosophie de Confucius. Elle acquit plus de force au septième siècle, où elle s’organisa régulièrement, et il y a maintenant douze cents ans que le système des examens et des concours, dont le but est de soumettre ceux qui ne savent pas à ceux qui savent, a réellement placé le gouvernement dans les mains des hommes instruits. Les irruptions des Tartares, gens fort peu curieux de littérature, ont parfois suspendu la domination de cette oligarchie philosophique ; mais elle n’a pas tardé à reprendre le dessus, parce que, apparemment, les Chinois préfèrent l’autorité du pinceau à celle du sabre, et s’accommodent mieux de la pédanterie que de la violence, quoique souvent l’une n’empêche pas l’autre. Des hommes très-habiles, qui ont recherché fort savamment comment le gouvernement chinois avait pu subsister sans altération pendant quatre mille ans, avaient, comme on voit, négligé une précaution indispensable. Les raisons qu’ils assignent à ce phénomène sont assurément doctes et bien imaginées ; mais le fait dont ils rendent un compte si judicieux n’est pas vrai, et le même malheur n’arrive que trop souvent aux explications philosophiques. Les Chinois ont changé de maximes, renouvelé leurs institutions, essayé diverses combinaisons politiques, et, quoiqu’il y ait des choses dont ils ne se sont pas avisés, leur histoire présente à peu près les mêmes phases que le gouvernement des hommes a parcourues partout ailleurs.

La Chine, qui certainement n’a rien à envier aux autres peuples, quand il est question de changements et de variations, pourrait fort bien exciter la jalousie de plusieurs à l’endroit des révolutions, des renversements tragiques de dynasties et des guerres civiles. Où en serait l’amour-propre de nos plus fameux révolutionnaires d’Europe, si l’on venait leur dire qu’ils ne sont encore que des écoliers, des enfants, à côté des Chinois, dans l’art de bouleverser la société ? Pourtant rien n’est plus vrai ; l’histoire de ce peuple n’est qu’une longue suite de catastrophes désorganisant toujours l’empire de fond eu comble. Qu’on compare la France et la Chine dans une période de temps donnée, depuis l’an 420, entrée des Francs dans les Gaules, jusqu’en 1644, où Louis XIV monta sur le trône de France, et où les Tartares-Mantchous s’établissaient à Péking. Dans cette période de douze cent vingt-quatre ans, la Chine, ce peuple si pacifique, dit-on, si attaché aux lois et aux coutumes anciennes, si renommé par son immobilité, a eu quinze changements de dynastie, tous accompagnés d’effroyables guerres civiles, presque tous de l’extermination totale et sanglante des dynasties détrônées ; tandis que la France n’a eu, dans cette même période, que deux changements de dynastie, qui encore se sont opérés naturellement, par le temps et les circonstances, et sans aucune effusion de sang.

Il est vrai qu’à partir de cette époque nous avons fait de grands progrès, et que nous avons essayé de nous mettre à la hauteur des Chinois, depuis que nous les avons connus. Si nous pouvions penser que, dans notre pays, on étudie un peu leurs annales, nous inclinerions volontiers à croire que c’est parmi nous un parti pris de calquer les Chinois ; déjà nous avons réussi à leur ressembler assez bien sur plusieurs points. Ce goût fiévreux des changements politiques et cette indifférence profonde en matière de religion sont deux traits bien caractéristiques de la physionomie chinoise ; mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est que la plupart de ces théories sociales, qui naguère ont mis en fermentation tous les esprits et qu’on nous donne comme de sublimes résultats des progrès de la raison humaine, ne sont, à tout prendre, que des utopies chinoises, qui ont violemment agité le Céleste Empire il y a déjà plusieurs siècles. Qu’on en juge d’après les faits que nous allons extraire des Annales de la Chine, et que nous serons forcé de résumer à cause de la longueur des détails.

