L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre IX

Gaume (Tome Ip. 373-418).
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Volume I


CHAPITRE IX.


Noms que les Chinois donnent aux royaumes d’Europe. — Origine des mots Chine et Chinois. — Explication de divers noms que les Chinois donnent à leur empire. — Bon et vénérable préfet de Song-tche-hien. — Portrait des anciens mandarins. — Les saintes instructions des empereurs. — Un Khorassanien à la cour impériale. — Détails sur les mœurs des anciens Chinois. — Causes de la décadence des Chinois. — Moyens employés par la dynastie mantchoue pour consolider son pouvoir. — L’exclusion des étrangers n’a pas toujours existé en Chine. — Mauvaise politique du gouvernement. — Pressentiment général d’une révolution. — Navigation sur le fleuve Bleu. — Tempête. — Perte des vivres. — Triple échouement sur la côte. — Naufrage. — Les naufragés.


Le jeune préfet de I-tou-hien, après avoir recueilli avec le plus vif intérêt les divers renseignements que nous lui donnâmes sur les divers peuples de l’Europe, s’avisa de nous demander comment nous appelions son pays dans notre langue. Quand il eut appris que nous lui donnions le nom de Chine, et à ses habitants celui de Chinois, il ne revenait pas de son étonnement. Il voulait savoir, à toute force, ce que voulaient dire ces deux mots, le sens propre qu’ils avaient, pourquoi on avait choisi Chine et Chinois pour désigner son pays et ses compatriotes. — Nous autres, disait-il, nous appelons les heureux habitants de votre illustre contrée, Si-yang-jin. Si veut dire Occident, yang, mer, et jin, homme ; ce qui fait hommes des mers occidentales ; » voilà la dénomination générale. Pour désigner les divers peuples, nous transcrivons leurs noms aussi fidèlement que le permettent nos caractères. Ainsi, nous disons : Fou-lang-saï-jin, c’est-à-dire « hommes fa-ran-çais. » Quand nous parlons des Occidentaux, quelquefois nous saisissons un trait saillant du peuple que nous voulons désigner, et nous le traduisons dans notre langue. Ainsi, nous appelons les In-ki-li (Anglais, English), « Houng-mao-jin, hommes à poils rouges, » parce qu’ils ont, dit-on, les cheveux rouges ; nous donnons aux Ya-mé-ly-kien (Américains) le nom de Hoa-ki-jin, « hommes de la bannière fleurie, » parce que, dit-on, le pavillon qui flotte au mât de leur navire est bariolé de diverses couleurs. Vous voyez que toutes ces dénominations présentent un sens à l’esprit, elles veulent dire quelque chose. Il doit en être ainsi de vos deux mots Chine et Chinois ; puisqu’ils n’appartiennent pas à notre langue, ils doivent nécessairement signifier quelque chose dans la vôtre… Ces expressions, bien étranges en effet aux oreilles d’un Chinois, intriguaient énormément cet excellent magistrat. Pour l’empêcher de croire que nous y attachions un sens satirique et malveillant, nous fûmes obligés de lui faire une petite dissertation historique, et de lui prouver que ces deux mots appartenaient radicalement à la langue chinoise, que c’était le nom qu’ils se donnaient eux-mêmes autrefois ; mais que nous l’avions altéré pour le plier au génie de notre langue, de la même manière que les Chinois disaient Fou-lang-saï, au lieu de Français.

Il est, en effet, incontestable que les expressions Chinois et Chine nous viennent réellement de ce pays. Les Chinois ont toujours eu l’habitude de désigner leur empire d’après le nom de la dynastie régnante. C’est ainsi que, dans les temps les plus reculés, ils lui donnaient les noms de Tang, de Yu et de Hia. Les hauts faits des empereurs de la dynastie des Han mirent ce, dernier nom en usage, et, depuis ce temps, les Chinois portent celui de Han-jin, « hommes de Han » ; il est encore aujourd’hui très-commun, surtout dans les provinces septentrionales. La dynastie des Thang s’étant encore plus illustrée par ses conquêtes que celle des Han, le nom de Thang-jin fut, pendant plusieurs siècles, en usage pour désigner les Chinois. De nos jours, la Chine étant gouvernée par la dynastie mantchoue, qui a adopté le titre de Thsing, pur, les Chinois s’appellent Thsing-jin, hommes de Thsing, comme ils portaient le nom de Ming-jin, sous la dynastie des Ming. C’est absolument comme si les Français avaient pris successivement le nom de Carlovingiens, de Capétiens, de Napoléoniens, suivant le nom des dynasties qui se sont succédé en France.

Le nom de Chine, par lequel nous désignons ce vaste pays, est d’un usage presque général dans l’Asie orientale ; nous le tenons des Malais qui appellent cet empire Tchina. Les Malais connurent les Chinois dans la seconde moitié du troisième siècle avant notre ère ; quand le fameux empereur Thsing-che-houang soumit la partie méridionale de la Chine avec le Tonquin, et poussa ses conquêtes jusqu’en Cochinchine. Les peuples des îles Malaises, ayant des relations directes avec ces contrées, connurent donc à cette époque les Chinois, qui portaient alors le nom de Thsin, d’après celui de la dynastie régnante. Les Malais, n’ayant pas la lettre aspirée ts, prononçaient ce mot Tchina, en y ajoutant un a. Les pilotes, et une partie des matelots qui conduisirent plus tard les premiers navires portugais en Chine, étant d’origine malaise, il était tout naturel que les Portugais adoptassent le nom que leurs guides donnaient à la Chine. Ainsi les premiers Européens ont appelé ce pays Tchina, et ce nom s’est ensuite un peu modifié, suivant la langue des divers peuples qui l’ont adopté.

Il est également constant que les premières relations des Chinois avec l’Inde datent du temps de la dynastie Thsin. Ce nom fut changé aussi par les Hindous en Tchina, pour la même raison que chez les Malais ; car l’alphabet dévanagari et ses dérivés n’ont pas la consonne ts aspirée, et, en cas de besoin, on l’y remplace parle tch. C’est aussi de l’Inde que les Arabes reçurent le mot Thsin. Pour le conformer à leur alphabet, ils durent écrire Sin, Sina, et c’est probablement de là qu’est venue l’expression latine de Sinœ, Sinenses, pour désigner les Chinois.

Quoique les navigateurs arabes et les premiers Portugais qui allaient dans l’Inde eussent adopté le nom sanscrit et malais de Tchina pour la Chine méridionale, la partie septentrionale de ce pays, ne portant pas le même nom chez les peuples voisins, fut aussi appelée différemment dans l’Occident. Sous la dynastie des Han, c’est-à-dire dans les deux siècles avant et après notre ère, les Chinois avaient conquis toute l’Asie centrale, jusqu’aux bords de l’Oxus et de l’Iaxarte. Ils y avaient établi des colonies militaires, et leurs négociants parcouraient ces contrées pour y échanger leurs marchandises contre d’autres produits venus de la Perse ou de l’empire romain. Ils apportaient principalement de la soie et des tissus de cette matière, qui trouvaient un excellent débouché en Perse et en Europe. D’après les auteurs grecs, le mot ser désigne le ver à soie et les habitants de la Serica, pays duquel venait la soie. Ce fait démontre que le nom de Sères leur venait de la marchandise précieuse que les peuples de l’Occident allaient chercher chez eux. En arménien, l’insecte qui produit la soie s’appelle chiram, nom qui ressemble assez au ser des Grecs. Il est naturel de croire que ces deux mots avaient été empruntés à des peuples plus orientaux. C’est ce que les langues mongole et mantchoue nous donnent la facilité de démontrer. Il en résulte que le nom de la soie chez les anciens, et aussi chez les modernes, est originaire de la partie orientale de l’Asie. La soie s’appelle sirke chez les Mongols, et sirghe chez les Mantchous. Ces deux nations habitaient au nord et au nord-est de la Chine ; est-il présumable qu’elles eussent reçu ces dénominations des peuples de l’Occident ? D’un autre côté, le mot chinois see, qui désigne la soie, montre non-seulement de la ressemblance avec sirke et sirghe, mais principalement avec le ser des Grecs. Cette analogie frappera bien plus quand on saura que, dans la langue chinoise, la lettre r ne se prononce pas. Le mot coréen qui désigne la soie est tout à fait identique avec le ser des Grecs. La soie a donc donné son nom au peuple qui la fabriquait et l’envoyait dans l’Occident. Ainsi les Sêres des Romains et des Grecs sont évidemment les Chinois[1], dont l’empire était autrefois séparé par l’Oxus de celui de la Perse.

