L’Empire chinois/Volume 1 - Chapitre I

Gaume (Tome Ip. 1-41).
Volume I


CHAPITRE PREMIER


Organisation du départ. — Nouveau costume. — Départ de Ta-tsien-lou. — Derniers adieux de l’escorte thibétaine. — Aspect de la route. — Pont suspendu sur la rivière Lou. — Famille de notre conducteur. — Porteurs de palanquin. — Longues caravanes de portefaix. — Grande émeute à notre sujet dans la ville de Ya-tcheou. — Le pays prend définitivement le caractère chinois. — Arcs de triomphe et monuments érigés en l’honneur des vierges et des veuves. — Palais communaux pour les grands mandarins en voyage. — Découverte d’une famille chrétienne. — Aristocratie de Khioung-tcheou. — Introduction et ravages de l’opium en Chine. — Magnifique monastère de bonzes. — Entrevue avec un chrétien de la capitale du Ssetchouen. — Arrivée à Tching-tou-fon.


Deux ans s’étaient écoulés depuis que nous avions fait nos adieux aux chrétiens de la vallée des Eaux noires. À part quelques mois de séjour dans la lamaserie de Kounboum et au sein de la capitale du bouddhisme, nous avions été perpétuellement en course parmi les vastes déserts de la Tartarie et les hautes montagnes du Thibet. Deux années d’inexprimables fatigues n’étaient pas encore assez, et nous étions loin d’être au bout de nos souffrances. Avant de retrouver un peu de repos, nous devions franchir les frontières de la Chine, et traverser cet immense empire d’occident en orient. Autrefois, lors de notre première entrée dans les missions, nous l’avions déjà parcouru dans toute sa longueur, du sud au nord, mais furtivement, en cachette, choisissant parfois les ténèbres et les sentiers détournés, voyageant enfin un peu à la façon des ballots de contrebande. Actuellement, notre position n’était plus la même. Nous allions marcher à découvert, au grand jour et sur le beau milieu des routes impériales. Ces mandarins dont jadis la seule vue nous donnait le frisson, et qui nous eussent torturés avec un bonheur infini, si nous fussions tombés entre leurs mains, allaient subir le désagrément de nous faire cortége et de nous combler de politesses et d’honneurs tout le long de la route.

Nous allions donc entrer en Chine et cheminer au milieu d’une civilisation qui ressemble fort peu, il est vrai, à celle de l’Europe, mais qui, cependant, n’en est pas moins complète en son genre. Le climat, d’ailleurs, ne serait plus le même, et les voies de communication vaudraient mieux que celles de la Tartarie et du Thibet : ainsi plus de crainte de la neige, des gouffres, des précipices, des bêtes féroces et des brigands du désert. Une immense population, des vivres en abondance et d’une riche variété, des campagnes magnifiques, des habitations d’un luxe agréable, quoique souvent bizarre, voilà ce que nous devions rencontrer durant le cours de cette nouvelle et longue étape. Cependant nous connaissions trop les Chinois pour être rassurés et nous trouver complétement à l’aise dans ce changement de position. Ki-chan[1] avait bien donné l’ordre de nous traiter avec bienveillance ; mais, en définitive, nous étions abandonnés, sans défense, à la merci des mandarins. Après avoir échappé aux mille dangers des contrées sauvages que nous venions de traverser, rien ne pouvait nous donner l’assurance que nous ne péririons pas de faim et de misère au sein de l’abondance et de la civilisation. Nous étions convaincus que notre sort dépendrait de l’attitude que nous saurions prendre dès le commencement.

Nous l’avons déjà fait observer ailleurs, les Chinois, et surtout leurs mandarins, sont forts avec les faibles et faibles avec les forts. Dominer et écraser ce qui les entoure, voilà leur but, et, pour y parvenir, ils savent trouver dans la finesse et l’élasticité de leur caractère des ressources inépuisables. Si on a le malheur de leur laisser prendre une fois le dessus, on est perdu sans ressources ; on est tout de suite opprimé, et bientôt victime. Quand, au contraire, on a pu réussir à les dominer eux-mêmes, on est sûr de les trouver dociles et malléables comme des enfants. Il est facile alors de les plier et de les façonner à volonté ; mais on doit bien se garder d’avoir avec eux un seul moment de faiblesse, il faut les tenir toujours avec une main de fer. Les mandarins chinois ressemblent beaucoup à leurs longs bambous ; une fois qu’on est parvenu à leur saisir la tête et à les courber, ils restent là ; pour peu qu’on lâche prise, ils se redressent à l’instant avec impétuosité. C’était donc une lutte que nous devions entreprendre, une lutte incessante et de tous les jours, depuis Ta-tsien-lou jusqu’à Canton. Il n’y avait pas de milieu, ou subir leur volonté, ou leur imposer la nôtre. Nous adoptâmes résolûment ce dernier parti, parce que nous n’étions pas du tout résignés à voir notre long pèlerinage aboutir, sans profit, à une fosse derrière les remparts de quelque ville chinoise[2]. Évidemment ce n’eût pas été là le martyre après lequel soupirent les missionnaires.

En premier lieu nous eûmes à soutenir de longues et vives discussions avec le principal mandarin de Ta-tsien-lou[3], qui ne voulait pas consentir à nous faire continuer notre route en palanquin. Il dut pourtant en passer par là, car nous ne pouvions pas même supporter l’idée d’aller encore à cheval. Depuis deux ans nos jambes avaient enfourché tant de chevaux de tout âge, de toute grandeur, de toute couleur et de toute qualité, qu’elles aspiraient irrésistiblement à s’étendre en paix dans un palanquin. Cela leur fut accordé, grâce à la persévérance et à l’énergie de nos réclamations.

Après ce premier triomphe, il fallut nous insurger contre les décrets du tribunal des rites, au sujet du nouveau costume que nous voulions adopter. Nous nous étions dit : Dans tous les pays du monde, et surtout en Chine, l’habit joue, parmi les hommes, un rôle très-important. Puisqu’il nous est nécessaire d’inspirer aux Chinois une crainte salutaire, il n’est pas indifférent de nous habiller d’une façon plutôt que d’une autre. Nous jetâmes donc de côté notre costume du Thibet, les chaussures bigarrées, l’effroyable casque en peau de loup et les longues tuniques en pelleterie qui exhalaient une forte odeur de bœuf ou de mouton. Un habile tailleur nous confectionna une belle robe bleu de ciel, d’après la mode la plus récente de Péking. Nous chaussâmes de magnifiques bottes en satin noir, illustrées de hautes semelles d’une éblouissante blancheur. Jusque-là les rites n’avaient pas d’objections à faire ; mais, quand on nous vit nous ceindre les reins d’une large ceinture rouge, puis couvrir notre tête rasée avec une calotte jaune enrichie de broderies, et du sommet de laquelle pendaient de longs épis de soie rouge, il y eut autour de nous un frémissement général, et l’émotion, comme un courant électrique, gagna subitement les mandarins civils et militaires de la ville. On nous cria de toute part que la ceinture rouge et le bonnet jaune étaient les attributs des membres de la famille impériale ; qu’ils étaient interdits au peuple, sous peine d’exil à perpétuité ; que le tribunal des rites était inflexible sur ce point ; qu’il fallait donc sur-le-champ réformer notre toilette et nous costumer selon les lois. Nous alléguâmes qu’étant étrangers, voyageant comme tels et par ordre de l’autorité, nous n’étions nullement tenus de nous conformer au rituel de l’empire ; que nous avions le droit de nous habiller selon la méthode de notre pays, méthode qui laissait tout le monde libre de choisir, à sa fantaisie, la forme et la couleur des vêtements. On insista ; on se mit en colère, on entra en fureur… Nous demeurâmes calmes et impassibles, mais affirmant toujours que nous ne ferions jamais un pas sans ceinture rouge et calotte jaune. Nous fûmes fermes, et les mandarins plièrent… Cela devait être.

Le mandarin militaire, d’origine musulmane[4], que nous avions recruté à Ly-tang après le décès du pauvre Pacificateur des royaumes, dut nous escorter jusqu’à Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen. Il avait bien été convenu que sa mission se terminerait à la frontière ; mais les mandarins de Ta-tsien-lou nous trouvèrent d’un naturel si revêche que tous déclinèrent l’honneur de conduire la caravane. Le musulman ne montrait pas non plus un grand empressement ; il avait un peu peur de nous ; cependant il sut, en vrai disciple de Mahomet, subir sa destinée et se dire avec résignation : C’était écrit.