Dans le onzième siècle de notre ère, sous la dynastie des Song, le peuple chinois présentait un spectacle à peu, près analogue à celui qu’on a vu se produire en Europe, et surtout en France, dans ces dernières années. Les grandes et difficiles questions d’économie politique et sociale préoccupaient les esprits et divisaient toutes les classes de la société. Ces populations, qu’on voit, à certaines époques, si indifférentes sur la marche de leur gouvernement, s’étaient alors lancées avec passion dans la politique et dans la discussion de systèmes qui ne tendaient à rien moins qu’à opérer dans l’empire une immense révolution sociale. Les choses en étaient venues à un tel point, qu’on ne s’occupait presque plus des affaires ordinaires de la vie ; les soins du commerce, de l’industrie, de l’agriculture même, étaient abandonnés pour les agitations de la polémique. La nation était divisée en deux partis acharnés l’un contre l’autre ; des pamphlets, des libelles, des écrits de tout genre étaient lancés tous les jours avec profusion à la multitude, qui les dévorait avec avidité. Les placards jouaient surtout un grand rôle, et, quoique nous ayons fait preuve, depuis peu, d’une certaine aptitude en ce genre d’influence, il faut convenir que nous sommes encore bien loin d’avoir acquis l’habileté des Chinois.

Le chef du parti socialiste ou réformateur était le fameux Wang-ngan-ché, homme d’un talent remarquable, qui sut tenir en haleine toutes les classes de l’empire sous le règne de plusieurs empereurs. Les historiens chinois disent qu’il avait reçu de la nature un esprit bien au-dessus du commun, que la culture et l’éducation achevèrent de perfectionner. Il étudia, pendant tout le temps de sa jeunesse, avec une ardeur et une application qui furent couronnées des plus grands succès, et il fut nommé avec distinction parmi ceux qui reçurent le grade de docteur en même temps que lui. Il parlait éloquemment et avec grâce ; il avait le talent de faire valoir tout ce qu’il disait, et de donner aux petites choses un air d’importance qui en faisait de véritables affaires, quand il avait intérêt qu’on les envisageât comme telles. Du reste, il avait les mœurs réglées, et toute sa conduite extérieure était celle d’un sage ; telles étaient ses belles qualités. Pour ce qui est de ses défauts, on le représente comme un ambitieux et un fourbe qui croyait tous les moyens légitimes quand il pouvait les employer à son avantage ; comme un homme entêté jusqu’à l’opiniâtreté, quand il s’agissait de soutenir un sentiment qu’il avait une fois avancé ou un système qu’il voulait faire adopter ; comme un orgueilleux plein de son propre mérite, n’ayant de l’estime que pour ce qui s’accordait avec ses idées et était conforme à sa manière d’envisager la politique ; comme un homme enfin qui s’était fait un point capital de détruire de fond en comble les anciennes institutions, pour leur en substituer de nouvelles de son invention. Afin de réussir dans son entreprise, il n’avait pas craint de se livrer à un travail long, pénible, difficile et même rebutant, tel que celui de faire d’amples commentaires sur les livres sacrés et classiques, dans lesquels il insinua ses principes, et de composer un dictionnaire universel dans lequel il donna à différents caractères un sens arbitraire qu’il avait intérêt à y trouver. Les historiens ajoutent que, pour ce qui concerne les affaires d’État, il était incapable de les traiter, parce qu’il n’avait que des vues générales de gouvernement, et qu’il voulait se conduire suivant des maximes bonnes en elles-mêmes, mais dont il ne savait ni ne voulait faire l’application conformément aux temps et aux circonstances.

Wang-ngan-ché eut plusieurs phases de succès et de discrédit pendant qu’il employait tous ses efforts afin de réorganiser, ou, pour mieux dire, de révolutionner l’empire ; sa puissance fut presque illimitée sous l’empereur Chen-tsoung, qui, séduit par les qualités brillantes de ce novateur, lui donna toute sa confiance. Bientôt les tribunaux et l’administration furent remplis de ses créatures ; trouvant alors le moment favorable pour réaliser ses systèmes, il renversa l’ancien ordre des choses ; ses innovations et ses réformes furent célébrées avec enthousiasme par ses partisans, tandis que ses ennemis en faisaient l’objet des attaques les plus vives et les plus envenimées.