Parmi les différents noms que les Chinois donnent à leur pays, le plus ancien et le plus usité est celui de Tchoung-kouo, c’est-à-dire royaume ou empire du Milieu. Les historiens chinois rapportent que cette dénomination date du temps de Tching-wang, second empereur de la dynastie des Tcheou, lequel régnait à la fin du douzième siècle avant notre ère. À cette époque la Chine était divisée en plusieurs principautés qui prenaient toutes le titre de royaumes. Tcheou-koung, oncle de l’empereur, donna à la ville de Lo-yang, dans la province actuelle du Ho-nan, où était la résidence du monarque chinois, le nom de royaume du Milieu, parce qu’il se trouvait, en effet, au milieu des autres royaumes qui formaient alors la Chine. Depuis ce temps, la portion de l’empire ou sa totalité, possédée par les empereurs, a toujours porté ce titre. Telle est la véritable et seule origine de la dénomination d’empire du Milieu, qui s’est conservée jusqu’à ce jour. Cependant on ne se fait pas faute de plaisanter beaucoup sur ce nom dans la plupart des livres européens qui parlent de la Chine ; on en conclut hardiment que les Chinois sont, en géographie, d’une ignorance complète, tandis qu’il serait plus vrai de dire qu’on ne comprend rien soi-même aux traditions de ce peuple. « Je n’ai pas besoin, dit Klaproth dans ses Mémoires, de rejeter l’idée absurde de ceux qui prétendent que les Chinois croient que leur pays est situé au milieu du monde, et que c’est pour cette raison qu’ils l’appellent l’empire du Milieu. Un matelot ou un portefaix de Canton peut, à la vérité, donner une pareille explication ; mais c’est à l’intelligence de celui qui questionne de l’adopter ou de la rejeter. »

Les Chinois donnent encore à leur pays le nom de Tchoung-hoa, ou « fleur du Milieu, » de Tien-tchao, ou « empire céleste, » et de Tien-hia, « le dessous du ciel ou le monde, » comme les Romains se servaient du mot orbis pour désigner leur empire.

Il est évident que nous ne donnâmes pas au mandarin de I-tou-hien tous les détails dans lesquels nous venons d’entrer. Nous ne lui parlâmes ni des Grecs, ni des Romains, pas même des Arabes ; mais nous lui en dîmes cependant assez pour lui faire bien comprendre pourquoi, en Europe, nous les appelons Chinois, et non pas Tchoung-kouo-jin, « hommes de l’empire du Milieu. » Nos explications le satisfirent complétement, et il parut tout heureux de voir que le mot Chinois n’était pas un injurieux sobriquet, comme il avait eu l’air de le croire tout d’abord.

Il fallut enfin prendre congé de cet intéressant docteur, et ce ne fut pas sans regret. Nous brûlions d’envie de nous arrêter un jour ; mais les rites étaient là qui nous le défendaient, et nous ne devions pas être impolis envers un homme qui avait été si plein d’attention et de délicatesse.

De I-tou-hien, nous allâmes par terre jusqu’à Songtche-hien. L’étape n’était pas longue et la route fut assez agréable. Nous nous arrêtâmes dans cette dernière ville, sur la recommandation du jeune préfet de I-tou-hien. Il nous avait annoncé que nous y trouverions un de ses amis, remplissant les fonctions de premier magistrat, et dont nous n’aurions qu’à nous louer. Pendant la nuit, il l’avait fait prévenir de notre arrivée, et il dut, sans doute, lui écrire des choses merveilleuses sur notre compte ; car nous fûmes reçus avec une pompe extraordinaire. On avait dressé, devant la porte d’entrée du palais communal, un petit arc de triomphe, orné de tentures de soie rouge, de fleurs artificielles, de clinquant et de lanternes coloriées. Aussitôt que nous fûmes entrés dans la première cour, on nous accueillit par une bruyante détonation d’innombrables pétards que les gardiens du palais tenaient suspendus par longues enfilades au haut d’un bambou.

Nous étions attendus sur le seuil de la salle de réception par un bon petit vieillard, encore plein de vigueur et qui, en nous voyant, parut tout pétillant de joie. C’était le premier magistrat de la ville, celui dont on nous avait tant fait l’éloge à I-tou-hien. Notre présence semblait le mettre hors de lui ; il nous serrait dans ses bras, nous regardait en riant, allait, venait, donnait des ordres à tout le monde, puis recommençait à nous faire ses petites salutations et ses caresses. Enfin il se calma, et nous nous assîmes pour prendre le thé, en attendant la collation qu’il avait donné ordre de nous servir. Il se trouvait un peu en retard sur ce point, parce que nous étions arrivés plus vite qu’on ne s’y attendait.

Ce respectable magistrat n’avait pas la finesse d’esprit ni les manières distinguées de son jeune confrère de I-tou-hien ; mais il nous parut doué d’une grande pénétration. Il causait avec agrément, et l’élégance des formes se trouvait compensée chez lui par un ton de franchise et de bonhomie qui convenait merveilleusement à son âge avancé. Nous apprîmes de son sse-yé ou conseiller intime qu’il était issu d’une pauvre famille de cultivateurs. Sa jeunesse avait été laborieuse et remplie de privations ; il avait subi les examens littéraires avec tant de distinction, que, malgré son obscurité, et quoiqu’il n’eût personne pour le protéger, il obtint dans sa province le grade de bachelier, et, plus tard, à Péking, celui de docteur. Ensuite il avait gravi péniblement les degrés inférieurs de la magistrature, et, à force de mérite, il était enfin arrivé à la charge de préfet dans une ville de troisième ordre. Pour parvenir aux dignités supérieures, il fallait faire des dépenses considérables, offrir des cadeaux très-coûteux aux personnages les plus influents de la cour et aux ministres. Il ne pouvait donc prétendre à un emploi plus élevé, parce qu’il était pauvre, et il était pauvre parce qu’il ne pressurait pas ses administrés, parce qu’il leur rendait la justice gratuitement et qu’il partageait son modique traitement avec les indigents de son district ; aussi chacun l’aimait et bénissait son administration.

Dès que nous fûmes installés dans le palais communal, nous remarquâmes que le peuple entrait librement partout, envahissant les cours, les jardins et les appartements, pénétrant même, sans se gêner, dans la salle où nous étions à causer avec le préfet. Maître Ting ayant fait l’observation que nous n’aimions pas ces réunions tumultueuses, laissez-les approcher, nous dit le préfet en souriant et en nous regardant avec supplication, ne les renvoyez pas, ils veulent voir ; s’ils vous incommodent, je n’aurai qu’à leur faire un signe, ils se retireront. — Nous eûmes bien garde de contrister ce bon magistrat en faisant exécuter à Song-tche-hien la consigne sévère qu’on avait dû observer dans les autres endroits. Ce jour-là il y eut liberté absolue pour tous, et chacun eut le privilége de venir à loisir étudier la configuration des hommes des mers occidentales. Pendant que les curieux nous contemplaient, les yeux fixes et la bouche entr’ouverte, nous prenions plaisir à voir le mandarin regardant les curieux avec béatitude, et jouissant du bonheur que ses chers Chinois paraissaient éprouver ; du reste, tout cela se passait fort paisiblement, et sans nous causer la moindre importunité. Lorsqu’on avait vu suffisamment, on se retirait pour faire place à d’autres, et si, par hasard, il survenait un peu de tumulte ou d’encombrement, le magistrat n’avait qu’à dire un mot, à faire un geste, et aussitôt tout rentrait dans l’ordre ; ses moindres intentions étaient exécutées promptement et d’une manière respectueuse et filiale.

Le préfet de Song-tche-hien, entouré de son peuple, était bien l’image d’un père de famille au milieu de ses enfants ; c’était une touchante réalisation de ces institutions et de ces lois chinoises, toujours basées sur le principe de la paternité et de la piété filiale, qui supposent que tout fonctionnaire est un père pour ses administrés, et les administrés des enfants à l’égard du fonctionnaire. Aujourd’hui ce magnifique système d’administration n’est plus qu’une vaine théorie, et, à part quelques rares exceptions, on ne le retrouve plus que dans les livres ; les mandarins ne sont guère qu’une formidable et imposante association de petits tyrans et de grands voleurs, fortement organisée pour écraser et piller le peuple. Mais nous le répétons, ce désordre ne découle pas des institutions chinoises, il n’est pas inhérent au principe du gouvernement, il en est, au contraire, une violation flagrante.

En lisant les Annales de la Chine, on remarque qu’autrefois, sous certaines dynasties, les mandarins étaient de bons magistrats, s’occupant paternellement de ceux dont le bonheur leur était confié. On les voyait sortir souvent pour faire la visite de leur district, prendre connaissance par eux-mêmes des besoins des pauvres, des souffrances des malheureux, afin de pouvoir travailler plus efficacement au soulagement de toutes les infortunes ; ils parcouraient les campagnes pour examiner l’état des moissons, encourager les agriculteurs laborieux, et réprimander ceux qui montraient de la négligence dans leurs travaux. S’il survenait une inondation ou quelque autre calamité publique, ils accouraient pour constater le mal et aviser aux moyens de le réparer. Le premier et le quinzième jour de chaque lune, ils donnaient des instructions au peuple qui allait les entendre avec empressement ; la justice était surtout rendue avec exactitude. Tout opprimé, tout homme lésé dans ses droits, pouvait se présenter au tribunal ; il n’avait qu’à frapper sur une grande cymbale, placée tout exprès dans la cour inférieure, et le mandarin, aussitôt qu’il entendait ce bruit, était obligé de paraître et d’écouter le plaignant à quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit.

Maintenant les choses ne vont pas tout à fait de la même manière ; il y a bien encore dans toutes les localités l’endroit désigné pour les instructions que le mandarin doit faire au peuple ; il se nomme chan-yu-ting, salle des saintes instructions ; mais, au jour fixé, le mandarin ne fait qu’y passer, par manière d’acquit ; personne n’est là pour l’écouter, aussi ne dit-il jamais rien ; il fume une pipe, boit une tasse de thé et s’en retourne. Dans les tribunaux on voit bien encore la cymbale des opprimés ; mais on se garde bien d’aller frapper dessus, parce qu’on serait immédiatement fouetté ou mis à l’amende.