Enfin, nous quittâmes Ta-tsien-lou à la grande satisfaction des mandarins du lieu qui avaient désespéré de nous plier à leurs idées de civilisation. Nous conservâmes la même escouade chinoise que nous avions prise à Lha-ssa. On se contenta seulement de la renforcer par quelques jeunes soldats de la province, commandés par un long et maigre caporal, qui, la robe retroussée jusqu’aux reins, les jambes nues, un gros parapluie d’une main et un éventail de l’autre, s’en allait d’une façon très-peu guerrière. Pour nous, commodément enfoncés dans nos chers palanquins, nous étions rapidement emportés par quatre vigoureux Chinois parmi les rochers, les bourbiers et les excavations de la route. Bientôt nous laissâmes derrière nous les gens de l’escorte, incapables de lutter de vitesse avec nos agiles et intrépides porteurs. Après cinq lis[5] de marche, on s’arrêta. Les Chinois déposèrent les palanquins, et l’un d’eux nous invita à en sortir. Sa parole, pleine d’urbanité, fut accompagnée d’un petit sourire où paraissait se cacher un peu de mystère. Aussitôt que nous eûmes quitté nos waggons chinois, nous fûmes bien agréablement surpris de trouver, derrière une colline rocheuse, le lama Dchiam-dchang[6] avec sa petite troupe thibétaine. Ces braves gens étaient venus nous attendre sur notre passage, pour nous faire leurs derniers adieux à la manière de leur pays. Ils avaient préparé sur le gazon, à côté d’un massif de grands arbres, une collation composée de pâtisseries chinoises, d’une compote de jujubes et d’abricots de Ladak et d’une grande jarre de vin de riz. Nous nous assîmes à la ronde et nous fîmes, tous ensemble, une petite fête où un peu de joie se trouvait mêlée à beaucoup de tristesse. Nous étions heureux de nous trouver réunis encore une fois ; mais la pensée que nous allions bientôt nous séparer, et peut-être pour toujours, remplissait nos cœurs d’amertume. L’escorte, que nous avions laissée en arrière, nous atteignit, et il fallut se remettre en route. Nous distribuâmes à nos porteurs une bonne rasade de vin chinois, et, après avoir souhaité un heureux retour à nos chers Thibétains et leur avoir dit : Au revoir ! nous rentrâmes dans nos palanquins.

Au revoir ! Ces paroles si pleines de consolation et qui sèchent tant de larmes quand on quitte un ami, que de fois nous les avons prononcées avec la ferme espérance qu’un jour nous nous retrouverions auprès de ceux à qui nous les adressions ! Que de fois en Chine, en Tartarie, au Thibet, en Égypte, en Palestine, avons nous dit à revoir à des amis que nous ne verrons plus !… Dieu nous cache notre avenir ; il ne veut pas que nous sachions les desseins qu’il a sur nous, et il nous traite encore en cela avec une bonté infinie, car il est des séparations qui nous tueraient, si nous pouvions prévoir que nous disons adieu pour toujours. Ces Thibétains auxquels nous étions attachés par tant de liens, nous ne les verrons plus. Cependant il restera toujours à notre douleur une grande consolation : nous pourrons prier le Seigneur pour ces intéressantes populations et former les vœux les plus ardents pour que les missionnaires chargés de les évangéliser puissent parvenir jusqu’à elles et les faire passer des ténèbres et des glaces du bouddhisme aux clartés et à la chaleur vivifiante de la foi chrétienne.

La route que nous suivions depuis Ta-tsien-lou allant toujours en pente, nous nous trouvâmes bientôt dans une profonde et étroite vallée arrosée par un limpide ruisseau aux rives ombragées de saules et de touffes de bambous. Des deux côtés s’élevaient presque perpendiculairement de hautes et majestueuses montagnes ornées de grands arbres, de lianes et d’une inépuisable variété de plantes et de fleurs. Nos yeux s’enivraient de cette belle verdure émaillée des plus vives couleurs, et toutes les puissances de notre âme étaient dans le ravissement. Notre être tout entier se dilatait au milieu de ces riches épanouissements de la nature ; des larmes de bonheur mouillaient nos paupières pendant que nous aspirions par tous les pores les tièdes effluves de la végétation et les parfums de l’air. Il faut avoir vécu pendant deux années entières au milieu des glaces et des frimas, dans des déserts sablonneux et parmi de sombres et arides montagnes pour sentir les beautés merveilleuses et les charmes enivrants des plantes et des fleurs. Lorsque, pendant si longtemps, les yeux n’ont pu se reposer que sur la triste et monotone blancheur de la neige, on contemple avec extase les magnétiques attraits de la verdure.

Le chemin suivait ordinairement le cours de l’eau. Souvent nous passions d’une rive à l’autre, tantôt sur de petits ponts de bois recouverts de gazon et tantôt sur de grosses pierres jetées au milieu du ruisseau. Mais rien n’était capable de ralentir la marche de nos porteurs ; ils allaient toujours avec la même rapidité, franchissant, pleins de courage et d’agilité, tous les obstacles qui se rencontraient sur leur passage. Quelquefois ils faisaient une petite halte pour se délasser un peu, essuyer leur sueur et fumer la pipe ; puis ils reprenaient leur marche avec une ardeur nouvelle. L’étroite vallée que nous suivions était peu fréquentée. Nous rencontrions seulement, de temps en temps, quelques bandes de voyageurs, parmi lesquels il nous était facile de distinguer le vigoureux et énergique barbare Thibétain du civilisé Chinois, à la face si blême et si rusée. De toute part on voyait des troupes de chèvres et de bœufs à long poil brouter les pâturages de la montagne, pendant que de nombreux oiseaux chantaient et folâtraient parmi les branches des arbres.

Nous passâmes la première nuit dans une hôtellerie bien modeste et très-mal approvisionnée. Cependant, comme les habitations que nous avions rencontrées dans le Thibet ne nous avaient donné aucune habitude de luxe, nous y trouvâmes tout à souhait. Les misères de tout genre que nous avions si longtemps endurées nous avaient merveilleusement disposés à trouver tolérables toutes les épreuves de la vie.

Le lendemain la route devint plus sauvage et plus périlleuse à mesure que nous avancions. La vallée se rétrécissait de plus en plus, et nous rencontrions fréquemment devant nous d’énormes rochers et de grands arbres tombés de la crête des montagnes. Bientôt le ruisseau, qui la veille n’avait cessé de nous accompagner comme un ami fidèle, s’éloigna de nous insensiblement, et finit par disparaître dans une gorge profonde. Un torrent, que nous entendions gronder depuis longtemps et par intervalles, avec un bruit sourd semblable aux lointains roulements du tonnerre, déboucha brusquement de derrière une montagne, et s’en alla tout furieux à travers les rochers. Nous le suivîmes longtemps dans sa course vagabonde. On le voyait descendre en bruyantes cascades le long du granit, ou, semblable à un gigantesque serpent, traîner ses eaux verdâtres dans de sombres enfoncements. Cette seconde journée de marche ne nous offrit pas, comme la précédente, les attraits paisibles et gracieux de montagnes recouvertes d’arbres et de fleurs. Cependant ces âpres et sauvages grandeurs de la nature n’étaient pas non plus sans charmes. Nous quittâmes enfin ces défilés scabreux ; et, après avoir traversé une large vallée nommée Hoang-tsao-ping (plaine aux herbes jaunes), où l’on remarque une grande variété de culture et de végétation, nous arrivâmes au célèbre pont Lou-ting-khiao, que nous dûmes traverser à pied et à pas lents.

Le pont Loug-ting-khiao fut construit en 1701. Sa longueur est de trente-deux toises et sa largeur de dix pieds seulement. Il se compose de neuf énormes chaînes de fer, fortement tendues d’une rive à l’autre, sur lesquelles sont posées des planches transversales, mobiles, mais assez bien ajustées. La rivière Lou, sur laquelle est suspendu le Lou-ting-khiao, coule avec une si grande rapidité qu’il a toujours été impossible d’y construire un pont d’un autre genre. Les deux rives sont extrêmement élevées ; aussi, quand on est au milieu du pont, si on regarde de cette hauteur les eaux du fleuve qui fuient avec la vitesse d’une flèche, il est prudent de se tenir fortement cramponné aux garde-fous, de peur d’être saisi par le vertige et de se précipiter dans l’abîme. On a soin de marcher toujours très-lentement, parce que, le pont étant d’une grande élasticité, on risquerait de faire la culbute.