L’adversaire le plus redoutable que rencontra Wangngan-ché fut Sse-ma-kouang, homme d’État, et l’un des historiens les plus célèbres de la Chine, celui-là même qui a décrit son jardin avec tant de charmes dans le petit poëme que nous avons cité [2]. M. Abel Rémusat a composé, sur cet illustre écrivain, une notice biographique où on trouve le parallèle suivant entre Wangngan-ché et son antagoniste[3] : Chen-tsoung, en montant sur le trône, avait voulu s’entourer de tout ce que l’empire possédait d’hommes éclairés ; dans ce nombre il n’était pas possible d’oublier Sse-ma-kouang. Cette nouvelle phase de sa vie politique ne fut pas moins orageuse que la première ; placé en opposition avec un de ces esprits audacieux qui ne reculent, dans leurs plans d’amélioration, devant aucun obstacle, qui ne sont retenus par aucun respect pour les institutions anciennes, Sse-ma-kouang se montra ce qu’il avait toujours été, religieux observateur des coutumes de l’antiquité, et prêt à tout braver pour les maintenir.

« Wang-ngan-ché était ce réformateur que le hasard avait opposé à Sse-ma-kouang, comme pour appeler à un combat à armes égales le génie conservateur qui éternise la durée des empires et cet esprit d’innovation qui les ébranle. Mus par des principes contraires, les deux adversaires avaient des talents égaux ; l’un employait les ressources de son imagination, l’activité de son esprit et la fermeté de son caractère, à tout changer, à tout régénérer ; l’autre, pour résister au torrent, appelait à son secours les souvenirs du passé, les exemples des anciens, et ces leçons de l’histoire, dont il avait, toute sa vie, fait une étude particulière.

« Les préjugés mêmes de la nation, auxquels Wang-ngan-ché affectait de se montrer supérieur, trouvèrent un défenseur dans le partisan des idées anciennes. L’année 1069 avait été marquée par une réunion de fléaux qui désolèrent plusieurs provinces : des maladies épidémiques, des tremblements de terre, une sécheresse qui détruisit presque partout les moissons. Suivant l’usage, les censeurs saisirent cette occasion pour inviter l’empereur à examiner s’il n’y avait pas dans sa conduite quelque chose de répréhensible, et dans le gouvernement quelques abus à réformer, et l’empereur se fit un devoir de témoigner sa douée leur en s’interdisant certains plaisirs, la promenade, la musique, les fêtes dans l’intérieur de son palais. Le ministre novateur n’approuva pas cet hommage rendu aux opinions reçues. Ces calamités qui nous poursuivent, dit-il à l’empereur, ont des causes fixes et invariables ; les tremblements de terre, les sécheresses, les inondations, n’ont aucune liaison avec les actions des hommes. Espérez-vous changer le cours ordinaire des choses, ou voulez-vous que la nature s’impose pour vous d’autres lois[4] ? » Sse-ma-kotiang, qui était présent, ne laissa pas tomber ce discours. Les souverains sont bien à plaindre, s’écria-t-il, quand ils ont près de leur personne des hommes qui osent leur proposer de pareilles maximes ; elles leur ôtent la crainte du ciel ; et quel autre frein sera capable de les arrêter dans leurs désordres ? Maîtres de tout, et pouvant tout faire impunément, ils se livreront sans remords à tous les excès ; ceux de leurs sujets qui leur sont véritablement attachés n’auront plus aucun moyen de les faire rentrer en eux-mêmes.