La conduite que les mandarins tenaient autrefois envers les habitants d’un district n’était qu’une répétition en petit de ce qui était observé par l’empereur à l’égard de ses sujets. L’usage que les souverains chinois ont toujours observé de publier, de temps en temps, des instructions sur la morale, l’agriculture ou l’industrie, remonte aux premiers temps de la monarchie. L’empereur de la Chine n’est pas seulement le chef suprême de l’État, le grand sacrificateur et le principal législateur de la nation, il est encore le prince des lettrés et le premier docteur de l’empire ; il n’est pas moins chargé d’instruire que de gouverner ses peuples, ou, pour mieux dire, instruire et gouverner ne doit être qu’une même chose. Tous les décrets sont des instructions, les ordres sont donnés sous la forme de leçons et en portent même le nom, les châtiments et les supplices en sont le complément ; en un mot, l’empereur n’est rigoureusement qu’un père qui instruit ses enfants et qui est contraint quelquefois de les châtier.

Les chan-yu, ou saints édits émanés du pinceau impérial pour l’instruction du peuple, doivent être lus en partie, et expliqués, le premier et le quinzième jour de chaque mois, avec un grand appareil, et selon le cérémonial qui règle cette solennité. Dans chaque ville ou village, les autorités civiles et militaires, revêtues du costume qui les distingue, se rassemblent dans une salle publique, le maître des cérémonies, personnage toujours indispensable dans une réunion de Chinois, crie à haute voix, à tous les assistants, de défiler, ce qu’ils font chacun à son rang ; il avertit ensuite d’exécuter, devant une tablette où sont écrits les noms sacrés de l’empereur, les trois génuflexions et les neuf battements de tête. Cette cérémonie terminée, on passe dans la salle nommée chan-yu-ting, où le peuple et les soldats sont debout, en silence ; le maître des cérémonies dit alors : Commencez avec respect. Le magistrat qui a l’office de lecteur s’avance vers un autel où sont placés les parfums, s’agenouille, prend avec de grandes démonstrations de respect la tablette sur laquelle est écrite la maxime qui a été choisie pour l’explication du jour, et monte sur une estrade. Un vieillard reçoit la tablette et la pose sur l’estrade vis-à-vis du peuple ; puis, faisant faire silence avec un instrument de bois en forme de clochette qu’il tient à la main, il lit la sentence à haute voix. Ensuite le maître des cérémonies crie : Expliquez telle sentence du saint édit ; l’orateur se lève et explique le sens de la maxime qui roule ordinairement sur quelque lieu commun des livres moraux des Chinois.

Cet usage, pratiqué sérieusement, ne peut être que louable et utile ; mais ce n’est plus qu’une vaine cérémonie. Il en est de même de cette fête si connue, où, dans les premiers jours du printemps, l’empereur se rend avec toute sa cour dans la campagne pour labourer lui-même un champ, et encourager l’agriculture ; chaque mandarin doit répéter la même cérémonie dans son district. Il est incontestable que ces belles institutions avaient autrefois une grande influence, parce qu’elles étaient prises au sérieux par les mandarins et par le peuple. Nous pourrions apporter une foule d’exemples tirés des Annales de la Chine pour donner une idée de ce qu’était cette nation dans les temps passés ; mais nous aimons mieux laisser parler l’auteur arabe que nous avons déjà cité, parce qu’il sera moins suspect qu’un écrivain chinois.

« Un homme originaire du Khorassan était venu dans l’Irak et y avait acheté une grande quantité de marchandises ; puis il s’embarqua pour la Chine. Cet homme était avare et très-intéressé ; il s’éleva un débat entre lui et l’eunuque que l’empereur avait envoyé à Khan-fou, rendez-vous des marchands arabes, pour choisir, parmi les marchandises nouvellement arrivées, celles qui convenaient au prince. Cet eunuque était un des hommes les plus puissants de l’empire ; c’est lui qui avait la garde des trésors et des richesses de l’empereur. Le débat eut lieu au sujet d’un assortiment d’ivoire et de quelques autres marchandises ; le marchand refusant de céder ses marchandises au prix qu’on lui proposait, la discussion s’é chauffa ; alors l’eunuque poussa l’audace jusqu’à mettre à part ce qu’il y avait de mieux parmi les marchandises et à s’en saisir, sans s’inquiéter des réclamations du propriétaire.

« Le marchand partit secrètement de Khan-fou et se rendit à Khomdan, capitale de l’empire, à deux mois de marche, et même davantage ; il se dirigea vers la Chine dont il a été parlé. L’usage est que celui qui agite la sonnette[2] sur la tête du roi soit conduit immédiatement, à dix journées de distance, dans une espèce de lieu d’exil ; là, il est tenu en prison pendant deux mois, ensuite le gouverneur du lieu le fait venir en sa présence, et lui dit : Tu as fait une démarche qui, si ta réclamation n’est pas fondée, entraînera la perte et l’effusion de ton sang ; en effet, l’empereur avait placé à la portée de toi et des personnes de ta profession des vizirs et des gouverneurs auxquels il ne tenait qu’à toi de demander justice. Sache que, si tu persistes à t’adresser directement à l’empereur, et que tes plaintes ne soient pas de nature à justifier une telle démarche, rien ne pourra te sauver de la mort ; il est bon que tout homme qui voudrait faire comme toi soit détourné de suivre ton exemple jusqu’au bout ; désiste-toi donc de ta réclamation et retourne à tes affaires. Or, quand un homme, en pareil cas, retire sa plainte, on lui applique cinquante coups de bâton, et on le renvoie dans le pays d’où il est parti ; mais, s’il persiste, on le conduit devant l’empereur.

« Tout cela fut pratiqué à l’égard du Khorassanien ; mais il persista dans sa plainte et demanda à parler à l’empereur. Il fut donc ramené dans la capitale et conduit devant le prince ; l’interprète l’interrogea sur le but de sa démarche. Le marchand raconta comment un débat s’était élevé entre lui et l’eunuque, et comment l’eunuque lui avait arraché sa marchandise des mains. Le bruit de cette affaire s’était répandu dans Khan-fou et y était devenu public.

« L’empereur ordonna de remettre le Khorassanien en prison, et de lui fournir tout ce dont il aurait besoin pour le boire et le manger ; en même temps il fit écrire par le vizir à ses agents de Khan-fou, pour les inviter à prendre des informations sur le récit qu’avait fait le Khorassanien et à tâcher de découvrir la vérité. Les mêmes ordres furent donnés au maître de la droite, au maître de la gauche et au maître du centre ; en effet, c’est sur ces trois personnages que roule, après le vizir, la direction des troupes ; c’est à eux que l’empereur confie la garde de sa personne ; quand le prince marche avec eux à la guerre et dans les occasions analogues, chacun des trois prend autour de lui la place qu’indique son titre. Ces trois fonctionnaires écrivirent donc à leurs subordonnés.

« Mais tous les renseignements qu’on recevait tendaient à justifier le récit qu’avait fait le Khorassanien. Des lettres conçues dans ce sens arrivèrent de tous les côtés à l’empereur. Alors le prince manda l’eunuque : dès que celui-ci fut arrivé, on confisqua ses biens, et le prince retira de ses mains la garde de son trésor. En même temps le prince lui dit : Tu mériterais que je te fisse mettre à mort ; tu m’as exposé aux censures d’un homme qui est parti du Khorassan, sur les frontières de mon empire, qui est allé dans le pays des Arabes, de là dans les contrées de l’Inde, et enfin dans mes États, dans l’espoir d’y jouir de mes bienfaits ; tu voulais donc que cet homme, en passant, à son retour, par les mêmes pays, et en visitant les mêmes peuples, dît : J’ai été victime d’une injustice en Chine, et on m’y a volé mon bien. Je veux bien m’abstenir de répandre ton sang, à cause de tes anciens services ; mais je vais te préposer à la garde des morts, puisque tu n’as pas su respecter les intérêts des vivants. Par les ordres de l’empereur cet eunuque fut chargé de veiller à la garde des tombes royales, et de les maintenir en bon état.

« Une des preuves de l’ordre admirable qui régnait jadis dans l’empire, à la différence de l’état actuel[3], c’est la manière dont se rendaient les décisions judiciaires, le respect que la loi trouvait dans les cœurs, et l’importance que le gouvernement, dans l’administration de la justice, mettait à faire choix de personnes qui eussent donné des garanties d’un savoir suffisant dans la législation, d’un zèle sincère, d’un amour de la vérité à toute épreuve, d’une volonté bien décidée de ne pas sacrifier le bon droit en faveur des personnes en crédit, d’un scrupule insurmontable à l’égard des biens des faibles et de ce qui se trouverait sous leurs mains.

« Lorsqu’il s’agissait de nommer le cadi des cadis, le gouvernement, avant de l’investir de sa charge, l’envoyait dans toutes les cités qui, par leur importance, sont considérées comme les colonnes de l’empire. Cet homme restait dans chaque cité un ou deux mois, et prenait connaissance de l’état du pays, des dispositions des habitants et des usages de la contrée. Il s’informait des personnes sur le témoignage desquelles on pouvait compter, à tel point que, lorsque ces personnes auraient parlé, il fût inutile de recourir à de nouvelles informations. Quand cet homme avait visité les principales villes de l’empire, et qu’il ne restait pas de lieu considérable où il n’eût séjourné, il retournait dans la capitale, et on le mettait en possession de sa charge.