De l’autre côté de la rivière Lou est une petite ville où nous fûmes reçus assez bruyamment par un nombreux concours de peuple. Cette ville était la patrie de notre mandarin musulman, conducteur de la caravane. Il fut décidé que nous nous y arrêterions un jour ; il était bien juste que ce mandarin, après avoir passé plus de deux ans à Ly-tang, sur la route du Thibet, pût se délasser, au moins pendant une journée, au sein de sa famille. Le lendemain, il nous présenta avec un orgueil tout paternel ses deux enfants enveloppés dans une superbe et resplendissante toilette. Ces enfants avaient la figure si stupéfaite, si ébouriffée, il y avait tant de roideur dans leurs bras et dans leurs jambes que nous les soupçonnâmes d’être logés pour la première fois dans de si magnifiques habits. Nous appréciâmes beaucoup, du reste, la courtoisie de notre musulman. Nous distribuâmes des friandises et quelques bonnes paroles à ces deux petits génies, nous les caressâmes de notre mieux, nous les trouvâmes, enfin, gentils et spirituels au delà de toute expression, pendant que leur papa, souriant de l’un à l’autre, s’épanouissait d’aise et de bonheur. Il est fâcheux que nous ne puissions pas faire un éloge aussi pompeux de la cuisine du mandarin que de sa progéniture. Ce brave homme, s’imaginant, sans doute, qu’après avoir admiré et contemplé ses deux héritiers pendant deux heures nous n’avions plus rien à désirer en ce monde, s’avisa de nous servir un dîner détestable. Ce malheureux incident nous donna la conviction que nous avions affaire à un personnage qui ne se ferait pas faute de spéculer, en route, sur notre estomac, et comme il était évident pour nous que la famine et la mort se trouvaient au bout d’un pareil système, nous lui signifiâmes, en fronçant un peu les sourcils, que nous entendions vivre en Chine autrement que parmi les montagnes du Thibet. Les excuses ne manquèrent pas, mais nous étions bien déterminés à n’en admettre jamais aucune.

Parmi les habitants de Lou-ting-khiao, on retrouve encore un peu l’élément thibétain dans les mœurs, et surtout dans le costume. A mesure qu’on avance, le mélange disparaît insensiblement, et il ne reste bientôt plus que la pure race chinoise.

Nous quittâmes Lou-ting-khiao de grand matin, et nous franchîmes une haute montagne au sommet de laquelle on rencontre un immense plateau avec un beau lac d’une demi-lieue de largeur. Les sentiers qui conduisent à ce plateau sont si tortus et si difficiles que l’Itinéraire chinois[7] n’a pas cru pouvoir mieux les écrire qu’en disant : Ils ne sont commodes que pour les oiseaux. »

Le jour suivant, nous eûmes un très-peu gracieux souvenir de nos terribles ascensions dans le Thibet. Nous escaladâmes le Fey-yué-lin, « montagne gigantesque dont les rochers monstrueux s’élèvent presque perpendiculairement. Leurs pointes blessent la vue du voyageur. Pendant l’année entière, tout est couvert de neige et entouré de nuages jusqu’au pied de la montagne. Le chemin est affreux et passe par des rochers et des crevasses ; c’est une des routes les plus difficiles de toute la Chine ; on n’y trouve aucune place pour se reposer. » Cette description, que nous empruntons à l’Itinéraire chinois, est d’une parfaite exactitude. Nous retrouvâmes la neige sur cette fameuse montagne, et, en la retrouvant, il nous sembla voir réunies et amoncelées toutes les horreurs et les misères des routes du Thibet et de la Tartarie. Nous étions comme des malheureux qui, après s’être arrachés du fond d’un abîme par des efforts de tout genre, y sont tout à coup précipités de nouveau. Les porteurs de nos palanquins firent des prodiges d’adresse, de force et de courage. Dans les endroits les plus difficiles, nous voulions descendre pour leur procurer un peu de soulagement ; mais ils ne le permettaient que rarement, car ils mettaient une sorte d’amour-propre à gravir comme des chamois les rochers les plus escarpés, et à franchir d’affreux précipices, toujours portant sur leurs épaules ce lourd palanquin, qu’on voyait se balancer au-dessus des abîmes. Que de fois le frisson est venu parcourir nos membres ! Il n’eût fallu qu’un faux pas pour nous faire rouler au fond de quelque gouffre et nous broyer contre les rochers. Mais rien n’est comparable à la solidité et à l’agilité de ces infatigables porteurs de palanquin. Ce n’est que parmi ces étonnants Chinois qu’il est possible de trouver les gens de cette trempe. Ils exercent leur épouvantable métier avec une prestesse et une jovialité dont on est stupéfait. Pendant qu’ils courent sur ces affreux chemins, haletants, le corps ruisselants de sueur, et perpétuellement exposés à se casser quelque membre, on les entend rire, plaisanter, quolibeter, comme s’ils étaient tranquillement assis dans une taverne à thé. Malgré les fatigues inimaginables que ces malheureux endurent, ils sont très-peu rétribués. La taxe de leur salaire est fixée à une sapèque par li, ce qui revient à peu près à un sou par lieue. Ainsi ils peuvent tout au plus gagner la valeur de dix sous dans une journée ; et, comme dans l’année il se rencontre un grand nombre de jours où ils ne trouvent pas à exercer leur industrie, ils ont une moyenne de six sous à dépenser journellement. Avec cela ils doivent se nourrir, se vêtir, se loger et trouver encore du superflu pour passer la majeure partie des nuits à jouer et à fumer l’opium. Il est vrai que, en Chine, la nourriture du peuple est d’un bon marché incroyable ; puis le porteur de palanquin est de sa nature un peu maraudeur, et il a le privilége de loger partout où il trouve un recoin, dans les pagodes, dans les auberges et autour des tribunaux. Pour ce qui est de son costume, il n’est pas, en général, très-compliqué : les sandale en paille de riz, un caleçon qui descend jusqu’à moitié cuisse… et voilà tout. Il a bien encore à son usage une courte camisole, mais il ne s’en affuble jamais qu’à demi. Le porteur de palanquin est, parmi les Chinois, un des types les plus originaux ; nous aurons occasion de l’étudier souvent dans le cours de ce voyage.

Sur le sommet de la montagne, nos porteurs prirent un peu de repos ; ils dévorèrent avec avidité quelques galettes de maïs et fumèrent plusieurs pipes de tabac. Pendant ce temps, nous contemplions en silence de gros nuages roux et gris qui tantôt se balançaient ou se traînaient pesamment sur les flancs de la montagne, et tantôt demeuraient immobiles, se dilatant, se gonflant peu à peu et semblant vouloir s’élever jusqu’à nous. Au-dessous des nuages on voyait se dessiner en miniature des groupes de rochers avec de profonds ravins, des torrents écumeux, des cascades et des vallons cultivés avec soin, où de grands arbres au noir et épais feuillage tranchaient vivement sur la tendre verdure des rizières. Le tableau se complétait par quelques habitations à moitié cachées dans des touffes de bambou, d’où s’échappaient par intervalles de légers tourbillons de fumée.

Malgré les difficultés et les dangers que présente cette montagne, elle est perpétuellement couverte d’un grand nombre de voyageurs ; car il n’y a pas d’autre passage pour se rendre à Ta-tsien-lou, grande place de commerce entre la Chine et les tribus thibétaines. On rencontre, à chaque instant, le long de ces étroits sentiers, des files interminables de porteurs de thé en brique[8] qu’on prépare à Khioung-tcheou, et qui s’expédie de Ta-tsien-lou dans les diverses provinces du Thibet. Ces thés, pressés et empaquetés en long dans des nattes grossières, sont placés et retenus par des lanières en cuir sur le dos des porteurs chinois, qui s’en chargent ordinairement outre mesure. On voit ces malheureux, parmi lesquels on remarque un grand nombre de femmes, d’enfants et de vieillards, grimper ainsi, à la suite les uns des autres, sur les flancs escarpés de la montagne. Ils avancent en silence, à pas lents, appuyés sur de gros bâtons ferrés et les yeux continuellement fixés en terre. Des bêtes de somme supporteraient difficilement les fatigues journalières et excessives auxquelles sont condamnés ces nombreux forçats de la misère. De temps en temps, celui qui est à la tête de la file donne le signal d’une courte halte en frappant la montagne d’un grand coup de son bâton ferré. Ceux qui le suivent imitent successivement ce signal. Bientôt tout le monde s’arrête, et chacun, après avoir placé son bâton derrière le dos pour soutenir un peu la charge, relève lentement la tête et pousse un long sifflement qui ressemble à un douloureux soupir. De cette manière, ils essayent de ranimer leurs forces et de rappeler un peu d’air dans leurs poumons épuisés. Après une minute de repos, la lourde charge retombe sur la tête de ces pauvres créatures, leurs corps se courbent de nouveau vers la terre, et la caravane s’ébranle pour continuer sa route.