La réalisation du système de Wang-ngan-ché devait, suivant ce novateur, procurer infailliblement le bonheur du peuple, et conduire au développement le plus grand possible des jouissances matérielles pour tout le monde. En lisant dans les Annales chinoises l’histoire de cette époque fameuse de la dynastie des Song, on est frappé de retrouver dans les écrits et les discours de Wang-ngan-ché les mêmes idées que nous avons vues étalées avec tant de fracas dans nos journaux et à la tribune.

Le premier et le plus essentiel des devoirs du gouvernement, disait le socialiste chinois, c’est d’aimer le peuple de manière à lui procurer les avantages réels de la vie, qui sont l’abondance et la joie. Pour remplir cet objet, il suffirait d’inspirer à tout le monde les règles invariables de la rectitude mais, comme il ne serait pas possible d’obtenir de tous l’observation exacte de ces règles, l’État doit, par des lois sages et inflexibles, fixer la manière de les observer. Selon ces lois sages et inflexibles, et afin d’empêcher l’exploitation de l’homme par l’homme, l’État s’emparait de toutes les ressources de l’empire pour devenir le seul exploitant universel ; il se faisait commerçant, industriel, agriculteur, toujours, bien entendu, dans le but unique de venir au secours des classes laborieuses, et de les empêcher d’être dévorées parles riches. D’après les nouveaux règlements, il devait y avoir dans tout l’empire des tribunaux chargés de mettre, chaque jour, le prix aux denrées et aux marchandises. Pendant un certain nombre d’années, ils devaient imposer des droits payables par les riches et dont les pauvres seraient exempts. Il appartenait à ces tribunaux de décréter qui était riche et qui était pauvre. Les sommes qui provenaient de ces droits étaient mises en réserve dans le trésor de l’Etat pour être ensuite distribuées aux vieillards sans soutien, aux pauvres, aux ouvriers qui manquaient de travail, et à tous ceux qu’on jugeait être dans le besoin.

D’après le système de Wang-ngan-ché, l’État devenait à peu près seul et unique propriétaire du sol. Il devait y avoir dans tous les districts des tribunaux d’agriculture, chargés de faire annuellement aux cultivateurs le partage des terres, et de leur distribuer les grains nécessaires pour les ensemencer, à condition seulement de rendre en grains ou en autres denrées le prix de ce qu’on avait avancé pour eux ; et afin que toutes les terres de l’empire fussent profitables selon leur nature, les commissaires de ces tribunaux décidaient eux-mêmes de l’espèce de denrée qu’on devait leur confier, et ils en faisaient les avances jusqu’au temps de la récolte. Il est évident, disaient les partisans des nouveaux règlements, que, par ce moyen, l’abondance et le bien-être régneront dans tout l’empire. Les seuls qui auront à souffrir du nouvel ordre de choses, ce sont les usuriers, les accapareurs, qui ne manquent jamais de profiter des disettes et des calamités publiques pour s’enrichir et ruiner les travailleurs. Mais quel grand malheur y a-t-il à ce qu’on mette enfin un terme aux exactions de ces ennemis du peuple ? La justice ne demande-t-elle pas qu’on les force de restituer le bien mal acquis ? L’État sera le seul créancier possible, et il ne demandera jamais d’usure. Comme il s’occupera de la culture des terres, et qu’il sera, de plus, chargé de fixer journellement le prix des denrées, il y aura toujours certitude de jouir d’une abondance proportionnelle à la récolte. En cas de disette sur un point, le grand tribunal agricole de Péking, que les tribunaux des provinces tiendront toujours au courant des diverses récoltes de l’empire, pourra facilement rétablir l’équilibre, en faisant transporter dans les contrées plus pauvres la surabondance des provinces les plus riches. Par cette combinaison, les subsistances se maintiendront toujours à un prix très-modique ; il n’y aura plus de nécessiteux, et l’État, unique spéculateur de l’empire, pourra réaliser tous les ans des profits énormes, qu’on ne manquera pas de dépenser en travaux d’utilité publique. Cette réforme radicale devait nécessairement entraîner l’écroulement des grandes fortunes et amener un nivellement universel ; or, c’était précisément le but que poursuivait l’école de Wang-ngan-ché.