« C’était le cadi des cadis qui choisissait ses subalternes et qui les dirigeait. Sa connaissance des diverses provinces de l’empire et des personnes qui, dans chaque pays, étaient dignes d’être chargées de fonctions judiciaires, qu’elles fussent nées dans le pays même ou ailleurs, était une connaissance raisonnée, laquelle dispensait de recourir aux lumières des gens qui, peut-être, auraient obéi à certaines sympathies, ou qui auraient répondu aux questions d’une manière contraire à la vérité. On n’avait pas à craindre qu’un cadi écrivît à son chef suprême une chose dont celui-ci aurait tout de suite reconnu la fausseté, et qu’il le fît changer de direction.

« Chaque jour un crieur proclamait ces mots à la porte du cadi des cadis : Y a-t-il quelqu’un qui ait une réclamation à exercer, soit contre l’empereur, dont la personne est dérobée à la vue de ses sujets, soit contre quelqu’un de ses agents, de ses officiers et de ses sujets en général ? Pour tout cela, je remplace l’empereur, en vertu des pouvoirs qu’il rn’a conférés et dont il m’a investi… Le crieur répétait ces paroles trois fois. En effet, il est établi en principe que l’empereur ne se dérange pas de ses occupations, à moins que quelque gouverneur ne se soit rendu coupable d’une iniquité évidente, ou que le magistrat suprême n’ait négligé de rendre la justice et de surveiller les personnes chargées de l’administrer. Or, tant qu’on se préserva de ces deux choses, c’est-à-dire tant que les a décisions rendues par les administrations furent conformes à l’équité, et que les fonctions de la magistrature ne furent confiées qu’à des personnes amies de la justice, l’empire se maintint dans l’état le plus satisfaisant[4]. »

Cette dernière observation de l’écrivain arabe est encore aujourd’hui applicable à la Chine. C’est parce que la magistrature n’y est plus confiée à des personnes amies de la justice qu’on voit cet empire, jadis si florissant et si bien gouverné, aller de jour en jour en décadence, et marcher rapidement à une ruine effroyable et peut-être prochaine.

En recherchant la cause de cette désorganisation générale, de cette corruption qui dissout à vue d’œil toutes les classes de la société chinoise, il nous a semblé la trouver dans une grave modification à l’ancien système gouvernemental introduite par la dynastie mantchoue. Il fut établi qu’aucun mandarin ne pourrait exercer son emploi dans le même endroit pendant plus de trois ans, et que personne ne serait jamais fonctionnaire dans sa propre province. On devine aisément la pensée qui dicta une loi semblable. Aussitôt que les Tartares mantchous sevirent maîtres de l’empire, ils furent effrayés de leur petit nombre ; perdus, en quelque sorte, au milieu de cette multitude innombrable de Chinois, ils durent se demander comment ils pourraient parvenir à gouverner cette immense nation naturellement hostile à une domination étrangère.

Remplir tous les postes de mandarins choisis parmi les Tartares, ils n’y eussent pas suffi ; d’ailleurs, ce n’eût pas été un excellent moyen pour pacifier les esprits et se faire accepter d’un peuple si jaloux et si convaincu de son mérite. Il fut donc décidé que les vaincus ne seraient pas exclus des fonctions publiques. Les emplois des cours suprêmes de Péking furent doublés et partagés entre les Tartares et les Chinois. Ces derniers eurent, on grande partie, l’administration des provinces, à l’exception, toutefois, des premiers mandarinats militaires et des places fortes, qui furent réservés aux Tartares.

Malgré toutes ces précautions, il était encore bien difficile à la nation conquérante de consolider son pouvoir ; elle avait à craindre les conspirations. Il devait y avoir, parmi les hauts fonctionnaires, des partisans de la dynastie déchue ; l’autorité dont ils jouissaient dans les provinces était capable de leur donner une grande influence pour soulever le peuple. Il leur était aisé de tramer des conspirations, de s’entendre entre eux, de se rallier pour miner sourdement et à la longue le nouveau gouvernement. Il est donc probable que ce fut pour paralyser ces tentatives de contre-révolution qu’il fut statué que nul ne serait mandarin dans son propre pays, et que les magistrats n’exerceraient pas leur charge au delà de trois ans dans le même lieu.

La dynastie mantchoue ne manqua certainement pas de colorer cette innovation de spécieux prétextes tirés de l’utilité publique et de la sollicitude pour le bonheur du peuple ; on n’oublia pas de dire que les magistrats, éloignés de leurs parents et de leurs amis, n’auraient à subir aucune influence dans l’administration de la justice, et seraient plus libres de se dévouer entièrement à leurs fonctions et aux intérêts du pays. Tels étaient les motifs avoués publiquement pour faire accepter cette modification aux institutions de l’empire ; mais, au fond, on avait pour but d’empêcher les hommes influents de prendre racine quelque part et de se créer des partisans.

Les conquérants de la Chine ont parfaitement réussi pendant plus de deux cents ans. Les grands mandarins chinois, errant toujours de province en province sans pouvoir jamais se fixer dans aucun poste, tout concert est devenu impossible ; les chefs de parti, les représentants de la nationalité chinoise, ne pouvant compter, dans les provinces, sur des agents dont l’autorité était passagère, les conjurations ont été facilement étouffées. Cette politique, bonne, peut-être, pour asseoir et consolider un pouvoir naissant, ne pouvait manquer d’être, dans la suite, une source de désordre ; en faisant de cette mesure, qui ne devait être que transitoire, une loi de l’empire, les imprudents vainqueurs de la Chine déposèrent, en quelque sorte, dans la racine même de leur pouvoir un germe empoisonné, qui devait se développer insensiblement et porter ses fruits de dissolution. Les magistrats et les fonctionnaires, n’ayant à passer que quelques années dans le même poste, y vivent comme des étrangers, sans s’inquiéter des besoins des populations qu’ils administrent ; aucun lien ne les attache à elles, tout leur souci consiste à ramasser le plus d’argent possible, à recommencer ensuite ailleurs la même opération, jusqu’à ce qu’ils puissent aller enfin dans leur pays natal jouir d’une fortune extorquée en détail dans toutes les provinces. On a beau crier contre leurs injustices et leurs déprédations, maudire leur administration, peu leur importe ; ils ne font que passer ; demain ils s’en iront à l’autre extrémité de l’empire où ils n’entendront plus les cris des victimes qu’ils ont dépouillées.

Les mandarins sont ainsi devenus égoïstes et indifférents au bien public. Le principe fondamental de la monarchie chinoise a été détruit ; car le magistrat n’est plus un père de famille vivant au milieu de ses enfants, c’est un maraudeur qui arrive sans qu’on sache d’où il sort, et s’en allant ensuite on ne sait où. Aussi, depuis l’avènement de la dynastie tartare mantchoue, tout languit et tout meurt dans l’empire ; on ne voit plus, comme autrefois, ces grandes entreprises, ces travaux gigantesques, indices d’une vie forte et puissante chez la nation qui les exécute. On rencontre dans toutes les provinces des monuments qui durent exiger d’incroyables efforts et une longue persévérance : de nombreux canaux, des tours d’une grande hauteur, des ponts superbes, de larges routes à travers les montagnes, de fortes digues le long des fleuves, etc. Aujourd’hui, non-seulement on ne fait rien de semblable, mais on laisse encore tomber en ruine les ouvrages des dynasties antérieures.

L’homme, surtout quand il n’est pas chrétien, se dépouille rarement de son amour-propre ; il aime à jouir du fruit de ses peines et de ses travaux ; s’il jette les fondements d’un édifice, il espère en voir le couronnement. A quoi bon, se dit un mandarin de passage, entreprendre ce que je n’aurai pas le temps de terminer ? à quoi bon semer pour qu’un autre vienne recueillir la moisson ?… Et avec cela les intérêts moraux et matériels des populations sont abandonnés. Il y aurait bien, nous n’en doutons pas, des gouverneurs de province, des préfets de ville, capables d’opérer des réformes utiles, de créer des institutions, d’exécuter des travaux souvent nécessaires, mais, considérant qu’ils ne sont là que pour quelques jours, ils n’ont pas le courage de mettre la main à l’œuvre ; les pensées d’égoïsme et d’intérêt prive prennent facilement le dessus ; alors ils s’occupent exclusivement de leurs affaires, réservant le bien public pour leurs successeurs qui ne manquent jamais, à leur tour, de le laisser à ceux qui viendront après eux.

Ce système établi, comme on le prétendait, dans le but de soustraire les mandarins aux influences de leurs parents et de leurs amis, et de rendre ainsi l’administration plus libre et plus indépendante, a eu encore, malheureusement, un résultat tout opposé. Les fonctionnaires se succèdent si vite dans les diverses localités, qu’ils ne sont jamais au courant des affaires du lieu soumis à leur juridiction ; le plus souvent même, ils se trouvent jetés au milieu de populations dont ils ne comprennent pas l’idiome. Ils ne sont nullement familiarisés avec les mœurs et les habitudes du pays ; car on se tromperait grandement, si l’on pensait que tous les Chinois se ressemblent. La différence est peut-être plus tranchée en Chine, de province à province, qu’entre les divers royaumes de l’Europe. Quand les magistrats arrivent dans leur mandarinat, ils y trouvent, à poste fixe, des interprètes, des fonctionnaires subalternes qui, étant au courant de toutes les affaires de la localité, savent rendre leurs services indispensables. Dans les plus petites circonstances, les mandarins seraient incapables d’agir sans le secours de ces agents, qui sont, au fond, les véritables administrateurs. Les dossiers de tous les procès sont entre leurs mains ; eux seuls les compulsent, dressent par avance la teneur des jugements, et le magistrat n’a qu’à promulguer, en public, ce qui a été déterminé en secret et sans sa participation. Or, tous ces factotums inamovibles sont de l’endroit même ; ils ont avec eux leurs parents et leurs amis, et on n’est pas surpris, dès lors, de voir les affaires judiciaires et administratives conduites par l’intrigue et la cabale. Les tribunaux sont remplis de ces vampires, incessamment occupés à soutirer la substance du peuple, d’abord au profit du mandarin, et puis pour leur propre compte et celui de leurs amis. Nous avons eu de fréquentes relations avec ces gens-là ; nous les avons vus souvent à l’œuvre, et nous ne saurions dire si le sentiment qu’ils nous inspiraient était de l’indignation ou du dégoût ; c’était peut-être un mélange de l’un et de l’autre.