Lorsque nous rencontrions ces malheureux porteurs de thé, ils étaient obligés de s’arrêter et de s’appliquer contre la montagne pour nous laisser le passage libre. A mesure que nos palanquins avançaient, ils soulevaient un peu la tête et jetaient sur nous un regard furtif et plein d’une affreuse stupidité. Voilà, nous disions-nous le cœur oppressé de tristesse, voilà ce qu’une civilisation corrompue et sans croyances a su faire de l’homme créé à l’image de Dieu, de l’homme presque égal aux anges, qui, au commencement, fut couronné d’honneur et de gloire et constitué souverain de tous les biens de ce monde. Ces paroles, par lesquelles le Roi-Prophète élève si haut la dignité de l’homme, nous revenaient involontairement à l’esprit ; mais elles étaient comme une amère dérision en présence de ces êtres dégradés et devenus semblables à des bêtes de somme.

Le thé en brique et les khatas, ou écharpes de félicité[9], sont un objet de grand commerce entre la Chine et le Thibet. On ne saurait se faire une idée de la quantité prodigieuse qui s’en expédie annuellement des provinces du Kan-sou et du Sse-tchouen. Ces articles, qu’on ne peut, en aucune manière, considérer comme des objets de première nécessité, sont toutefois tellement entrés dans les habitudes et les besoins des Thibétains qu’ils ne sauraient maintenant s’en passer. Ainsi ils se sont rendus volontairement les tributaires de cet empire chinois qui pèse lourdement sur eux, et dont ils auraient si grand intérêt à secouer le joug. Il leur serait donné peut-être de vivre libres et indépendants au milieu de leurs montagnes, s’ils savaient se passer des Chinois en bannissant de chez eux le thé et les écharpes de félicité… C’est, sans doute, ce qu’ils ne feront pas, car les besoins les plus factices sont souvent ceux dont on a le plus de peine à se défaire.

Après avoir franchi le fameux Fey-yué-ling, qui se dresse, sur les frontières de l’empire du Milieu, comme une sentinelle avancée des montagnes du Thibet, nous retrouvâmes la Chine avec ses belles campagnes, ses villes et ses villages, et sa nombreuse population. La température s’éleva rapidement, et bientôt les chevaux thibétains que conduisaient les soldats chinois de la garnison de Lha-ssa, se trouvèrent tellement accablés de chaleur qu’on les voyait s’en aller tristement le cou tendu, les oreilles baissées et la bouche entr’ouverte et haletante. Plusieurs ne résistèrent pas à cette brusque transition et moururent en route. Les soldats chinois, qui avaient compté les vendre très-cher dans leur pays, étaient furieux et maudissaient dans leur colère le Thibet tout entier.

Un peu avant d’arriver à Tsing-khi-hien, ville de troisième ordre, le vent se mit à souffler avec une telle impétuosité que nos porteurs avaient toutes les peines du monde à retenir les palanquins sur leurs épaules, quand nous entrâmes dans la ville agitée par ce furieux ouragan, nous fûmes fort surpris de trouver les habitants vaquant à leurs occupations ordinaires, dans la plus grande tranquillité. Le chef de l’hôtellerie où nous mîmes pied à terre nous dit que c’était le temps ordinaire du pays. Nous consultâmes notre Itinéraire chinois, et nous y lûmes, en effet, les paroles suivantes : « A Tsing-khi-hien, les vents sont terribles ; tous les soirs il y a des tourbillons furieux qui s’élèvent tout à coup, font trembler les maisons et occasionnent un bruit effroyable, comme si tout s’écroulait ; cependant les habitants sont accoutumés à ce phénomène. » Il est probable que ces mouvements atmosphériques sont dus au voisinage du Fey-yué-ling et de ses grandes et nombreuses gorges.

Depuis notre départ de Ta-tsien-lou, nous avions voyagé assez tranquillement et sans trop exciter sur notre passage la curiosité des Chinois ; mais l’agitation commença à se faire aussitôt que nous eûmes gagné les grands centres de population. L’estafette qui nous précédait dans les diverses étapes, pour annoncer notre arrivée, ne manquait pas d’emboucher la trompette et de donner partout l’éveil. Les paysans interrompaient alors les travaux des champs, et couraient se poster sur les rebords des chemins pour nous voir passer. A l’entrée des villes surtout, les curieux débouchaient de tous côtés en si grand nombre que les palanquins ne pouvaient avancer qu’avec la plus grande difficulté. Les soldats de l’escorte cherchaient à écarter la foule en distribuant à droite et à gauche, de grands coups de rotin ; les porteurs vociféraient ; et, pendant que nous avancions ainsi comme au milieu d’une émeute, tous ces petits yeux chinois plongeaient dans nos palanquins avec une avide curiosité. On faisait tout haut des réflexions sur la découpure de notre visage ; la barbe, le nez, les yeux, le costume, rien n’était oublié. Quelques-uns paraissaient satisfaits de notre façon d’être ; plusieurs, au contraire, partaient subitement d’un grand éclat de rire, aussitôt qu’ils avaient saisi tout ce qu’il y avait de drôle et de burlesque dans notre physionomie européenne. Cependant la calotte jaune et la ceinture rouge produisaient un effet magique. Ceux qui les premiers en faisaient la découverte les montraient à leurs voisins avec ébahissement, et les figures prenaient à l’instant un aspect grave et sévère. Les uns disaient que l’empereur nous avait chargés d’une mission extraordinaire, et qu’il nous avait lui-même donné ces décorations impériales ; d’autres prétendaient que nous étions des espions envoyés par l’Europe, qu’on nous avait arrêtés dans le Thibet, et qu’après nous avoir jugés on nous couperait la tête. Tous ces propos, qui se croisaient sur notre passage, étaient parfois assez amusants ; mais, le plus souvent, nous en étions importunés.

A Ya-tcheou, belle ville de second ordre, où nous nous arrêtâmes après avoir quitté Tsing-khi-hien, il y eut à notre sujet une véritable insurrection. L’hôtellerie que nous habitions possédait une vaste et belle cour autour de laquelle étaient disposées les chambres destinées aux voyageurs. Aussitôt que nous fûmes installés dans les appartements qu’on nous y avait préparés, les curieux arrivèrent en foule pour nous voir, et bientôt la cohue fut étourdissante. Comme nous étions beaucoup plus désireux de nous reposer que de nous donner en spectacle, nous essayâmes de mettre tout le monde à la porte. L’un de nous se présenta sur le seuil de la chambre, et adressa à la multitude quelques paroles qui furent accompagnées d’un geste si énergique et si impérieux que le succès fut complet et instantané. La foule fut saisie comme d’une terreur panique et se sauva en courant. Aussitôt que la cour fut complètement évacuée, nous fîmes fermer le grand portail de peur d’une nouvelle invasion. Peu à peu, cependant, le tumulte recommença dans la rue. On entendit d’abord les sourdes agitations de la multitude, et puis les clameurs éclatèrent de toute part. A toute force ces excellents Chinois voulaient voir les Européens. On frappa à coups redoublés au grand portail ; on l’agita si violemment qu’il tomba bientôt à terre, et le torrent populaire se précipita de nouveau avec impétuosité dans la cour. Le cas était grave, et il importait beaucoup que nous eussions le dessus. Nous saisîmes, d’inspiration, un long et gros bambou qui se trouvait, par hasard, à notre portée. Ces pauvres Chinois s’imaginèrent que nous avions dessein de les assommer, et, se culbutant, se précipitant les uns sur les autres, ils se sauvèrent en désordre. Nous courûmes à la chambre de notre mandarin conducteur, qui, ne sachant quel rôle jouer au milieu de toutes ces émeutes, avait pris le parti de se cacher. Aussitôt que nous l’eûmes découvert, sans lui laisser le temps de carier, pas même de réfléchir, nous lui posâmes sur la tête son chapeau d’ordonnance, et, le saisissant par le bras, nous le traînâmes encourant jusqu’au grand portail de l’hôtellerie. Là, nous plaçâmes dans ses mains l’énorme bambou dont nous nous étions armés, et nous lui enjoignîmes de faire sentinelle. Si un seul individu passe, lui dîmes-nous, tu es un homme perdu. Cela se fit avec tant d’aplomb que le pauvre musulman le prit au sérieux et n’osa pas bouger. Dans la rue, le peuple riait aux éclats ; c’est que, en effet, c’était une chose fort burlesque qu’un mandarin militaire montant la garde avec un long bambou à la porte d’une auberge. L’ordre fut parfait jusqu’au moment où nous allâmes nous coucher. La consigne fut alors levée ; notre guerrier déposa ses armes et se rendit dans sa chambre pour se consoler de sa mésaventure en fumant quelques pipes de tabac.