Ces plans audacieux ne demeurèrent pas, comme chez nous, en état de spéculation ; car les Chinois sont bien plus hardis qu’on ne pense communément. L’empereur Chen-tsoung, séduit par les théories de Wang-ngan-ché, lui donna toute autorité, et la révolution sociale commença à s’opérer. Ssé-ma-kouang, qui avait longtemps lutté inutilement contre le novateur, tenta un dernier effort, et adressa à l’empereur une supplique remarquable, d’où nous allons extraire le passage ayant rapport à la distribution des grains qui devait être faite aux cultivateurs.

« On avance au peuple, dit Sse-ma-kouang, les grains dont il doit ensemencer la terre. Au commencement du printemps, ou sur la fin de l’hiver, on livre gratuitement aux cultivateurs la quantité qu’on leur croit nécessaire. Sur la fin de l’automne, ou immédiatement après la récolte, on ne retire que la même quantité, et cela sans intérêt. Quoi de plus avantageux au peuple ? Par ce moyen, toutes les terres seront cultivées, et l’abondance régnera dans toutes les provinces de l’empire.

« Rien de plus séduisant, rien de plus beau en spéculation, mais, dans la réalité, rien de plus préjudiciable à l’État. On prête au peuple les grains qu’il doit confier à la terre, et le peuple les reçoit avec avidité ; j’en conviens, quoique, sur cela même, il y ait bien des doutes à former, mais en fait-il toujours l’usage pour lequel on les lui livre ? C’est avoir bien peu d’expérience que de le croire ainsi ; c’est connaître bien peu les hommes que de juger ainsi favorablement du commun d’entre eux. L’intérêt présent est ce qui les touche d’abord ; ils ne s’occupent, pour la plupart, que des besoins du jour ; il y en a très-peu qui se mettent en peine de prévoir l’avenir.

« On leur prête des grains, et ils commencent par en consommer une partie ; ils les vendent ou les échangent contre d’autres choses usuelles, dont ils croient devoir se munir avant tout. On leur prête des grains, et leur industrie cesse, et ils deviennent paresseux. Mais supposons que rien de tout cela n’arrive ; les cultivateurs ont semé le grain de l’Etat, et ils ont fait tous les autres travaux qui sont d’usage dans les campagnes ; vient enfin le temps de la récolte, il faut qu’ils rendent ce qui leur a été prêté.

« Ces moissons, que la cupidité leur fait envisager comme le fruit de leurs peines et de leurs sueurs, et qu’ils s’étaient accoutumés à regarder comme telles, en les voyant successivement pousser, croître et mûrir, il faut les partager, il faut les rendre en partie, et quelquefois en entier, lorsque les années sont mauvaises. Que de raisons pour ne pas le faire ! Comment pouvoir s’y déterminer ? Que de besoins réels ou imaginaires viendront s’opposer à une pareille restitution !

Les tribunaux, nous dit-on, ces tribunaux qu’on n’a établis que pour veiller à cette partie du gouvernement, députeront sur les lieux des officiers, et ceux-ci enverront leurs satellites pour exiger de force ce qui est légitimement dû. Oui, sans doute ; mais, sous prétexte de n’exiger que ce qui est légitimement dû, que de violences, que de vols, que de brigandages ne commettront-ils pas ! Je ne parle point des énormes dépenses que doit entraîner après soi un pareil établissement ; car, après tout, aux dépens de qui seront entretenus tant d’hommes préposés pour le soutenir ? Sera-ce aux frais de l’État, du peuple ou des cultivateurs ? De quelque manière que ce puisse être, je demande où est en cela l’avantage du peuple ou de l’État.