Ainsi, depuis l’avènement de la dynastie tartare mantchoue, la société chinoise a subi de profondes altérations. On a, en Europe, des idées bien étranges sur la prétendue immobilité de ce peuple. Des nouveautés introduites par la race conquérante sont souvent considérées comme des usages remontant à la plus haute antiquité, et procédant nécessairement du caractère chinois. Qui n’est, par exemple, convaincu que ce peuple a naturellement de l’antipathie contre les étrangers et qu’il s’est toujours appliqué à les tenir éloignés de ses frontières ? Cependant il n’est rien de plus inexact. Cet esprit exclusif et jaloux appartient plus particulièrement aux Tartares mantchous, et l’empire n’a été hermétiquement fermé aux étrangers que depuis leur domination.

Dans les siècles passés, les Chinois avaient des relations suivies avec tous les peuples de l’Asie. Les Arabes, les Persans, les Indiens ne trouvaient aucun obstacle pour venir trafiquer dans leurs ports ; ils pénétraient même dans l’intérieur et parcouraient librement les provinces. Ce Khorassanien et cet Arabe, qui s’en allaient en paix jusque dans la capitale demander audience à l’empereur, en sont une preuve incontestable. Le monument de Si-ngan-fou, dont nous avons cité l’inscription, témoigne que des missionnaires étrangers avaient prêché et pratiqué la religion chrétienne en toute liberté. Au treizième siècle, Marco-Polo y a été très-bien accueilli à deux époques différentes avec son père et son oncle. Quoique Vénitiens, ils y ont même exercé des fonctions publiques et de la plus haute importance, puisque Marco-Polo fut gouverneur d’une province. Vers cette même époque, il y avait à Péking un archevêque, et les cérémonies religieuses s’y faisaient publiquement. Sur la fin de la dernière dynastie chinoise, lorsque le P. Ricci et les premiers missionnaires jésuites recommencèrent les missions de la Chine, on ne voit pas qu’ils aient rencontre les mêmes difficultés qui existent aujourd’hui ; ils furent traités honorablement à la cour, et les premiers empereurs de la dynastie tartare ne firent que tolérer ce qui existait déjà.

Tout prouve donc que les Chinois n’ont pas toujours eu pour les étrangers une aussi grande répulsion qu’on se l’imagine. Plusieurs mandarins, avec lesquels nous avons eu occasion de parler de ce fait, et auxquels nous cherchions à faire comprendre combien la politique chinoise était antisociale et injurieuse pour les autres peuples, nous ont dit que jamais leur nation n’avait repoussé les étrangers, et que les mesures sévères qu’on prenait actuellement contre eux ne dataient que de l’époque du changement de dynastie.

Il est évident que les Mantchous, à la vue de leur petit nombre au milieu de cet immense empire, ont dû prendre tous les moyens imaginables pour conserver leur conquête. De peur que les étrangers n’eussent envie d’une proie si facile à leur être enlevée, ils ont fermé soigneusement toutes les portes de la Chine, croyant se mettre ainsi à l’abri de toutes les tentatives ambitieuses venues du dehors ; à l’intérieur ils ont cherché à tenir leurs ennemis divisés par le système de la succession rapide et continuelle des emplois. Ces deux moyens ont été, jusqu’à ce jour, couronnés de succès, et c’est même un fait vraiment prodigieux, et peut-être pas assez remarqué, qu’une poignée de nomades ait pu exercer, pendant plus de deux cents ans, une domination paisible et absolue sur le plus vaste empire du monde, et sur des populations qui sont, quoi qu’on en dise, extrêmement mobiles et remuantes. Il a fallu une politique bien habile, souple et vigoureuse en même temps, pour obtenir un semblable résultat ; mais tout fait présumer que ces mêmes moyens, qui ont peut-être le plus contribué à établir la puissance des Tartares mantchous, serviront à les jeter bas.

Ces étrangers, ces barbares, que le gouvernement de Péking veut avoir l’air de mépriser parce qu’il les redoute beaucoup, finiront par s’impatienter devant ces portes obstinément fermées sur eux ; un beau jour ils les feront voler en éclats, et trouveront derrière un peuple innombrable, il est vrai, mais désuni, sans force de cohésion, et à la merci de quiconque voudra s’en emparer en tout ou en partie.

Le vénérable mandarin de Song-tche-hien, ce bon Chinois des temps antiques, nous fit entendre de nobles gémissements sur la décadence de sa patrie ; il nous disait : Depuis que nous mettons en oubli les saintes traditions de nos ancêtres, le ciel nous abandonne ; ceux qui regardent attentivement la marche et les tendances des événements, ceux qui observent combien est grand l’égoïsme des magistrats, et combien est profonde la dépravation du peuple, éprouvent un sombre et douloureux pressentiment ; c’est que nous sommes à la veille d’un immense bouleversement. Comment s’opérera cette révolution pressentie par un grand nombre ? l’impulsion viendra-t-elle du dedans ou du dehors ? Nul ne le sait ; personne ne saurait le prévoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que, depuis quelques années, la dynastie a perdu la protection du ciel, le peuple n’a plus que des sentiments de colère ou de mépris pour ceux qui le conduisent ; la piété filiale n’existant plus parmi nous, il faut que l’empire s’écroule[5]. »

Le mandarin qui nous parlait de la sorte était, nous l’avons déjà dit, d’un âge très-avancé, par conséquent nous ne fûmes pas très-étonnés de lui trouver l’humeur un peu inquiète et grondeuse ; le vieillard d’Horace est cosmopolite.

Le jeune et charmant préfet de I-tou-hien voyait le mal, nous n’en doutons pas, aussi clairement que son respectable ami de Song-tche-hien, mais il ne se désespérait pas ; il n’avait pas l’air de penser que la nation chinoise fût arrivée au bout de ses destinées. Il remarquait bien que tout se détraquait, qu’il n’y avait pas un seul rouage qui ne grinçât ; toutefois il aimait sa machine, il la trouvait bien faite, savamment combinée, et il avait grande confiance qu’on pourrait la faire marcher encore pendant des siècles ; il avouait pourtant qu’un sage et habile mécanicien était indispensable. Sur ce dernier point il était d’une grande réserve et ne voulut jamais nous laisser voir tout le fond de sa pensée ; sa qualité de haut fonctionnaire lui commandait une grande prudence, et nous nous gardâmes bien de le presser sur une question si délicate ; cependant il en dit assez pour nous laisser soupçonner que la chute de la dynastie tartare ne le plongerait pas dans une inconsolable désolation. Il avait l’air de trouver assez raisonnable et naturel que la nation chinoise fût gouvernée par un empereur chinois ; ce sentiment, que plusieurs mandarins ont laissé percer en notre présence, n’existe pas dans les masses, qui, comme nous l’avons dit, trouvent fort ridicule de s’occuper gratuitement de questions politiques ; cependant il peut y être à l’état latent, et pour le réveiller il ne faut qu’un événement, une occasion, comme cela est arrivé à plusieurs époques célèbres de l’histoire de la Chine.

Le préfet de Song-tche-hien, grand partisan de l’antiquité, s’étudia à remplir envers nous les devoirs de l’hospitalité d’une manière toute patriarcale. Nous n’étions pas simplement pour lui des voyageurs et des étrangers dont il fallait avoir soin de par la loi et parce que le vice-roi du Sse-tchouen l’avait ainsi ordonné. Nous étions ses hôtes dans toute la force du terme, et non-seulement ses hôtes à lui, mais encore les hôtes de ses amis, de ses confrères dans l’administration civile et militaire, les hôtes de tous les habitants de la ville de Song-tche-hien. Nous fûmes donc obligés de nous montrer sensibles à cette manifestation, et de vivre, en quelque sorte, en public. C’est tout au plus si on nous donna le temps de vaquer à la prière et de prendre quelques heures de repos. Le préfet ne voulut abandonner à personne le soin d’organiser notre départ. Il alla lui-même au port choisir nos bateaux, et en fit louer un troisième pour son premier secrétaire et plusieurs domestiques chargés de nous accompagner jusqu’à Kin-tcheou où nous devions nous arrêter. Il avait eu l’attention d’envoyer à bord de ce bateau son cuisinier avec un riche assortiment de provisions de bouche, afin de nous continuer sa généreuse hospitalité aussi longtemps qu’il le pouvait.

Nous quittâmes Song-tche-hien de grand matin. Comme la majeure partie de la nuit s’était passée en causeries, aussitôt que nous fûmes à bord, nous nous sentîmes une impérieuse propension à ajouter un petit supplément au peu de sommeil qu’il nous avait été permis de prendre. Une bonne brise envoyait sur le pont une suave fraîcheur. Notre domestique nous y arrangea, à l’ombre de la grand’voile, notre lit de voyage, et nous nous endormîmes tout doucement au bruit des vagues qui venaient se briser contre les flancs de la jonque.