Ceux qui ne connaissent pas parfaitement les Chinois se scandaliseront peut-être et blâmeront avec sévérité notre conduite. Ils nous demanderont de quel droit nous avons fait de ce mandarin un personnage ridicule en l’exposant ainsi à la risée du peuple. Du droit, répondrons-nous, qu’a tout homme de pourvoir à sa sûreté personnelle. Ce premier triomphe, tout bizarre qu’il était, nous donna cependant une grande force morale, et nous en avions absolument besoin pour arriver sains et saufs au bout de notre carrière. Vouloir, en Chine, raisonner et agir comme en Europe, ce serait démence ou puérilité. Du reste, le fait que nous venons de citer est bien peu de chose ; on en trouvera d’une tout autre force dans le cours de notre récit.

Notre sortie de Ya-tcheou fut presque imposante. La manifestation de la veille nous avait fait monter si haut dans l’opinion publique qu’on n’eût pas à remarquer sur notre passage la plus légère inconvenance. Le peuple encombrait les rues ; mais son attitude était bienveillante et presque respectueuse. On s’écartait sans tumulte devant nos palanquins, et chacun ne paraissait préoccupé que de l’étude de notre physionomie, pendant que nous nous efforcions d’avoir la pose la plus majestueuse possible et la plus conforme aux rites.

Nous étions au mois de juin, la plus belle saison pour la province de Sse-tchouen. Le pays que nous parcourions était riche et d’une admirable variété ; nous rencontrions tour à tour des collines, des plaines et des vallons arrosés par des eaux ravissantes de fraîcheur et de limpidité. La campagne était dans toute sa splendeur, les moissons mûrissaient de toute part, les arbres étaient chargés de fleurs ou de fruits qui déjà commençaient à se gonfler de sève. De temps à autre l’air, délicieusement parfumé, nous avertissait que nous traversions de grandes plantations d’orangers et de citronniers.

Dans les champs, et sur tous les sentiers, nous retrouvions cette laborieuse population chinoise, incessamment occupée d’agriculture ou de commerce ; les villages avec leurs pagodes au toit recourbé, les fermes environnées d’épais bouquets de bambous et de bananiers, les hôtelleries et les restaurants échelonnés le long de la route, les nombreux petits marchands qui vendent aux voyageurs des fruits, des fragments de canne à sucre, des pâtisseries à l’huile de coco, des potages, du thé, du vin de riz et une infinité d’autres friandises chinoises, tout cela était pour nous comme des réminiscences de nos anciens voyages au sein du Céleste Empire. Une odeur fortement musquée, et particulière à la Chine et aux Chinois, nous annonçait d’ailleurs, en nous pénétrant de toute part, que nous étions définitivement entrés dans l’empire du Milieu.

Ceux qui ont voyagé dans les pays étrangers ont dû facilement remarquer que tous les peuples ont une odeur qui leur est propre. Ainsi on distingue, sans peine, les nègres, les Malais, les Chinois, les Tartares, les Thibétains, les Indiens et les Arabes. Le pays même, le sol qu’habitent ces divers peuples répand aussi des exhalaisons analogues, et qu’on peut apprécier surtout le matin en parcourant les villes ou la campagne. Moins il y a de temps qu’on habite les pays étrangers, plus il est facile de faire attention à ces différences ; à la longue l’odorat s’y habitue et finit par ne plus les remarquer. Les Chinois trouvent également aux Européens une odeur spéciale, mais moins forte, disent-ils, et moins appréciable que celle des autres peuples avec lesquels ils sont en contact. Un fait bien remarquable, c’est que, en parcourant les diverses provinces de la Chine, jamais nous n’avons été reconnus par personne, excepté par les chiens qui aboyaient sans cesse après nous, et paraissaient s’apercevoir que nous étions étrangers. Nous avions tout l’extérieur d’un véritable Chinois, et l’extrême délicatesse de leur odorat était seule capable de les avertir que nous n’appartenions pas à la grande nation centrale.

Nous rencontrâmes sur notre route un grand nombre de monuments particuliers à la Chine, et qui suffiraient seuls pour distinguer ce pays de tous les autres. Ce sont des arcs de triomphe élevés à la viduité et à la virginité. Si une fille ne veut pas se marier, afin de mieux se dévouer au service de ses parents, ou si une veuve refuse de passer à de secondes noces, par respect pour la mémoire de son mari défunt, elles sont honorées, après leur mort avec pompe et solennité. On forme des souscriptions pour élever des monuments à leur vertu ; tous les parents y contribuent, et souvent même les habitants du village ou du quartier où demeurait l’héroïne veulent y prendre part. Ces arcs de triomphe sont en pierre ou en bois ; ils sont chargés de sculptures, quelquefois assez remarquables, représentant des animaux fabuleux, des fleurs et des oiseaux de toute espèce. Nous y avons souvent admiré des moulures et des ornements de fantaisie que n’eussent pas désavoués les artistes qui sculptèrent jadis nos belles cathédrales. Sur le frontispice il y a ordinairement une grande inscription dédicatoire à la virginité ou à la viduité ; elle est gravée horizontalement et en creux. Sur les deux côtés on lit en petits caractères les vertus de l’héroïne. Ces arcs de triomphe sont d’un bel effet, et sont très-répandus sur les chemins et quelquefois dans les villes. A Ning-po, célèbre port de mer dans la province du Tché-kiang, il y a une longue rue entièrement composée de semblables monuments. Ils sont tous en pierre et d’une riche et majestueuse architecture. La beauté des sculptures a excité l’admiration de tous les Européens qui ont pu les voir ; en 1842, quand les Anglais se furent emparés de cette ville, ils eurent, diton, la pensée d’enlever tous ces arcs de triomphe et de transporter ainsi à Londres une rue chinoise tout entière. L’entreprise était bien digne de l’excentricité britannique ; mais, soit crainte d’irriter la population de Ningpo, soit pour tout autre motif, le projet fut abandonné.

Deux jours de marche parmi ces populeuses contrées nous avaient complètement retrempés dans nos anciennes habitudes chinoises ; tout ce que nous pouvions voir, entendre et sentir était pour nous comme autant de réminiscences. La Chine nous pénétrait par tous les pores, et nous perdions insensiblement toutes nos impressions tartares et thibétaines. Nous arrivâmes à Kioung-tcheou, ville de second ordre, agréablement située, et dont les habitants paraissent vivre dans une grande abondance. Nous n’allâmes pas loger dans une hôtellerie publique, comme les jours précédents, mais dans un petit palais décoré avec richesse et élégance, où nous n’avions affaire qu’à des gens d’une politesse exquise et où régnait partout la stricte observance des rites chinois. A notre arrivée, plusieurs mandarins du lieu étaient venus nous recevoir à la porte, et nous avaient introduits dans un brillant salon où nous trouvâmes une collation servie avec luxe et recherche. Ces hôtels se nomment koung-kouan ou palais communal. Il y en a d’étape en étape, sur toutes les routes de l’empire chinois, et ils sont réservés pour les grands mandarins qui vont y loger quand ils voyagent pour quelque service public. Les voyageurs ordinaires en sont sévèrement exclus. Ils sont confiés à la garde d’une famille chinoise chargée de les maintenir en bon état, et d’y faire les dispositions nécessaires lorsque quelque mandarin doit y passer. Les frais de réception sont à la charge du gouverneur de la ville ; c’est lui qui doit, en outre, désigner quelques domestiques de sa maison pour faire le service. Les koung-kouan de la province du Ssetchouen sont renommés dans tout l’empire pour leur magnificence ; ils furent complétement renouvelés sous l’administration de Ki-chan, qui fut pendant plusieurs années gouverneur de la province, et dont tous les actes portent l’empreinte de son caractère plein de noblesse et de grandeur.