« Il y a longtemps, dit-on, que l’usage d’avancer ou de prêter les grains est introduit dans la province du Chen-si, et l’on n’a vu arriver aucun de ces inconvénients. Il paraît, au contraire, que le peuple y trouve ses avantages, puisqu’il n’a formé jusqu’ici aucune plainte, puisqu’il n’a point encore demandé qu’il fût abrogé.

« Je n’ai qu’une réponse à faire à cela. Je suis natif du Chen-si ; j’y ai passé les premières années de ma vie, et j’y ai vu de près les misères du peuple ; j’ose assurer que de dix parties des maux qu’il souffre, il en attribue au moins six à un usage contre lequel il murmure sans cesse. Qu’on interroge, qu’on fasse des informations sincères, si l’on veut savoir le véritable état des choses[5]. »

À la suite de Sse-ma-kouang, on vit, disent les annales de cette époque, tous les personnages les plus distingués de l’empire, par leur esprit, leur expérience, leur capacité, leurs talents, et même par leurs dignités et leurs titres, se présenter alternativement pour entrer en lice, prier, supplier ; puis, changeant de style et de ton, se porter pour accusateurs, et poursuivre la condamnation de celui qu’ils appellent du nom odieux de perturbateur du repos public. Au milieu des violents assauts qu’on lui livrait de tous côtés, Wang-ngan-ché demeurait toujours calme et imperturbable. Ayant l’entière confiance du souverain, il riait en secret des inutiles efforts que faisaient ses ennemis pour le perdre ; il lisait leurs écrits, ou plutôt leurs déclamations et leurs satires, présentées à l’empereur sous le nom de respectueuses représentations, de très-humbles suppliques, et autres semblables, et il n’en était ou n’en paraissait point ému. Quand l’empereur, presque persuadé par les raisons de ses adversaires, était sur le point de leur donner gain de cause, et de remettre les choses sur l’ancien pied : Pourquoi vous tant presser ? lui disait froidement Wang-ngan-ché, attendez que l’expérience vous ait instruit du bon ou du mauvais résultat de ce que nous avons établi pour le plus grand avantage de l’empire et le bonheur de vos sujets. Les commencements de quoi que ce soit sont toujours difficiles, et ce n’est jamais qu’après avoir vaincu ces premières difficultés qu’on peut espérer de retirer quelque fruit de ses travaux. Soyez ferme, et tout ira bien. Vos ministres, vos grands, tous vos mandarins, sont soulevés contre moi ; je n’en suis pas surpris. Il leur en coûte de se tirer du train ordinaire pour se faire à de nouveaux usages. Ils s’accoutumeront peu à peu, et, à mesure qu’ils s’accoutumeront, l’aversion qu’ils ont naturellement pour tout ce qu’ils regardent comme nouveau se dissipera d’elle-même, et ils finiront par louer ce qu’ils blâment tant aujourd’hui.

Wang-ngan-ché conserva son autorité et son crédit durant tout le règne de Chen-tsoung. Il mit à exécution tous ses plans de réforme, et bouleversa l’empire tout à son aise. Il paraît, d’après les historiens chinois, que sa révolution sociale n’obtint pas de brillants succès ; car le peuple se trouva plongé dans une misère bien plus profonde qu’auparavant. Mais ce qui fit le plus de tort à ce hardi novateur, ce qui souleva contre lui l’opinion publique, c’est qu’il voulut aussi réformer la corporation des lettrés et lui faire subir le despotisme de ses systèmes. Non-seulement il changea la forme ordinaire des examens pour les grades de littérature ; mais encore il fit adopter, pour l’explication des livres sacrés, les commentaires qu’il en avait faits, et fit ordonner qu’on s’en tiendrait, pour l’intelligence des caractères, au sens qu’il avait fixé dans le dictionnaire universel dont il était l’auteur. Ce furent probablement ces dernières innovations qui lui attirèrent le plus grand nombre d’ennemis, et les plus irréconciliables.