Pendant une heure à peu près, nous goûtâmes un repos délicieux ; mais ensuite le poste ne fut plus tenable. La brise fraîchissant toujours, le navire prit des allures brusques et saccadées, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, de sorte que la position horizontale devenait extrêmement difficile à garder. Il fallut donc se lever et essayer de se tenir verticalement. Le fleuve, déjà large d’une lieue dans cette partie du Hou-pé, était d’un aspect grandiose. Le spectacle que nous avions sous les yeux, quoique d’une beauté imposante, ne laissait pas d’être très-peu attrayant au point de vue de la navigation ; car le vent, soufflant avec violence et nous prenant par le travers, donnait à la jonque une marche dure et pénible.

Nous descendîmes dans l’entre-pont, où nous trouvâmes, comme de coutume, nos chers mandarins alignés côte à côte sur des nattes, et fumant leur maudit opium. Aussitôt que nous parûmes, ils éteignirent leur petite lampe. Il paraît, leur dîmes-nous, que l’opium est pour vous une nourriture suffisante ; personne ne parle de se mettre à table. Il faut bien faire honneur, cependant, aux provisions de cet excellent préfet de Song-tche-hien. À ces paroles bien simples et bien naturelles, puisqu’il était déjà tard et que nous n’avions encore rien pris, nos mandarins furent complétement ahuris. Personne ne disait mot. Quand vous voudrez, ajoutâmes-nous, donnez vos ordres aux domestiques ; il ne faut pas trop retarder, parce que, le vent augmentant toujours, la jonque sera bientôt secouée de telle façon, qu’il nous sera impossible de garder l’équilibre. Maître Ting jeta sur nous un regard de compassion ; il entr’ouvrait la bouche ; mais les paroles ne se hâtaient pas d’en sortir. Nous comprîmes qu’il était arrivé quelque chose de fâcheux, sans pouvoir deviner quoi. Enfin maître Ting, ramassant tout ce qu’il y avait d’énergie dans ses facultés, se hasarda à rompre le silence. Comment allons-nous faire ? s’écria-t-il d’un ton désespéré : nous n’avons pas de vivres. La jonque qui porte les provisions du préfet de Song-tche-hien est bien loin devant nous ; peut-être finirons-nous par l’atteindre. Si vous voulez, en attendant, nous amuser à prendre du thé, cela nous occupera. Le genre de récréation que nous proposait notre ingénieux conducteur était assurément fort honnête ; mais nous savions, par une longue expérience, qu’il n’a rien de bien fortifiant pour l’estomac. S’amuser à boire du thé quand on est affamé, c’est absolument creuser un gouffre au lieu de le combler.

Nous remontâmes sur le pont, un peu désappointés, et nous cherchâmes à découvrir sur l’étendue du fleuve la galère qui emportait notre cuisinier avec les accessoires ; un grand pavillon jaune, placé au haut du mât, devait nous la faire reconnaître. Nous aperçûmes plusieurs jonques de commerce, aux larges voiles en natte, qui s’en allaient poussées par le vent et ballottées par les flots. Nos yeux eurent beau regarder de tous côtés, il nous fut impossible de découvrir notre cuisine. Il fallut se résigner sans se plaindre, car personne n’était en faute. On avait bien désigné un lieu où la jonque devait nous attendre ; mais la violence du vent ne lui avait pas, peut-être, permis de s’arrêter. Probablement, nous dîmes-nous, que nous avons vu s’embarquer ces nombreuses provisions avec un trop vif sentiment de satisfaction, et Dieu a permis ce contre-temps pour nous donner une leçon… Que son saint nom soit béni dans la disette comme dans l’abondance !

Nous descendîmes dans l’entre-pont, pour prêcher la résignation à notre état-major. Nous y fûmes suivis par le patron de la barque qui, voyant notre détresse, eut le bon cœur de nous offrir une ration du riz qui cuisait dans la grande marmite de l’équipage. Nous acceptâmes avec reconnaissance, et bientôt nous fûmes en train de dîner avec du riz cuit à l’eau et quelques herbes salées. Ce n’était pas très-succulent, nous en convenons ; mais certes, nous n’en avions pas toujours eu autant. Pendant que nous instrumentions dans le bol de riz à l’aide de nos deux petites baguettes, nous eûmes la sagesse de penser à cette époque où, parcourant les déserts de la Tartarie et les montagnes du Thibet, nous n’avions pour toute nourriture que quelques poignées de farine d’avoine, pétrie au thé ou assaisonnée d’un peu de suif. Dieu ! nous disions-nous, en regardant ce large plat, où s’élevait une grande pyramide de riz tout fumant, Dieu ! si tous les jours nous en avions trouvé autant sous notre tente ! Du riz bien blanc, bien gonflé et en abondance, et puis une assiettée de petites herbes salées et une autre de confitures de piment rouge… Oh ! un semblable festin eût été alors un vrai miracle de la Providence. Comme la large figure de Samdadchiemba se serait épanouie devant une telle abondance de vivres ! Quelles belles histoires il nous aurait racontées !…

Le souvenir de ces incroyables repas préparés jadis par notre cher chamelier fut comme un excellent assaisonnement qui nous mit en appétit. En somme, nous dînâmes, moins bien, il est vrai, que bien d’autres en ce monde ; mais, à coup sûr, incomparablement mieux qu’une foule de malheureux qui, ce jour-là, ne dînèrent pas du tout. Le bien-être, ici-bas, n’est, le plus souvent, que le résultat d’une comparaison. Que de gens vivent continuellement dans la souffrance et la détresse, parce que, dans la position où ils se trouvent, ils s’obstinent à regarder toujours au-dessus d’eux !

Nous ne tardâmes pas à oublier et nos provisions et notre dîner, et tous nos souvenirs de la Tartarie et du Thibet ; des préoccupations d’un autre genre vinrent nous assaillir. Pendant toute la matinée, la brise avait toujours été en augmentant de force ; vers midi elle était d’une telle violence, qu’on dut serrer presque entièrement les voiles, et garder tout juste ce qui était nécessaire pour gouverner la jonque. Le lit du fleuve était comme un bras de mer agité par la tempête. Les vagues mugissaient et se précipitaient avec fureur les unes contre les autres ; elles étaient plus courtes, moins élevées qu’en pleine mer, mais plus impétueuses. Notre pauvre jonque, allant tout à la fois au roulis et au tangage, gémissait et craquait de toute part. Quelquefois elle était comme soulevée au-dessus des eaux, puis lourdement précipitée dans les vagues. Il nous arrivait de brusques et violentes rafales causées par l’inégalité du rivage, qui tantôt nous masquait en partie le vent et tantôt nous l’envoyait par de furieuses bouffées. Ces accidents nous mettaient à deux doigts de notre perte ; car la barque, se penchant tout à coup sur ses flancs, s’agitait et se trémoussait comme pour se creuser un tombeau dans les vagues. La position était des plus critiques ; le danger venait surtout du peu de solidité de la jonque. Toutes celles qu’on rencontre sur les fleuves, sont, en général, d’une construction qui laisse beaucoup à désirer ; pour ce qui est des matelots, ils paraissaient fort tranquilles. Nous aimâmes mieux attribuer ce calme à leur expérience de la navigation qu’à l’indifférence.

Pendant que nous voguions ainsi, à la merci des vents et des flots et à la garde de Dieu, nos mandarins s’étaient fièrement réfugiés dans une étroite cabine, où ils se tenaient blottis sans oser se remuer. Nous ne remarquâmes pas du tout sur la figure des deux militaires cette dignité hautaine qui leur est recommandée au moment du danger. Pour maître Ting, qu’il ne fût pas hautain, c’était pardonnable, sa qualité de lettré lui donnait le droit d’avoir peur. Le mal de mer avait gagné tous nos conducteurs, et ils croyaient tous qu’ils allaient mourir. Cette maladie leur était inconnue ; car c’était pour la première fois qu’ils la ressentaient, et jamais ils n’en avaient entendu parler. Nous eûmes beau leur dire que c’était une incommodité passagère occasionnée par le mouvement des eaux et le balancement de la barque, ils s’obstinaient à se croire perdus. Et vous autres, nous dit maître Ting, d’une voix défaillante, vous n’êtes pas malades ; cependant la barque se remue pour vous comme pour les autres. — Oh ! c’est bien différent, lui répondîmes-nous, nous autres, nous ne fumons pas l’opium. — Comment, vous croyez que c’est l’opium qui est la cause que nous allons mourir ? — Qui sait ? nous n’oserions l’affirmer ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’opium est un poison, et qu’insensiblement il doit ruiner les forces et l’énergie des fumeurs. — Maître Ting se mit alors à maudire le jour où il s’était laissé aller, pour la première fois, à la tentation de faire usage de cette détestable drogue, et il nous promit bien que, s’il en réchappait, il jetterait à l’eau sa pipe, sa petite lampe et sa provision d’opium. — Pourquoi pas maintenant ? lui dîmes-nous, pourquoi attendre ? — Maintenant, non ; je suis trop malade, je n’ai pas la force de me remuer. — Tiens, nous autres qui nous portons bien, nous allons te rendre ce petit service, et en même temps nous nous dirigeâmes vers une petite cassette où il renfermait ses outils de fumeur. Mais maître Ting y fut avant nous ; subitement réveillé de sa léthargie, il n’avait fait qu’un bond de sa place sur sa chère cassette. Son mouvement fut si leste, et surtout si inattendu, que ses compagnons ne purent s’empêcher de rire, bien qu’ils n’en eussent pas assurément une envie démesurée. Pendant que ce fougueux fumeur veillait accroupi sur son trésor, nous allâmes voir où en était la navigation.