Nous fûmes d’abord un peu étonnés de nous trouver logés dans cette demeure seigneuriale, où on nous servit un splendide festin, et où nous ne rencontrions que des domestiques revêtus de magnifiques habits de soie. Nous causâmes beaucoup avec les mandarins de la ville, qui avaient eu la courtoisie de venir nous visiter. Le résultat de toutes ces conversations fut pour nous la conviction bien nette et bien précise que, depuis notre départ de Ta-tsien-lou, on devait nous faire loger tous les jours dans les koung-kouan ou palais communaux, et nous traiter en tout comme des mandarins de premier degré. En réglant ainsi les choses, Ki-chan avait probablement suivi d’abord l’impulsion de son caractère généreux, et puis, sans doute, par un orgueil patriotique bien légitime, il avait voulu donner à des étrangers une haute idée de la grandeur de son pays ; il avait voulu que nous pussions dire partout qu’en Chine on reçoit une belle et brillante hospitalité ; mais Ki-chan avait compté sans notre petit musulman. Celui-ci, qui ne se croyait probablement pas tenu à faire briller aux yeux de deux étrangers l’éclat de l’empire et de la dynastie mantchoue, spécula sordidement sur le programme de notre itinéraire. Il s’entendit avec l’estafette qui nous précédait d’un jour partout où nous devions nous arrêter, et fit déclarer à tous les mandarins des villes par où nous passions qu’absolument nous ne voulions pas aller loger dans les koung-kouan, que cette bizarrerie tenait au caractère des gens de notre nation, et qu’il était impossible de nous plier en cela aux usages de l’empire du Milieu. On n’avait donc qu’à lui remettre les allocations fixées pour notre réception au koung-kouan, et il se chargerait lui-même de nous entretenir d’une manière conforme à nos goûts et à nos désirs. Les mandarins et les gardiens des palais communaux adoptaient, de leur côté, avec empressement une mesure qui les mettait à l’abri de tout souci et de tout embarras ; or, il paraît que nos goûts et nos désirs n’aspiraient qu’à aller nous caser dans une pauvre hôtellerie pour y vivre d’un peu de riz cuit à l’eau avec accompagnement d’herbes salées et de quelques tranches de lard ; de plus, comme nous entrions dans les pays chauds, le vin eût été trop échauffant et nuisible à des estomacs venus des mers occidentales ; du thé bien clair et bien léger était ce qui nous convenait le mieux. De cette façon, notre rusé musulman trouva moyen de dépenser tout au plus un dixième de la somme qu’il recevait, et de faire rentrer le restant dans son escarcelle. Cette découverte fut pour nous de la plus haute importance, car elle nous fit connaître l’étendue de nos droits et la valeur de l’individu à qui nous étions confiés.

Au moment où nous allâmes nous coucher, nous remarquâmes que les gardiens du koung-kouan rôdaient autour de nous d’une façon toute mystérieuse. Ils nous adressaient furtivement quelques paroles insignifiantes, mais qui nous faisaient assez comprendre qu’ils désiraient se mettre en rapport avec nous. Enfin, l’un d’eux, après avoir bien regardé de tous côtés pour voir s’il n’était pas aperçu, entra dans notre chambre, ferma la porte sur lui, puis fit le signe de la croix et se mit à genoux en nous demandant notre bénédiction… C’était un chrétien ! Il en arriva bientôt un second, puis un troisième ; toute la famille enfin, préposée à la garde du koung-kouan, se réunit autour de nous. Cette famille tout entière était chrétienne ; pendant la journée, elle n’avait osé nous faire aucune manifestation en présence des mandarins, de peur de compromettre sa position… Il est impossible qu’on se fasse une idée des émotions que cette rencontre nous fit éprouver ; elles furent si vives et si profondes que celui qui écrit ceci ne peut encore, six ans après, en rappeler le souvenir sans sentir battre son cœur et ses yeux se mouiller de larmes. Ces hommes qui nous entouraient nous étaient inconnus, et cependant nous étions les uns pour les autres des frères et des amis. Leurs sentiments et leurs pensées sympathisaient avec nos pensées et nos sentiments. Nous pouvions nous parler à cœur ouvert, car nous étions étroitement unis par les liens de la foi, de l’espérance et de la charité. Ce bonheur ineffable d’avoir partout des frères n’est que pour les catholiques. Eux seuls peuvent parcourir la terre du nord au sud et du couchant à l’aurore avec l’assurance de rencontrer partout quelque membre de la grande famille. On parle beaucoup de fraternité universelle ; mais, si on l’aime du fond du cœur et non pas seulement du bout des lèvres, qu’on s’intéresse donc efficacement à la belle œuvre de la propagation de la foi,

Le lendemain, avant notre départ, nous reçûmes nombre de visiteurs, appartenant tous à la haute société de Kioung-tcheou. Pendant que nous vivions dans nos missions, nous n’avions été, le plus souvent, en contact qu’avec les classes inférieures ; dans les campagnes avec les paysans, et dans les villes avec les artisans ; car, en Chine comme partout, c’est chez le peuple que le christianisme jette ses premières racines. Nous fûmes heureux de trouver cette occasion de pouvoir faire connaissance avec l’aristocratie de cette curieuse nation. Les Chinois bien élevés sont réellement aimables, et leur société n’est pas dépourvue de charmes. Leur politesse n’est pas fatigante et ennuyeuse comme on pourrait se l’imaginer ; elle a quelque chose d’exquis, de naturel même, et elle ne tombe dans l’afféterie que chez ceux qui ont la prétention de faire les élégants, sans avoir les usages du grand monde. La conversation des Chinois est quelquefois très-spirituelle ; les compliments outrés et les paroles louangeuses qu’on s’adresse mutuellement à tout propos agacent et fatiguent un peu tout d’abord, quand on n’y est pas habitué ; mais il y a dans tout cela tant de bonne grâce qu’on s’y fait aisément. Parmi ces visiteurs, il y avait surtout un groupe de jeunes gens qui nous émerveilla. Leur maintien était modeste sans contrainte. C’était un mélange de timidité et d’assurance qui s’harmonisait à ravir avec leur jeune âge. Ils parlaient peu, et seulement quand on les interrogeait. Pendant que les anciens avaient la parole, ils se contentaient de prendre part à la conversation par l’animation de leurs figures et de gracieux mouvements de tête. Les éventails maniés avec élégance et dextérité venaient encore ajouter aux agréments de cette société choisie. Nous fîmes de notre mieux pour prouver à cette élégante aristocratie que l’urbanité française n’est pas au-dessous de la cérémonieuse politesse des Chinois.

Quand nous nous mîmes en route, nous remarquâmes que notre escorte était beaucoup plus considérable qu’à l’ordinaire. Nos palanquins avançaient entre une haie de lanciers à cheval que le gouverneur de Kioung-tcheou nous avait donnés pour nous protéger contre les bandits dont le pays était infesté. Ces bandits étaient des contrebandiers d’opium. On nous dit que, depuis quelques années, ils allaient par grandes troupes chercher dans la province de Yun-nan et jusque chez les Birmans l’opium qu’on leur envoyait de l’Inde par terre. Ils revenaient ensuite ouvertement avec leur contrebande, mais armés de pied en cap, afin de pouvoir résister aux mandarins qui tenteraient de s’opposer à leur passage. On citait plus d’un combat meurtrier où l’on s’était battu avec acharnement, d’un côté pour conserver la contrebande, et de l’autre pour la piller ; car les soldats chinois n’ont de courage contre les voleurs et les contrebandiers que dans l’espoir de se saisir eux-mêmes de la proie. Lorsque ces bandes armées de porteurs d’opium rencontrent sur leur route des mandarins ou quelque riche voyageur, ils ne se font pas faute de les attaquer et de les dépouiller.

Tout le monde connaît la malheureuse passion des Chinois pour l’opium, et la guerre que cette fatale drogue occasionna, en 1840, entre la Chine et l’Angleterre. Son importation dans le Céleste Empire ne date pas de longtemps ; mais il n’est pas au monde de commerce dont les progrès aient été si rapides. Deux agents de la compagnie des Indes furent les premiers qui eurent, vers le commencement du dix-huitième siècle, la déplorable pensée de faire passer en Chine l’opium du Bengale. C’est au colonel Watson et au vice-résident Wheeler que les Chinois sont redevables de ce nouveau système d’empoisonnement. L’histoire a conservé le nom de Parmentier, pourquoi ne garderait-elle pas aussi celui de ces deux hommes ? Ceux qui font du bien ou du mal à leur semblable méritent qu’on se souvienne d’eux ; car l’humanité doit glorifier les uns et flétrir les autres.