À la mort de l’empereur Chen-tsoung, Wang-nganché fut renversé, et l’impératrice régnante expédia à Sse-ma-kouang, qui s’était retiré dans la retraite, l’ordre de revenir. Elle le nomma successivement gouverneur du jeune empereur et principal ministre. Son premier soin, dans ce poste important, fut d’effacer jusqu’aux dernières traces du gouvernement de Wang-ngan-ché, qui mourut bientôt après. Sse-ma-kouang ne survécut pas non plus longtemps à la chute de son adversaire. Les passions politiques poursuivirent tour à tour avec acharnement la mémoire de ces deux chefs de parti, et en cela les Chinois se montrèrent encore parfaitement semblables aux Occidentaux.

L’impératrice régnante fit faire à Sse-ma-kouang de magnifiques funérailles, et l’éloge officiel qui lui fut décerné, conformément à l’usage, exprime la réunion des qualités qui distinguent un sage, un excellent citoyen et un ministre accompli ; mais son plus bel éloge fut la douleur universelle que causa la nouvelle de sa mort. Les boutiques furent fermées, le peuple prit le deuil spontanément, et les femmes et les enfants, qui ne purent s’agenouiller devant son cercueil, s’acquittèrent de ce devoir dans l’intérieur des maisons en se prosternant devant son portrait ; les mêmes témoignages de —regret accompagnèrent sur toute la route le cercueil de Sse-ma-kouang lorsqu’il fut transféré dans son pays natal.

Il eût été difficile, en voyant les honneurs rendus à la mémoire de ce grand homme, de prévoir les revers qu’elle devait subir onze ans après. Les partisans de Wang-ngan-ché, ayant su rentrer dans les emplois dont Sse-ma-kouang les avait éloignés, trompèrent le jeune empereur, devenu majeur, et seul maître des affaires. Sse-ma-kouang, par une mesure qui fit beaucoup d’impression sur l’esprit des Chinois, fut déchu de tous ses titres posthumes, déclaré ennemi de son pays et de son souverain ; on renversa son tombeau, on abattit le marbre qui contenait son éloge, et on en éleva un autre qui portait l’énumération de ses prétendus crimes ; ses écrits furent livrés aux flammes, et il ne tint pas à ces persécuteurs forcenés que l’un des plus beaux monuments littéraires de la Chine ne fût anéanti. Pendant ce temps, le nom de Wang-ngan-ché était réhabilité, et on mettait en pratique avec une nouvelle ardeur son système politique. En lisant dans les Annales chinoises le récit de tous ces retours brusques et subits de l’opinion publique, on croirait parcourir l’histoire de quelque peuple de l’Europe.

Trois ans s’étaient à peine écoulés que la mémoire de Sse-ma-kouang fut rétablie dans tous ses titres et prérogatives, et celle de Wang-ngan-ché vouée de nouveau à l’exécration.

Les socialistes chinois ne tardèrent pas à être poursuivis de toute part, et on les chassa enfin de l’empire ; c’était en 1129.

Pendant que la Chine repoussait de son sein ces audacieux novateurs, Tchinggis-khan, ce terrible conquérant mongol, grandissait en silence dans les steppes de la Tartarie, qui allaient bientôt vomir sur la terre des hordes innombrables de barbares. Cette coïncidence mérite d’être remarquée, et il nous semble qu’elle pourrait justifier une observation profonde d’un homme d’Etat qui est à la fois un grand esprit et un noble cœur. Peu de temps avant de commencer ce travail sur l’empire chinois, nous avions l’honneur de nous entretenir avec un de ces personnages, si rares aujourd’hui, qui, au milieu de nos discordes civiles, ont toujours su conserver l’estime et l’admiration de tous les partis. Nous parlions de ces vieilles civilisations de l’Asie, dont l’histoire est si peu connue en Europe, et qui, sans doute, avaient dû être, elles aussi, agitées par des révolutions profondes, bouleversées par de grandes crises sociales. Il m’est souvent venu en pensée, dit notre illustre interlocuteur, que les invasions des barbares qui, à plusieurs reprises, ont inondé l’Europe, ont dû être le résultat de quelque bouleversement social survenu dans le gouvernement des nations populeuses de l’Asie. Ces grands centres de civilisation ont été, sans doute, le théâtre de terribles luttes, et les irruptions de ces bandes féroces, dont l’histoire a conservé le souvenir, pourraient alors être considérées comme des exutoires par lesquels les ennemis de la société ont été rejetés hors de son sein ; ce n’est là, du reste, qu’une idée à priori, et qui aurait besoin de preuves historiques ; peut-être les trouverez-vous dans les Annales de vos Chinois.