Le fleuve était plus calme et la brise moins violente ; la jonque filait avec une extrême rapidité, quoique les voiles fussent presque entièrement serrées. Si cela continue de la sorte, nous dit le patron, nous serons bientôt arrivés à Kin-tcheou. Cette nouvelle nous fit plaisir, car le temps avait si mauvaise apparence que nous désirions arriver vite au port ; mais hélas ! quoique assez rapproché, le port était encore bien loin de nous.

Vers quatre heures de l’après-midi, nous atteignîmes un point où le fleuve fait un coude pour prendre une autre direction ; au lieu de couler toujours vers le sud, il descend brusquement du côté de l’ouest. Nous rencontrâmes à ce détour plusieurs jonques qui couraient des bordées pour essayer de franchir ce passage très-difficile, parce que le vent de travers devenait vent debout quand on voulait doubler la pointe. Nous retrouvâmes là les deux barques de notre flottille avec nos soldats et nos provisions de bouche ; elles y étaient arrivées probablement longtemps avant nous, sans que pour cela elles fussent beaucoup plus avancées. Nous nous mîmes à faire les mêmes manœuvres que les autres jonques, allant d’un bord à l’autre pour tâcher de doubler la pointe et enfiler le cours du fleuve qui se dirigeait vers l’ouest. Nous avions beau serrer le vent au plus près, comme disent les marins, et naviguer tout à fait sur les flancs, nous ne pouvions réussir dans notre entreprise. Au moment où nous arrivions rapidement sur la pointe, dans l’espérance de la franchir, la brise et les flots nous repoussaient de l’autre côté, et nous allions tomber tout juste à l’endroit d’où nous étions partis ; alors il fallait virer de bord et recommencer.

Pour ceux qui sont tranquillement à terre, la vue de ces manœuvres est très-attrayante ; on contemple avec intérêt tous les mouvements du navire ; on suit sa marche avec anxiété ; à mesure qu’il avance on suppute ce qu’il a gagné ou perdu dans la bonne direction, et on cherche à deviner s’il enfilera la passe ou s’il sera obligé de prendre une autre bordée. Quand il y a plusieurs navires engagés dans le même embarras, on aime à comparer la supériorité de leur marche, leur bonne grâce, leur allure ; il en est toujours un auquel on s’intéresse, malgré soi, d’une manière toute particulière ; les yeux sont fixés sur lui avec inquiétude, et on fait des vœux pour son succès. S’il réussit, on est dans la joie, on est fier, comme si on avait contribué à son triomphe ; si, au contraire, il échoue, on est tout attristé. Mais il faut être sur le rivage, fumant sa pipe tout à l’aise, pour trouver ces luttes intéressantes, et se créer à plaisir des émotions de ce genre. Pour ceux qui sont à bord, la chose est, au contraire, très-peu divertissante. La première et la seconde tentative, on les supporte encore avec assez de patience ; ensuite la bile commence à se remuer, et lorsqu’on s’aperçoit qu’on refait continuellement, et, avec peine, le même chemin, sans jamais avancer, oh ! alors la physionomie prend une teinte qui n’est guère gracieuse, et, si l’on est pressé d’arriver, si le temps est mauvais et la navigation dangereuse, il y a vraiment de quoi enrager quand on a le malheur de ne pas savoir se résigner à la volonté de Dieu.

Il y avait plus d’une heure que nous étions à louvoyer sans que personne pût réussir à passer ; la brise augmenta de violence, et quelques jonques doublèrent la pointe et disparurent derrière les terres. Les deux barques de transport qui nous avaient précédés réussirent de la même manière ; nous pensions que notre tour arriverait bientôt aussi. Nous allions et revenions toujours inutilement dans le même sillage ; enfin une forte rafale nous prit, et nous jeta, non pas en dehors de la pointe, mais sur le côté opposé ; heureusement, la plage était saine, il n’y avait que du sable et de la vase, sans quoi la jonque était fracassée. Après que l’équipage eut longtemps vociféré, on essaya de se remettre à flot ; tout le monde s’y employa, matelots, mandarins et missionnaires ; à force de peines et de sueurs nous parvînmes à nous désensabler, et nous reprîmes notre manœuvre. Cette fois nous ne pûmes atteindre à la hauteur de la pointe ; au retour une seconde rafale nous prit et nous précipita de nouveau sur la plage que nous venions de quitter.

La prudence exigeait que, avec un temps pareil, nous ne fissions pas de nouvelles tentatives. Nous essayâmes de démontrer au patron qu’il courait risque de briser sa jonque et de nous noyer, ce qui, pour lui d’abord et pour nous ensuite, serait fort désagréable. En supposant même que nous parviendrions à entrer dans la passe, en serions-nous bien avancés, avec l’affreux vent debout que nous trouverions de l’autre côté et qui nous empêcherait de faire route ? Nous fûmes donc d’avis de rester où nous étions et d’y attendre en paix un moment plus favorable.

Cette détermination était assurément pleine de sagesse et de prudence ; mais l’amour-propre l’emporta. Le patron ne pouvait s’accoutumer à l’idée que toutes les jonques étaient parties et qu’il serait le seul à ne pouvoir franchir ce passage difficile. Il faisait à bord un horrible vacarme ; il maudissait les matelots, jurait contre les vents et les flots, contre le ciel et la terre ; il était furieux. A toute force il voulut se remettre en route, malgré l’extrême violence du vent. La jonque fut donc encore retirée de la côte et relancée avec rage contre le but infranchissable ; nous courûmes plusieurs bordées, et, pour la troisième fois, nous allâmes échouer sur le sable du rivage. Le patron, à bout de son énergie, épuisé, affaissé plutôt que résigné, renonça enfin à faire de nouvelles tentatives. La nuit, d’ailleurs, était sur le point de venir, et c’eût été le comble de la folie que de prétendre arriver à Kin-tcheou en luttant contre les vents et les flots. Au lieu donc de repousser la barque vers le lit du fleuve, on travailla à l’enfoncer plus avant dans les sables, afin de la soustraire à l’action des vagues, qui venaient se briser avec fureur contre ses flancs et menaçaient à chaque instant de la faire chavirer.

Quand cette opération fut terminée, on amarra la jonque aux arbres voisins, par le moyen de gros câbles de bambou ; les ancres furent solidement fixées à terre ; on prit, en un mot, toutes les mesures de prudence nécessaires afin de ne pas être emportés en cas de tempête. Ensuite chacun chercha à s’arranger de son mieux pour passer la nuit le moins mal possible ; car il ne fallait pas songer à trouver un logement à terre. Il n’y avait ni ville ni hameau aux environs de la plage où nous étions échoués ; on apercevait seulement çà et là, dans la campagne, quelques fermes où nous ne pouvions espérer de rencontrer un gîte plus confortable que dans notre barque.

Notre dîner, comme on a pu le remarquer, n’avait pas été très-somptueux. Or, les circonstances se trouvant moins favorables qu’à midi, nous augurâmes que nous souperions encore plus mal. Nous ne fûmes nullement frustrés dans notre attente ; il n’y eut ni grande pyramide de riz, ni confitures de piment rouge, ni petites herbes salées. En partant de Song-tche-hien, l’équipage n’avait fait ses provisions que pour la journée. Sans doute on y avait été un peu largement ; le calcul n’avait pas été strict et rigoureux ; mais il était probable qu’on n’avait pas compté sur un aussi grand nombre de convives, on n’avait pas supposé que notre cuisine nous aurait fait défaut. Il devait donc y avoir à bord très-peu de comestibles ; inspection faite du sac à riz, on n’y trouva pas la quantité suffisante pour le repas de l’équipage qui, vu les peines et les fatigues qu’il venait d’endurer, était affamé.

Ces braves mariniers nous offrirent généreusement de partager avec nous ; mais il nous fut impossible d’accepter ; il nous semblait que ce riz, si nécessaire à ces pauvres gens, n’eût pu nous faire du bien. Nous étions donc résignés à aller nous coucher sans souper, lorsque maître Ting vint nous dire en secret qu’il y avait dans la cale une cargaison de citrouilles. Le patron, interrogé, déclara que le fait était vrai, que le sol de Song-tche-hien produisait d’énormes citrouilles, et qu’un de ses amis l’avait chargé d’en porter un certain nombre sur le marché de Kin-tcheou. Nous lui proposâmes de les acheter toutes. Le marché fut vite conclu, et la cargaison passa immédiatement de la cale à la cuisine ; on les mit bouillir par grosses tranches dans la grande marmite de l’équipage, puis on en fit une abondante distribution à tous les habitants de la jonque. Nous nous tirâmes donc encore assez bien de notre souper, en ayant soin toutefois d’ajouter à nos citrouilles bouillies une toute petite méditation sur la farine d’avoine.