Aujourd’hui la Chine achète annuellement aux Anglais pour cent cinquante millions d’opium. Ce trafic se fait par contrebande, sur les côtes de l’empire, surtout dans le voisinage des cinq ports qui ont été ouverts aux Européens. De grands et beaux navires armés en guerre servent d’entrepôts aux marchands anglais, qui demeurent toujours à poste fixe pour livrer leur marchandise aux Chinois. Ce commerce illicite est également protégé et par le gouvernement anglais et par les mandarins du Céleste Empire. La loi qui défend, sous peine de mort, de fumer l’opium n’a pas été rapportée ; cependant elle est tellement tombée en désuétude, que chacun peut fumer en liberté, sans avoir à redouter la répression des tribunaux. Dans toutes les villes, on étale et vend publiquement les pipes, les lampes et tous les instruments nécessaires aux fumeurs. Les mandarins sont eux-mêmes les premiers à violer la loi et à donner le mauvais exemple au peuple. Pendant notre long voyage en Chine, nous n’avons pas rencontré un seul tribunal où on ne fumât l’opium ouvertement et impunément.

L’opium ne se fume pas de la même manière que le tabac. La pipe est composée d’un tube ayant à peu près la longueur et la grosseur d’une flûte ordinaire. Un peu avant l’extrémité de ce tube, on adapte une boule en terre cuite, ou d’une autre matière plus ou moins précieuse, et qu’on perce d’un petit trou qui communique avec l’intérieur du tube. L’opium est une pâte noirâtre et visqueuse qu’on est obligé de préparer de la manière suivante avant de fumer. On prend avec l’extrémité d’une longue aiguille une portion d’opium de la grosseur d’un pois, on le chauffe ensuite à une petite lampe jusqu’à ce qu’il se gonfle et soit parvenu à la cuisson et à la consistance voulues. Alors on dispose cet opium ainsi préparé au-dessus du trou de la boule, de manière à lui donner la forme d’un petit cône qu’on a le soin de percer avec l’aiguille, pour qu’il y ait communication avec la cavité du tube. On approche alors cet opium de la flamme de la lampe. Après trois ou quatre aspirations, le petit cône est entièrement brûlé, et toute la fumée est passée dans la bouche du fumeur, qui la rejette insensiblement par les narines. On recommence ensuite la même opération, ce qui rend cette manière de fumer extrêmement longue et minutieuse. Les Chinois préparent et fument l’opium toujours couchés, tantôt sur un côté et tantôt sur un autre ; ils prétendent que cette position est la plus favorable. Les fumeurs de distinction ne se donnent pas la peine de façonner eux-mêmes l’opium ; ils ont quelqu’un chargé de ces menus détails, et qui leur sert la pipe toute préparée.

A Canton, à Macao et dans les divers ports de la Chine ouverts au commerce européen, nous avons entendu bien des personnes essayer de justifier le commerce de l’opium, parce que, disaient-elles, il n’avait pas essentiellement les mauvais effets qu’on lui attribuait, et qu’il en était comme des liqueurs fermentées ou d’une foule d’autres substances, dont l’abus seul était nuisible. Un usage modéré ne pouvait être, au contraire, que d’un excellent résultat sur le tempérament faible et lymphatique des Chinois… Ceux qui parlent ainsi sont, en général, des marchands d’opium, et l’on comprend assez qu’ils cherchent, par tous les arguments possibles, à calmer les inquiétudes de leur conscience, qui leur crie peut-être souvent : Ce que tu fais est une mauvaise action ! Mais le mercantilisme et la soif de l’or aveuglent complètement ces hommes, doués, d’ailleurs, d’une grande générosité, et dont les coffres-forts sont toujours ouverts quand il y a des malheureux à soulager et de bonnes œuvres à soutenir. Ces riches spéculateurs, vivant perpétuellement au milieu du luxe et des fêtes, ne pensent pas même aux affreux désastres qu’ils préparent et consomment par leur détestable trafic. Quand du belvédère de leurs maisons, qui s’élèvent sur les bords de la mer, somptueuses et splendides comme des palais, ils voient revenir de l’Inde leurs beaux navires glissant majestueusement sur les flots et entrant, voiles déployées, dans le port, ils ne réfléchissent pas sans doute que ces cargaisons renfermées dans leurs superbes clippers vont être la ruine et la désolation d’un grand nombre de familles… A part quelques rares fumeurs qui, grâce à une organisation tout exceptionnelle, peuvent se contenir dans les bornes d’une prudente modération, tous les autres vont rapidement à la mort, après avoir passé successivement par la paresse, la débauche, la misère, la ruine de leurs forces physiques et la dépravation complète de leurs facultés intellectuelles et morales. Rien ne peut distraire de sa passion un fumeur déjà avancé dans sa mauvaise habitude. Incapable de la plus petite affaire, insensible à tous les événements, la misère la plus hideuse et l’aspect d’une famille plongée dans le désespoir ne sauraient le toucher. C’est une atonie dégoûtante, une prostration absolue de toutes les facultés et de toutes les énergies.

Depuis plusieurs années quelques provinces méridionales s’occupent, avec beaucoup d’activité, de la culture du pavot et de la fabrication de l’opium. Les marchands anglais confessent que les produits chinois sont d’excellente qualité, quoique, cependant, encore inférieurs à ceux qui viennent du Bengale ; mais l’opium anglais subit tant de falsifications avant d’arriver dans la pipe du fumeur, qu’il ne vaut plus, en réalité, celui que préparent les Chinois. Ce dernier, quoique livré au commerce dans toute sa pureté, se donne à bas prix et n’est consommé que par les fumeurs de bas étage. Celui des Anglais, malgré sa falsification, est très-cher et réservé aux fumeurs de distinction. Cette bizarrerie provient de l’amour-propre et de la vanité des riches chinois, qui croiraient déroger en fumant un opium fabriqué chez eux et incapable de les ruiner ; celui qui vient de fort loin doit évidemment avoir la préférence…… Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia ! »

Pourtant on peut prévoir qu’un tel état de choses ne durera pas. Il est probable que les Chinois cultiveront le pavot sur une très-grande échelle, et pourront fabriquer chez eux tout l’opium nécessaire à leur consommation. Les Anglais, incapables d’obtenir les mêmes produits à aussi bon marché que les Chinois, ne pourront soutenir la concurrence, surtout lorsque l’engouement pour les produits lointains sera passé de mode. Ce jour-là les Indes britanniques recevront un coup terrible, qui se fera ressentir jusqu’à la métropole ; et alors peut-être les Chinois se montreront moins passionnés pour cette funeste drogue. Qui sait ? lorsque les Chinois pourront se procurer l’opium facilement et à bas prix, il ne serait pas surprenant de les voir abandonner peu à peu cette meurtrière et dégradante habitude. On prétend que le peuple de Londres et des autres villes manufacturières de l’Angleterre, s’est adonné, lui aussi, depuis quelques années, à l’usage de l’opium pris en liquide et en mastication. Cette nouveauté est encore peu remarquée, quoiqu’elle fasse, dit-on, des progrès alarmants. Ce serait une chose à la fois curieuse et instructive, si un jour les Anglais étaient obligés d’aller acheter l’opium dans les ports de la Chine. En voyant leurs navires rapporter du Céleste Empire cette substance vénéneuse, pour empoisonner l’Angleterre, il serait permis de s’écrier : Laissez passer la justice de Dieu !

Depuis notre départ du palais communal de Kioung-tcheou, nous parcourûmes une magnifique plaine, où nous admirâmes les populations chinoises déployant toutes les ressources de leur activité agricole et commerciale ; à mesure que nous avancions, les routes devenaient plus larges, les villages plus nombreux et les maisons mieux bâties et plus élégantes. Les camisoles courtes disparaissaient peu à peu, pour faire place aux longs habits de parade ; et les physionomies des voyageurs que nous rencontrions portaient l’empreinte d’une civilisation plus avancée. Parmi les paysans chaussés de sandales et coiffés d’un large chapeau de paille, on voyait un grand nombre de citadins à la démarche nonchalante et prétentieuse, jouant sans cesse de l’éventail, et protégeant leur teint blême et farineux contre les ardeurs du soleil, au moyen d’un petit parasol en papier vernissé ; tout nous annonçait que nous n’étions pas très-éloignés de Tching-tou-fou, capitale de la petite province du Sse-tchouen.