Cette observation, formulée avec cette réserve qui distingue ordinairement les esprits supérieurs, nous fit aussitôt impression. Nous fûmes frappé du rapprochement que nous crûmes alors apercevoir entre les grandes crises sociales de l’empire chinois, sous la dynastie des Song, et les formidables agitations qui se manifestèrent peu après dans la Tartarie ; depuis, nous avons étudié avec plus de soin les événements remarquables qui se sont produits dans la haute Asie, au douzième et au treizième siècle de notre ère, et l’idée à priori du ministre des affaires étrangères est devenue, pour nous, comme une démonstration historique[6].

Après la chute complète et définitive du système révolutionnaire de Wang-ngan-ché, ses nombreux partisans furent forcés de s’éloigner d’une société dont ils avaient voulu faire leur proie, et où les souvenirs de leurs tentatives de désorganisation générale excitaient les haines et les malédictions de tous les bons citoyens. Ces hommes audacieux franchirent donc la grande muraille par grandes troupes et se répandirent dans les déserts de la Tartarie ; menant une vie errante et vagabonde, ils eurent bientôt communiqué leur esprit d’agitation et leur humeur inquiète à toutes ces hordes mongoles, remarquables, à cette époque, par un caractère dur, sauvage et emporté. Ces farouches nomades, qui n’avaient pas encore été humanisés par le bouddhisme, étaient bien éloignés de regarder comme un crime le meurtre d’un animal, et de se faire scrupule d’écraser un insecte ; la rapine, le brigandage et l’assassinat, voilà quels étaient leurs passe-temps. On comprend à quels produits monstrueux durent donner naissance de pareils éléments combinés avec les rebuts de la civilisation chinoise ; aussi la Tartarie tout entière ne tarda-t-elle pas à entrer en fermentation. Ces fortes et vigoureuses populations, en qui la Chine venait d’inoculer le virus des révolutions. ne pouvaient plus se contenir ; il leur fallait des bouleversements, des nations à noyer dans le sang, un monde à ravager ; il ne manquait plus qu’un homme pour organiser ces terribles et implacables instincts de désordre et d’agitation ; Tchinggis-khan était tout prêt. Il ramassa toutes les hordes de ces sauvages contrées, les aggloméra en immenses bataillons, et les poussa devant lui jusqu’en Europe, écrasant tous les peuples qu’il rencontra sur son passage. On sait quels furent les résultats de ces grandes invasions.

  1. Mélanges asiatiques, p. 224.
  2. Voir 1.1, p. 203 et suiv.
  3. Nouveaux Mélanges asiatiques, t. II, p. 150.
  4. Nous citons cette particularité, pour montrer de quelle manière les socialistes chinois du onzième siècle savaient envisager les calamités publiques. Nous avons entendu en France, dans ces derniers temps, des disciples de Wang-ngan-ché tenir absolument le même langage.
  5. Mémoires sur la Chine, t. X, p. 48.
  6. Nous espérons que M. Drouyn de Lhuys voudra bien nous pardonner de lui avoir emprunté son idée, pour la placer avec les nôtres en si pauvre compagnie.