La nuit se passa sans accident ; tout le monde dormit d’un profond sommeil, à l’exception d’un veilleur chargé de sonneries heures sur un tam-tam. Le lendemain, dès que le jour parut, l’équipage se mit à l’œuvre. Le vent était tombé en grande partie, et, ce qui valait encore mieux, il avait changé de direction. Nous fûmes toutefois longtemps avant de pouvoir nous mettre en route ; la jonque s’était tellement enfoncée dans le sable, que nous eûmes toutes les peines du monde à l’en dégager. Enfin nous rentrâmes dans le lit du fleuve Bleu ; nous doublâmes la pointe vent arrière, et nous voguâmes à toutes voiles vers le port de Kin-tcheou. Nous étions tous sur le pont pour goûter la fraîcheur du matin, jouir des charmes d’une rapide et paisible navigation, et contempler le riche panorama qui se déroulait sous nos yeux. Toutes ces figures qui, la veille, avaient été si tristes et si sombres, étaient maintenant fières et rayonnantes. Nos mandarins étaient pleinement rentrés en possession de la vie, dont ils semblaient avoir fait le sacrifice pendant qu’ils avaient le mal de mer. Maître Ting jubilait de se trouver encore de ce monde ; pour peu que nous l’eussions pressé, il nous eût volontiers joué la comédie. Maître Ting, lui dîmes-nous, voilà que tu en es réchappé ; maintenant que tu peux te remuer, il ne faut pas oublier d’exécuter ta promesse. Voyons, va chercher ta cassette de fumeur d’opium et jette-nous tout cela à l’eau. Il nous répondit par une gambade et en disant qu’il avait parlé pour rire, et, afin de nous bien prouver combien il était peu disposé à jeter sa pipe à l’eau, il descendit, fit ses préparatifs et se mit à fumer avec plus d’ardeur que jamais.

Au milieu de cet épanouissement général, le patron seul conservait toujours sa mauvaise humeur. Cette arrivée au port, après laquelle tout le monde soupirait, était précisément ce qui le tourmentait le plus ; il redoutait les railleries des autres jonques. — Comment oserai-je paraître ? répétait-il sans cesse : j’ai perdu ma face[6]. On essaya vainement de lui fortifier le cœur. A tout ce qu’on pouvait lui dire, il n’avait qu’une réponse : « J’ai perdu ma face. »

Enfin nous aperçûmes le port de Kin-tcheou. Quand nous fîmes notre entrée, il y eut un branle-bas général. Toutes les jonques étaient en émoi ; on poussait des cris, on nous tendait les bras, et les tam-tam résonnaient de toute part. Notre patron n’y tenait plus. Évidemment, cette manifestation n’était que sarcasme et raillerie. Bientôt de nombreuses embarcations entourèrent notre jonque, et une foule de curieux grimpèrent à bord. Nous sûmes alors la véritable cause du mouvement qui régnait dans le port, et qui avait pour but, non pas de se moquer de nous, mais de nous féliciter bien sincèrement. On nous avait crus perdus. La plupart des jonques qui, la veille, avaient franchi le passage où nous nous étions arrêtés, avaient fait naufrage de l’autre côté du fleuve, au milieu, disait-on, d’une affreuse tempête. Les autres étaient arrivées au port entièrement démantelées ; elles avaient annoncé que nous étions en route ; et, comme nous n’avions pas encore paru, tout le monde était persuadé que notre jonque avait été aussi engloutie dans les flots. Les nombreux malheurs dont on nous raconta les lamentables détails nous firent admirer et bénir la bonté de Dieu à notre égard. C’était bien la Providence qui nous avait repoussés trois fois sur le rivage, pour nous empêcher d’aller nous précipiter au milieu de la tempête. Ce que nous regardions comme une épreuve était une bénédiction de Dieu, un témoignage de sa bonté et de sa miséricorde. Pendant que nous faisions des efforts pour nous résigner à ce que nous appelions un contre-temps, nous eussions bien dû plutôt nous répandre en actions de grâces. Ainsi les hommes se laissent souvent tromper, au milieu des événements de la vie, par de fausses apparences. On les voit souvent s’abandonner inconsidérément aux chagrins et à la tristesse, au lieu de bénir en tout, avec calme et sérénité, l’action paternelle et incessante de la Providence sur eux.

La joie que nous ressentions d’avoir échappé au naufrage d’une manière si providentielle ne fut pas pourtant sans être mélangée de beaucoup d’amertume. Nos deux barques de transport, qui avaient tant excité notre jalousie quand nous les vîmes prendre le devant, étaient perdues. L’une avait été se fracasser sur des récifs qui bordaient le rivage, et l’autre, ayant sombré, s’était engloutie au fond du fleuve, non loin du port. Trois hommes s’étaient noyés, deux soldats et le premier secrétaire du préfet de Song-tche-hien. Les autres avaient été sauvés par les mariniers de Kin-tcheou qui s’étaient empressés d’aller à leur secours avec de petits radeaux en bambou.

Après avoir recueilli ces tristes détails, nous nous hâtâmes de nous rendre au palais communal de la ville, où on avait transporté nos pauvres naufragés. En entrant dans la cour, nous vîmes un grand étalage d’habits mouillés qui séchaient au soleil, accrochés aux portes et aux fenêtres, ou étendus sur des cordes. Notre premier soin fut d’aller visiter les propriétaires de ces habits. Nous les trouvâmes étendus sur des nattes, dans une grande salle, et enveloppés dans des couvertures qu’on leur avait envoyées du tribunal. Aussitôt que nous entrâmes, ils furent saisis d’étonnement, et s’imaginèrent voir apparaître des revenants ; car ils nous avaient crus noyés, et, sans doute, ils ne pensaient déjà plus à nous. La tenue irréprochable de nos vêtements paraissait, surtout, les surprendre beaucoup. Nous étions si secs d’un bout à l’autre, que nous ne ressemblions pas du tout à des hommes qui reviennent du fond du fleuve Bleu. Quelques mots d’explication firent comprendre à ces pauvres gens combien nos contrariétés de la veille nous avaient été favorables. Nous les visitâmes tous les uns après les autres, et nous n’en trouvâmes aucun qui fût dangereusement malade ; ils étaient seulement d’une grande faiblesse et avaient besoin de repos. Ce qui, pour le moment, les préoccupait et les tourmentait le plus, c’était la perte de leur petit bagage. Ils n’avaient sauvé du naufrage que le peu d’habits qui séchaient dans la cour ; leur pipe même avait disparu dans la tempête ; mais les autorités de Kin-tcheou s’étaient empressées de leur en envoyer une à chacun, avec une abondante provision de tabac ; car un Chinois ne peut pas rester longtemps sans fumer, surtout quand il se trouve malheureux. Nous tranquillisâmes nos naufragés, en leur promettant de nous entendre avec les mandarins de la ville, afin qu’ils pussent réparer leurs pertes avant de quitter Kin-tcheou.

Mais ce qui ne pouvait être réparé, c’était la mort de deux soldats et du premier secrétaire du tribunal de Song-tche-hien. Quelle désolation pour ce bon préfet, quand il apprendrait la nouvelle de cette catastrophe, quand il saurait que son secrétaire avait été englouti dans le fleuve ! La pensée que ce pauvre vieillard serait responsable de ce funeste événement nous navrait de douleur. Nous connaissions les mœurs chinoises, et nous savions que cette mort serait probablement pour lui une source de persécutions. Les parents du secrétaire ne manqueraient pas de profiter de cette triste circonstance pour exiger du mandarin des indemnités exorbitantes. Il nous semblait les voir accourir au tribunal, se lamentant, arrachant leurs cheveux, déchirant leurs habits, et redemandant à grands cris leur parent. Il est évident que le préfet de Song-tche-hien n’était pas coupable de ce malheur ; il ne pouvait en rien lui être imputé. N’importe, un homme était à son service, il en était responsable ; il doit donc le rendre à sa famille. Il est mort, dites-vous, il a été victime d’un accident. Nous autres, qui sommes ses parents, nous n’en savons rien. Hier il était chez vous, aujourd’hui il a disparu ; il faut que vous nous le rendiez, vous en répondez vie pour vie ; ou, si vous ne voulez pas qu’on vous intente un procès et être accusé d’homicide, comptons… Il suffit d’une circonstance semblable pour briser la carrière d’un mandarin et le ruiner complétement.

Telle est la manière dont les choses se passent en Chine, sinon toujours, du moins très-souvent. Au fond, cet abus monstrueux vient peut-être d’un excellent principe, et qui, dans une foule de cas, est la sauvegarde de la vie des hommes. Ce principe est celui d’une rigoureuse responsabilité des supérieurs à l’égard des inférieurs ; mais aujourd’hui les Chinois vont vite aux extrêmes ; lorsqu’ils sont poussés par leur insatiable cupidité, ils trouvent facilement le moyen de pervertir le sens des meilleures institutions.

Il nous a été impossible de savoir quels avaient été les résultats de cette affaire. Nous espérons pourtant que la popularité dont jouissait le préfet de Song-tche-hien, et peut-être aussi l’honnêteté de la famille de son secrétaire, l’auront mis à l’abri de toute vexation. Il nous en coûterait trop de penser que ce digne et respectable mandarin ait pu tomber dans l’infortune en voulant nous être agréable.


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  1. « Il serait curieux, dit Klaproth, qui nous a fourni la plupart de ces considérations sur les différents noms de la Chine, il serait curieux de rechercher à quelle époque le mot silk a été introduit dans la langue anglaise. Il paraît être le même que le russe chelk, que je crois dérivé du mongol sirk, fait qui est d’autant plus probable que la Russie est restée pendant longtemps sous le joug des Mongols. »
  2. L’empereur a, dans son palais, une cloche à l’usage des opprimés qui réclament sa protection. Elle ne fonctionne pas plus aujourd’hui que la cymbale des mandarins.
  3. À cette époque, l’empire était en révolution.
  4. Chaîne des chroniques, p. 106.
  5. Nous devons déclarer ici que ces Souvenirs étaient écrits en 1849, sur des notes recueillies durant le voyage en 1846.
  6. « Je suis déshonoré. »