Avant d’entrer dans la ville, notre conducteur nous invita à nous reposer dans une bonzerie que nous rencontrâmes sur notre chemin. En attendant, il irait, lui-même, selon le cérémonial chinois, se présenter au vice-roi, le prévenir de notre arrivée et lui demander ses ordres à notre sujet. Le supérieur de ce monastère de bonzes vint nous recevoir avec force révérences, et nous introduisit dans un vaste salon, où on nous servit du thé, des fruits secs et des pâtisseries de toute couleur, frites à l’huile de sésame, que les Chinois nomment hiang-you, c’est-à-dire huile odoriférante. Plusieurs religieux du monastère se joignirent à leur supérieur pour nous faire compagnie et donner plus d’entrain à la conversation. Nous ne trouvâmes pas chez ces bonzes le laisser aller, la franchise et le cachet de conviction religieuse que nous avions remarqués chez les lamas du Thibet et de la Tartarie. Leurs manières étaient, il faut en convenir, pleines de courtoisie, leurs longues robes couleur cendrée étaient irréprochables ; mais il nous fut impossible de découvrir un peu de foi et de dévotion dans leur physionomie sceptique et rusée.

Cette bonzerie est une des plus riches et des mieux entretenues que nous ayons rencontrées en Chine. Après avoir pris une tasse de thé, nous fûmes invités par le supérieur à en faire la visite. La solidité des constructions et la richesse des ornements fixèrent notre attention ; mais nous admirâmes surtout le parc, les bosquets et les jardins dont le monastère est entouré. On ne peut rien imaginer de plus frais et de plus gracieux. Nous nous arrêtâmes quelques instants avec plaisir sur les bords d’un grand vivier, où l’on voyait de nombreuses troupes de tortues jouer et s’agiter parmi les larges feuilles de nénuphar qui flottaient à la surface des eaux. Un autre étang, plus petit que le premier, était rempli de poissons rouges et noirs ; un jeune bonze, dont les longues et larges oreilles s’épanouissaient niaisement aux deux côtés de sa tête fraîchement rasée, s’amusait à leur jeter des boulettes de pâte de riz. Les poissons se rassemblaient pleins d’avidité et d’impatience, soulevaient leur tête au-dessus de l’eau et entr’ouvraient continuellement leur bouche, comme pour caresser l’air de leurs baisers.

Après cette charmante promenade, nous rentrâmes au salon de la bonzerie. Nous y trouvâmes plusieurs visiteurs, parmi lesquels un jeune homme aux manières alertes et dégagées, et doué d’une prodigieuse volubilité de langue ; à peine eut-il prononcé quelques paroles, que nous comprîmes qu’il était chrétien. — Tu es, sans doute, lui dîmes-nous, de la religion du Seigneur du ciel ? — Pour toute réponse, il se jeta fièrement à genoux, fit un grand signe de croix et nous demanda notre bénédiction. Un pareil acte, en présence des bonzes et d’une foule de curieux, témoignait d’une foi vive et d’un grand courage ; ce jeune homme, en effet, avait une âme fortement trempée. Il se mit à nous parler, sans se gêner le moins du monde, des nombreux chrétiens de la capitale, des quartiers de la ville où il y en avait le plus, et du bonheur qu’ils auraient à nous voir ; puis il attaqua à brûle-pourpoint le paganisme et les païens, fit l’apologie du christianisme, de sa doctrine et de ses pratiques, interpella les bonzes, railla les idoles et les superstitions, et apprécia enfin la valeur théologique des livres de Confucius, de Lao-tze et de Bouddha. C’était un flux de paroles qui ne tarissait pas ; les bonzes étaient déconcertés de ses attaques à bout portant, les curieux riaient de plaisir, et nous, au milieu de cette scène imprévue, nous ne pouvions nous empêcher d’être tout glorieux de voir un chrétien chinois afficher et défendre en public ses croyances. C’était une rareté.

Pendant le long monologue de notre chrétien, il fut question, à plusieurs reprises, comme d’une ambassade française arrivée à Canton et d’un certain grand personnage nommé Lo-ko-nie[10], qui avait arrangé les affaires de la religion chrétienne en Chine, de concert avec le commissaire impérial Ky-yn. Les chrétiens ne devaient plus être persécutés ; l’empereur approuvait leur doctrine, et les prenait sous sa protection, etc. Nous ne comprîmes pas grand’chose à tout cela ; toutes ces idées, qui nous étaient jetées éparses et par fragments, nous cherchions bien à les rajuster dans notre esprit ; mais, comme nous n’avions eu auparavant aucune donnée, il nous était impossible de nous débrouiller au milieu de toutes ces énigmes. Nous allions demander quelques explications un peu nettes et précises à notre orateur, lorsque quatre mandarins, arrivés de la capitale, nous invitèrent à entrer dans nos palanquins pour continuer notre route.

Les porteurs nous conduisirent en course et tout d’une haleine jusque sous les murs de la ville, où nous trouvâmes des soldats pour nous escorter. La précaution n’était pas inutile ; sans ce secours, il nous eût été impossible de circuler dans les rues, tant était compacte et pressée la foule qui se portait sur notre passage. Il nous sembla que le cœur nous battait dans la poitrine plus vite que d’habitude ; car nous savions qu’on allait nous faire subir un jugement par ordre de l’empereur. Nous enverrait-on à Péking, à Canton, ou bien dans l’autre monde ? Il n’y avait certainement pas dans tout cela de quoi avoir peur ; mais il était bien permis, au milieu de cette incertitude, d’éprouver un peu d’émotion. Enfin nous arrivâmes devant un grand tribunal ; les deux énormes battants du portail sur lesquels étaient peintes deux monstrueuses divinités armées de grands sabres, s’ouvrirent solennellement, et nous entrâmes, sans savoir de quelle manière nous sortirions. De Ta-tsien-lou, ville frontière, jusqu’à Tching-tou-fou[11], capitale du Sse-tchouen, nous avions eu pour douze jours de marche, et nous avions parcouru à peu près mille lis, qui équivalent à cent lieues.

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  1. Ambassadeur chinois à Lha-ssa. (Voir nos Souvenirs d’un voyage, t. II, p. 289.)
  2. Nos craintes n’étaient nullement chimériques. A notre arrivée à Macao, nous apprîmes qu’un lazariste français, M. Carayon, avait été reconnu et arrêté dans une de nos missions du nord. D’après les décrets obtenus par M. Lagrénée, on ne pouvait plus juger et mettre à mort les missionnaires, comme cela se pratiquait auparavant ; on devait les reconduire honorablement jusqu’à Macao. M. Carayon fut donc reconduit, mais enchaîné avec des malfaiteurs, et si maltraité le long de la route, si accablé d’outrages et d’avanies qu’il en est mort peu de temps après. Un autre missionnaire italien, reconduit de la même manière, se vit refuser, pendant la route, la nourriture nécessaire, et mourut d’inanition le jour même de son arrivée à Canton. Il serait trop long de citer tous les missionnaires qui, tout récemment, ont été victimes de la malice des Chinois. En 1851, M. Vacher, des Missions étrangères, fut arrêté dans la province de Yun-nan et jeté en prison, où, peu de temps après, on l’étouffa.
  3. Première ville de la frontière chinoise qu’on rencontre en venant du Thibet. (Voir nos Souvenirs d’un voyage, t. II, p. 517.)
  4. Voir nos Souvenirs d’un voyage, t. II, p. 512 et 513.
  5. Le li chinois est un dixième de notre lieue.
  6. Chef de l’escorte thibétaine qui nous avait accompagnés depuis Lha-ssa jusqu’aux frontières de Chine. (Voir nos Souvenirs d’un voyage, t. II, p. 403.)
  7. Voir ce qui est dit de cet Itinéraire chinois dans les Souvenirs d’un voyage, t. II, p. 404.
  8. Fabrication et préparation du thé en brique. (Voir Souvenirs d’un voyage, t. 1, p. 46.)
  9. Voir une notice sur les écharpes de félicité dans les Souvenirs d’un voyage, t. II, p. 88.
  10. Nom chinoisé de M. Lagrenée. L’ambassade française en Chine avait eu lieu pendant nos courses dans la Tartarie et le Thibet, et c’était pour la première fois que nous en entendions vaguement parler.
  11. Fou désigne, en Chine, une ville de premier ordre ; tcheou, de second ; hien, de troisième. Les fou, les tcheou et les bien sont toujours enfermées dans une enceinte de remparts.